Dévoilé le 11 octobre, le projet de loi de finances pour l’exercice 2025 prévoit de porter le montant des crédits de la mission « Défense » à 50,54 milliards d’euros [soit + 3,3 milliards], conformément à la trajectoire financière définie par la Loi de programmation militaire [LPM] 2024-30. Et cela dans un contexte marqué par une dégradation significative des finances publiques, doublée par une situation politique incertaine, ce qui aura des incidences sur le débat budgétaire à l’Assemblée nationale.
Quoi qu’il en soit, le ministère des Armées est l’un des rares à échapper à la cure d’austérité qui s’annonce. Ce qui peut engendrer de l’incompréhension parmi une partie de l’opinion publique… Le ministre, Sébastien Lecornu, en est d’ailleurs conscient, en affirmant qu’il avait un « devoir vis-à-vis des contribuables, citoyens et électeurs » en faisant en sorte que cet argent « soit bien employé ».
Mais, ce 14 octobre, lors d’une audition à l’Assemblée nationale, M. Lecornu a soutenu que le ministère des Armées avait déjà payé son écot au redressement des finances publiques.
« On a [eu] des dividendes de la paix qui ont été emmenés un peu loin dans les années 2000 et dont on voit bien que les effets ont été durables sur nos capacités militaires. […] On avait, globalement, pendant vingt ans, une richesse nationale qui avait augmenté de plus de 50 % et des dépenses militaires mondiales qui avaient augmenté de 18 % pendant que nos dépenses militaires nationales diminuaient de 17 % », ce qui s’est traduit par la suppression de 54 000 postes, d’un régiment de l’armée de Terre sur deux et de 11 bases aériennes. Et le ministre de relever également que la Marine nationale avait « 311 000 tonnes d’acier à la mer dans les années 1980 » contre 287’000 tonnes en 2019.
Pour le moment, le ministère des Armées n’a pas publié le détail des livraisons et des commandes prévues en 2025. Mais devant les députés de la commission de la Défense, M. Lecornu en a donné les grandes lignes.
Ainsi, sans entrer dans les détails, un effort plus important que prévu sera fait sur les munitions dites complexes, avec une enveloppe de 1,9 milliard d’euros [+ 27 %, soit 400 millions d’euros de plus par rapport à l’exercice 2024] et il est question de renforcer les capacités permettant d’éviter un « contournement par le bas de la dissuasion ». L’espace bénéficiera d’un investissement de 870 millions d’euros [soit + 15 %] tandis que le renseignement et le cyber verront encore leurs crédits progresser [environ 13 % de plus]. Enfin, il s’agira d’accélérer le développement d’armes à énergie dirigée ainsi que les moyens relatifs aux grands fonds marins.
Mais le « gros » morceau reste encore le porte-avions de nouvelle génération [PA NG] puisque, a annoncé M. Lecornu, le ministère des Armées notifiera sa commande aux industriels l’an prochain.
« L’année 2025 sera celle de la passation de commande du porte-avions de nouvelle génération », a simplement lâché M. Lecornu.
Jusqu’à présent, cette échéance était incertaine. Et probablement qu’elle suscitera quelques commentaires négatifs [le ministre en a eu un avant goût en commission…], d’autant plus que l’investissement prévu devrait s’élever à « une dizaine de milliards d’euros », selon le dernier numéro de Cols Bleus, le magazine de la Marine nationale.
En réalité, le programme de PA NG a en quelque sorte déjà commencé étant donné que, en avril, la commande des « prestations à longs délais d’approvisionnement » ont été notifiées à MO-Porte-avions [la coentreprise de Naval Group et des Chantiers de l’Atlantique] ainsi qu’à TechnicAtome.
« Les prestations concernent la propulsion nucléaire du navire, à savoir : les chaufferies, les enceintes de confinement et la conversion énergie vapeur », avait alors expliqué la Direction générale de l’armement [DGA].
