Le groupe KNDS et l’Italien Leonardo ont annoncé la signature d’un partenariat stratégique marquant l’entrée de Rome dans le programme MGCS, et la future acquisition de Leopard 2A8 par l’Italie. Mais, alors que la France avait laissé entendre, il y a quelques mois, qu’elle était prête au bras de fer avec Berlin pour intégrer l’Italie à ce difficile programme, c’est Berlin, et non Paris, qui est présenté comme le partenaire clé de Rome dans cette concrétisation.
Sommaire
Quand la France voulait imposer l’Italie dans le programme MGCS
À ce moment-là, il s’agissait, pour la France, de rééquilibrer les rapports de force industriels au sein de ce programme en état de stase depuis 3 ans, déstabilisé qu’il avait été par l’arrivée de Rheinmetall en 2019, et l’attitude ambiguë de l’industriel allemand depuis cela. En outre, l’Allemagne était alors présentée, par ces mêmes sources, comme la force d’opposition à cette possibilité, précisément afin que l’industrie outre-Rhin puisse en conserver le contrôle national.
Bien que crédible, cette hypothèse n’était cependant que peu étayée par des faits, et notamment l’absence de prises de positions publiques à ce sujet, de la part des autorités françaises, ni du ministre des Armées, Sébastien Lecornu. Quelques jours plus tard, début septembre, la crédibilité de cette information était écornée, alors que l’Allemagne, l’Espagne, la Suède et surtout l’Italie, annonçaient s’engager conjointement dans un programme européen d’étude concernant, justement, l’avenir du char de combat.
D’autre part, Rome avait rendu publique, dès le mois de juillet, son intention d’acquérir 125 Leopard 2A8 pour remplacer une partie de ses chars de combat C1 Ariete, et ainsi moderniser sa cavalerie blindée. Cette annonce avait, alors, laissé spéculer que l’Italie entendait user de cette commande tel un sésame pour rejoindre le programme MGCS.
À ce sujet, fin septembre, Sébastien Lecornu, et son homologue allemand Boris Pistoruis, indiquaient conjointement reprendre la main sur ce programme, pour le sortir de l’impasse dans laquelle il se trouvait. En revanche, de l’Italie, il ne fut pas question. Paris avait-il échoué dans son bras de fer avec Berlin ?
Rome et Leonardo signent un partenariat stratégique avec Berlin et KNDS pour 125 Leopard 2A8 et rejoindre le programme MGCS
On connait désormais le fin mot de cette histoire, alors que KNDS et Leonardo viennent d’annoncer la signature d’un partenariat stratégique ouvrant la voie à l’acquisition des 125 Leopard 2A8 italiens, accompagnée d’une importante composante industrielle, mais également, et surtout, permettant à l’Italie, et son industriel majeur, de rejoindre le programme MGCS comme membre de plein droit.
Le communiqué de presse publié par KNDS ne donne que peu de détail au sujet de la participation de l’Italie et de Leonardo au programme MGCS, comme à celui de son financement. Comme évoqué dans un précédent article, il ne fait guère de doute que ce bouleversement permettra de réorganiser le partage industriel d’une manière plus efficace, et ainsi de contenir les ambitions à peine dissimulées de Rheinmetall concernant son KF51 Panther, comme alternative au MGCS lui-même.
On peut penser, dans ces conditions, que cette évolution sera au bénéfice mutuel de l’Allemagne, de la France et, bien évidemment, de l’Italie. C’est aussi le cas pour KNDS qui, en tant que partenaire clé de Leonardo, se positionne de manière centrale et incontournable face à Rheinmetall, comme le pivot de ce programme.
Une communication mal conduite par le ministère des Armées
En revanche, cette annonce peut apparaitre comme une humiliation pour Paris, après les déclarations du mois d’aout. À ce sujet, il existe deux hypothèses pour expliquer la cacophonie alors créée. D’abord, il est possible qu’effectivement, la France ait dû faire preuve de fermeté auprès de Berlin, afin de faciliter l’arrivée de Rome dans le programme. Toutefois, l’acquisition de Leopard 2 par l’Italie, aura donné, à court terme et en matière de communication, la prévalence à Berlin pour ce qui concerne le parrainage de ce dossier.
Ensuite, on ne peut exclure que l’information initiale était erronée, et que jamais la France n’a eu besoin d’entrer dans un quelconque rapport de force avec Berlin au sujet de l’arrivée de l’Italie dans le programme. Dans un cas comme dans l’autre, l’absence de démentis de la part du ministère des Armées, voire de KNDS, face aux affirmations faites, est probablement à l’origine de sentiment ambigu qui résulte de ces annonces successives aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit, au-delà de cet aspect quelque peu déplaisant, l’arrivée de Leonardo et de Rome dans le programme MGCS, représente très certainement une bonne nouvelle, et augmente sensiblement les chances de le voir aller à son terme, notamment en diluant le rôle et le poids de Rheinmetall.
Notons aussi qu’en quelques mois, c’est la seconde fois que l’Italie rejoint un programme européen pour le redynamiser, après l’annonce de l’arrivée de l’Italie et de ce même Leonardo, dans le programme de missiles FMC/FMaN franco-britannique.
À croire qu’en matière d’industrie de défense et de programmes en partenariat, les ménages à trois s’avèrent plus robustes que les couples. À méditer…
Article du 13 décembre en version intégrale jusqu’au 13 janvier 2024
Fabrice Wolf
Ancien pilote de l’aéronautique navale française, Fabrice est l’éditeur et le principal auteur du site Meta-defense.fr. Ses domaines de prédilection sont l’aéronautique militaire, l’économie de défense, la guerre aéronavale et sous-marine, et les Akita inu.
Depuis la création du concept de développement durable dans le rapport Bruntland (ONU-1987) et son officialisation au cours du Sommet de la Terre à Rio en 1992, la réduction des impacts de l’activité humaine sur l’environnement est progressivement devenue une préoccupation majeure. Pour répondre aux attentes croissantes de la population, de nombreux États se fixent des objectifs de réduction de leurs effets sur l’environnement. Pour les atteindre, des évolutions technologiques sont souvent présentées comme indispensables, ce qui entraîne l’émergence de nouvelles filières technologiques. Ces dernières font l’objet d’une forte compétition entre États pour en devenir les leaders. La maîtrise d’une technologie peut, en effet, constituer un levier déterminant en vue d’exercer une certaine domination sur les autres acteurs. Ainsi, derrière les ambitions purement écologiques se cachent des jeux de pouvoir et des enjeux géostratégiques liés aux technologies choisies pour limiter les impacts de l’Homme sur l’environnement.
La mise en place d’une loi sur l’interdiction des voitures thermiques dans l’union européenne d’ici 2035 est une illustration concrète et récente de ce phénomène.Le 28 mars 2023, le conseil de l’Union Européenne a adopté un texte de loi qui interdit la vente de voitures neuves émettrices de CO2 en Europe (véhicules essence, diesel et hybride) à partir de 2035, au profit du tout électrique. Cette décision fait suite à des rebondissements de dernière minute liés au blocage du texte par l’Allemagne qui souhaitait ouvrir une voie aux carburants synthétiques (e-fuel) pour prolonger l’usage des moteurs thermiques dans certains cas spécifiques (véhicules de luxe notamment). Ce projet de loi, qui va profondément modifier le futur parc automobile européen, a fait l’objet de rapports de force entre différentes parties prenantes en vue d’influencer la décision.
Les différents acteurs du rapport de force
L’Europe, à travers ses constructeurs automobiles, est devenue un leader de l’industrie automobile mondiale par le biais de son expertise dans les véhicules à moteurs thermiques. L’industrie automobile y occupe une place importante dans l’économie et représente environ 12,5 millions d’emplois sur le continent, dont environ 400 000 emplois directs rien qu’en France. Compte tenu du durcissement des normes environnementales et suite au scandale du « Dieselgate »[i] (scandale de trucage des émissions de CO2 de voitures diesel), les constructeurs européens ont été contraints de développer des technologies alternatives telles que l’hydrogène ou l’électrique. Étant donné que le véhicule électrique s’est imposé comme l’alternative principale aux véhicules thermiques, les industriels européens ont investi massivement (mais assez tardivement) afin d’essayer de rattraper leur retard sur les concurrents étrangers (Chine & Etats-Unis). La problématique des ressources naturelles et des coûts supplémentaires associés à la technologie électrique mènent vers une perte de leadership progressif de l’Europe dans le paysage automobile mondial au profit de la Chine et des Etats-Unis.
L’Union européenne, en tant qu’institution disposant des pouvoirs législatifs et exécutifs à l’échelle des 27 Etats membres du continent européen, est à l’origine de cette nouvelle loi. En 2019, la commission européenne propose son « Pacte vert pour l’Europe »[ii] qui vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre et faire de l’Europe le premier continent à atteindre la « neutralité climatique » d’ici 2050. Ce dernier s’inscrit dans la lignée des engagements pris par de nombreux pays, lors de l’Accord de Paris[iii] (COP21 en 2015), en matière de limitation du réchauffement climatique. Ce « Pacte vert » fait office de fil conducteur pour l’ensemble des réglementations européennes qui sont adoptées. La législation sur la fin des véhicules thermiques est une illustration concrète de la politique qui est menée.
Les partis politiques et les associations écologistes occupent une place importante dans le paysage médiatique européen. À travers leur influence importante, elles participent au façonnement de l’opinion publique dans l’objectif de faire avancer leurs causes. L’immense majorité de ces acteurs sont ouvertement favorables à l’interdiction des véhicules thermiques au profit des véhicules électriques.
La Chine est un acteur incontournable en ce qui concerne les véhicules électriques. Alors que cette dernière n’a jamais réussi à s’imposer dans l’industrie automobile mondiale au travers des voitures thermiques, le leadership revenant aux Européens, elle est en passe d’y arriver au travers de la technologie électrique. Le pays a en effet réussi à construire sa propre industrie automobile et devenir le pays leader de cette technologie en une dizaine d’années à peine. Cette réussite spectaculaire n’est pas l’objet d’un hasard mais d’une volonté affichée de la Chine. À partir de 2011, le gouvernement a lancé le développement rapide de la filière au travers de son 12ème plan quinquennal (2011-2015) avec des objectifs ambitieux pour faire évoluer le parc automobile national vers la technologie électrique. Aujourd’hui, la Chine maîtrise l’ensemble de la chaîne de valeur concernant les voitures électriques : depuis les ressources naturelles (lithium et terres rares) jusqu’à la fabrication des véhicules en passant par la confection des batteries.
Les enjeux autour de l’interdiction des véhicules thermiques en Europe
La loi votée au sein de l’Union Européenne porte sur les voitures et véhicules utilitaires légers. Désormais, à compter de l’année 2035, tous les véhicules neufs vendus sur le territoire européens ne devront pas émettre de CO2 lors de leur utilisation. Cela entraîne de facto l’interdiction de ventes de tous les véhicules neufs fonctionnant à l’essence, au diesel mais également les véhicules hybrides. La voie est donc ouverte aux véhicules électriques, qui restent, jusqu’à présent, la seule technologie alternative satisfaisant aux critères de la nouvelle réglementation.
Cette mutation technologique à venir présente des enjeux très importants pour l’Union Européenne. Tout d’abord, du point de vue de la maîtrise des chaînes de valeur et de la souveraineté, les véhicules électriques entraîneront un changement de paradigme profond. Les européens, avec leur position de leaders technologiques sur les moteurs thermiques, étaient devenus la principale puissance automobile du monde. Avec le passage aux véhicules électriques, il y a fort à parier que cette position préférentielle va basculer au profit de la Chine qui est devenue le leader mondial du secteur. En se concentrant sur l’électrique, la Chine a contourné la « barrière à l’entrée » qui existait pour les moteurs à combustion interne et profité de la bascule technologique pour devenir rapidement un acteur majeur de l’automobile. En interdisant les véhicules thermiques, l’Europe risque de devenir fortement dépendante de la Chine car elle domine l’ensemble de la chaîne de valeur des voitures électrique.
Le passage au « tout électrique » nécessitera une transformation et un développement important des infrastructures énergétiques. Il faudra des outils de production électrique « bas-carbone » et des réseaux de distribution qui soient en mesure de répondre aux fortes augmentations de consommations électriques. Il y a un risque d’incohérence de la politique européenne dans certains pays dans lesquels le mix énergétique est fortement représenté par les énergies fossiles (Pologne, Allemagne). Les véhicules électriques, considérés comme vertueux car n’émettant aucun CO2, se retrouveraient alimentés par de l’électricité produite à partir d’énergies fossiles… Il y aurait ainsi un double discours qui pourrait nuire significativement à l’image de l’Union Européenne.
Par ailleurs, la nouvelle législation adoptée est une source potentielle de crise sociale sur le continent européen. Les véhicules électriques nécessitent moins de ressources humaines pour leur fabrication (moins de composants que les voitures thermiques) et une main-d’œuvre plus qualifiée. En parallèle, les équipementiers qui fournissaient les composants mécaniques et tous les métiers qui gravitaient autour des voitures thermiques ne seront pas tous en mesure de se reconvertir. Cette situation conduira inéluctablement vers une certaine destruction du tissu économique et des problématiques d’emploi.
Enfin, les véhicules électriques, de par leurs coûts élevés, risquent de poser des problèmes en terme d’accessibilité pour l’ensemble de la population. Actuellement, en moyenne, les voitures électriques coûtent 40% plus cher que leurs homologues thermiques et 30 à 40% du prix est directement lié à la batterie, qui est le composant essentiel de ce type de véhicule. La généralisation des véhicules électriques, en augmentant la pression sur les matières premières entrant dans la composition des batteries, pourrait faire exploser leurs prix, malgré les réductions de coûts liées à la démocratisation de ces technologies (production de masse et économie d’échelle). De nos jours, les classes moyennes ont déjà des difficultés pour acheter ces nouveaux véhicules malgré de nombreuses aides publiques alors que celles-ci ne pourront pas être éternelles. L’inégalité d’accès aux véhicules qui se profile, en impactant la liberté pour chacun de se déplacer librement, pourrait avoir des répercussions et créer des tensions dans la société à l’avenir.
Les éléments et stratégies utilisées par les différents acteurs
La Chine est le premier marché automobile du monde[iv] avec presque 27 millions de voitures vendues chaque année[v]. Cette caractéristique, combinée à l’augmentation du niveau de vie de la population (émergence d’une classe moyenne importante) en fait un marché prisé par les fabricants automobiles du monde entier. Etant un pays très fortement pollué, la Chine a utilisé l’argument écologique pour promouvoir les véhicules électriques sur son marché intérieur (primes à l’achat pour les consommateurs). En ouvrant ce dernier aux constructeurs étrangers (notamment européens), elle les a contraint à s’allier avec des entreprises chinoises à travers des joint-ventures, via des mesures protectionnistes, pour pouvoir vendre leurs véhicules sur le territoire. Ces alliances ont été des facteurs clés qui ont permis à la Chine de développer, en un temps record, ses propres constructeurs nationaux tels que BYD, Geely ou MG. En prônant l’essor des véhicules électriques sur son territoire, la Chine a poussé les fabricants européens à développer et « populariser », d’une certaine façon, la technologie électrique auprès du grand publique. En ce sens, cela a permis d’améliorer l’image du véhicule électrique auprès des populations européennes et d’améliorer la crédibilité de celui-ci comme alternative possible aux véhicules thermiques.
Face aux problèmes de pollution en Chine, les politiques mises en place par le gouvernement pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et la pollution de l’air ont séduit bon nombre de pays européens. Plus globalement, l’attitude proactive de la Chine dans sa démarche de transition énergétique (très fort développement des énergies renouvelables et des voitures électriques) et le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris[vi] (sous le président D. Trump) ont participé à la construction d’une image de pays leader ou « bon élève » en matière de transition énergétique et de protection de l’environnement dans l’inconscient collectif. L’Union Européenne, voulant elle aussi être exemplaire et leader sur ces thématiques, a ainsi eu tendance à s’inspirer des politiques chinoises, tout particulièrement en matière de véhicules électriques.
Les partis politiques et associations écologistes ont le vent en poupe depuis un certain nombre d’années. Les questions environnementales et climatiques font l’objet d’une forte couverture médiatique en Europe, ce qui contribue à augmenter leur popularité de manière générale. Les écologistes communiquent également énormément sur ces thématiques et organisent des actions « coup de poing » à fort retentissement médiatiques. Ils ont fait en sorte de présenter la voiture thermique comme « bouc émissaire », concernant les émissions de CO2 en Europe, et de persuader l’opinion publique qu’il s’agissait de l’élément prioritaire sur lequel agir. Par ailleurs, en relayant massivement les rapports ou études d’organisations/instituts sur le climat (GIEC par exemple), les acteurs ont progressivement réussi à convaincre l’opinion publique de la nécessité d’agir rapidement « avant qu’il ne soit trop tard ». Alors que l’image du moteur thermique était déjà mal en point, l’affaire du « Dieselgate » qui a éclaté en 2015 l’a définitivement condamné de par le retentissement mondial qui en a découlé.
A l’inverse, la voiture électrique a été mise sur un « piédestal » et présentée comme la meilleure solution au problème. Les éventuelles questions entourant ce type de véhicule (utilisation massive de métaux, pertinence selon les usages…) ont été négligées voire ignorées. Cela a contribué à la création d’une position dogmatique sur l’automobile en Europe : le véhicule thermique devra inéluctablement être remplacé par son homologue électrique. Plus généralement, la voiture électrique, en étant une nouveauté technologique, a été présentée caricaturalement comme « le progrès » face à « l’ancien temps » matérialisé par les moteurs thermiques. Étant donné que la notion de progrès est majoritairement associée à une image positive, la voiture électrique a bénéficié de ce positionnement.
Les pays membres de l’union européenne n’ont pas su adopter une position commune face au projet de législation. Les pays dans lesquels l’industrie automobile est bien implantée (Pologne, France, Italie, Espagne) ont manifesté leur opposition au projet de loi ou soutenaient une loi moins radicale en prônant plutôt des objectifs de réduction des émissions de CO2 de -90% et la conservation des motorisations hybrides (au lieu de 100% pour l’interdiction totale). Cette voie aurait pu laisser plus de flexibilité concernant les solutions technologiques plutôt que se restreindre uniquement aux véhicules électriques. À l’inverse, d’autres pays dépourvus d’industrie automobile sur leur territoire ont poussé pour l’adoption de la loi. Certains ont même été proactifs dans leur législation au niveau national (interdiction en Suède, Irlande, Pays-Bas d’ici 2030[vii]).
La stratégie allemande
L’Allemagne, au sein de laquelle l’industrie automobile occupe une place très importante a, de son côté, joué un rôle singulier. Alors que les industriels n’étaient auparavant pas favorables au passage vers le « tout électrique », à cause des incertitudes qui y sont associées, ils ont finalement franchi le pas récemment en investissant massivement dans ce segment (60 milliards d’euros pour Volkswagen entre 2019 et 2024[viii], la même somme pour Mercedes-Benz entre 2022 et 2026[ix]). Cette implication des grands constructeurs avait fini par convaincre le gouvernement de se positionner en faveur de la législation. L’élection du nouveau chancelier allemand Olaf Scholz, en 2021, n’est également pas anodine pour comprendre la position Allemande sur le sujet. Il a, en effet, été porté au pouvoir par une coalition entre socio-démocrates (SPD), verts (écologistes) et libéraux (FDP). Contre toute attente, un revirement de dernière minute s’est produit lors de l’adoption finale au Conseil de l’Union Européenne. Des désaccords au sein de la coalition gouvernementale ont amené l’Allemagne à bloquer temporairement la validation du projet de loi[x]. Cette situation, était due à la volonté du parti libéral (FDP) d’assouplir la loi afin d’autoriser les moteurs thermiques utilisant des carburants de synthèse (e-fuel) au-delà de 2035. Après plusieurs semaines de négociation, un compromis a été trouvé : l’adoption de la loi en échange de l’engagement pour une ouverture nette aux carburants de synthèse. Le e-fuel, un carburant de synthèse neutre en terme de bilan carbone, est devenu la parade de certains constructeurs de niche (voitures sportives) face à l’électrification du parc automobile. Cette technologie fait l’objet d’un développement important, en particulier par le constructeur Porsche, qui a mis en place des campagnes de communication importantes sur le sujet à partir de 2020[xi]. Il est fort probable que les lobbyistes de Porsche aient été actifs pour influencer l’issue du projet législatif en ce sens.