Pour le moment, le programme PA NG est dans sa phase d’avant-projet détaillé, celle-ci devant s’achever avant la fin de l’année 2025. Ce n’est qu’une fois que le dossier de lancement et de réalisation sera prêt que les contrats de développement et de production pourront être notifiés.
Selon Cols Bleus, le PA NG sera « le plus grand navire militaire jamais construit en Europe ». Et pour cause : il affichera finalement un déplacement de 80 000 tonnes [soit 5 000 de plus par rapport à ce qui avait initialement été envisagé] pour une longueur de 310 mètres. De telles dimensions supposent de lancer un chantier colossal à la base navale de Toulon, l’objectif étant de gagner 10 à 15 hectares sur la rade pour y construire des quais et un bassin dédié à ce futur navire.
Les trois services de renseignement allemands, qui étaient auditionnés, ont tous mis en garde contre le danger croissant de la menace russe qui se déplace «d’est en ouest».
La Russie sera «probablement» en mesure d’attaquer l’Alliance nord-atlantique à partir de la fin de l’actuelle décennie, ont averti ce lundi les services secrets allemands en mettant en garde contre le «niveau inédit» des actes d’ingérence actuels de Moscou. «En termes humains et matériels, les forces armées russes seront probablement en mesure de mener une attaque contre l’Otan dès la fin de cette décennie», a estimé le patron des services d’espionnage et contre-espionnage allemands (BND), Bruno Kahl, lors d’une audition publique à la chambre des députés. Selon lui, «un conflit militaire direct avec l’Otan devient une option pour la Russie».
Les trois services de renseignement allemands, qui étaient auditionnés, ont tous mis en garde contre le danger croissant, selon eux, représenté par les activités des services secrets russes dans le pays. La présidente du service de contre-espionnage militaire, Martina Rosenberg, a fait état d’une «augmentation significative des actes d’espionnage et de sabotage» visant l’armée allemande. «L’espionnage et le sabotage russes augmentent en Allemagne, tant quantitativement que qualitativement», a abondé le chef du Renseignement intérieur, Thomas Haldenwang.
«un véritable ouragan»
Le chef du Renseignement intérieur a accusé Moscou d’être derrière le cas d’un colis qui a pris feu dans un centre du transporteur DHL à Leipzig (est) en juillet. Si le colis «avait explosé à bord pendant le vol, il y aurait eu un crash», a-t-il dit, mentionnant aussi des campagnes de désinformation et des cas d’utilisation de drones espions. De «tempête», la menace russe est «devenue un véritable ouragan» qui se déplace «d’est en ouest», a-t-il ajouté dans une métaphore avec les Etats baltiques et la Pologne, où les actions russes «sont beaucoup plus brutales qu’elles ne le sont actuellement ici».
«Moscou se prépare à une escalade de plus en matière d’actions hybrides et secrètes», a estimé Bruno Kahl. Avec des actes d’ingérences qui ont atteint un «niveau inédit», le Kremlin veut «tester les lignes rouges del’Occident», a estimé le directeur des services secrets. Le gouvernement allemand a annoncé mercredi en parallèle des mesures visant à renforcer les contrôles de sécurité, notamment sur les réseaux sociaux, face aux risques accrus d’espionnage dans les ministères et de sabotage d’infrastructures critiques.