Les constructeurs et équipementiers automobiles européens n’ont pas adopté de position commune face au projet de loi. Compte tenu du durcissement continu des normes européennes sur les véhicules et de l’électrochoc provoqué par le scandale de trucage des émissions de CO2 dans l’opinion publique, les constructeurs avaient déjà commencé une transition vers les technologies hybrides et électriques. La majorité des grands constructeurs se sont montrés plutôt en accord avec le projet de loi. Certains d’entre eux avaient même déjà anticipé leur transition vers le « tout électrique » avant la date butoir de 2035. C’est particulièrement le cas de la marque Volkswagen qui a procédé à un virage radical vers l’électrique[xii] suite au « Dieselgate » en vue de redorer sa réputation et son image. De nombreux constructeurs ont ainsi profité du projet de loi pour présenter leurs intentions en matière d’électrification dans des objectifs d’image et de marketing. À l’inverse, quelques marques ont émis des réserves voir des oppositions claires face au projet de loi. C’est notamment le cas de BMW, par l’intermédiaire de ses dirigeants, qui ont fait part de leurs doutes et interrogations quant à la stratégie proposée par l’Union Européenne (échéance courte, capacités des infrastructures…)[xiii]. Renault souhaitait, pour sa part, un assouplissement en excluant les véhicules hybrides de la loi[xiv]. L’opposition la plus virulente est venue de Stellantis (fusion PSA-Fiat-Chrysler), par le biais de son PDG Carlos Tavares, qui considérait que le projet de loi était purement politique sans tenir compte des réalités technico-économiques et qu’elle poserait de nombreux problèmes à l’avenir…[xv] Dans l’ensemble, les constructeurs n’ont pas réussi à se rassembler sous un front commun ce qui a réduit leurs capacités à influencer la décision.
De leur côté, les équipementiers automobiles se sont montrés opposés au projet de loi. Ils ont été actifs en communiquant, au travers de rapports de leur syndicat (CLEPA), sur les risques socio-économiques liés à un virage complet vers l’électrique en Europe (suppression d’emplois, pertes d’activités…)[xvi]. En France, Luc Chatel, le président du syndicat automobile (plateforme automobile), a pour sa part dénoncé un « saut dans le vide et un sabordage industriel »[xvii]. Les équipementiers n’ont, en effet, pas les mêmes capacités et facilités que les constructeurs à réorienter leurs activités (pièces mécaniques vouées à disparaître avec l’interdiction des moteurs thermiques par exemple). Le manque de cohésion entre constructeurs et équipementiers témoigne d’une fracture et d’un manque de cohésion entre acteurs de l’automobile.
Le résultat du rapport de force et les perspectives actuelles
La loi a été adoptée, le 28 mars 2023, en réussissant à rallier une majorité de parlementaires favorables au projet (340 voix pour, 279 contre et 21 absentions). L’Allemagne a été le seul pays en mesure d’influencer très concrètement la décision finale, en réussissant à imposer une ouverture vers les carburants de synthèse (e-fuel). Cela se matérialisera par un projet de loi sur le sujet qui sera déposé courant 2024 et qui aura pour objet d’autoriser leur usage au-delà de 2035 sous réserve de preuve de leur neutralité du point de vue du bilan carbone.
Un amendement avait également été ajouté, lors de l’été 2022, pour autoriser certaines exemptions pour les constructeurs dont les nouvelles immatriculations sont inférieures à 10 000 véhicules/an et une exemption complète pour ceux dont les productions sont inférieures à 1000 véhicules/an. Cet amendement avait été en grande partie porté par les députés italiens pour protéger leurs constructeurs nationaux prestigieux (Ferrari, Lamborghini…)[xviii].
À présent la loi est entrée en application mais comporte cependant une clause de revoyure en 2026[xix]. Elle consistera à faire un état de lieux par rapport à l’objectif d’interdiction des moteurs thermiques d’ici 2035 (état d’avancement des technologies, des infrastructures, réseaux…). Des ajustements pourront être effectués en fonction de la situation à ce moment-là. Cette clause pourra également constituer une fenêtre d’opportunité, pour les parties prenantes, en vue de faire évoluer la législation actuellement en vigueur. Il est à noter que, suite à son adoption, la loi a rapidement fait l’objet d’attaques en justice par des groupes d’industriels en vue de l’annuler[xx]. Le rapport de force autour de l’interdiction des moteurs thermiques n’est donc pas encore terminé et risque d’évoluer dans les années à venir.
Thomas Ricard (SIE27 de l’EGE)
Notes :
[i] Afp, L. F. A. (2019, 30 septembre). « Volkswagen ; : Chronologie du scandale du Dieselgate ». Le Figaro.
[ii] «Press corner». (s. d.). European Commission – European Commission.
[iii] France 24. (2021, 28 octobre). « Quel bilan pour l’accord de Paris ? ».
[iv] « Les spécificités du marché de l’automobile en Chine ».
[v] «Production of automobiles in December 2022 »- China Association of Automobile Manufacturers(CAAM).
[vi] France 24. (2019, 5 novembre). « Par une lettre, Washington officialise sa sortie de l’Accord de Paris sur le climat ». France 24.
Les autorités portugaises ont annoncé qu’elles se tourneraient vers le F-35 américain pour remplacer leur flotte de chasse équipée aujourd’hui de F-16. Il s’agit du 14ᵉ pays européen à se tourner vers le chasseur furtif de Lockheed-martin, devenu le standard européen de fait sur le vieux continent en matière d’avion de chasse. Comment expliquer ce succès sans précédant américain, et quels en sont, et seront, les conséquences, sur l’avenir de l’industrie aéronautique militaire du vieux continent ?
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« La clause de solidarité de l’Otan est l’article 5, pas l’article F-35 ! » C’est en ces termes qu’en 2019, à l’occasion d’une prise de parole au sein de l’Atlantic Council, la ministre des Armées françaises, Florence Parly, avait tenté de ramener l’administration de Donald Trump à de plus justes positions, quant à la pression qu’elle faisait peser sur les européens pour acheter le chasseur furtif de Lockheed-Martin.
À ce moment-là, l’idée dominante, en France, était que le succès du F35 en Europe, s’expliquait d’abord et avant tout par la pression exercée par Washington et l’OTAN sur ses alliés, et ce, au détriment des appareils européens : le Gripen suédois, l’Eurofighter Typhoon européen et le Rafale français.
Quatre années plus tard, alors que la nouvelle administration Biden s’est montrée bien moins insistante pour imposer le chasseur en Europe, force est de constater que la dynamique F-35 est loin de s’estomper. D’ailleurs, après la Grèce il y a quelques mois, puis la Roumanie et la République tchèque il y a quelques semaines, le Portugal vient d’annoncer qu’il se tournerait vers le chasseur de Lockheed-martinpour remplacer ses F-16 vieillissants, devenant ainsi le 14ᵉ pays européens à s’être déclaré en faveur de cet appareil.
Historique du Tsunami F35 en Europe
Depuis les premières commandes européennes de la part des partenaires du programme britanniques, néerlandais, italiens, danois et norvégiens, le chasseur furtif de Lockheed-Martin s’est imposé partout où il avait été proposé, en Europe comme ailleurs.
En Europe, au-delà des commandes de ces 5 premiers pays dès le début des années 2010, ce fut au tour de la Pologne en 2018, puis de la Belgique en 2019, de se tourner vers l’appareil.
En 2021, c’était la Suisse qui tournait le dos au Rafale français, pourtant présenté comme favori par la presse helvétique, pour acquérir le F-35, suivie en 2022 par la Finlande, au plus grand désespoir de la Suède qui espérait construire un puissant partenariat industriel et défensif autour du Gripen E/F avec son voisin dont elle partage bien plus qu’une frontière.
Grèce, Roumanie, République tchèque, Portugal : une déferlante F-35 en 2023
Mais l’année la plus notable, concernant les acquisitions européennes du F-35 américain, sera incontestablement 2023. Après qu’en début d’année, Athènes ait confirmé son intention de commander, dans les années à venir, le F35A pour remplacer une partie de ses F-16, la Roumanie puis la République tchèque firent de même quelques mois plus tard.
Enfin, cette semaine, le Portugal, dernier utilisateur historique du F-16 américain à ne pas avoir franchi le Rubicon, vient d’annoncer sa décision de remplacer prochainement ses chasseurs par le F-35A de Lockheed-Martin.
Les deux tiers des forces aériennes européennes équipées de F35 en 2030
Le fait est, comme évoqué dans un précédent article, il est plus que probable que d’ici à 2030, seules 7 ou 8 forces aériennes des 25 forces aériennes en Europe, ne seront pas équipées du chasseur furtif américain : la France, la Croatie et peut-être la Serbie, qui évolueront sur Rafale ; la Suède et la Hongrie avec une flotte de Gripen ; la Slovaquie, la Slovénie et peut-être la Bulgarie, sur F-16.
Deux inconnues demeurent aujourd’hui sur le sujet. L’Espagne d’une part, même s’il s’agit d’un secret de polichinelle, puisque Madrid n’a d’autres choix que de choisir le F-35B pour remplacer ses Harrier II, et l’Autriche de l’autre, alors que le pays semble ne pas encore avoir arbitré quant à l’avenir de sa flotte de Typhoon Block 1.
Notons aussi que le raz de marée F-35 ne se limite pas à l’Europe. Ainsi, partout ou l’appareil a été autorisé à l’exportation, celui-ci s’est imposé, que ce soit en Australie, au Japon, en Corée du Sud, en Israël, au Canada et à Singapour. Les appareils européens, quant à eux, n’ont pu s’imposer que lorsque le chasseur américain n’était pas proposé, comme en Égypte, dans les pays du Golfe, en Inde, en Indonésie ou au Brésil.
Comment expliquer le succès du F-35 en Europe ?
Ce succès incontestable du chasseur furtif en Europe, n’est pas, en soi, une surprise. Depuis la fin des années 2000, Dassault Aviation répétait à qui voulait l’entendre, que le Lightning II avait été conçu, avant tout, pour tuer l’industrie aéronautique européenne, en la privant de ses marchés, et de prendre la main sur l’autonomie stratégique du vieux continent.
En effet, le chasseur américain avait, dès le départ, tout pour séduire les forces aériennes. D’abord, si ses performances aéronautiques et sa configuration monomoteur étaient incontestablement inférieures à celles des chasseurs européens, l’appareil américain avait des atouts exclusifs.
Il pouvait s’appuyer sur une furtivité avancée, en particulier en secteur frontal, et une chaine de détection, de traitement et de communication, beaucoup plus évoluée que ne l’étaient les appareils du vieux continent au début des années 2010.
L’âge des Eurocanards face à la nouveauté du F-35
Surtout, le F35 est arrivé sur le marché au parfait moment pour remplacer les appareils vieillissants en Europe, et particulièrement les F-16 et F-18 largement répandus auprès des forces aériennes européennes. À l’inverse, qu’il s’agisse du Rafale comme du Gripen ou du Typhoon, tous trois étaient apparus 20 auparavant, alors que beaucoup de forces aériennes européennes étaient au milieu de la durée de vie de leurs flottes de chasse.
En outre, l’appareil américain a été présenté, dès le début de sa commercialisation, avec une visibilité technologique et capacitaire sur plus de 20 ans, permettant aux acquéreurs de se projeter bien au-delà de la configuration initiale qui leur serait effectivement livrée, nonobstant les couts souvent importants de modernisation requis.
La visibilité technologique du F-35 très supérieure à celle des Rafale, Gripen et Eurofighter Typhoon
À l’inverse, qu’il s’agisse du Rafale, du Gripen ou du Typhoon, la visibilité évolutive offerte dépassait rarement plus de dix ans. On peut, à ce titre, se demander quel aurait été le succès du Rafale, si la perspective d’une version F5 et d’un drone de combat Neuron à horizon de 2030, avait été présentée à la Belgique ou la Pologne en 2018/2019 ?
Enfin, au travers du programme Joint Strike Fighter qui rassemblait, dès son lancement, cinq pays européens, l’appareil devenait de fait un premier standard Européen, d’autant que parmi ces cinq pays figuraient déjà deux des concepteurs du Typhoon, la Grande-Bretagne et l’Italie. Difficile, dans ces conditions, de faire valoir la confiance de Londres et de Rome dans le chasseur européen, après s’être soi-même tourné vers le F-35.
Sur ce socle européen fertile, Lockheed-Martin a pu construire une stratégie de conquête particulièrement efficace, d’autant plus que les tensions en Europe devenaient de plus en plus intense, et que toutes les capitales européennes, à quelques exceptions près, semblaient n’avoir d’autre préoccupation que de donner des garanties à l’allié américain pour assurer leur protection.
Un standard européen dangereux pour le SCAF et le GCAP
Reste qu’au-delà de la captation de marché en Europe face au Rafale, au Gripen et au Typhoon, le succès du F-35 en Europe aujourd’hui, va s’avérer un handicap sévère pour le programme SCAF qui rassemble français, allemands, espagnols et belges, et le GCAP britannique, italien et japonais.
Le SCAF/GCAP seront-ils à contre-temps comme les Eurocanards ?
En effet, l’immense majorité des forces aériennes européennes auront été équipées de nouveaux F-35 entre 2020 et 2035, des appareils qui resteront en service jusqu’en 2060, voire 2075. Or, la fenêtre optimale du SCAF du point de vue commercial, s’étendra de 2040 à 2060, c’est-à-dire jusqu’à ce que le successeur du F35 soit proposé outre-atlantique.
De fait, à l’instar des Eurocanards des années 80 et 90, le SCAF, comme le GCAP, arriveront probablement sur un marché en faible demande, hors événement international majeur qui viendrait radicalement bouleverser le tempo technologique militaire actuel. Pire, trois des quatre partenaires du SCAF, et tous les partenaires du GCAP, seront déjà équipés de F35, venant réduire leurs besoins en termes de modernisation des forces aériennes.
Un marché initial très limité pour les 20 premières années de SCAF et GCAP
Ainsi, au mieux, le SCAF pourra compter sur une commande de 200 à 225 NGF par la France, de 150 appareils par l’Allemagne, de 100 chasseurs espagnols et d’une vingtaine d’appareils par la Belgique, soit de 470 à 500 appareils. De même, pour le Tempest, avec 150 appareils pour la Royal Air Force, une centaine pour les forces aériennes italiennes, et autant pour les forces d’autodéfense nippones, ne pourra s’appuyer que sur 350 appareils, au mieux 400.
Le marché adressable hors d’Europe risque de ne pas être d’un grand secours, alors que la majorité des Rafale, Typhoon et Gripen E exportés, ont été livrés à partir de la fin des années 2010, et continueront à l’être jusqu’en 2030, et même au-delà. Ils ne devront être remplacés qu’à compter de 2060, dans le meilleur des cas.
Ces chiffres laissent entrevoir qu’il faudra faire vivre le programme SCAF de 2040 à 2060, sur les seules commandes nationales, et ainsi maintenir les BITD des 4 pays participants, avec une production annuelle n’excédant pas 25 appareils. Lorsque le marché sera prêt pour se renouveler, à partir de 2065, le NGF et le Tempest souffriront probablement des mêmes faiblesses que les Rafale et Typhoon face au F35, à savoir l’image d’un appareil et d’un système de combat relativement daté, qu’il sera plus difficile à valoriser face à un système de combat conçu dans les années 2050.
Repenser le programme SCAF pour recoller au tempo technologique américain ?
On le voit, le décalage commercial et technologique qui a tant handicapé les Eurocanards face au F-35 ces dernières années, risque fort de se retrouver lors de la prochaine génération, avec une industrie US qui continue de donner le tempo principal pour le marché adressable par les acteurs occidentaux.
Notons d’ailleurs que ce décalage n’est pas apparu avec le Rafale, le Typhoon ou le Gripen, face au Lighting 2, mais avec les Mirage 2000, Tornado et, dans une moindre mesure, le JAS 37 Viggen, face aux F-15, F-16 et F-18 américains, dans les années 70 et 80. Ainsi, si en lieu et place du Mirage F1 et du Jaguar, français et britanniques avaient pu aligner le Mirage 2000 et le Tornado face au F-16 et F-18 américains en Europe, il est probable que certains arbitrages auraient été différents.
Quoi qu’il en soit, en maintenant la trajectoire actuelle telle qu’elle a été définie pour les programmes européens, il est presque certain que ce cycle néfaste soit appelé à se renouveler en 2060, avec, à terme, une érosion croissante du marché européen en faveur des appareils américains. Il pourrait même, au final, venir détruire, par coup de rabots successifs, l’ensemble de l’industrie aéronautique militaire européenne.
Transformer SCAF/GCAP en programme de programmes pour recoller au calendrier concurrentiel américain
Il n’est, bien entendu, pas question de reporter ces programmes, les besoins de modernisation des forces aériennes des pays concernés, et le remplacement des Rafale et Eurofighter, étant indiscutable dès 2040. En revanche, il pourrait être pertinent de les concevoir selon le concept de programme de programmes, et non plus, simplement, de système de systèmes.
En procédant ainsi, le NGF, comme le Tempest, ne serait qu’un des programmes d’un super programme bien plus étendu, et plus long, qui prévoirait dès le départ la conception d’autres appareils selon un tuilage technologique performant, de sorte à atteindre les années 2060, avec une offre parfaitement moderne, puisque conçue lors de la précédente décennie.
Les programmes européens deviendraient, dans ce modèle, une organisation industrielle construite pour capitaliser sur les acquis technologiques, mais également sur les acquis en termes de coopération internationale et inter-entreprises, dans une vision à plus long terme visant à effectivement, structurer une offre européenne dynamique, perpétuellement efficace, tant du point de vue opérationnel que depuis la perspective commerciale.
Retours d’expérience et intégration de nouveaux acteurs simplifiés
Par ailleurs, un tel super-programme optimiserait les retours d’expériences des armées mettant en œuvre les équipements produits, aussi bien dans le but de les intégrer dans leurs protocoles de modernisation, mais aussi pour la conception des nouveaux appareils à venir.
Notons enfin qu’en transformant SCAF ou GCAP en programme de programmes, il deviendrait beaucoup plus aisé d’y intégrer de nouveaux acteurs, avec des besoins industriels et opérationnels différents, sans venir handicaper les acquis durement négociés, mais en privilégiant l’émergence d’un véritable standard européen, qui ne serait plus lsous tutelle américaine.
Ce serait évidemment difficile à concevoir, et très certainement complexe à mettre en œuvre. Mais le jeu n’en vaut-il pas la chandelle ?
Version intégrale du 1ᵉʳ décembre en version intégrale jusqu’au 31 décembre 2023
Fabrice Wolf
Ancien pilote de l’aéronautique navale française, Fabrice est l’éditeur et le principal auteur du site Meta-defense.fr. Ses domaines de prédilection sont l’aéronautique militaire, l’économie de défense, la guerre aéronavale et sous-marine, et les Akita inu.
Il y a quelques jours, la ministre belge de la Défense, Ludivine Dedonder, annonçait par un post sur LinkedIn, que l’accord conférant à la Belgique le statut d’observateur au sein du programme SCAF, serait signé dans les semaines à venir.
Surtout, elle précisa que son pays devrait rejoindre le programme qui rassemble déjà l’Allemagne, l’Espagne et la France, de plein droit en juin 2025. Pour l’heure, le rôle exact de Bruxelles et de son industrie aéronautique, au sein du programme, n’a pas été communiqué. Il devra probablement être négocié durant les 18 mois à venir, jusqu’à l’entrée officielle du pays.
Sommaire
L’arrivée de la Belgique dans le programme SCAF ouvre la porte à d’autres pays européens
L’arrivée de Bruxelles dans le programme SCAF ne s’est pas faite sans heurts. Ainsi, Eric Trappier, le PDG de Dassault Aviation, s’était montré pour le moins hostile à l’idée de devoir, à nouveau, morceler le partage industriel qui fut particulièrement difficile à négocier, pour laisser entrer les entreprises aéronautiques belges, d’autant qu’il conserve une certaine amertume quant à la décision de Bruxelles de choisir le F-35A américain plutôt qu’un avion européen pour moderniser ses forces aériennes.