Le 14 août dernier, nous avons appris que l’Allemagne avait émis un mandat d’arrêt européen contre un ressortissant ukrainien accusé d’avoir fait partie d’un commando qui aurait exécuté, en septembre 2022, le sabotage de trois des quatre gazoducs Nord Stream. Le même jour, le Wall Street Journal publiait un article affirmant qu’il s’agissait d’une « opération ukrainienne [ayant] coûté environ 300 000 dollars, selon des personnes qui y ont participé. Elle impliquait [l’Andromeda,] un petit yacht loué par un équipage de six membres, dont des plongeurs civils formés [au sabotage sous-marin]. L’un d’eux était une femme, dont la présence a contribué à créer l’illusion qu’ils étaient un groupe d’amis en croisière de plaisance. “J’éclate de rire à chaque fois que je lis des spéculations dans les médias sur une énorme opération impliquant des services secrets, des sous-marins, des drones et des satellites”, a déclaré un officier qui a participé à ce plan. “Toute cette affaire est née d’une nuit bien arrosée et de la détermination inébranlable de quelques personnes qui avaient le courage de risquer leur vie pour leur pays.” »
Toujours d’après le Wall Street Journal, « Volodymyr Zelensky avait initialement approuvé ce plan, selon un officier impliqué dans cette mission et trois personnes proches du dossier. Mais plus tard, lorsque la CIA en a pris connaissance et a demandé au Président ukrainien de stopper l’opération, il a ordonné d’y mettre fin, d’après ces sources. Cependant, le commandant en chef de Zelensky, Valeriy Zaloujny, qui dirigeait cet effort, a malgré tout décidé de le concrétiser. » Outre le fait improbable de confier une telle opération à une équipe partiellement composée de plongeurs civils, qui auraient navigué en mer Baltique avec le drapeau ukrainien accroché sur le mât de l’Andromeda, qui étaient mal équipés et qui n’auraient pas nettoyé ce bateau après y avoir transporté des explosifs, il est à noter que cet article disculpe opportunément la CIA autant que le Président Zelensky. En d’autres termes, son ex-chef d’état-major des armées Valeriy Zaloujny est présenté comme le seul responsable de ce sabotage, ce qui permet subtilement ne pas faire porter la responsabilité de cet acte de guerre sur les autorités présidentielles ukrainiennes, ni sur l’administration Biden.
Or, de solides indices jamais relayés par les médias grand public occidentaux viennent renforcer le retentissant article de Seymour Hersh publié en février 2023, et accusant le gouvernement des États-Unis d’avoir clandestinement détruit trois des quatre gazoducs Nord Stream. Ces indices suggèrent également que ce sabotage fût potentiellement planifié avec l’aide de l’OTAN et des services spéciaux norvégiens, mais exécuté uniquement par des spécialistes états-uniens, et non grâce à un Poseidon P8-A de la Marine norvégienne, tel que Seymour Hersh l’avait affirmé. Après avoir exposé ce faisceau d’indices, nous expliquerons pourquoi cet acte de sabotage industriel sans précédent favorisera de manière durable et décisive 1) les exportations de gaz naturel de la Norvège vers l’Europe via le Baltic Pipe, un gazoduc construit par le Danemark et la Pologne, et inauguré le lendemain des attaques contre Nord Stream, et 2) les importations de gaz naturel liquéfié des États-Unis par les pays d’Europe centrale et orientale via l’architecture de l’Initiative des Trois Mers, un projet soutenu par Washington et élaboré par l’Atlantic Council à partir de 2014, lancé par la Pologne et la Croatie l’année suivante, et grâce auquel le Baltic Pipe livre du gaz norvégien via le territoire polonais depuis début octobre 2022.