La position du chef d’entreprise français, concernant l’acquisition de l’avion américain par Bruxelles, sera toutefois difficile à conserver, alors que l’Allemagne a déjà commandé deux escadrons de F-35A pour remplacer les Tornado participant à la mission de partage nucléaire de l’OTAN, et que l’Espagne s’apprête à commander 25 F-35B pour remplacer ses Harrier 2, et probablement 25 autres F-35A pour remplacer une partie de ses F-18.
Pour autant, le problème de fond, à savoir un périmètre industriel et technologique fixe, face à un nombre croissant d’acteurs, reste, lui, très présent, d’autant qu’au-delà de la Belgique, d’autres pays européens pourraient, à leur tour, se montrer intéressés à rejoindre le programme.
L’arrivée de Stockholm, et en particulier de Saab, dans le programme SCAF, serait évidemment un atout de taille, du point de vue technologique comme commercial. Toutefois, cela ne pourra pas se faire sans, une nouvelle fois, venir rogner sur les périmètres industriels déjà consentis aux grands acteurs des BITD aéronautiques allemandes, espagnoles et surtout françaises.
Un périmètre trop restreint pour préserver les compétences de l’industrie aéronautique française
Et pour cause ! Dans sa conception actuelle, le SCAF et ses sept piliers technologiques, sont un ensemble bien défini, mais contraint, du point de vue technologique. Ainsi, il n’est pas question de developper d’autres avions de chasse que le Next Generation Fighter, ou NGF, l’avion de combat qui sera au cœur de ce système de combat aérien de 6ᵉ génération.
En d’autres termes, le SCAF est aujourd’hui, du point de vue technologique, un jeu à somme nulle. Et l’arrivée d’un nouvel acteur ne pourra se faire qu’au détriment des acteurs industriels déjà présents, tout du moins du point de vue du développement des compétences technologiques. En effet, du point du chiffre d’affaires direct, il est probable que ce périmètre sera relativement préservé, avec l’augmentation du nombre d’appareils et de systèmes produits en lien avec l’arrivée de nouveaux acteurs.
On comprend, dans ces conditions, l’hostilité mal maitrisée de Dassault Aviation, qui fait ici office de porte-voix de la plupart des acteurs de la BITD aéronautique française, déjà impliquée au sein de la team Rafale, face à l’arrivée de nouveaux acteurs.
Alors que pour les industriels espagnols, et une grande partie des industriels allemands, le programme SCAF permettra une montée en compétence plus que significative, pour les industriels français, qui savent avoir les compétences pour developper seuls un système comme le SCAF, ce partage ne peut se faire qu’au détriment du maintien de compétences et savoir-faire difficilement acquis, et souvent enviés par le monde.
C’est aussi le cas d’Airbus DS, qui dispose de compétences et savoir-faire très étendus dans la conception de cellule et de commandes de vol, et qui a dû se mettre en retrait face à Dassault, dans le cadre du partage industriel. Ce qui fut au cœur des tensions opposant les deux industriels pendant presque deux ans, et ayant amené le programme au bord de l’implosion.
On comprend, dans ces conditions, ce que l’arrivée de nouveaux acteurs dans le programme SCAF, peut avoir de déstabilisant pour ces industriels concentrés sur la préservation et le développement de leurs savoir-faire concurrentiels, plus que dans la dimension politique de l’initiative, en particulier en France, dont la BITD est la plus étendue.
Le Rafale F5 et le Neuron pour assurer l’intérim industriel et commercial
En dépit du tropisme très européen du président français, il semble que les autorités du pays ont entendu, en partie tout du moins, les inquiétudes de leurs industriels. Ainsi, le nouveau standard du Dassault Rafale, désigné F5, présenté à l’occasion des discussions parlementaires autour de la Loi de Programmation Militaire 2024-2030, s’est avéré beaucoup plus ambitieux qu’il ne devait initialement l’être.
Surtout, la conception du Rafale F5, et avec lui du drone de combat Loyal Wingman dérivé du Neuron, va représenter une bouffée d’oxygène plus que bienvenue pour les grands industriels français.
Ceux-ci vont pouvoir developper des systèmes et s’approprier des compétences technologiques dont ils ont été privés dans le cadre du programme SCAF, et ainsi réduire l’écart technologique qui les séparera de certains industriels européens et mondiaux, à la sortie du programme.
Un second programme est nécessaire pour préserver l’autonomie stratégique française
Reste que le programme SCAF continue de représenter, d’un certain point de vue, une menace sur les compétences technologiques des industries aéronautiques de défense française, mais aussi sur la réalité de l’autonomie stratégique du pays.
On notera, à ce titre, que ce dernier point est parfaitement assumé par l’exécutif, le président Macron n’ayant jamais masqué son intention de transférer le concept d’autonomie stratégique d’un échelon national, à celui d’un échelon européen. Cette ambition était d’ailleurs au cœur du lancement des différents programmes franco-allemands annoncés en 2017, dont SCAF était le fer de lance, aux côtés de MGCS, MAWS, CIFS et Tigre III.
On ne peut, toutefois, s’empêcher de constater que l’euphorie de 2017, a depuis cédé la place à de nombreuses inquiétudes et déceptions, y compris avec le partenaire allemand. Ce sont d’ailleurs en grande partie celles-ci qui ont amené le ministère des Armées à concevoir un programme Rafale F5 beaucoup plus ambitieux qu’il ne devait l’être, tant pour préserver les capacités stratégiques et opérationnelles des armées, que celles technologiques des industriels nationaux.
Dans ce contexte, on se doit de s’interroger sur la nécessité, au-delà du Rafale F5 et de SCAF, pour la France, d’envisager la conception d’un second programme aéronautique tuilé vis-à-vis de SCAF, et prenant la suite du Rafale à horizon 2040 ? Sa principale finalité serait de préserver les compétences de la BITD, son marché international ainsi que l’autonomie stratégique française, sur le constat qu’il est encore certainement beaucoup trop tôt pour s’appuyer sur un hypothétique élan vers une autonomie stratégique européenne.
Loin de faire double emploi avec SCAF, ce programme pourrait, au contraire, se concentrer sur la conception d’un système de combat aérien complémentaire à celui-ci, autour d’un avion de combat plus léger et surtout moins onéreux, à la portée des forces aériennes moins fortunées, comme le furent longtemps les Mirage de Dassault Aviation face aux F-4 américains et autres Lighting britanniques.
Enfin, un tel programme pourrait permettre d’accueillir de nouveaux acteurs européens, sans venir menacer le partage industriel autour de SCAF, en particulier la Suède, elle aussi attachée au développement d’un système de combat plus léger et moins onéreux que ne promettent de l’être SCAF ou GCAP.
Conclusion
On le voit, l’érosion des compétences avancées de la BITD aéronautique française, et sa dissolution dans une super BITD européenne, ne sont pas inéluctables, ni même, en réalité, souhaitables dans un avenir proche.
Si un programme comme SCAF peut, en effet, représenter une fondation solide pour y parvenir, il n’est pas raisonnable de parier l’autonomie stratégique française sur une ambition trop optimiste à la vue des enseignements récents, qu’il s’agisse des difficultés rencontrées dans les négociations autour de SCAF et MGCS, de l’abandon possible de MAWS et de CIFS, et des initiatives unilatérales comme European Sky Shield.
Sans revenir en arrière, et préconiser un abandon de SCAF, ce qui résulterait immanquablement en un programme national bien moins ambitieux, il est possible, en étendant l’assiette de SCAF par l’ajout de nouvelles cellules et capacités, ou en développant en parallèle, un second programme, de faire d’une pierre de coup, en accueillant davantage de partenaires européens, sans raboter les partages industriels déjà en tension en son sein.
Reste que, pour y parvenir, il sera nécessaire de revenir sur certains dogmes aux fondements contestables, comme celui de l’avion polyvalent, unique et évolutif qui serait plus économique qu’une flotte moins homogène, comme sur l’obsession sur les grandes séries, censées permettre des économies d’échelle qui sont loin d’être évidentes à l’usage.
Surtout, il parait indispensable de préserver, dans la présente situation sécuritaire, la réalité de l’autonomie stratégique française, sur laquelle le pays peut s’appuyer non seulement pour se protéger, mais également pour protéger ses voisins.
Et de se rappeler que, selon la dernière étude de l’Agence Européenne de Défense, si les budgets d’acquisition des équipements de défense en Europe ont fortement progressé en Europe, ceux-ci ont majoritairement été employés pour acquérir des équipements non européens, alors que dans le même temps, les budgets consacrés à la Recherche et au développement technologique dans ce domaine, ont diminué au sein de l’UE.
De toute évidence, le concept d’autonomie stratégique européenne est encore trop immature pour que la France puisse parier son avenir dessus. Il faut donc préserver les compétences de la BITD française dans son entièreté, y compris en étendant le périmètre du seul programme SCAF.
Version intégrale du 30 novembre en version intégrale jusqu’au 30 décembre 2023
Fabrice Wolf:
Ancien pilote de l’aéronautique navale française, Fabrice est l’éditeur et le principal auteur du site Meta-defense.fr. Ses domaines de prédilection sont l’aéronautique militaire, l’économie de défense, la guerre aéronavale et sous-marine, et les Akita inu.
Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé.
Quel est le rôle des accords internationaux lorsque des acteurs extérieurs interviennent dans la crise ou le conflit ? Quels outils pour étudier ces accords internationaux motivant ou justifiant une intervention extérieure sur le territoire ? Quelles informations recueillir ? Réponses avec Patrice Gourdin avec cet extrait gratuit de son célèbre « Manuel de géopolitique », éd. Diploweb, disponible au format papier sur Amazon.
Tout État contracte des accords avec l’ensemble et/ou une partie des autres pays. Il en résulte des droits, des garanties, des avantages et des obligations. Aux termes de ces dernières, il peut être amené à agir (ou à s’abstenir d’agir) en cas de crise ou de conflit. Le champ des engagements internationaux est très vaste. Très schématiquement, nous distinguons un accord universel, la Charte des Nations unies, des ententes régionales et des alliances bilatérales. Ils portent sur tous les domaines dans lesquels les États peuvent avoir des intérêts et rechercher une coopération, déterminer des règles ou fixer des limites. Cela fournit donc de multiples motifs d’intervention – directe ou indirecte – ou de non-intervention.
Un ou plusieurs États peuvent intervenir dans une crise ou un conflit afin d’honorer les engagements découlant de leur adhésion à l’Organisation des Nations unies. Base du droit international la Charte de San Francisco, adoptée en 1945, commence par ces mots : « Nous, les peuples des Nations unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre ». Le premier objectif de l’ONU est de « maintenir la paix et la sécurité internationales et à cette fin [de] prendre des mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d’écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte d’agression et autre rupture de la paix, et [de] réaliser, par des moyens pacifiques, conformément aux principes de la justice et du droit international, l’ajustement ou le règlement de différends ou de situations, de caractère international, susceptibles de mener à une rupture de la paix [1] ».
Par conséquent, ratifier ce document impose d’œuvrer en faveur du maintien ou du rétablissement de la paix et de contribuer aux différentes actions menées pour assurer la sécurité collective : « Les Membres de l’Organisation donnent à celle-ci pleine assistance dans toute action entreprise par elle conformément aux dispositions de la présente Charte et s’abstiennent de prêter assistance à un État contre lequel l’Organisation entreprend une action préventive ou coercitive [2] ». « Tous les Membres des Nations Unies, afin de contribuer au maintien de la paix et de la sécurité internationales s’engagent à mettre à la disposition du Conseil de sécurité, sur son invitation et conformément à un accord spécial ou à des accords spéciaux, les forces armées, l’assistance et les facilités, y compris le droit de passage, nécessaires au maintien de la paix et de la sécurité internationales [3] ».
Les opérations de maintien de la paix sont mises en œuvre après approbation de l’ONU, ce qui suppose au préalable l’accord des cinq membres permanents (Chine – Taiwan jusqu’en 1971, République populaire depuis –, États-Unis, France, Grande-Bretagne, URSS – puis Russie à partir de 1991) du Conseil de sécurité : « Afin d’assurer l’action rapide et efficace de l’Organisation, ses Membres confèrent au Conseil de sécurité la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationale [4] ». « Les décisions du Conseil de sécurité […] sont prises par un vote affirmatif de neuf de ses Membres dans lequel sont comprises les voix de tous les Membres permanents [5] ».
Rappelons que, contrairement à une idée répandue, l’abstention ou l’absence d’un membre permanent ne comptent pas. En pratique, seul le vote négatif d’un ou de plusieurs membre(s) permanent(s) bloque une décision
L’histoire des interventions de l’ONU démontre clairement que celles-ci dépendent largement des intérêts des cinq “Grands“.
Durant la Guerre froide, le blocage réciproque devint la règle : chaque “bloc“ se défendait contre l’autre, protégeait ses alliés contre ceux de l’autre. Entre 1945 et 1989, le veto fut utilisé 90 fois par l’URSS (notamment 35 fois pour bloquer l’admission de nouveaux États à l’ONU), 63 fois par les États-Unis (en 1970, pour la première fois, dont 30 au sujet du Proche-Orient, souvent contre les résolutions hostiles à Israël), 29 fois par la Grande-Bretagne (les deux premières fois en 1956 lors de l’expédition de Suez, seulement une autre fois avant 1970), 16 fois par la France (les deux premières et uniques fois avant 1974, en 1956 lors de l’expédition de Suez ; jamais sous les présidences du général de Gaulle et de Georges Pompidou) et 1 fois par la Chine (la République populaire refusant l’admission du Bangladesh, en 1972) [6]. Méfions-nous d’une lecture littérale de ces chiffres : si l’effet paralysant ne fait aucun doute, il convient également de tenir compte du contexte d’affrontement entre deux systèmes à vocation universelle. Cela fournit une autre clé de lecture : en contraignant l’autre au veto, chacun des deux “Grands“ rendait visible ce qu’il présentait comme le refus de son adversaire de participer à l’œuvre collective de paix. Ainsi, toutes les résolutions rejetées entre le 16 février 1946 et le 3 septembre 1963 le furent par la seule URSS.
La situation s’inversa à partir de 1970, lorsque la diplomatie américaine décida d’user à son tour de son droit de veto : sur 79 résolutions rejetées entre le 17 mars 1970 et le 23 décembre 1989, 63 le furent par les États-Unis (38 par eux seuls et 25 avec au moins un allié) et le détail montre un camp occidental sur la défensive face à l’avancée soviétique dans le tiers-monde [7].
Le capital de sympathie de l’auteur du veto pouvait s’en trouver écorné. La pacification des relations internationales voulue par M. Gorbatchev et les Occidentaux se traduisit, entre 1989 et 1994, par un fonctionnement – enfin – efficace du système de sécurité collective institué en 1945. La multiplication des opérations de maintien de la paix en témoigne : 20 furent alors autorisées et le nombre des soldats impliqués (les Casques bleus) passa de 11 000 à 75 000. Il s’agissait, dans beaucoup de cas, de liquider les graves séquelles guerrières de la Guerre froide. Les échecs enregistrés dans des conflits suivis par le grand public (ex-Yougoslavie, Somalie, Rwanda) révélèrent les faiblesses du système et les carences des États, notamment des cinq membres permanents du Conseil de sécurité.
La défiance américaine, dans un premier temps, après l’échec en Somalie, en 1995 ; ensuite, le durcissement simultané de la Russie et de la Chine, depuis la guerre du Kosovo, en 1999 ; enfin, le choix de l’unilatéralisme assumé par Washington après les attentats du 11 septembre 2001, combinèrent leurs effets.
Assortis d’une insuffisance de moyens, ils ramenèrent l’ONU à une certaine impuissance : 20 opérations de la paix entre 1990 et 1994 ; 19 entre 1995 et 2000, mais dont 10 prolongeaient des opérations engagées durant la période précédente ; 9 entre 2001 et 2009, mais dont 3 pour le seul conflit du Darfour et 3 prolongeaient des opérations engagées durant la période précédente, en Haïti et au Timor Leste. En outre, des dizaines de cas d’“exploitation sexuelle“, de fraude, de corruption et de mauvaise gestion entach(èr)ent les opérations de maintien de la paix [8]. Sans en diminuer la gravité intrinsèque ni l’effet ravageur pour la réputation d’une institution de pouvoir (« la femme de César doit être irréprochable »), il convient de tenir compte du fait que ces crimes et délits arrangent certains acteurs.
En effet, nombre d’États, pour des raisons diverses, ont intérêt – sans l’avouer ouvertement – au discrédit des opérations militaires de l’ONU. Par exemple, ceux qui la trouvent déjà trop interventionniste, ceux qui l’estiment trop coûteuse, ceux qui doutent de son efficacité et souhaitent avoir raison pour agir en dehors d’elle de manière légitime sinon légale, ceux qui pourraient un jour s’y trouver confrontés et la souhaitent donc la plus impuissante possible. Un élément supplémentaire vient compliquer encore l’affaire : l’avis des États peut varier au gré du temps et/ou de leurs intérêts. Dans l’analyse du rôle de l’ONU, il ne faut donc pas se borner aux différends ou conflits dont elle traite.
En février 1992, dans le traité de Maastricht, l’Union européenne posa le principe d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC) dont les objectifs sont : « – la sauvegarde des valeurs communes, des intérêts fondamentaux et de l’indépendance […] ;
le renforcement de la sécurité […] ;
le maintien de la paix et le renforcement de la sécurité internationale […] ;
la promotion de la coopération internationale ;
le développement et le renforcement de la démocratie et de l’État de droit ainsi que le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales [9] ».
Pour ce faire, les États membres prévoyaient d’instaurer une « coopération systématique [10] » de leurs diplomaties respectives, de « mettre graduellement en œuvre […] des actions communes [11] » et demandaient à « l’Union de l’Europe occidentale (UEO) [née des accords de Paris, en 1954], qui fait partie intégrante du développement de l’Union européenne, d’élaborer et de mettre en œuvre les décisions et les actions de l’Union qui ont des implications dans le domaine de la défense [12] »
Le 19 juin de la même année, à Petersberg, les États membres de l’UEO définissaient ses missions : humanitaires ou d’évacuation de ressortissants, de maintien de la paix, de forces de combat pour la gestion des crises y compris des opérations de rétablissement de la paix. À partir de 1997, ces dernières, insérées (Article 17) dans les traités d’Amsterdam (1997) puis de Nice (2001), relevèrent de l’Union européenne. Mais l’UEO resta prioritairement vouée à la sécurité collective. En effet, en novembre 2000, les compétences opérationnelles de gestion de crise de l’UEO furent intégrées dans l’Union européenne (Accord interministériel de Marseille) qui développa finalement des structures et des capacités propres dans le cadre de la “politique européenne de sécurité et de défense“. Cette dernière résulte d’une décision prise en 1999, lors du Conseil européen de Cologne, en application de l’article J.4 du Traité instituant l’Union Européenne qui prévoyait « la définition à terme d’une politique de défense commune, qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune [13] ». Le Traité de Lisbonne (2008), reprend l’ensemble des dispositions des textes antérieurs, moyennant quelques formulations revues ou corrigées et quelques précisions. L’action de l’Union européenne sur la scène internationale repose sur « les principes qui ont présidé à sa création, à son développement et à son élargissement et qu’elle vise à promouvoir dans le reste du monde : la démocratie, l’État de droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le respect de la dignité humaine, les principes d’égalité et de solidarité et le respect des principes de la charte des Nations unies et du droit international [14] ».
Elle entend privilégier le multilatéralisme et se fixe plusieurs objectifs : défense de sa souveraineté, promotion de la démocratie et des droits de l’homme, actions en faveur de la paix, soutien au développement durable, intégration économique de l’ensemble des pays, préservation de l’environnement, assistance en cas de catastrophe naturelle. Quant à la “politique de sécurité et de défense commune“, qui « inclut la définition progressive d’une politique de défense commune de l’Union [, e]lle conduira à une défense commune, dès lors que le Conseil européen, statuant à l’unanimité, en aura décidé ainsi [15] ».
Elle « fait partie intégrante de la politique étrangère et de sécurité commune. Elle assure à l’Union une capacité opérationnelle s’appuyant sur des moyens civils et militaires. L’Union peut y avoir recours pour des missions en dehors de l’Union afin d’assurer le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale [16] ».
Les missions définies à Petersberg demeurent, tout en s’élargissant à la prévention des conflits, aux opérations de stabilisation à la fin des conflits, au conseil et à l’assistance militaire, au désarmement et à la lutte antiterroriste [17].
L’Union européenne mène, depuis 2003, des opérations dans ce cadre juridique et opérationnel. Par exemple, elle intervint durant l’été 2003 en Ituri afin de soutenir l’action des Nations unies pour le rétablissement de la paix en République démocratique du Congo. Mais l’exécution de missions de ce type ne va pas toujours sans encombre. L’Union européenne déploya ses forces opérationnelles (EUFOR), de janvier 2008 à mars 2009, aux confins du Tchad, de la République centrafricaine et du Soudan, suite à l’adoption de la résolution 1778 (25 septembre 2007) du Conseil de sécurité de l’ONU sur le conflit au Darfour. Comme ses partenaires soupçonnaient la France de vouloir les entraîner dans un conflit auquel elle est, aux côtés du Tchad, déjà partie prenante, le déploiement du dispositif militaire de l’Union européenne prit du retard [18]. L’union demeure un combat et l’articulation des intérêts communs avec les intérêts nationaux s’avère toujours délicate.
L’ampleur des exactions commises contre les populations civiles durant la Seconde Guerre mondialepar les puissances de l’Axe, avec en point d’orgue l’extermination de plusieurs millions de Juifs par les nazis, provoqua une internationalisation des droits de l’homme. Le respect de ces derniers, en temps de paix comme en temps de guerre, devint un des objectifs de l’ONU. En 1948, « considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde [19] »,
l’Assemblée générale adopta une Déclaration universelle des droits de l’homme qu’elle proclama « comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société […] s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer, par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives [20] ».
Ainsi se développa, notamment, le droit international humanitaire, applicable en cas de conflit armé, y compris dans le cadre des guerres civiles. Les conventions de 1949 reprirent les règles préexistantes (Convention de Genève de 1864, protégeant les victimes militaires des combats – les blessés, les naufragés, les prisonniers –, et Conventions de La Haye de 1899, révisées en 1907, fixant les droits et les devoirs des combattants) et intégrèrent la protection des personnes civiles. Les protocoles additionnels de 1977 améliorèrent encore la protection des civils. Contraire aux principes de la Charte de l’ONU, laquelle stipule qu’ « aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État, ni n’oblige les Membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte [21] »,
le “droit d’ingérence humanitaire“ évoqué au début des années 1990 fit place, en 2001, au concept de “responsabilité de protéger“, ainsi justifiée : « Quand une population souffre gravement des conséquences d’une guerre civile, d’une insurrection, de la répression exercée par l’État ou de l’échec de ses politiques, et lorsque l’État en question n’est pas disposé ou apte à mettre un terme à ces souffrances ou à les éviter, la responsabilité internationale de protéger prend le pas sur le principe de la non-intervention [22] ».
Parallèlement, émergea une répression internationale. Elle apparut d’abord comme exceptionnelle, avec les tribunaux militaires internationaux de Nuremberg (1945), pour juger les responsables de crimes contre la paix, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis par les nazis, et de Tokyo (1946), pour juger leurs homologues japonais. Le texte fixant le statut de ces tribunaux définissait ces différents crimes : « ‘Les Crimes contre la Paix‘ : c’est-à-dire la direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d’une guerre d’agression, ou d’une guerre en violation des traités, assurances ou accords internationaux , ou la participation à un plan concerté ou à un complot pour l’accomplissement de l’un quelconque des actes qui précèdent ; « ‘Les Crimes de Guerre‘ : c’est-à-dire les violations des lois et coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées, l’assassinat, les mauvais traitements et la déportation pour des travaux forcés ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, l’assassinat ou les mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l’exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires ; « ‘Les Crimes contre l’Humanité‘ : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux […] [23] » .
En 1948, une convention définit le crime de génocide : « l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe ; b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) Transfert forcé d’enfants d’un groupe à un autre groupe [24] ».
Mais laGuerre froideexclut tout accord instituant une juridiction internationale compétente et ce, en dépit des multiples conflits qui l’accompagnèrent. Au demeurant, ni l’Est, ni l’Ouest, ni le tiers monde n’étaient irréprochables en la matière. Seule avancée durant cette période, la Convention de 1968 sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Après la pacification gorbatchévienne des relations internationales, en 1989, l’esprit de sécurité collective opéra un grand retour. Dans ce nouveau contexte et sous l’impulsion de l’émotion provoquée dans l’opinion publique mondiale par l’ampleur des exactions commises, le Conseil de sécurité créa deux tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie (résolutions 808 et 827, 1993) et pour le Rwanda (résolution 955, 1994), puis des tribunaux nationaux “à caractère international“ au Timor oriental (résolution 1272, 1999) et en Sierra Leone (résolution 1315, 2000).
L’Assemblée générale des Nations unies recommanda, quant à elle, la création de “chambres extraordinaires“ auprès des tribunaux du Cambodge « pour juger les auteurs des crimes commis pendant la période du Kampuchea démocratique » (résolution 57/228, 2002).
En 2005, la Bosnie-Herzégovine créa un “Tribunal pour les crimes de guerre“, qui reprit certains dossiers du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Avec la Cour pénale internationale-CPI [25], instituée en vertu de la Convention signée à Rome en 1998, une structure permanente fonctionne depuis avril 2002, date à laquelle le seuil de 60 États ayant ratifié la Convention (désormais appelée Statut de Rome), nécessaire pour la mise en place de la CPI, fut atteint (le 22 juillet 2009, en ratifiant à son tour le texte, la République tchèque portait à 110 le nombre d’États membres des Nations unies parties au Statut de Rome, mais 82, dont les États-Unis, la Russie et la Chine, ne l’ont pas ratifié). Ne faisant pas partie du système des Nations Unies, la CPI traite des génocides, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des agressions postérieurs au 1er juillet 2002 [26]. Actuellement, elle enquête sur les crimes commis en Ouganda, en République démocratique du Congo, en République centrafricaine, en Côte-d’Ivoire et au Darfour. Ainsi, le procès de l’ancien chef de l’Union des patriotes congolais, Thomas Lubanga, arrêté en 2006, commença le 26 janvier 2009 et se présente comme le procès du recrutement et de l’utilisation forcés des enfants-soldats [27]. Le procureur de la CPI, Luis Moreno-Ocampo fit arrêter Jean-Pierre Bemba à Bruxelles au printemps 2008. La CPI lui reproche les viols de masse commis par ses troupes lors d’une incursion en République centrafricaine, en 2002, ainsi que des atrocités perpétrées en Ituri, en 2003 [28]. Sans la coopération de nombreux États, de tels procès n’auraient pas lieu. Décision sans précédent, le Conseil de sécurité créa un “Tribunal spécial pour le Liban“ en 2007 (résolution 1757), après l’attentat qui coûta la vie à l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri. Il a compétence pour 14 assassinats, tentatives d’assassinats et attentats ayant visé des personnalités libanaises anti-syriennes depuis octobre 2004.
Afin de promouvoir des relations amicales entre États, l’ONU encourage la constitution de regroupements économiques régionaux. La liste (non exhaustive) est déjà longue : Communauté économique européenne en 1957, Marché commun centre-américain en 1961, Union douanière et économique de l’Afrique centrale en 1964 (devenue Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale en 1969), Association des nations d’Asie du Sud-Est en 1967, Communauté andine en 1969, Communauté des Caraïbes en 1973, Groupe des pays Asie-Caraïbes-Pacifique en 1975, Communauté économique pour le développement des États de l’Afrique de l’Ouest en 1975, Conseil de coopération du Golfe en 1981, Association régionale pour la coopération en Asie du Sud en 1985, Union du Maghreb arabe en 1989, Coopération économique Asie-Pacifique en 1989, Marché commun des États d’Amérique du Sud en 1991, Union économique et monétaire ouest-africaine, Association de libre-échange nord-américaine en 1994. Chacune de ces associations suit son propre cheminement et en faire l’étude n’entre pas dans le propos de cet ouvrage. Toutefois, dans une perspective géopolitique, un trait domine la plupart de ces regroupements : le blocage. Dans les faits, de multiples rivalités entravent le rapprochement et la coopération : politiques, économiques, voire ethniques, tous sujets précédemment abordés.
Le jeu des alliances bilatérales se double d’engagements multilatéraux, souvent sur une base régionale. Les États peuvent s’associer pour de multiples raisons autres qu’économiques. Certains cherchaient à mettre en place un système régional de sécurité collective : Organisation de l’unité africaine créée en 1963 (devenue Union africaine en 2002), Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (1994). L’Union africaine tente des médiations lors de chaque conflit sur le continent et fournit des contingents à chaque mission de l’ONU. L’Union africaine a créé, en 2002, un Conseil de paix et de sécurité, voué à la prévention et à la gestion des conflits sur le continent africain (mise sur pied de forces d’intervention, les Forces africaines en attente, pour 2010). Mais ses moyens demeurent limités, ce qui le rend dépendant des aides extérieures : programme African Crisis Response Initiative-ACRI puis African Contingency Operations Training and Assistance-ACOTA des États-Unis, British Peace Support Team-BPST des Britanniques et Renforcement des Capacités Africaines de Maintien de la Paix-RECAMP des Français, élargi à l’Union européenne. Ajoutons que les désaccords politiques ne manquent pas, ce qui contribue à expliquer l’échec du “Mécanisme pour la prévention, la gestion et le règlement des conflits“ mis en place par l’OUA en 1993. L’OSCE engage des médiations dans les conflits eurasiatiques (sa compétence s’étend jusqu’en Asie centrale et s’arrête à la frontière chinoise) et veille au respect des droits de l’homme et du citoyen. D’autres regroupements essayent de défendre des intérêts spécifiques : Ligue des États arabes (1945), Organisation de la conférence islamique (1969), ou une conception particulière : Mouvement des non-alignés (1961). Durant la Guerre froide, les États-Unis cherchèrent à organiser leurs alliés de manière efficace : Organisation européenne de coopération économique (1948), pour gérer le plan Marshall ; Organisation des États américains (1948), pour resserrer les liens avec l’“arrière-cour“, par exemple. Depuis la chute de l’URSS, la Russie tente de restaurer sa puissance perdue : dès 1991, elle suscita une Communauté des États indépendants, espérant ainsi conserver un contrôle indirect sur son ancien empire. Au contraire, Washington, qui n’a aucun intérêt à la renaissance d’une Russie forte, encourage plus ou moins discrètement l’alliance des pays rétifs à l’influence de Moscou, comme celle nouée, en 1997, entre la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie : le GUAM. Dans un sens inverse, l’Organisation de coopération de Shanghai naquit, en 2001, du refus d’un monde unipolaire et de l’hostilité partagée de la Russie et de la Chine envers l’unilatéralisme américain. La recherche d’une régulation internationale se substituant à l’unilatéralisme américain justifie également le regroupement de la Russie (qui avait suggéré cette démarche en 1998), de l’Inde et de la Chine, le RIC, formé en 2002, puis élargi au Brésil, en 2006 pour constituer le BRIC, ensemble fort de 40 % de la population mondiale et créant 10 % de la richesse mondiale [29].
Un ou plusieurs États peuvent intervenir dans un conflit pour honorer des accords ou des traités défensifs, bilatéraux ou multilatéraux.
Ainsi, la France signa-t-elle, après la décolonisation de l’Afrique noire, une série d’accords bilatéraux, souvent en partie secrets, en matière de défense et de coopération militaire. Les accords dits “de défense“ impliquent une garantie française en cas d’agression. Cette dernière peut revêtir trois formes : des troubles internes – dits “circonstances graves“ – (cela était inclus dans les accords signés au début des années 1960 avec la Côte-d’Ivoire, le Gabon et le Tchad), des mouvements de rébellion soutenus de l’extérieur, une agression étatique. La mise en œuvre de ces accords ne revêt aucun caractère d’automaticité. Les accords dits “de coopération militaire“ assurent une formation de personnels, une assistance militaire technique et un soutien logistique [30].
Ils constituèrent le cadre juridique des multiples interventions de l’armée française dans la région. Certains autorisent même l’intervention de la France en vue du maintien de l’ordre intérieur : Côte-d’Ivoire, Gabon, Togo. En septembre 2002, confronté à une rébellion organisée dans le nord du pays, le président de la Côte-d’Ivoire, Laurent Gbagbo, demanda le soutien de la France, dans le cadre de l’accord de défense de 1961. En l’absence de participation étrangère avérée, cela lui fut refusé. Seul fut mis en œuvre l’accord de coopération prévoyant la contribution des armées françaises à la formation et au soutien des troupes ivoiriennes. Il en résulta le déploiement de la force “Licorne“, le 22 septembre. Dans un premier temps, elle évacua les ressortissants étrangers, ensuite, elle apporta une aide logistique à l’armée régulière, enfin, elle s’interposa entre les belligérants afin de prévenir la guerre civile : le 17 octobre, les deux camps durent se résigner au cessez-le-feu. De même, lorsque la France intervint aux confins du Tchad, de la République centrafricaine et du Soudan, fin 2006 puis début 2007, elle honorait des accords bilatéraux conclus avec les deux premiers pays, menacés de déstabilisation à partir du Darfour voisin [31]. Durant les années 1990, la France signa également des accords de “coopération en matière de défense“ avec plusieurs États du Golfe Arabo-Persique inquiets des menées irakiennes et iraniennes [32] : Koweït (1992), Qatar (1994), Émirats arabes unis (1995). Dans le cadre des ces engagements et à la demande des Émirats arabes unis, la France décida, en janvier 2008, de créer une base permanente dans le port d’Abu Dhabi, « aux portes du détroit d’Ormuz, par où transite 40 % du pétrole mondial [33] ». Cela s’explique par le fait que, « pour ne pas s’enfermer dans un face-à-face étouffant avec les États-Unis, au demeurant mal perçu par leurs populations, les monarchies du Golfe s’attachent à diversifier leurs partenaires, tant pour les achats d’armes que pour les accords de coopération militaire [34] ». Les deux partenaires en tirent donc avantage. En 2009, l’inauguration de la base française à Abu Dhabi, baptisée “Camp de la paix“, coïncida avec la signature d’un nouvel accord de défense avec les Émirats arabes unis. Ce dernier allait plus loin qu’aucun autre signé par le passé (du moins pour ce que l’on peut en connaître). Un quotidien affirma même, quelques jours plus tard, savoir “de source sûre“ que Paris pourrait aller jusqu’à mettre en action ses armes nucléaires [35]. Extrapolation, ou fuite savamment calculée pour “dissuader“ l’Iran ? À la relecture, les propos du président de la République française ne comportaient rien qui permît de trancher : « Il est prévu que nous décidions en commun de réponses spécifiques et adaptées, y compris militaires, lorsque la sécurité, la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’indépendance des Émirats arabes unis sont affectés [36] ».
Mais n’est-ce pas là, précisément, tout l’art de la dissuasion ? Nicolas Sarkozy précisa, à l’occasion de cette inauguration, les objectifs de la France en expliquant que cette base se voulait : « le témoignage du dynamisme de la France et une illustration de la capacité de la France à s’adapter aux défis du monde contemporain, à la mondialisation, à la diversification croissante de nos partenaires politiques, économiques, stratégiques, militaires, voire culturels, au-delà de l’Europe, de l’Atlantique ou des pays issus de notre ancienne zone d’influence traditionnelle [37] ».
Quant à la presse, elle insista sur l’importance des enjeux : pétrole, contrats d’armement, échanges commerciaux, implantation à proximité de l’“arc de crise“ dans lequel la France est déjà impliquée – via l’Afghanistan, notamment – ; et aussi, peut-être, renforcement du lien transatlantique : « Abu Dhabi est une ancienne colonie britannique. L’installation d’une base française dans une région historiquement sous influence anglo-saxonne est chargée de symbole. Au moment où notre pays accomplit son retour dans le commandement [militaire] intégré de l’OTAN, il y a là la preuve concrète d’une volonté de s’insérer dans un effort collectif de défense. À Abu Dhabi, les militaires français seront notamment en contact avec leurs homologues américains et britanniques, présents dans les parages. Ils pourront participer à la collecte de renseignements et être prêts à toute éventualité [38] ».
Parfois, plus opaques encore, voire secrètes, des ententes expliquent le ralentissement ou le blocage d’un dossier. Ainsi, la République populaire de Chine et la Fédération de Russie en usent abondamment aujourd’hui, comme le firent, nous l’avons vu, les principaux protagonistes de la Guerre froide durant cinquante ans. La définition d’un statut pour le Kosovo, la pacification du Darfour, la résorption des sécessions en Géorgie, par exemple, n’aboutissent pas, du fait de la mauvaise volonté de Pékin et/ou de Moscou. Autre exemple : le partenariat stratégique des États-Unis avec l’État d’Israël ainsi que la sympathie qu’il lui manifeste sont considérés comme deux des causes de la paralysie du dossier palestinien et fournissent un argument aux adversaires de Washington, au premier chef Al Qaeda.
La Russie n’a jamais digéré l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999. Elle considéra cette action comme une humiliation et affiche, depuis l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, sa volonté de prendre une revanche éclatante. Moscou affiche donc un soutien sans faille à la Serbie contre les États-Unis et l’Union européenne. Toutefois, Belgrade, qui « ne jure plus que par le grand frère russe [39] » ne devrait pas trop s’illusionner : elle est instrumentalisée dans le bras de fer qui oppose les Russes et les Américains en Europe – élargissement de l’OTAN, système de défense antimissile, notamment. Si les seconds accordent aux premiers des contreparties suffisantes, le Kosovo sera vraisemblablement abandonné aux Occidentaux [40]. Dans le cas contraire, la Serbie risque de devenir un État tampon, comme l’ex-Yougoslavie le fut durant la Guerre froide, après la rupture entre Tito et Staline, et cela pourrait remettre en cause sa volonté d’adhésion à l’Union européenne. De la sorte, Moscou « disposerait au cœur de l’Union européenne d’une sorte de cheval de Troie. Elle empêcherait la continuité territoriale de l’UE élargie et se servirait de la Serbie comme d’une plate-forme pour déstabiliser les pays voisins [41] ». Cette instrumentalisation russe ne se limite d’ailleurs pas à la Serbie, mais englobe l’ensemble des Balkans. Cette région stratégique, constituée d’États faibles, offre au Kremlin, comme à l’Union européenne, un champ de manœuvre très propice au maniement de la carotte et du bâton. Le gouvernement russe, en l’occurrence, ressuscite la politique des zones d’influence qui se déploya dans la région tout au long du XIXe siècle [42].
Pas d’analyse géopolitique sans une étude attentive de la manière dont s’organise la communauté internationale. Les engagements pris, comme le refus d’y souscrire, les liens noués, dénoués ou refusés, ne dépendent pas uniquement de considérations juridiques. Ils revêtent une signification politique et nous les retrouvons dans tous les conflits, dans toutes les crises.
PROBLÉMATIQUE LIÉE AUX OBLIGATIONS INTERNATIONALES
Quel est le rôle des accords internationaux lorsque des acteurs extérieurs interviennent dans la crise ou le conflit ?
CHAMPS DE RECHERCHE
Outils pour étudier les accords internationaux motivant ou justifiant une intervention extérieure sur le territoire où se déroule la crise ou le conflit : . les ouvrages consacrés à l’histoire, aux relations internationales, au droit international et à la science politique.
Les informations recueillies servent à repérer quel(s) accord(s) international(aux) peu(ven)t entraîner dans les événements des acteurs extérieurs au territoire. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :
. les obligation de la charte de l’ONU, . l’Union européenne, . les regroupements économiques régionaux, . les associations régionales autres qu’économiques, . les accords et les traités de défense, . les ententes, . les arbitrages.
La liste n’est pas exhaustive, mais elle recense les facteurs qui apparaissent le plus fréquemment.
Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise ou le conflit que l’on étudie.
Un hélicoptère Puma de l’Armée de l’Air et de l’Espace a été transporté depuis Paris vers la Guyane française dans la soute d’un avion de transport A400M de la Composante air belge. Si cela peut paraitre étrange, ce n’est pas la première fois qu’un Puma de l’AAE était transporté en Guyane via un avion de transport étranger. La réponse se trouve dans une coopération européenne des moyens de transport aériens militaires : l’EATC.