Le conspirationnisme antirusse et la « zone d’exclusion intellectuelle » qu’est l’affaire Nord Stream
Avant d’expliquer et de documenter ces arguments clés, il convient de rappeler que, immédiatement après les attaques contre Nord Stream, une cohorte d’experts, de politiciens et de journalistes occidentaux ont accusé sans preuve Vladimir Poutine d’être l’instigateur de ce sabotage. Fondées sur de simples raisonnements sophistiques, ces allégations auraient dû être rejetées comme des théories du complot par des autorités et des médias occidentaux pourtant obsédés par la vérification des faits et la lutte contre les fausses informations. Cependant, et sans surprise, la presse dominante en Occident a largement diffusé ces analyses biaisées sans aucune conséquence en termes de réputation pour les auteurs de ces accusations, même après qu’elles furent discréditées au profit de l’hypothèse tout aussi douteuse du voilier Andromeda loué par une équipe de plongeurs ukrainiens. Comme l’a observé FAIR.org en octobre 2022, après les attaques contre l’infrastructure Nord Stream, « une grande partie de la presse a docilement répété la ligne officielle occidentale. Le Washington Post a rapidement publié un article titré “Les dirigeants européens accusent la Russie de sabotage après les explosions de Nord Stream”, ne citant que des responsables de l’UE qui affirmaient que, bien qu’ils n’avaient aucune preuve de l’implication russe, “seule le Kremlin avait la motivation, les équipements sous-marins et la capacité” [de planifier et d’exécuter cette attaque – une évaluation totalement inexacte, tel que nous le démontrerons]. Une grande partie des médias ont dirigé leurs soupçons vers la Russie, y compris Bloomberg, Vox, l’Associated Presset la plupart des chaînes d’information. À de rares exceptions près, toute spéculation sur l’implication [éventuelle] des États-Unis fut manifestement considérée comme une “zone d’exclusion intellectuelle”. »
Comme l’on pouvait s’y attendre, les médias occidentaux ont été appuyés dans cette offensive de désinformation par plusieurs think tanks militaristes et antirusses. Par exemple, seulement deux jours après cet événement, le chercheur Daniel Kochis écrivait sur le site de la Heritage Foundation – un cercle de réflexion notoirement belliciste –, que « l’arsenal de guerre de la Russie [semblait alors] inclure le sabotage de pipelines sous-marins (…) [, ce qui] devrait être clairement interprété comme un autre exemple frappant de la manière dont la Russie continu[ait] à utiliser tous les outils à sa disposition pour faire pression sur l’Occident et le déstabiliser. Poutine considère sa guerre en Ukraine et ses attaques plus larges contre le monde occidental comme un conflit à long terme qui ne sera pas résolu de sitôt, et c’est pourquoi il est prêt à littéralement couper les liens avec l’Europe en sabotant les mêmes gazoducs Nord Stream dans lesquels il a investi tant d’argent (y compris en achetant de l’influence) et de capital politique et diplomatique il n’y a pas si longtemps. » Alors que l’hypothèse d’une responsabilité russe dans ce sabotage est désormais écartée en privé comme en public par la plupart des autorités occidentales, cet article n’a pas été modifié ni retiré jusqu’à présent.
Au lendemain de cette attaque, Elisabeth Braw, une chercheuse du tout aussi belliciste think tank American Enterprise Institute, écrivait que « le coupable semble être le gouvernement russe. Avec les pays européens réduisant leurs importations de gaz en provenance de Russie, les pipelines n’étaient de toute façon pas pleinement utilisés, d’autant plus que l’Allemagne a refusé d’homologuer Nord Stream 2 [deux jours avant l’invasion russe du 24 février 2022 en Ukraine]. Par ailleurs, Moscou tente désespérément de faire peur à l’Occident. À plusieurs reprises (…), des responsables russes – y compris Vladimir Poutine –, ont brandi la menace nucléaire dans le but d’effrayer les gouvernements occidentaux pour qu’ils stoppent leur soutien militaire à l’Ukraine. Mais cela n’a pas fonctionné. Désormais, la Russie semble tester une nouvelle stratégie : causer discrètement des dommages à la mer Baltique, un petit océan déjà extrêmement pollué. » Cependant, nous allons constater que des indices disponibles en source ouverte suggèrent non pas un complot russe – un scénario désormais écarté par des responsables de la diplomatie et des services de renseignement occidentaux –, mais une potentielle opération clandestine des États-Unis et de la Norvège, tel que nous le résumerons à travers cette analyse.