Un transport belge vers la Guyane
Le 20 novembre dernier, l’avion de transport A400M CT-04 de la Composante aérienne belge décollait de sa base de Melsbroek (Bruxelles, Belgique). L’appareil s’est alors dirigé sur Paris, et plus précisément, sur la base aérienne 107 de Villacoublay (Paris, France). Après un arrêt de quatre heure, l’avion de transport a redécollé vers les Canaries, avant de filer vers la Guyane français en Amérique du Sud. L’avion belge est utilisé au profit de l’Armée de l’Air et de l’Espace car il transporte un hélicoptère de transport moyen SA.330 Puma de l’AAE, chargé dans l’avion à Villacoublay.
Utilisé au sein de l’escadron d’hélicoptères outre-mer (EHOM 68), cet hélicoptère assure notamment des missions de protection du centre spatial guyanais, de soutien à la lutte contre l’orpaillage illégal ou encore de secours aux populations.
Pourquoi un A400M belge ?
Depuis le 27 novembre 2023, l’Armée de l’Air et de l’Espace détient une flotte de 22 A400M. L’un de ces appareils pouvait être utilisé pour effectuer ce transport mais les besoins de transport aérien des Forces armées françaises ne permettait probablement pas le déploiement d’un Atlas français en Guyane et ce, durant trois jours. Une option existe : le Commandement européen du transport aérien (European Air Transport Command, EATC). Créé en 2010, ce commandement a pour objectif d’augmenter l’efficacité du transport aérien militaire et du ravitaillement en vol. Au total, 7 pays participent à cette initiative européenne, regroupant plus de 150 appareils de transport :
l’Allemagne
la Belgique
l’Espagne
la France
l’Italie
le Luxembourg
les Pays-Bas
En plus des appareils des forces aériennes des pays participants, l’EATC peut aussi utiliser les A330 MRTT de la Multinational MRTT Unit (MMU).
Gagnant-gagnant
Ainsi, lorsqu’un pays émet un besoin, l’EATC peut connaitre les appareils disponibles en fonction des besoins du pays demandeur. Par exemple, en décembre 2018, un avion de transport tactique A400M de la Luftwaffe transportait déjà un autre Puma de l’AAE vers la Guyane française. Cette coopération franco-allemande, via l’EATC, était un véritable pari gagnant pour les deux pays, l’Allemagne devant justement transporter une délégation officielle en Argentine. Inutile de préciser l’utilité de l’EATC lors d’opérations de grande envergure. Le vol d’un avion de transport tactique A400M ou C-130 Hercules chargé de fret en palettes peut alors être optimisé avec une armée d’un État partenaire en ajoutant du fret supplémentaire ou même des personnels sur les sièges. L’idée est la même pour les avions ravitailleurs, avec la possibilité de planifier des ravitaillements alors qu’un ravitailleur était déjà mobilisé mais avec un potentiel d’utilisation faible.
Dernier point tout aussi important de l’EATC : l’évacuation médicale. Ce commandement comprend le Centre de contrôle d’évacuation aéromédicale (Aeromedical Evacuation Control Center). Celui-ci regroupe des médecins et infirmiers de vol qui analysent les demandes d’évacuation de patients afin de sélectionner l’appareil le plus adéquat en fonction de la pathologie de ce dernier. En près de 13 ans d’existence, l’EATC a ainsi transporté par moins de 15.000 patients, issus de 74 pays différents, en ce compris un grand nombre d’évacuation durant la pandémie de COVID et plus récemment, pas moins de 300 patients transportés depuis le début de l’invasion de l’Ukraine.
Dressé en 2017 dans un rapport « confidentiel » ayant fait l’objet de fuites dans la presse allemande, le constat avait été sans appel : « La capacité de l’Otan de soutenir au niveau logistique un renfort rapide dans le territoire très étendu » relevant du Commandement suprême des forces alliées en Europe [SACEUR] s’est atrophiée depuis la fin de la Guerre Froide». Et cela pour au moins trois raisons.
La première était liée aux infrastructures des anciens membres du Pacte de Varsovie ayant rejoint l’Otan, celles-ci ayant été construites selon des normes différentes par rapport à celles en vigueur dans les pays occidentaux. Un aperçu de ce problème avait été donné au moment du déploiement d’une brigade blindée américaine en Pologne, en janvier 2017, la hauteur des tunnels et la robustesse des ponts étant insuffisantes pour permettre aux véhicules blindés de plus de 62 tonnes de passer.
Le deuxième point évoqué par ce rapport concernait le manque de points d’approvisionnement pour les colonnes de blindés et les déficiences des réseaux ferroviaires. « À quoi servent les systèmes d’armes les plus coûteux lorsqu’ils ne peuvent pas être transportés là où ils sont le plus nécessaires? », avaient d’ailleurs demandé les auteurs de ce rapport.
Enfin, les lourdeurs administratives avaient aussi été dénoncées. Celles-ci avaient été illustrées par les mésaventures d’un escadron du 2e régiment de cavalerie de l’US Army, bloqué à la frontière bulgare pour accomplir les formalités douanières. En outre, le transport de matières dangereuses, comme les munitions, fait souvent l’objet de réglementations contraignantes, si ce n’est tatillonnes…
Aussi, le général Ben Hodges, alors commandant de l’US Army en Europe, avait plaidé pour un « espace Schengen militaire » afin de faciliter le mouvement des troupes. Peu après, l’Otan annonça la création du « Commandement interarmées du soutien et de la facilitation » [JSEC], chargé de la logistique et de la mobilité des troupes en Europe.
De son côté, la Commission européenne dévoila un « plan d’actions » censé améliorer la mobilité militaire au sein de l’Union [UE] en 2018. « L’objectif est de travailler ensemble au niveau européen afin de garantir que les réseaux routiers et ferroviaires soient adaptés au transport militaire et de simplifier et de rationaliser les règles nationales pour le déplacement rapide et sans heurt des troupes et des véhicules militaires sur le continent en cas de crise », avait-il été alors avancé.
Une enveloppe de 6,5 milliards d’euros avait été proposée à cette fin dans le projet de cadre financier pluriannuel de l’UE pour 2021-27… Mais ce montant fut finalement réduit à 1,5 milliard.
Six ans après cette prise de conscience, cet « espace Schengen militaire » reste un vœu pieux. C’est, en tout cas, ce qu’a laissé entendre le général allemand Alexander Sollfrank, le commandant en exercice du JSEC, lors d’un entretien donné à l’agence Reuters, le 23 novembre.
L’Otan « doit pouvoir déplacer rapidement ses troupes vers le flanc oriental », a souligné le général Sollfrank. « Nous devons avoir une longueur d’avance et préparer le théâtre bien avant que l’article 5 [la clause de sécurité collective de l’Alliance, ndlr] ne soit invoqué », a-t-il insisté. Or, « nous avons besoin d’une sorte de ‘Schengen militaire’ », a-t-il dit.
« Au plus fort de la guerre en Ukraine, la Russie a tiré 50’000 obus par jour. Ces obus doivent arriver aux artilleurs. Il faut donc créer des entrepôts pour les munitions, le carburant, les pièces de rechange et les provisions », a expliqué le « patron » du JSEC.
Chef du comité militaire de l’Otan, l’amiral Rob Bauer ne dit pas autre chose. « La guerre de la Russie contre l’Ukraine s’est révélée être une guerre d’usure, et une guerre d’usure est une bataille de logistique ». Or, « nous avons trop de règles », a-t-il estimé.
« Nous manquons de temps. Ce que nous ne faisons pas en temps de paix ne sera pas prêt en cas de crise ou de guerre », a enchéri le général Sollfrank. « L’Otan ne doit pas inciter le Kremlin à commettre une erreur de calcul en lui donnant l’impression qu’elle n’est pas préparée », a-t-il conclu.
Les problèmes de réglementation concerne aussi les membres les plus anciens de l’Otan. En novembre 2022, les chars Leclerc devant se rendre en Roumanie n’avaient pas pu transiter par l’Allemagne, en raison d’une charge par essieu du porte-engin blindé TRM 700-100 supérieure à la limite autorisée par le code de la route en vigueur outre-Rhin.
Depuis quelques années, il apparait que la plupart des armées européennes font face à une importante crise des effectifs, peinant à recruter et fidéliser leurs personnels, sujet plusieurs fois traité sur notre site depuis quelques mois. Ces difficultés sont d’autant plus intenses ces derniers temps que, suite à l’agression russe contre l’Ukraine, nombre de ces armées ont entrepris de retrouver de la masse, et donc d’augmenter leurs objectifs de recrutement, souvent sans grand succès, bien au contraire.
Il est vrai qu’au-delà d’un nombre réduit de candidats, les armées tendent désormais à vouloir recruter des profils de mieux en mieux formés, ceci étant imposé par l’augmentation rapide de la technologie à tous les échelons de l’action militaire, alors que les standards physiques et psychologiques ont, quant à eux, été maintenus, créant naturellement une plus forte tension sur le filtre initial des « admissibles ».
Si le recrutement est plus difficile, la fidélisation des militaires l’est semble-t-il tout autant. De nombreux rapports, en Europe comme aux Etats-Unis, font état d’un taux de réengagement bien plus faible aujourd’hui qu’il ne l’était précédemment, lié notamment à l’attractivité du secteur privé friand des compétences acquises par les personnels militaires, mais également à une plus faible résilience globale face aux contraintes de la vie militaire, par ailleurs bien peu valorisée, y compris au sein des armées elles-mêmes.
Ces deux difficultés se cumulant, les armées européennes voient aujourd’hui leurs pyramides des grades, des âges et des compétences, consubstantielles de l’organisation hiérarchique militaire, directement menacées à moyen terme, au point que ce phénomène pourrait venir altérer directement le potentiel militaire, et donc dissuasif, de ces pays, dans un contexte international bien peu permissif dans ce domaine.
Toutefois, outre ces aspects techniques expliquant les rapports récurrents mettant en évidence les difficultés en matière de Ressources Humaines rencontrées en Italie, en Allemagne, en Suisse ou au Royaume-Uni, un second phénomène, bien plus problématique, est à l’œuvre à moyen terme, qui viendra potentiellement altérer les capacités de recrutement, donc les formats mêmes des armées européennes dans les années et décennies à venir.
Une menace à moyen terme sur les effectifs impossible à éviter ?
En effet, la démographie européenne, avec un taux de fécondité moyen sous la barre des 1,5 enfant par femme masquant d’importants écarts entre les 1,83 français et les 1,2 italien et espagnol, mais également un âge moyen passé de 36 ans en 2000 à 42 ans en 2023, et un endettement moyen des États qui a augmenté de presque 50% passant de 62% en 2008 à 92% en 2021, constituent une conjonction de facteurs des plus inquiétants pour les politiques de recrutement des armées européennes dans les années à venir.
Le nombre relatif de candidats va ainsi diminuer, du fait d’un nombre plus réduit d’enfants, donc de jeunes éligibles aux fonctions militaires. Dans le même temps, l’action conjuguée du vieillissement de la population et de la dégradation des finances publiques, va inciter les gouvernements à privilégier les profils productifs, donc fléchés vers le privé, ne serait-ce que pour tenter de maintenir à flot les comptes sociaux.
Les entreprises, elles aussi, vont accroitre leur attractivité pour tenter de maintenir leurs propres effectifs et leur activité. De fait, il semble presque inévitable, dans les 20 années à venir, que les formats des armées que nous connaissons aujourd’hui, en particulier des armées ayant fait le choix de la professionnalisation, soient appelés à considérablement baisser partout en Europe.
De même, le recours à la conscription, qui prélève une grande partie d’une tranche d’âge pour une année du circuit productif, sera également de plus en plus difficile à maintenir dans le temps, pour des aspects plus économiques et politiques que sociétaux, rendant l’horizon particulièrement sombre pour les armées européennes d’ici à 2035 ou 2040, et encore davantage au-delà.
Il existe cependant trois alternatives qui, potentiellement, pourraient permettre, si pas d’augmenter les recrutements et de maintenir les formats, au moins d’en atténuer les effets sur l’efficacité de l’outil militaire européen, d’autant qu’elles ne s’excluent pas mutuellement : une restructuration basée sur la réserve d’une part, le recours croissant à la robotisation et aux systèmes automatisés de l’autre, et enfin, une redéfinition des potentiels militaires de chaque pays de sorte à maintenir un effet opérationnel et dissuasif global, tout en spécialisant les armées nationales elles-mêmes.
L’extension du rôle de la Réserve face à la crise des effectifs
La première alternative est de loin la plus évidente et la plus aisément applicable. Il s’agit de faire de la Réserve, ou de la Garde Nationale, le pivot central de l’organisation structurelle et opérationnelle des armées. Dit autrement, cette approche suppose de constituer des capacités presque exclusivement composées de réservistes, partout où cela est possible.
On pense naturellement à toutes les unités constituant le corps de bataille de haute intensité de l’Armée de terre qui, fondamentalement, ne devrait intervenir qu’en Europe, et face à une menace visant directement l’intégrité de l’alliance ou de l’Union européenne, ce qui est cohérent avec l’emploi de réservistes.
Il est également possible, comme c’est le cas pour la Garde Nationale US, de mettre en œuvre des unités techniques, comme des escadrons de chasse, de ravitaillement en vol, ou de drones opérés par des réservistes, ainsi que d’unités de protection côtière et des infrastructures militaires, pour ce qui concerne la Marine et les forces aériennes.
Les militaires professionnels, quant à eux, assureraient l’encadrement et le transfert de compétences à ces unités de réservistes constituées, et formeraient, de plus, le pilier des capacités militaires ne pouvant être déléguées à la réserve, comme la dissuasion ou la projection de puissance.
Cette approche a plusieurs avantages notables. D’abord, une capacité réserviste coute sensiblement moins cher qu’une capacité équivalente de militaire professionnel, tout du moins pour l’aspect ressources humaines ,qui représente toutefois presque 40% des dépenses sur le budget des armées françaises.
En effet, même en surdimensionnant la réserve pour maintenir une opérabilité constante, avec, par exemple, trois réservistes contre un professionnel, les couts en matière de solde et de défraiements seraient au moins divisés par 2, tout en augmentant potentiellement la résilience des armées dans le cas d’un conflit ou d’une crise venant à durer.
Ensuite, le prélèvement d’une réserve sur les forces vives productives d’un pays, est bien inférieur à celui d’un militaire professionnel, et même à celui d’une conscription d’un an pour une tranche d’âge donnée.
Fait intéressant, la prise de compétences d’un réserviste s’effectue simultanément dans les armées et dans le civil, par sa propre activité professionnelle. Enfin, les contraintes de la vie militaires étant sensiblement moindre pour un réserviste que pour un militaire professionnel, la fidélisation peut y être renforcée.
Reste évidemment que le recours à la réserve à ses limites. Ainsi, il n’est pas question d’y recourir, comme dit précédemment, pour certaines missions particulièrement intenses comme la posture de dissuasion ou la projection de puissance, ou du moins pas pour en constituer le pivot.
En outre, les militaires professionnels sont naturellement mieux formés, donc plus efficaces en opérations. Tout du moins est-ce un argument souvent avancé, mais mis à mal par l’efficacité des réservistes ukrainiens depuis un an.
Enfin, remplacer en France 100 000 militaires professionnels par 300 000 réservistes, serait tout sauf aisé, et nécessiterait une stratégie et une offre très efficace pour y parvenir, et ainsi compenser l’inexorable diminution des effectifs professionnels pour les raisons préalablement évoquées.
Le recours massif à l’automatisation et la robotique
La seconde alternative à cette crise RH en devenir s’appuie sur un recours massif à l’automatisation et la robotique partout ou cela est possible, pour réduire le besoin en ressources humaines à capacités opérationnelles maintenues.
C’est notamment la stratégie mise en œuvre par les Forces d’Autodéfense nippones, qui entendent s’appuyer massivement sur les drones et la robotisation pour diminuer les besoins en matière d’équipages, qu’il s’agisse d’aéronefs, de navires ou de véhicules blindés.
C’est également cette approche qui est privilégiée aujourd’hui par l’US Navy, qui entend, d’ici à 2045, se doter d’une flotte de 150 navires sans équipage pour lui redonner la masse perdue face à la Chine. Quant à la Marine Royale néerlandaise, elle a récemment annoncé son intention de construire des corvettes à équipage réduit et très automatisées, pour épauler ses propres frégates.
Fondamentalement, cette stratégie n’a rien de nouveau. Les progrès de la technologie ont depuis fort longtemps permis de remplacer l’action humaine par l’action mécanique, et donc d’en réduire la pression sur les ressources humaines, mais aussi les risques pour les équipages.
À titre d’exemple, les chars moyens de la Seconde Guerre mondiale, comme le M4 Sherman, avaient un équipage à cinq hommes, alors qu’aujourd’hui, les chars modernes, comme le Leclerc ou le K2 Black Panther, ont un équipage à trois hommes, précisément du fait de l’intégration de la robotisation et de l’automatisation ayant notamment permis de remplacer le poste de chargeur par un système de chargement automatique.
Le phénomène est encore plus sensible concernant les navires de combat, qui ont vu leurs équipages, à déplacement égal, divisés par 3 depuis les années 70. Ainsi, les destroyers de 5.500 tonnes de la classe Suffren de la Marine nationale nécessitaient un équipage de 360 hommes dans les années 70 et 80, contre 128 marins, officiers mariniers et officiers pour une frégate FREMM de la classe Alsace, à mission et tonnage équivalents, détachement aérien compris.
Le recours à l’automatisation à de nombreux avantages pour les armées, ce qui explique l’engouement de plusieurs d’entre elles vis-à-vis de cette approche. En premier lieu, elle est relativement simple à planifier. En effet, elle ne repose que sur des aspects industriels et technologiques, plus aisément maitrisables que l’efficacité supposée d’une campagne de recrutement. En second lieu, elle est plus économique dans la durée, et n’impose pas de gestion fine des complexes profils de carrière des militaires professionnels.
Pour autant, elle n’est pas dénuée de difficultés, ni de risques. Ainsi, plusieurs rapports outre atlantiques ont appelé l’US Navy à la prudence dans son basculement vers une flotte partiellement robotisée, car si les navires sont autonomes à la mer, ils nécessiteront néanmoins d’importantes phases de maintenance au port, venant potentiellement saturer les capacités industrielles américaines dans ce domaine.
Par ailleurs, les armées, comme les industriels, manquent de recul quant à l’efficacité de ces systèmes, en particulier lorsqu’il s’agit d’en totalement retirer l’homme, mais également quant à la vulnérabilité de ces moyens hautement numérisés à certaines attaques, comme dans le domaine cyber, pouvant potentiellement priver une armée d’une grande partie de ses forces, faute de s’en être efficacement prémunis.
Enfin, elle est d’autant plus pertinente qu’elle s’applique à des armées technologiques, et ne peut pas, par exemple, pleinement remplacer l’ensemble des moyens militaires d’une armée, notamment parmi les plus gourmands en ressources humaines.
Toutefois, il est intéressant de noter que par leurs natures et applicabilité différentes, les deux solutions évoquées jusqu’ici, la réserve d’une part, la robotisation de l’autre, semblent se compléter pour couvrir une grande partie des besoins de l’ensemble des armées, de sorte à, potentiellement, représenter une solution pour absorber la crise des effectifs en devenir, tout en maintenant les capacités militaires nationales dans le périmètre dans lesquelles elles évoluent aujourd’hui.
La spécialisation des armées nationales
Il existe cependant une troisième voie, qu’il convient de ne pas ignorer, qui pourrait effectivement être envisagée pour répondre à la crise des effectifs en développement. Contrairement aux deux précédentes, celle-ci ne vise pas à maintenir le périmètre capacitaire des armées nationales, et admet même qu’il peut être inévitable d’y renoncer.
Pour cela, il conviendrait d’accepter que les armées nationales européennes se spécialisent en fonction de leur emplacement, compétences, contraintes et savoir-faire respectifs, de sorte à préserver une posture dissuasive et une capacité militaire globale suffisantes pour faire face aux crises à venir, tout en optimisant les moyens RH, technologiques et budgétaires à l’échelle des états dans une vision globale d’interdépendance pour en accroitre l’efficacité.