Les révélations sous-médiatisées et malhonnêtement discréditées de Seymour Hersh
Le 8 février 2023, le célèbre journaliste d’investigation Seymour Hersh rapporta que la CIA, avec l’aide de l’OTAN, de la Marine états-unienne et des services spéciaux norvégiens, aurait planifié et exécuté une opération clandestine pour détruire les gazoducs Nord Stream. Sans surprise, l’article de Hersh a été soit largement ignoré aux États-Unis, soit rejeté avec des arguments discutables et des tentatives malhonnêtes de discréditer son auteur. Comme il l’a affirmé dans son article, « des plongeurs de la marine [états-unienne], opérant sous la couverture d’un exercice estival de l’OTAN largement médiatisé, et connu sous le nom de BALTOPS 22, ont mis en place les charges explosives déclenchées à distance qui, trois mois plus tard, ont détruit trois des quatre gazoducs Nord Stream, selon une source ayant une connaissance directe de cette planification opérationnelle. (…) La Norvège était l’endroit idéal pour baser la mission. Ces dernières années, au cœur de la crise Est-Ouest, l’armée états-unienne a considérablement renforcé sa présence sur le territoire norvégien, dont la frontière occidentale s’étend sur 2 250 kilomètres le long de l’océan Atlantique Nord et fusionne au-dessus du cercle polaire avec la Russie. Le Pentagone a créé des emplois bien rémunérés et signé divers contrats, malgré quelques controverses locales, en investissant des centaines de millions de dollars pour étendre et moderniser les installations navales et aériennes états-uniennes en Norvège. »
Dans cet article, Hersh écrivit que les services spéciaux norvégiens auraient participé à la planification de ce sabotage, et qu’ils « avaient trouvé une solution à la question cruciale de savoir quand [cette] opération devait avoir lieu. Chaque mois de juin, depuis 21 ans, la Sixième Flotte états-unienne, dont le navire amiral est basé dans la ville italienne de Gaeta, au sud de Rome, parraine un exercice majeur de l’OTAN en mer Baltique impliquant des dizaines de navires alliés de toute la région. Organisé en juin, il serait nommé Baltic Operations 22, ou BALTOPS 22. Les Norvégiens ont suggéré que cet exercice constituerait la couverture idéale pour poser les mines. (…) Leurs partenaires états-uniens ont fourni un élément crucial : ils ont convaincu les planificateurs de la Sixième Flotte d’ajouter au programme un exercice de recherche et de développement. L’exercice, tel que rendu public par l’U.S. Navy, impliquait la Sixième Flotte en collaboration avec les “centres de recherche et de guerre” de la Marine. L’événement en mer se tiendrait au large de l’île de Bornholm [– dans la même zone où les pipelines Nord Stream ont été détruits –,] et impliquerait des équipes de plongeurs de l’OTAN déployant des mines, avec des unités concurrentes utilisant les dernières technologies sous-marines pour les localiser et les détruire », tel qu’annoncé par l’U.S. Navy elle-même.
Toujours selon Hersh, alors que les explosifs devaient initialement se déclencher 48 heures après BALTOPS 22, l’administration Biden aurait décidé de reporter le sabotage en déclenchant ces bombes à distance via « une bouée sonar larguée par un avion à la dernière minute », affirmant que ce système aurait été activé trois mois plus tard, « le 26 septembre 2022, [après] qu’un avion de surveillance [Boeing P-8A Poseidon] de la marine norvégienne [et de fabrication états-unienne] ait effectué un vol de routine et largué une bouée sonar. Le signal s’est propagé sous l’eau, d’abord vers Nord Stream 2, puis vers Nord Stream 1. Quelques heures plus tard, les explosifs C4 à forte puissance ont été déclenchés et trois des quatre gazoducs ont été mis hors service. » Produite par le chercheur suédois Ola Tunander, une importante enquête en deux volets confirme la plausibilité des principaux arguments de Hersh, bien que ce spécialiste ait une autre hypothèse sur les auteurs du déclenchement des explosifs ayant détruit ces gazoducs.
Les indices d’une opération états-unienne « pas si secrète », et la douteuse piste de l’Andromeda
Tel que documenté par Ola Tunander, chaque nuit entre le 22 et le 25 septembre 2022, un « P-8A [Poseidon] immatriculé aux États-Unis, mais avec une “identité masquée”, (…) a quitté la base navale de Cuxhaven/Nordholz, dans le nord de l’Allemagne » et a survolé deux fois la zone du sabotage, tandis qu’un hélicoptère militaire états-unien, un « Sikorsky MH-60R Seahawk (…) survolait pendant des heures le sud-est de la mer Baltique. Il aurait été en mesure de capter tout signal émis par une bouée sonar larguée par un P-8A Poseidon. » Cette même mission a été répétée durant la nuit des 23/24 septembre et celle des 24/25 septembre. Comme il l’a expliqué dans un autre article, « nous savons qu’un avion Poseidon états-unien a quitté la base aérienne navale de Keflavik pour la mer Baltique [environ] deux heures avant que la première explosion n’ait lieu à 02h03 CEST (heure d’été d’Europe centrale) le 26 septembre 2022, et que cet avion devait couvrir la zone à l’est de Bornholm pendant plusieurs heures dans la nuit et la matinée du 26 septembre, avant la première explosion. Nous le savons car un avion ravitailleur états-unien a été envoyé d’Allemagne pour ravitailler le Poseidon au-dessus de la Pologne exactement à la même minute que la première explosion sur le Nord Stream 2, ce qui supposait que le Poseidon devait être utilisé pour une période prolongée. » Comme l’a observé en février 2024 le spécialiste des questions militaires Laurent Lagneau, « le fait qu’un avion de patrouille maritime P-8A Poseidon [états-unien] volait au-dessus de la Baltique peu avant les explosions pouvait (…) susciter des interrogations… d’autant plus qu’il avait coupé son transpondeur », un fait également détecté par Tunander.
Confirmant l’argument de Hersh selon lequel ce sabotage a été préparé et exécuté par des acteurs étatiques – une évaluation partagée par les enquêteurs officiels suédois et danois –, Ola Tunander a conclu à l’issue de ses recherchesapprofondies que «toute cette opération a été planifiée à l’avance [par les services spéciaux états-uniens]. Cela n’indique pas seulement [leur] connaissance préalable de l’explosion, mais (…) du moment exact de la première détonation.On n’envoie pas sans raison un Poseidon depuis l’Islande vers la mer Baltique en pleine nuit [, appuyé par] un avion ravitailleur [qui décolle à la même minute que l’explosion initiale] afin d’assurer une opération de longue durée. » Tunander a pu ainsi cumuler de nombreux indices trahissant ce qu’il perçoit comme une « vaste et (…) arrogante opération états-unienne impliquant l’usage [d’équipements de] haute technologie, [mais] pas si secrète. » En effet, les missions nocturnes suspectes de l’U.S. Navy qu’il a détectées entre le 22/23 et le 24/25 septembre au-dessus de la mer Baltique – et qui impliquaient chacune deux survols de la zone de Bornholm –, étaient traçables sur FlightRadar24.com. Elles n’étaient donc pas véritablement furtives. Un tel manque de discrétion fut observable dans le périple maritime, en mer Baltique, de l’équipe d’Ukrainiens aujourd’hui accusée par l’Allemagne et les médias grand public occidentaux d’avoir saboté les gazoducs Nord Stream. Dans l’un de ses articles, Tunander estima que les « plongeurs ukrainiens à bord de l’Andromeda [, qui auraient été commandés par le chef d’état-major des armées Valeriy Zaloujny,] ont peut-être joué un rôle dans cette affaire, mais plutôt en tant que couverture pour la véritable opération. »