Prosaïquement, cette approche supposerait que les pays d’Europe de l’Est comme la Pologne et la Roumanie se concentrent sur la constitution d’une force terrestre mécanisée de haute intensité, les pays d’Europe centrale et du nord comme l’Allemagne, les pays bas et la Suède, sur les capacités de soutien et de protection, notamment dans le domaine aérien et de l’artillerie à longue portée, les pays d’Europe du Sud, Italie, Espagne, Grèce et Portugal, sur des moyens navals en Méditerranée et Atlantique. Enfin, France et Grande-Bretagne feraient ce qu’elles savent le mieux faire, la dissuasion d’une part et la projection de puissance de l’autre.
Cette approche a le mérite d’être extrêmement rationnelle, et relativement facile à planifier et à piloter. En outre, elle suppose une grande interdépendance des États européens en matière de défense, ce qui, au passage, neutralise tout risque de dissension, puisque plus que jamais, la sécurité n’est envisagée que d’un point de vue collectif.
Enfin, elle permet de concentrer le moyen RH, mais également technologiques et budgétaires, par pays ou groupe de pays, ce qui réduit les concurrences fratricides sur la scène internationale.
On notera que la présentation ci-dessus est volontairement manichéenne, mais qu’il est tout à fait possible, et même souhaitable, qu’une approche plus souple, permettant aux pays de s’équiper de certaines capacités sortant de leu périmètre initial, pour peu qu’ils acceptent de respecter les standards et le commandement des pays qui pilotent le sujet, notamment en termes d’armement.
Bien qu’attractive et rationnelle, cette approche a cependant bien peu de chances d’être retenue, puisqu’elle suppose une interdépendance assumée des États européens allant bien au-delà de ce qui aujourd’hui est généralement admis.
En outre, son organisation nécessiterait l’émergence d’un commandement unifié européen, et donc d’une forme de fédéralisation de l’Union européenne x OTAN, loin d’être à l’ordre du jour aujourd’hui. Elle n’en demeure pas moins une solution qui devait apparaitre dans cette analyse.
Conclusion
On le voit au travers de ce long article, félicitations à ceux qui sont arrivés au bout, la menace qui pèse aujourd’hui sur les effectifs et formats des armées, du fait de plusieurs facteurs concomitants, n’est pas sans solution.
Reste que les trois approches évoquées nécessitent, non seulement, un changement culturel plus ou moins profond selon les armées pour les mettre en œuvre, mais également des délais suffisants pour être en mesure de palier progressivement les difficultés qui ont déjà commencé à émerger ces dernières années, et qui ne manqueront pas de s’intensifier à l’avenir.
Comme nous l’avions titré il y a quelques semaines, il est plus que probable que les Ressources Humaines représentent, désormais, la ressource la plus critique dans le dimensionnement, et donc l’efficacité opérationnelle et dissuasive, des armées européennes, et au-delà.
Si, traditionnellement, l’attention médiatique tend à se porter davantage sur l’arrivée d’un nouvel équipement, ou la signature d’un nouveau contrat, c’est incontestablement là que se joue, dès aujourd’hui, la sécurité du vieux continent, face aux bouleversements géopolitiques qui secouent la planète, et dont rien ne semble indiquer qu’ils soient appelés à s’atténuer dans les années à venir.
Article du 22 juin 2023 en version intégrale jusqu’au 12 novembre 2023
Initialement, et comme l’avait confirmé la Loi de programmation militaire [LPM] 2019-25, l’armée de l’Air & de l’Espace devait être dotée de 50 avions de transport A400M « Atlas ». Mais cette « cible » n’est désormais plus certaine, étant donné que la LPM 2024-30 désormais en vigueur l’a réduite à « au moins 35 exemplaires » à l’horizon 2030/35.
En outre, d’autres pays clients, comme l’Espagne, ont également l’intention de revoir à la baisse le nombre d’A400M commandés. Évidemment, cela n’est pas sans conséquence sur le plan de charge de son constructeur, à savoir Airbus. Cependant, lors d’une récente audition à l’Assemblée nationale, le Délégué général pour l’armement [DGA], Emmanuel Chiva, ne s’est pas montré trop inquiet.
« La pérennité du programme A400M repose […] sur un équilibre entre ce qui est fait en domestique et l’exportation. Il y a aujourd’hui un certain nombre de pays qui ont passé commande d’A400M et il y a aussi pas mal de prospects à l’export. Nous travaillons en bonne intelligence avec Airbus pour être sûrs qu’on ne tombe pas dans une situation qui conduirait à l’arrêt de la chaîne [de production, ndlr] », a en effet expliqué M. Chiva aux députés.
Cependant, les commandes à l’exportation sont pour le moment timides, avec moins de dix appareils acquis par trois pays différents [Malaisie, Kazakhstan et Indonésie]. En outre, les restrictions imposées par l’Allemagne compliquent certaines discussions, comme celles avec les Émirats arabes unis, pour six exemplaires. Et, pour le moment, l’avion de transport qui a le vent en poupe est le C-390 du brésilien Embraer, qui a séduit le Portugal, la Hongrie, les Pays-Bas, l’Autriche et la République tchèque. La Suède pourrait suivre.
Quoi qu’il en soit, pour le député Frank Giletti, rapporteur pour avis sur les crédits alloués à l’armée de l’Air & de l’Espace, cette réduction de cible du programme A400M est une erreur.
En plus d’être « incohérente avec les besoins accrus de projection de puissance en outre-mer », cette réduction de cible « entre […] en contradiction avec l’évolution à venir des contrats opérationnels de l’armée de l’Air et de l’Espace » car il est « en effet vraisemblable » que ceux-ci « aboutiront à augmenter le dimensionnement de la force de l’échelon national d’urgence renforcé [ENU-R], ainsi que sa distance de déploiement. Or, seul l’A400M peut répondre à ce besoin d’allonge stratégique, grâce à ses capacités d’emport », estime le député.
En outre, relève-t-il, cette diminution du format « est particulièrement intempestive, en ce qu’elle intervient alors que les A400M sont sur-sollicités en opérations [Soudan, Libye, Niger…] et sont même utilisés pour des missions pour lesquels ils n’étaient pas prévus initialement, telles que l’entraînement au saut des troupes aéroportées, faute de disponibilité des avions de transport du segment médian ».
Justement, afin de préparer le remplacement de tels appareils [CN-235, C-130H Hercules], le programme FMTC [Future Mid-Size Tactical Cargo / Futur Cargo Median] fait actuellement l’objet d’un financement européen, au titre de la Coopération structurée permanente [CSP/PESCO]. Celui-ci bénéficie d’un accompagnement de l’Agence européenne de défense [AED], afin de définir les « exigences communes » entre les pays participants, dont la France, l’Allemagne et la Suède.
Lors de l’examen du projet de LPM 2024-30, il avait été avancé que ce FMTC pourrait être doté des mêmes turbopropulseurs TP-400 de l’A400M, ce qui en ferait une sorte de « A200M » tout en procurant plusieurs avantages [pas de coûts de développement, maintenance facilitée, etc].
Mais pour le moment, la perspective de voir voler un tel appareil est encore lointaine. « L’A200M est en fait une proposition d’Airbus, issue d’une étude préliminaire. L’idée est relativement simple : c’est un mini A400M, avec les mêmes moteurs, ce qui permettrait un emploi plus tactique », a rappelé M. Chiva devant les députés. « Mais, pour moi, c’est un peu prématuré de savoir ce que l’on peut faire de cette idée. D’ailleurs, on n’aime pas trop l’appeler A200M pour être précis. Quel sera son modèle économique, ses coûts, sa soutenabilité? Donc, pour l’instant, ce sont plutôt des réflexions préliminaires », a-t-il ajouté.
Quoi qu’il en soit, FMTC ou A200M… Là n’est pas la question. En revanche, ce programme d’avion cargo médian ne sera sans doute pas sans conséquence sur la suite à donner au programme A400M. C’est, en tout cas, ce qu’a suggéré le député Mounir Belhamiti, rapporteur du programme 146 « Équipement des forces – Dissuasion ».
« La LPM 2024-2030 prévoit une cible d’au moins 35 A400M en 2030. La cible définitive dépendra, d’une part, de l’issue des travaux engagés au niveau européen au titre du futur cargo médian tactique et, d’autre part, des perspectives export pour l’A400M, dès lors que les commandes nationales des pays impliqués dans le développement de l’aéronef ne sont pas suffisantes pour assurer en l’état la pérennité de la chaine de production d’A400M », a en effet résumé M. Belhamiti, dans le rapport pour avis qu’il vient de remettre.
L’auteur s’exprime à titre personnel. Colonel de la gendarmerie nationale, expert en sûreté globale, chercheur associé à la Chaire de géopolitique de Rennes School of Business. Auteur de Florian Manet, « Le crime en bleu. Essai de thalassopolitique« , préfaces du général d’armée Richard Lizurey et de l’amiral Christophe Prazuck, ed. Nuvis.
Matérialisée par le conflit russo-ukrainien et ré-affirmée au Proche-Orient depuis l’attaque par le Hamas d’Israël, la nouvelle donne stratégique a des incidences directes et immédiates sur les politiques de défense des États, contraints d’adapter la protection de leurs intérêts majeurs. La maritimisation des modes de vie conjuguées à la digitalisation des économies et aux objectifs de transition énergétique ont dessiné, notamment, une géopolitique énergétique et numérique qui est questionnée aujourd’hui. En effet, ces dynamiques reposent sur des réalisations industrielles à l’image des câbles sous-marins (énergie, télécommunication), des plates-formes d’extraction de matières premières (hydrocarbures, terres rares…) mais aussi les projets d’envergure des îles énergétiques artificielles. Ces infrastructures critiques sous-marines et maritimes sont devenues des centres de gravité stratégiques qui conditionnent la résilience des États. Transparentes pour l’usager, elles constituent, néanmoins, selon les points de vue, soit des vulnérabilités soit des cibles d’intérêt dans la perspective d’une guerre totale ou guerre d’attrition. Florian Manet se fait pédagogue pour expliquer les ressorts de ces nouveaux risques majeurs et met les États devant leurs responsabilités.
4 illustrations : deux photos et deux cartes.
LES ESPACES OCEANIQUES font, actuellement, l’objet d’une cristallisation des intérêts des nations. L’une des illustrations les plus criantes demeure le conflit russo-ukrainien et, notamment, les opérations militaires engendrées à la suite de l’invasion du Donbass le 24 février 2022. Le théâtre des opérations s’est, progressivement, dilué vers les espaces maritimes stratégiques encadrant le théâtre européen aéro-terrestre. L’attaque portée au Moskowa, vaisseau amiral de la flotte russe de la mer Noire, le 14 avril 2022, n’était que le premier épisode d’opérations aéronavales. Le contrôle de la navigation dans cette mer presque fermée, ce cul de sac maritime à la frontière de l’Europe et du Moyen-Orient, constitue l’un des enjeux majeurs au plan militaire comme économique. La pose de mines maritimes, les attaques répétées à base de navires autonomes comme le tir de missiles mer-mer, terre-mer et air-mer visant des installations portuaires comme les flottes de combat ont contraint à une réorganisation des chaines d’approvisionnement internationales. Ce volet d’opérations navales s’avère finalement tout à fait conventionnel dans la perspective d’un conflit armé inter-étatique de haute intensité.
Cependant, une révolution aux conséquences durables s’est jouée, simultanément, sur une mer adjacente au théâtre des opérations aéro-terrestres, la mer Baltique. Les actes de sabotage portés à quatre reprises sur les gazoducs Nord Stream 1 et 2 ont banni durablement la croyance universelle en l’inviolabilité des infrastructures flottantes ou posées au fond des océans dans un contexte de dépendance accrue aux espaces maritimes. Quand bien même fussent-elles situées hors des eaux territoriales.
De fait, alors que les acteurs étatiques se polarisent nettement et que les opérations militaires multi-champs et multi-milieux éprouvent la résilience des parties prenantes, les infrastructures critiques maritimes constituent, plus que jamais, des centres de gravité des conflits inter-étatiques. Des modes d’action qualifiés d’hybrides mettent, désormais, en risque la capacité d’opérateurs de services essentiels à assumer la fourniture de communication, d’énergie et de transport par voie maritime.
Ainsi, après avoir décrit les enjeux de l’« infrastructuration » des espaces océaniques (I), les menaces et des scénarii envisageables d’expression des conflits hybrides dans les espaces maritimes seront présentés (II). Enfin, cette nouvelle donne stratégique invite les États à développer une thalassopolitique conforme à leurs responsabilités et à la défense de leurs propres intérêts (III).
I. L’infrastructuration des espaces océaniques
Les espaces océaniques connaissent un mouvement universel d’exploitation de leurs potentialités ce qui se traduit par l’implantation d’installations artificielles offshore très variées. Cette dynamique est qualifiée par le néologisme d’« infrastructuration » (A). Néanmoins, le droit international a précédé, accompagné et s’est adapté à ces évolutions, s’efforçant de réguler les activités humaines en mer en combinant les principes de souveraineté des États et de protection de l’environnement naturel maritime (B).
A. Une variété et une complexité croissante d’installations posées ou flottantes
Le progrès technologique a accompagné la dynamique de mondialisation économique fondée sur un rapport de dépendance accru aux espaces maritimes. Pour décrire cette réalité irréfragable, on évoque alors le concept de « maritimisation » des économies et des modes de vie. Initiés au XIX ème siècle, ce mouvement de travaux maritimes a affecté initialement les télécommunications avec la pose du premier câble en Manche le 28 août 1850 [1]. Puis, à compter des années 1920, les pionniers de l’exploration pétrolière offshore ont exploité des nappes pétrolifères du golfe du Mexique, rendant possible in fine une production industrielle en 1947. Dès lors, ces infrastructures se développent et se multiplient, de plus en plus loin des côtes et de plus en plus profondément. L’offshore profond se développe entre 1 500 et 3 000 mètres de profondeur.
L’exploitation minière et pétrolière sous-marine
Recouvrant près de 64 % de la surface du globe, ces espaces singuliers regorgent, en effet, de matières premières. Le potentiel minier des fonds et grands fonds marins est très prometteur, notamment dans le contexte de production d’énergies alternatives sans émission de gaz à effet de serre. Les gisement de terres rares ou de modules polymétalliques [2] constituent des défis, certes, technologiques mais aussi économiques.
Par ailleurs, les fonds marins servent de support à des réseaux de tuyaux ou pipe-line [3] alimentant en gaz ou en hydrocarbures les économies énergivores depuis des plates-formes de forage offshore. L’Organisation Maritime Internationale [4] considère que le fret pétrolier, brut ou raffiné, représente un tiers du commerce maritime international. Le stockage comme la distribution des hydrocarbures nécessitent des installations dédiées de plus en plus souvent localisées offshore. Pour des gains de productivité, les navires citerne délivrent les hydrocarbures non plus à quai dans un port mais au large à partir de bouées d’amarrage offshore situées sur le plateau continental. Les bouées d’amarrage par point unique sont utilisées pour immobiliser les pétroliers navettes pendant les opérations de chargement et de déchargement. Attachée à une structure sous-marine à l’aide de tuyaux flexibles, la bouée est maintenue en place par des ancres.
Enfin, se développent, pour des raisons d’autonomie stratégique et de sécurité énergétique, des solutions de stockage de gaz liquéfié. L’exemple lituanien est très illustratif. Il s’agissait, pour cet état balte, d’opter pour une alternative au gazoduc russe et de diversifier ses approvisionnements. Amarré à l’embouchure du port lituanien de Klaipéda, un navire-citerne, INDEPENDANCE, joue le rôle de terminal flottant de gaz naturel liquéfié (GNL).
La mer, remède circonstanciel à la transition énergétique ?
De même, les enjeux environnementaux favorisant des productions d’énergies décarbonnées invitent à la conception et à la réalisation de parcs éoliens, soit posés, soit flottants ou encore à celle de plateformes produisant de l’énergie hydrolienne ou marémotrice promouvant ainsi des Énergies Marines Renouvelables (EMR).
Témoignant, désormais, d’une réelle maturité, ce mouvement connaît actuellement des développements sans précédent comme le démontrent des projets scandinaves en mer du Nord. Il s’agit de la construction d’îles énergétiques [5] (« energy island ») situées au large des côtes qui fourniront de l’hydrogène et de l’électricité aux pays riverains dans une logique d’intégration européenne. Ainsi, un complexe d’envergure, Princess Elizabeth, est en cours de construction à 45 kilomètres des côtes belges, entre La Panne et Ostende. Dotée d’un port, d’un héliport et d’équipements haute tension (transformateur, sous-station), elle s’étendra sur 6 hectares et sera reliée à des parcs éoliens offshore et disposera d’une capacité totale de production de 3,5 gigawatts (GW). Elle alimentera en électricité la Belgique, le Danemark et le Royaume-Uni. Ce premier projet ouvre la voie à des réalisations encore plus importante comme le suggère l’appel d’offre lancé au Danemark pour une île de 20 à 40 hectares. Elle sera implantée à une centaine de kilomètres des côtes occidentales du Jutland, en mer du Nord. Réparties en 10 fermes, les installations composées de 670 turbines offshore seront ancrées à 30 mètres de profondeur. Lors de sa mise en service en 2030, elles produiront nominalement une puissance de 10 GW soit l’alimentation électrique de 10 millions de foyers ou encore la production de 6 réacteurs EPR. Cette île artificielle accueillera, aussi, une capacité de production d’hydrogène et de stockage d’énergie qui sera, ensuite, convoyée par un réseau de câbles d’alimentation à destination du continent. L’hydrogène apporte plus de souplesse dans le stockage et le transport de l’électricité. Ce défi technologique réside aussi dans sa capacité d’intégration dans un environnement naturel particulièrement exigeant.
Les perspectives de transport par voie maritime d’énergie électrique produite offshore mais aussi onshore s’avèrent très dynamique à l’échelle internationale. L’Australie s’impose par une politique très volontariste de production d’énergie électrique au sein du Pacifique sud. Ainsi, le Japon est dépendant de l’énergie produite par l’Australie à hauteur de 15 % de ses importations totales. Une des sources principales provient des champs d’exploitation gazier offshore de IMPEX ICHTHYS [6] implantés sur la côte nord-ouest de l’Australie. De même, le projet sous-marin « Sun Cable » ambitionne de transporter l’électricité produite par des fermes solaires à proximité de Darwin à destination de Jakarta (Indonésie) et de la cité-État de Singapour. Cette géopolitique énergétique constitue l’un des volets conditionnant les relations internationales dans la zone Indo-Pacifique.
Vingt milles câbles sous les mers
Enfin, les espaces océaniques constituent des traits d’union entre les hommes, les peuples et les continents. Ainsi, dès le XIX ème siècle, des câbles de communication ont été déployés en Atlantique nord, reliant la France aux États-Unis d’Amérique. Dès lors, stimulés par la brutale numérisation des économies, les réseaux de câbles sous-marin se sont développés à tel point qu’il est estimé que 97 % des data échangées dans le monde empruntent les fonds marins selon de multiples combinaisons géographiques. Le montant global des transactions financières empruntant les câbles est estimé, en valeur, à 10 trillions de dollar US par jour. Ainsi, sous forme d’impulsions lumineuses circulant à très grande vitesse, ils véhiculent dans les fibres optiques, c’est-à-dire un long fil de verre de l’épaisseur d’un cheveu, des informations de toutes natures. Ordres de bourse, messageries personnelles comme professionnelles, renseignement militaire, etc.
Les câbles maillent les fonds marins. D’un continent à l’autre. D’un rivage à l’autre. Concentrés en leur point d’atterrissement (ou d’attérage), ils s’immergent en faisceau qui, au fur et à mesure, gagnent leurs destinations finales. En 2023, 485 systèmes opérationnels étaient dénombrés pour un réseau fort de 1,2 million de kilomètres. La France, métropolitaine ainsi que les outre-mers en dénombrent une cinquantaine. D’une longueur de 6800 kilomètres, le câble dénommé « Amitié » a été mis en service le 18 octobre 2023 : il relie Boston aux États-Unis d’Amérique à Porge (département de la Gironde) en France ainsi qu’à Bude (Cornouaille) au Royaume-Uni. De même, dans le cadre d’un programme de résilience numérique opéré en Pacifique sud, deux câbles sous-marins transpacifiques « Honomoana » et « Tabua » seront prochainement exploités par Google. Ils visent à améliorer la connectivité et la fiabilité sur les routes transpacifiques entre les États-Unis, l’Australie, la Polynésie française et les Fidji. C’est un premier pas dans la construction de réseaux numériques alimentant et désenclavant les nombreuses îles et archipels du Sud-pacifique. C’est aussi une démarche, certes, technologique et économique Mais, cette démarche est aussi porteuse de conséquences géopolitiques dans une région à forts enjeux.
Or, chacun peut imaginer les difficultés et les obstacles qui compliquent l’entretien d’un tel réseau peu accessible et transparent aux yeux de nombre d’utilisateurs. Ces opérations de maintenance exigent des moyens considérables et un savoir-faire à haute valeur ajoutée maitrisé par peu d’acteurs.
L’une des spécificités majeure repose dans le statut juridique de ces infrastructures qui relève d’acteurs privés et, notamment, des champions de l’Internet. Résumés dans deux acronymes GAFAM (ou plus exactement GAMAM) et BATX [7], ils reflètent, à leur manière, une nouvelle réalité géopolitique d’un monde pivotant sur deux orbites culturelles concurrentielles. Ces partenaires économiques agissent de fait comme des acteurs géopolitiques de dimension internationale dotés d’un pouvoir qui, à bien des égards, égale voire surpasse celui des États tant leur raison sociale – permettre la communication – est déterminante.
B. Une exploitation des espaces maritimes régie par des conventions internationales
Cette exploitation des espaces océaniques s’inscrit effectivement dans le cadre juridique de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) signé à Montégo Bay, en Jamaïque, en 10 décembre 1982. Suite à la ratification préalable par un nombre suffisant d’États, ce texte fondateur est entré en vigueur en 16 novembre 1994. Son apport est fondamental à de multiples titres.
Tout d’abord, cette « constitution de la mer » structure l’espace maritime selon une double perspective, sécuritaire et économique. Ainsi, l’espace de 12 milles nautiques courant depuis la laisse de basse mer vers le large est qualifiée de « mer territoriale ». C’est le prolongement maritime de l’État-côtier. En conséquence, ce dernier exerce, pleinement, des pouvoirs de police à la fois sur le milieu comme sur les vecteurs qui y évoluent librement. Cette garantie constitutionnelle contribue à l’expression pleine et entière de la souveraineté de l’État-côtier exercée sur ses approches maritimes. Ainsi, la pose d’installations (câble ou tuyaux) comme les opérations de recherche scientifique marine sont soumis à un régime d’autorisation préalable.
Par ailleurs, au-delà de cette ligne symbolique des 12 milles nautiques (soit 22 km), s’étend la Zone Économique Exclusive (ZEE) jusqu’aux 200 milles (soit 370 km). La CNUDM [8] attribue de fait à l’État-côtier le monopole de « l’exploration et de conservation et de gestion des ressources naturelles, biologiques, et non biologiques des eaux surjacentes aux fonds marins, des fonds marins et de leur sous-sol, ainsi qu’en ce qui concerne d’autres activités tendant à l’exploration et à l’exploitation de la zone à des fins économiques , telles la production d’énergie électrique à partir de l’eau, des vents et des courants [9] ». Il est, ainsi, libre de réguler les activités économiques telles la pêche maritime et la gestion des ressources halieutiques ou encore la construction d’îles artificielles, d’ouvrages et d’installations. Enfin les 64 % des espaces océaniques restants constituent la haute mer, patrimoine commun de l’humanité. Selon la formulation latine « res nullius, res communis« , la mer relève du patrimoine commun de l’humanité. Les autres puissances étatiques ont la possibilité de poser et d’entretenir des réseaux sous-marins immergés dans la ZEE relevant de la souveraineté de l’État côtier [10].
Enfin, l’État-côtier peut encore valoriser davantage les potentialités offertes par l’espace sous-marin en sollicitant l’extension de son propre plateau continental, auprès de la Commission des Limites du Plateau Continental, organe spécialisé des Nations unies. Déterminée par des conditions géophysiques, cette extension au sol et au sous-sol marin s’inscrit dans le prolongement naturel des terres émergées du rebord jusqu’à une distance de 350 milles nautiques. A la différence de la ZEE, l’État-côtier ne peut revendiquer des droits sur la colonne d’eau surjacente des fonds marins. Il s’agit, en effet, d’eaux à statut international. A titre d’illustration, le 10 juin 2020, la France [11] a obtenu une telle dérogation, notamment, dans l’océan Indien. Cette décision lui a permis d’étendre le domaine sous-marin français de 151 323 kilomètre carré au large de l’ile de la Réunion (58 121 Km2) et de Saint Paul et Amsterdam (93 202 Km2).
De fait, le bouillonnement actuel de projets d’implantation de parcs éoliens ou encore de pose de câbles s’inscrivent en parfaite cohérence avec les dispositions des normes internationales en vigueur. Ces projets d’envergure déployés en mer posent des défis non seulement technologiques mais aussi sécuritaires dont la perception a été renouvelée avec gravité depuis les événements du Nord Stream 1 et 2 en 2022. Les conventions internationales ont envisagé des événements affectant la sécurité des installations offshore à l’image de la convention MARPOL [12] et de ses différentes annexes.
La convention internationale mise en œuvre par l’Organisation Maritime Internationale (OMI) dite de Rome est dédiée à la suppression des actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime [13] et des plates-formes situées sur le plateau continental. Elle envisage la commission d’actes de malveillance de nature terroriste ou en lien avec la prolifération de matières nucléaires mettant en péril la sécurité de la navigation maritime.
II. Les infrastructures critiques maritimes, nouveau champs de bataille ?
L’Union européenne définit les infrastructures critiques maritimes comme « des actifs ou un système qui est essentiel pour la maintenance des fonctions vitales de la société ». Elles incluent non seulement les réseaux d’énergie et de communication sous-marins mais encore les installations portuaires, les rails de navigation, les plates-formes offshore et les réseaux afférents. Elles jouent un rôle central dans les chaines d’approvisionnement globalisées et dans la souveraineté des États à l’image de la liberté de manœuvre des forces armées par exemple [14].
Ces infrastructures posées sur les fonds marins ou flottantes sont l’objet de menaces protéiformes qui retrouvent une acuité singulière au regard d’une polarisation croissante des relations internationales. Elles cristallisent, désormais, l’attention des États qui ont une parfaite conscience de l’importance de ces installations qualifiées, à juste titre, de critiques. Ces risques sont d’ordre accidentels (A) mais aussi volontaires et intentionnelles (B). Ainsi, il convient de distinguer le concept de « sécurité » avec celui de « sûreté ». La sécurité ou safety désigne « la prise en charge des risques d’origine naturelle ou provoqués par la navigation maritime [15] ». Par différence, la sûreté maritime ou security est « la combinaison des mesures préventives visant à protéger le transport maritime et les installations portuaires contre les menaces d’actions illicites conventionnelles [16] ».
A. Les atteintes accidentelles aux infrastructures critiques maritimes
Les infrastructures maritimes sont exposées aux aléas d’un environnement naturel et industriel particulièrement exigeant.
Ainsi, la météorologie spécifique en mer peut se traduire par des tempêtes, raz de marée et courants susceptibles d’endommager les installations. Ainsi, des conflits d’usage entre les vecteurs maritimes et les infrastructures localisées en mer peuvent être provoqués par des éléments naturels conjugués à des problèmes d’ordre mécanique. Un cargo, le PETRA L [17], a heurté une turbine de la ferme éolienne offshore Gode Wind 1 situé en mer du Nord à environ 45 kilomètres des côtes allemandes et à 33 km au large des îles de Juist et de Norderney. Mettant hors service une turbine, cette perte de contrôle serait consécutive à une avarie dans une situation de forts vents.
Par ailleurs, le risque industriel encouru par l’exploitation offshore est une réalité omniprésente, notamment, au regard de la complexité d’infrastructures toujours plus sophistiquées. Ces plates-formes opérées en haute mer concentrent une multitude d’aléas liés à l’activité elle-même d’extraction à forte profondeur et au stockage d’un produit hautement inflammable ainsi qu’au milieu maritime particulièrement exigeant. Le contexte actuel est marqué par une recherche accrue de gisements. Aussi, les frontières du possible sont sans cesse repoussées : des forages toujours plus profonds exposent à des températures et des pressions de plus en plus fortes. Garantir un niveau élevé de sécurité est un enjeu fondamental pour l’industrie pétrolière. Le risque financier encouru est, aussi, susceptible de contribuer à la faillite de l’entrepreneur tant les coûts liés à la gestion d’une crise et les pénalités peuvent être importants.
Exemples non exhaustifs d’accidents majeurs depuis 30 ans
• Ixtoc 1 (golfe du Mexique), 3 juin 1979. La plateforme Ixtoc 1, exploitée par le pétrolier Perforaciones Marinas del Golfo, est soufflée par une éruption de pétrole. Neuf mois sont nécessaires pour stopper la marée noire de plus 500 000 tonnes de pétrole. Coût : 1,5 milliard de dollars US.
• Piper Alpha (mer du Nord), 6 juillet 1988. La plateforme Piper Alfa, opérée par Occidental Petroleum en mer du Nord britannique, explose. Faisant 167 morts, l’accident est celui qui a le plus profondément marqué l’industrie pétrolière en mer. Coût : 3,5 milliards de dollars US.
• Deepwater Horizon (golfe du Mexique), 20 avril 2010. La plateforme de forage Deepwater Horizon de Transocean, opérée par BP, explose, causant 11 morts. BP met trois mois à stopper la fuite à – 1 500 mètres sous l’eau. 4,9 millions de barils de brut se sont échappés. Coût : 40 milliards de dollars.
• Elgin (mer du Nord), 25 mars 2012. Une fuite de gaz de 200 000 m 3 par jour survient sur une plateforme exploitée par Total au large de l’Écosse. Malgré les efforts, les opérations engagées par le pétrolier français pourraient prendre jusqu’à six mois. Coût : 2,5 millions de dollars par jour.
En matière de réseaux de communication, les câbles posés sont vulnérables aux mouvements géologiques du sous-sol marin [18]. Ainsi, parmi les risques les plus fréquents, se trouvent les opérations de pêche et d’ancrage [19] de navire. Si elles sont fort heureusement rares, ces pannes engendrent des effets domino observés parfois très loin de leur centre de gravité au regard du degré d’interconnexion et d’inter-dépendance des économies aux réseaux. Plus récemment, le 8 octobre 2023, le gazoduc Balticconnector [20] et deux câbles de télécommunications ont été victimes de dommages liés à des opérations d’ancrage selon les premiers éléments communiqués par les autorités finlandaises. L’origine accidentelle comme intentionnelle n’est pas encore déterminée [21].
Dans notre perspective, ces atteintes à la sécurité sont à prendre en considération non pas pour elles-mêmes. Mais véritablement comme les conséquences possibles d’un acte de malveillance perpétré sur des infrastructures critiques. Notons que l’environnement maritime démultiplie l’impact d’une crise qui est sans commune mesure avec celle des autres milieux. La maritimisation contemporaine témoigne du gigantisme de la construction navale qui met en circulation des navires citerne longs de 400 mètres transportant plus de 300 000 tonnes de brut. La perte d’un navire génère des conséquences démultipliées dans l’espace maritime et côtier mais aussi dans le temps, car, tant que l’épave n’a pas rendu l’intégralité du fret transporté, du produit s’échappe inexorablement. D’autant plus que l’intervention humaine semble bien dérisoire au milieu des océans, quand les éléments se déchaînent.
Nord Stream 2 ou la révolution de l’évaluation de la malveillance maritime
La maritimisation s’est trouvée renforcée par la dépendance croissante des économies aux richesses des océans mais aussi par le rôle majeur joué par les vecteurs maritimes dans les approvisionnements stratégiques en matières premières. Stimulés par le croissance de l’industrie, les acteurs publics et privés ont massivement investi les océans pour implanter des infrastructures. Conjointement, la notion de risque a été atténuée par cet enthousiasme collectif.
Ces actes malveillants [22] nécessitent la conception d’une manœuvre particulièrement audacieuse visant à interrompre ou à détourner le flux de données transitant par ces tuyaux. Ils supposent des modes opératoires hybrides produisant des effets asymétriques sur le camp adverse : quelques milliers d’euros d’investissement pour l’acquisition, par exemple, d’un drone maritime peuvent causer des dommages de plusieurs millions d’euros. Observé en 1898, lors de la guerre américano-espagnole, les Américains coupèrent les fils télégraphiques entre l’Espagne et ses possessions transatlantiques. Autre scénario possible qui expose moins les auteurs : « écouter » le flux de données qui empruntent ce canal en installant des mouchards aux points clés du réseau. Reste, cependant, à déchiffrer et à exploiter cette masse considérable de données frauduleusement collectées. Enfin, nous assistons à une privatisation progressive de ces infrastructures vitales qui irriguent l’ensemble de nos vies. Jadis réseau étatique, les opérateurs comme les GAFAM en prennent progressivement le contrôle. Ce qui ne laisse pas d’interroger sur les enjeux de souveraineté attachés aux données et aux garanties apportées à la liberté d’expression.
Toutefois, les actes de sabotage portés aux pipeline Nord Stream 1 et 2 ont matérialisé une menace pensée comme théorique. Ce trait d’union maritime gazier reliant la Russie à l’Allemagne est victime d’un acte de malveillance constaté les 26 et 27 septembre 2022. A cette occasion, la communauté internationale s’étonne d’un bouillonnement inhabituel à la surface de la mer Baltique et, ce, en deux endroits différents. Gisant dans les fonds de la Baltique, en Zone Économique Exclusive du Danemark et de la Finlande, le pipeline rallie Vyborg en Russie à Lubmin en Allemagne, soit une distance de 1224 kilomètres. Ce défi technologique permettait d’alimenter l’économie allemande en matières premières bon marché. Les différentes enquêtes sont encore actives afin d’élucider ces actes de malveillance et d’en établir les responsabilités. Néanmoins, il convient de souligner la grande complexité de la conception et de l’exécution d’une telle opération à haut risque. L’expédition sous-marine a été conduite par des plongeurs missionnés pour positionner à différentes reprises des charges explosives sur des installations posées au fond de la mer Baltique.
Cet acte de sabotage a généré un séisme au sein des sociétés hyperconnectées et tributaires de la mer pour l’équilibre de leurs chaines d’approvisionnement. Ces menaces hybrides sont issues d’une zone grise évoluant entre la criminalité organisée et les organisations para-étatiques voire étatiques. Elles s’inscrivent dans un cadre juridique indéterminé entre le régime normal de la paix et le droit des conflits armés. Cyberattaque, subversion politique, coercition économique, opération de déstabilisation, … . tels en sont les modes d’action privilégiés. L’immensité océanique, la multiplicité et la complexité des réseaux posées ou encore des infrastructures offshore constituent autant d’effets multiplicateurs impactant la résilience de sociétés interdépendantes. D’autant plus que ces infrastructures critiques sont véritablement transparentes aux yeux des citoyens peu au fait de ces réalités. Ce rapport distant aux choses de la mer rend souvent inaudible ces enjeux lointains et technologiques. Or, le contexte géostratégique actuel est caractérisé par un recours décomplexé à la force armée comme outil de règlement des conflits, la conception d’une guerre totale incluant les infrastructures critiques et les chaines d’approvisionnement ainsi que par la polarisation des acteurs étatiques. Cette guerre des fonds marins (« seabed warefare ») est devenue une réalité comme le souligne sans ambages les conclusions du Sommet de l’OTAN des 11-12 juillet 2023. : « La menace qui pèse sur les infrastructures sous-marines critiques est réelle, et elle s’accroît. Nous sommes déterminés à déceler et à atténuer les vulnérabilités et dépendances stratégiques de nos infrastructures critiques, ainsi qu’à assurer la préparation, la dissuasion et la défense face à l’instrumentalisation de l’énergie et au recours à tout autre procédé hybride par des acteurs étatiques ou non étatiques à des fins coercitives. Toute attaque délibérée contre les infrastructures critiques de pays de l’Alliance se verra opposer une réponse unie et déterminée, et cela vaut aussi pour les infrastructures sous-marines critiques. La protection des infrastructures sous-marines critiques se trouvant sur le territoire des Alliés demeure une prérogative nationale et un engagement collectif [23]. ».
L’émergence de technologies de rupture duales menace la résilience de nos sociétés interconnectées
Le conflit russo-ukrainien a démocratisé l’emploi des drones non seulement lors des opérations terrestres mais aussi maritimes. Facilement disponible et bon marché, le drone impose une stratégie du faible au fort démultiplié par l’immensité du domaine sous-marin. Il exerce, ainsi, une menace diffuse sur les infrastructures critiques sous-marines et les lignes de communication.
Les drones sous-marins sont des véhicules capables de fonctionner sans être humain à bord voire sans contrôle à distance ou opéré par un humain.
Plusieurs scénarii [24] de perturbation voire d’interruption d’activités humaines en mer peuvent être identifiés par l’emploi de ce moyen :
. Attaque physique coordonnée de drone (s) sur les infrastructures critiques et lignes de communication.
L’engin sous-marin effectuerait des poses de mines réelles ou fictives en surface, en sous-marin ou dans les ports. Il pourrait, en outre, véhiculer des charges explosives (notamment des charges nucléaires) ou disséminer des agents chimiques et / ou biologiques. Au vu du faible coût d’acquisition ou de conception, ce cas d’usage pourrait être mis en œuvre par des acteurs para-étatiques ou issus de la criminalité organisée en qualité de sous-traitant au bénéfice d’autres organisations hybrides. Ce scénario est évalué comme probable.
. Cyber-attaque ciblant les infrastructures critiques sous-marines, maritimes et portuaires.
Ce mode opératoire complexe chercherait à porter une atteinte à la disponibilité et à l’intégrité de la donnée, notamment, en lien avec les systèmes de sécurité maritime (positionnement géographique des navires, cartographie maritime, communication, etc..). Par ses capacités cybernétiques, il pourrait prendre part à des manœuvres élaborées visant à leurrer ou à dupliquer des communications maritimes et portuaires entre des vecteurs entre eux mais aussi entre des vecteurs et des infrastructures (dispositif de Command and Control, sous-stations électriques). Pour accroitre encore les effets sur un théâtre d’opération maritime ou sous-marin, une attaque massive et coordonnée pourrait être envisagée par le recours à un ou des essaim(s) de drones. Furtif par construction, il présente l’avantage d’être difficilement « attribuable » à son commanditaire. Nécessitant encore des développements technologiques important, ce scénario est perçu comme peu probable en 2023.
. Menace physique portée à la sécurité des routes maritimes [25] et des ports
Ce mode opératoire conçoit l’emploi des drones télé-opérés comme des sous-marins ou des navires de surface. Dans cette perspective, ces engins pourraient être dotés d’armes de bord conventionnelles, poser des mines sous-marines pré-programmées voire emporteraient des matières fissiles dans un cas très extrême. Quelle que soit la nature des équipements embarqués, un tel cas d’usage avéré exerce par lui-même une très forte menace psychologique à l’égard des gens de mer, qu’ils relèvent de la navigation marchande ou des flottes militaires. Ce scénario est perçu comme probable.
. Ces technologies évolutives connaissent actuellement des développements par le recours aux apports de l’Intelligence Artificielle ou encore du Machine Learning. Ils posent, néanmoins, de nombreuses questions majeures, notamment en terme d’éthique de la décision ultime. Est-ce que la décision d’emploi de telles armes peut être confiée à des algorithmes ? Cette « démocratisation » d’emploi des drones sous-marins à usage dual interroge aussi sur les perspectives de prolifération vers des acteurs hybrides, voire relevant de la criminalité organisée. Une telle extension d’usage des drones nécessitera, à l’avenir, des mesures de coordination internationale, susceptibles d’impacter les principes du droit maritime international.
Face à ces questions en suspens, ces engins télé-opérés doivent gagner en maturité. En l’état actuel de l’art, les drones connaissent des limitations en termes d’autonomie de navigation et de liaisons entre le pilote et son véhicule sous-marin, notamment, Internet dont la portée se trouve ralentie en milieu marin.
La mer, pare-feu numérique des infrastructures énergétiques et informationnelles [26] ?
Les infrastructures maritimes constituent, bien souvent, des sites industriels complexes dont le principe de fonctionnement et, partant, l’efficacité reposent sur des connexions internes mais aussi externes établies avec des centres distants de Command and Control (C2). Ces interconnexions sont donc consubstantielles à la conception de ces systèmes. En plein développement, elles s’inscrivent graduellement dans le sillage de l’industrie du futur, l’industrie 4.0 [27], qui accélère l’ouverture numérique des ensembles industriels.
Cette menace s’est déjà exprimée récemment au travers un chantage par déni de service avec un opérateur énergétique. Ainsi, en octobre 2015, immergée dans le raz de Sein, l’hydrolienne opérée par l’entreprise finistérienne Sabella est victime d’un rançongiciel [28] infectant l’ordinateur de contrôle de la production. Encore en phase de test, cet incident se traduit, néanmoins, par un arrêt de la production durant 15 jours, privant ainsi l’île voisine d’Ouessant d’électricité. Cet exemple symbolique permet d’envisager l’impact socio-économique sur l’activité humaine en le transposant au cas des îles énergétiques. Ce bilan étant accru par l’insularité.
De plus, les vecteurs maritimes affichent aussi des vulnérabilités susceptibles d’être exploitées par des acteurs hybrides malveillants. La société israélienne a illustré l’acuité de cette menace cybernétique en organisant une cyberattaque visant un navire porte-conteneurs. En décembre 2017 [29], l’équipe d’ingénieurs de Naval Dome est parvenue à prendre le contrôle du ZIM GENOVA à la fois lors d’une escale que lors d’une navigation transatlantique, en compromettant le système de navigation, les radars comme la gestion de la salle des machines. Les effets de cette intrusion numérique opérée à distance démontrent les champs nouveaux d’une action hybride impactant le commerce international et la viabilité des routes maritimes. Au total, l’analyse des risques de la navigation peut se résumer de manière synthétique comme suit :
. usurpation et brouillage des systèmes de positionnement ou de communication ciblant le vecteur ou son environnement,
. dérèglements ou perte de disponibilité des systèmes cartographiques,
. diffusion de fausses informations de sécurité vers le navire,
. intrusion des systèmes industriels à bord,
. chiffrement des systèmes d’information en tout ou partie.
Ce panorama du risque permet d’identifier les modes opératoires hybrides susceptibles d’impacter les activités humaines en mer et, partant, la résilience des sociétés et des États.
III. Le défi de la protection des infrastructures critiques maritimes dans le contexte de guerre haute intensité ou retour en force de la thalassopolitique ?
Le contexte géo-stratégique semble s’orienter durablement sur une polarisation des relations internationales, laissant peu d’espace à une troisième voie. De manière très concrète, cela se traduit par un recours à la force armée comme outil de résolution des conflit et une militarisation multi-champs, multi-domaines. A ce titre, et dans le contexte de maritimisation des économies, les infrastructures critiques maritimes apparaissent comme des centres de gravité stratégiques qui conditionnent la résilience d’un État ou d’une alliance. Elles font l’objet d’un regain d’intérêt des États comme en témoigne un foisonnement doctrinal inédit (A). De plus, cette situation nouvelle recentre l’État sur sa mission de protection de ses propres intérêts dans une thalassopolitique renouvelée, miroir de ses ambitions et de ses moyens (B).
A. Un foisonnement inédit de doctrines en lien avec les fonds marins et de développements technologiques
La période actuelle est fertile en multiples réflexions et propose de nombreuses mesures destinées à diminuer le risque d’atteintes aux infrastructures critiques maritimes. Des études et recherches scientifiques préparent des efforts doctrinaires et invitent au développement de technologies de rupture afin de sécuriser ces infrastructures, certes, difficiles d’accès mais, ô combien, vitales.
La France a rendu public la stratégie ministérielle de maitrise des grands fonds marins [30] en février 2022, combinant une dimension militaire et économique. Cette stratégie se fonde sur un double constat :
. les activités étatiques et économiques se développent dans les fonds marins,
. la protection de nos intérêts stratégiques et la liberté d’action de nos forces pourraient être contestées.
Désireuse de consolider l’autonomie stratégique tout en saisissant les opportunités liées à cet espace de compétition, la France développe une feuille de route dont les éléments principaux sont énoncés ci-après :
. intégrer la maitrise des fonds dans la stratégie de défense au travers des Opérations de Maitrise des Fonds Marins (OMFM) [31],
. définir une gouvernance interministérielle basée sur un groupe de travail multidisciplinaire,
. préparer les capacités de maitrise des fonds marins en cohérence avec les programmes d’armement existants ou prévus [32],
. intégrer cette stratégie au sein d’une dynamique interministérielle portée par la Stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins de 2020 et l’objectif 10 du plan d’investissement « France 2030 ».
Le Royaume-Uni renforce sa flotte hydrographique par la mise en service de deux frégates multi-rôles en janvier 2023 et par des projets d’acquisition de drones sous-marins. Les missions opérationnelles sont axées, principalement, sur la surveillance des infrastructures critiques sous-marines, scellant simultanément un partenariat stratégique avec la Norvège.
Par ailleurs, les États-Unis d’Amérique investissent massivement le champs de la recherche scientifique et du développement de technologies de rupture ou émergentes telles le positionnement géographique ainsi qu’un réseau de senseurs et de capteurs dédiés aux grandes profondeurs associés à une flotte de navires autonomes pilotée à base d’intelligence artificielle.
Les organisations internationales se sont aussi saisies des enjeux des infrastructures critiques.
Avant le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2, l’Union européenne s’est emparée de ce sujet au travers d’un rapport publié par le Parlement européen en juin 2022. Il est intitulé « Conséquences pour l’UE des atteintes à la sécurité des câbles de communication et infrastructures sous-marines [33] ». Ce document suggère une meilleure coordination dans la protection et la surveillance des réseaux immergés et le développement de solutions technologiques. En mars 2023, la Stratégie européenne de sûreté maritime [34] est réévaluée à la lumière des dernières attaques en mer Baltique. Des partenariats stratégiques [35] sont alors noués avec l’OTAN en matière de protection d’infrastructures critiques, sans se limiter exclusivement au domaine maritime.
De plus, l’OTAN a renforcé ses missions de surveillance des espaces maritimes de la mer du Nord et de la mer Baltique sans négliger la mer Méditerranée. La coordination générale est confiée au commandement maritime de l’OTAN ou MARCOM [36] basé à Northwood au Royaume-Uni. Un centre dédié à la sécurité des infrastructures critiques sous-marines a été, en outre, intégré à MARCOM à la suite du sommet l’OTAN organisé à Vilnius les 11 et 12 juillet 2023. Des nations alliées prêtent leur concours à l’image du Corps d’auto-défense japonais et de l’Australie qui ont pris part à l’opération de l’OTAN Sea Guardian en octobre 2022. De même, l’OTAN encourage le partenariat public-privé en créant « un réseau rassemblant l’OTAN, les Alliés, le secteur privé et d’autres acteurs concernés qui permettra d’améliorer le partage de l’information et l’échange de bonnes pratiques » [37].
B. Les États recentrés sur la mission organique de protection des intérêts vitaux ?
Les infrastructures critiques maritimes délivrant des services essentiels relatifs aux communications, à l’énergie, à la fourniture de matières premières… relèvent d’acteurs privés qui assument in fine une mission de service public et concourent activement à la résilience de l’État et des populations. C’est précisément un point commun majeur qui les relient toutes entre elles. Cette situation singulière oblige l’État à assurer la protection de ces activités essentielles. Car ces dernières garantissent directement la défense de ses propres intérêts.
Cette tendance lourde semble irréversible tant la numérisation croissante de l’économie associée aux exigences de la transition climatique se traduisent par une exploitation accrue des potentialités offertes par les espaces maritimes. Néanmoins, au vue du contexte géo-stratégique actuel qui désigne ces infrastructures critiques comme des objectifs militaires, les projets de création de nouvelles connexions numériques sous-marines ou d’installations offshore produisant des énergies marines renouvelables sont susceptibles d’être réévalués. S’inscrivant sur des cycles de conception et de production supérieure à 25 ans, ces projets de grande envergure supposent des investissements conséquents, des autorisations préalables d’acteurs étatiques variés et des défis technologiques. Ainsi, l’exemple du projet Xlinks opéré par des acteurs privés britanniques est illustratif des enjeux. Il s’agit de fournir de l’électricité sûre, fiable et durable à 8 % des foyers britanniques. Conforme aux engagements du gouvernement en matière de développement durable, cette électricité verte sera produite au Maroc [38] à la fois mixant des énergies éoliennes comme solaires. Avant d’être distribuée, elle sera transportée par câbles sous-marins sur plus de 3800 kilomètres à travers l’océan Atlantique.
L’enjeu de protection et de surveillance de ce réseau de transport d’énergie posé connaît une acuité renouvelée depuis la relance le 24 février 2022 du conflit russo-ukrainien. Quels en seront les impacts ? Comment anticiper les évolutions géo-stratégiques dans un projet intercontinental à proximité de chokepoints internationaux ? Les investissements particulièrement conséquents sont très régulièrement assumés par des consortiums internationaux à l’image du câble « Amitié ». Celui-ci est constitué de Facebook, Microsoft, Aqua Comms et Vodaphone avec lequel Orange a signé un partenariat.
Pour ce faire, les organisations internationales comme les États émettent des normes, des obligations afin de sécuriser ces activités essentielles. Le maritime donne, à ce titre, une illustration concrète des efforts déployés. Véritable clé de voute, le code ISPS (International Ship and Port Facility Security) est l’instrument réglementaire en matière de sûreté maritime. Il dispose que « l’évaluation de la sûreté du navire devrait porter sur (…) les systèmes de radio et télécommunications, y compris les systèmes et réseaux informatiques ». Il impose, néanmoins, un plan de sûreté du navire comportant une cartographie logicielle et matérielle du navire, la définition des éléments sensibles et la gestion des vulnérabilités du système. En 2017, l’Organisation Maritime Internationale émet des directives [39] sur la gestion des cyber-risques maritimes dans le sens d’une meilleure protection du transport maritime. Elle impose sous échéance la mise en conformité des systèmes de gestion de la sécurité [40] aux cyber-menaces. Enfin, la directive européenne NIS [41] prévoit la mise en œuvre de mesures destinées à assurer un niveau élevé et commun de sécurité des réseaux et systèmes d’information au sein de l’UE. Transposée en 2018 en droit français, elle identifie comme Opérateur de Services Essentiels les compagnies de transports maritimes et les gestionnaires de ports soumis à des mesures techniques et organisationnelles contre les cyber-risques.
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En conclusion, matérialisée par le conflit russo-ukrainien et ré-affirmée au Proche-Orient depuis l’attaque par le Hamas d’Israël, la nouvelle donne stratégique a des incidences directes et immédiates sur les politiques de défense des États, contraints d’adapter la protection de leurs intérêts majeurs. La maritimisation des modes de vie conjuguées à la digitalisation des économies et aux objectifs de transition énergétique ont dessiné, notamment, une géopolitique énergétique et numérique qui est questionnée aujourd’hui. En effet, ces dynamiques reposent sur des réalisations industrielles à l’image des câbles sous-marins (énergie, télécommunication), des plates-formes d’extraction de matières premières (hydrocarbures, terres rares…) mais aussi les projets d’envergure des îles énergétiques artificielles. Ces infrastructures critiques sous-marines et maritimes sont devenues des centres de gravité stratégiques qui conditionnent la résilience des États. Transparentes pour l’usager, elles constituent, néanmoins, selon les points de vue, soit des vulnérabilités soit des cibles d’intérêt dans la perspective d’une guerre totale ou guerre d’attrition.
Le sabotage de Nord Stream 1 et 2 a remis en cause l’ordre international existant. Parmi d’autres enseignements, il a placé au centre des débats notre organisation socio-économique et, singulièrement, notre rapport à la mer. En ce sens, cet acte de sabotage renforce l’État dans sa fonction première de protection de ses intérêts vitaux et de disponibilité des fonctions et services essentiels. Qui sont en très grande partie tributaires des espaces océaniques. La thalassopolitique offre ainsi aux observateurs comme aux décideurs une opportunité d’adopter un point de vue fertile pour mieux appréhender la complexité du monde et des relations internationales.
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[1] John Watkins BRETT, à bord du remorqueur GOLIATH, pose le premier câble entre le cap Gris nez, en France, et la cap Southerland au Royaume-Uni. L’émission dura 11 minutes avant que le câble ne se rompt en divers endroits.
[2] La réalisation des batteries de stockage d’énergie réclame du magnésium, du cobalt ou encore du nickel. Ces matières sont présentes dans des enrochements. Ainsi, la zone de Clarion-Clipperton – allant du Mexique à Hawaï- regorgerait de 6 fois plus de cobalt et de trois fois plus de nickel que l’ensemble des réserves connues au monde.
[3] Le gazoduc Franpipe fonctionne depuis 1988. Long de 840 kilomètres, il relie la plate-forme de Draupner dans les eaux territoriales de la Suède au terminal gazier de Dunkerque.
[4] Thalassocratie criminelle et sécurisation des approvisionnements stratégiques, Florian MANET, in Sécurisation des infrastructures vitales, Mare et Martin, novembre 2020
[5] https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/en-mer-du-nord-des-iles-energetiques-pour-sauver-la-planete-1948932, consulté le 29/10/23
[6] Le FPSO (Floating Production Storage and Offloding) ICHTYS VENTURER est amarré à 250 mètres de profondeur et à plus de 220 kilomètres des côtes, dans la Zone Économique Exclusive australienne. https://www.offshore-mag.com/field-development/article/16799853/ichthys-lng-fpso-in-place-offshore-australia
[7] Cet acronyme désigne les quatre grandes entreprises du web chinois, à savoir Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.
[8] Article 55 et suivants de la CNUDM
[9] Article 56 de la CNUDM
[10] Articles 58 et 112, CNUDM
[11] Voir décision de la Commission des limites du plateau continental, consulté le 23/10/24, 2020_03_04_COM_SUMREC_FRA2.pdf
[12] Cette convention est dédiée à la prévention et à la répression des rejets volontaires en mer par des navires ou des plates-formes offshore, que la cause soit accidentelle ou liée à l’exploitation. Elle a été adoptée en 1973 et enrichie de protocoles additionnels (en 1978 et 1997) , https://www.imo.org/fr/about/Conventions/Pages/International-Convention-for-the-Prevention-of-Pollution-from-Ships-(MARPOL).aspx
[13] Ou Suppression of Unlawful Acts against the Safety of Navigation (dite SUA). Elle a été signée le 10 mars 1988 et ratifiée le 1 er mars 1992. Elle fait suite à un acte de terrorisme commis à bord du navire à passagers ACHILLE LAURO 1985 au large d’Alexandrie. Ce navire a été détourné et un passager de nationalité américaine a été tué sur fonds du conflit israélo-palestinien. Elle a été enrichie par le protocole pour la répression d’actes illicites contre la sécurité des plates formes fixes situées sur le plateau continental.
[14] Protecting critical maritime infrastructure – the role of technology, 032 STC 23 E rev.2 fin – 7 octobre 2023
[15] POLÉRE, Pascal « Sûreté maritime : bilan et perspectives du code ISPS », DMF, 2006, p.66
[16] Règlement européen n° 725/2004 reprenant le Code ISPS
[18] Le 26 décembre 2006, un tremblement de terre de magnitude 7 sur l’échelle de Richter secoue Taïwan. L’épicentre est localisé dans le détroit de Luçon par lequel transitent l’ensemble du réseau de câbles qui relie l’île et une partie de l’Asie du Sud-Est avec le reste du monde. L’ensemble des communications ont été très perturbés, 50 jours ayant été nécessaires pour rendre opérant cette infrastructure.
[19] En juillet 2017, la Somalie a été isolée du reste du monde après qu’un porte-conteneurs coupe l’Eastern Africa Submarine System (EASSy), unique câble du pays. Les pertes quotidiennes ont été évaluées à 9 millions d’euros par jour soit la moitié du PIB journalier de la Somalie.
[20] Ouvert le 11 décembre 2019, le gazoduc BALTICCONNECTOR approvisionne en gaz la Finlande depuis l’Estonie. Il permet à la Finlande d’accéder au stockage de gaz naturel d’Incukalns en Lettonie. Le gazoduc comprend trois tronçons : 22 km sur le sol finlandais, 80 km en mer et 50 km sur le sol estonien. Dans le même temps, un câble de communication a été endommagé entre la Suède et l’Estonie.
[21] Voir https://www.reuters.com/world/europe/finland-retrieves-anchor-seabed-near-broken-gas-pipeline-2023-10-24/, consulté le 23/10/23
[22] Voir Security Threats to undersea communications cables and infrastructure- conséquences for the EU, DG for External Policies, juin 2022,
[23] Communiqué du sommet de l’OTAN de VILNIUS, https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_217320.htm, consulté le 26/10/23.
[24] Voir Australia’s Trade and the Threat of Autonomous Uncrewed Underwater Vehicles, RMIT University, disponible https://www.rmit.edu.au/research/centres-collaborations/cyber-security-research-innovation/autonomous-uncrewed-underwater-vehicles, consulté le 26/10/2023
[25] Pourraient être visé en priorité les chokepoint. L’agence américaine pour l’énergie (EIA) définit ainsi le chokepoint : « narrow channels along widely used global sea routes ». Voir MANET, Florian, 17/09/21,https://www.diploweb.com/Pourquoi-le-detroit-d-Ormuz-est-il-un-symbole-des-enjeux-contemporains-de-la-maritimisation-de-nos.html
[26] La marétique, un enjeu essentiel pour l’humanité ? Florian MANET, in Cybercercle Collection, décembre 2020
[27] Industrie 4.0, cheval de Troie de la cybersécurité intégrée au sein de l’aéronautique ? Une opportunité historique à saisir, Florian MANET, in Cybercercle Collection, juillet 2022
[28] Technique d’attaque courante de la cybercriminalité, le rançongiciel ou ransomware consiste en l’envoi à la victime d’un logiciel malveillant qui chiffre l’ensemble de ses données et lui demande une rançon en échange du mot de passe de déchiffrement. https://www.ssi.gouv.fr/entreprise/principales-menaces/cybercriminalite/rancongiciel/
[29] Consultation du site de Naval Dome, http:// navaldome.com/
[30] https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwi2vaH_mZOCAxUrT6QEHfhjAnYQFnoECBkQAQ&url=https%253A%252F%252Fwww.defense.gouv.fr%252Fsites%252Fdefault%252Ffiles%252Fministere-armees%252F20220210_LANCEMENT%2525, consulté le 26/10/23
[31] Ces OMFM se définissent comme « l’ensemble des opérations conduites vers, depuis et sur les fonds marins et associant des systèmes pouvant opérer de manière autonome ou en réseau. Le spectre des OMFM s’étend des opérations hydro-océanograhiques à des opérations d’intervention et d’action sous la mer, en passant par des missions de surveillance.
[32] Comme les Capacités hydrographique et océaniques du Futur (CHOF), Système de Lutte Anti-mines du Futur (SLAMF) ou encore les premiers drones (AUV) et robots (ROV) pouvant opérer jusqu’à 6 000 mètres.
[33] BUEGER, Christian, LIEBTRAU, Tobias et FRANKEN, Jonas, http://europarl.europa.eu/Regdata/etudes/IDAN/2022/702557/EXPO_IDA(2022)702557_EN.pdf
[37] Communiqué du sommet de l’OTAN de VILNIUS, https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_217320.htm, consulté le 26/10/23
[38] Les installations seront localisées dans la région de Guelmin Oued Noun au Maroc. La connexion au réseau britannique est envisagée dans le Devon à Alverdiscott. La production théorique est évaluée à 10,5 gigawatts dont 7 GW proviendraient de l’énergie solaire et 3,5 GW de l’énergie éolienne. Le Maroc apporte une prévisibilité et une constance dans la production d’énergie, contrairement à l’éolien britannique, instable et irrégulier. La première phase du projet sera opérationnelle en 2029, la deuxième phase étant prévue en 2031.