Cet argument est corroboré par de multiples sources officielles occidentales indiquant que la piste du voilier Andromeda n’est pas crédible, du moins pour expliquer qui étaient les planificateurs et les auteurs de cette attaque. Tel que rapporté par le New York Times en avril 2013, « après que des saboteurs ont gravement endommagé les gazoducs Nord Stream en septembre dernier, les autorités allemandes se sont concentrées sur un voilier loué [dont l’équipage] semblait avoir participé à la pose d’engins explosifs en profondeur sous la mer Baltique. Or, après des mois d’enquête, ces autorités judiciaires soupçonnent désormais que le yacht de 15 mètres, l’Andromeda, n’était probablement pas le seul navire utilisé dans cette attaque audacieuse. Ils estiment également que ce bateau pourrait avoir été un leurre, mis en mer pour détourner l’attention des véritables auteurs, qui sont toujours en fuite, selon des responsables informés d’une investigation dirigée par le Procureur général d’Allemagne. Ils se sont exprimés anonymement pour partager des détails sur l’enquête en cours, y compris des doutes sur le rôle de l’Andromeda qui n’avaient pas encore été rapportés [par d’autres médias]. (…) Des responsables états-uniens et européens ont déclaré qu’ils ne savaient toujours pas avec certitude qui était à l’origine de l’attaque sous-marine [contre l’infrastructure Nord Stream]. Mais plusieurs d’entre eux ont affirmé qu’ils partageaient le scepticisme allemand quant à l’idée qu’un équipage de six personnes à bord d’un seul voilier ait posé les centaines de kilos d’explosifs qui ont désactivé Nord Stream 1 et une partie de Nord Stream 2, un ensemble de gazoducs plus récent qui n’avait pas encore commencé à livrer du gaz aux clients. »
Comme l’a ajouté le New York Times dans cet important article, «des experts ont noté que, bien que poser manuellement des explosifs sur les gazoducs soit théoriquement possible, même des plongeurs expérimentés auraient du mal à s’immerger à plus de 60 mètres de profondeur et à remonter lentement à la surface pour laisser le temps à leur corps de se décompresser. Une telle opération aurait nécessité plusieurs plongées, exposant l’Andromeda à une détection par des navires à proximité. La mission aurait été plus facile à dissimuler et à réaliser en utilisant des véhicules submersibles télépilotés ou de petits sous-marins, ont déclaré des experts en plongée et en récupération ayant travaillé dans la zone de l’explosion, caractérisée par des mers agitées et un trafic maritime dense. » Discréditant d’avance l’article douteux du Wall Street Journal paru l’année suivante, ces expertises tendent à conforter les révélations sous-médiatisées de Seymour Hersh, tandis que le récit du « groupe pro-ukrainien » de l’Andromeda a été largement diffusé dans les médias occidentaux un mois plus tard, malgré son manque flagrant de crédibilité. Pointant la Norvège comme un allié des États-Unis qui serait impliqué dans les préparatifs de ce sabotage, Hersh affirma que les planificateurs norvégiens auraient proposé le « vaste exercice de l’OTAN en mer Baltique (…) [nommé] BALTOPS 22 (…) [comme] la couverture idéale pour poser les mines. » Bien sûr, ces allégations doivent être prouvées par d’autres sources que Seymour Hersh, et si possible par une institution judicaire. Cependant, le comportement suspect du Premier Ministre norvégien après sa visite aux États-Unis avec son Ministre de la Défense – et ce quelques jours seulement avant ce sabotage –, ne peut que renforcer les soupçons légitimes d’une opération possiblement planifiée par les États-Unis et la Norvège contre les gazoducs Nord Stream, comme nous allons l’expliquer.
Le Premier Ministre norvégien était-il au courant de la destruction imminente de Nord Stream ?
Deux jours après le sabotage de l’infrastructure Nord Stream, James Crisp spécula dans The Telegraph, avec un argumentaire qui aurait certainement été qualifié de théorie du complot si ces accusations avaient visé Washington, que Poutine cherchait « à briser le moral [des Européens] pour que [leurs] gouvernements (…) subissent la pression des électeurs en colère, craignant une chute brutale des températures cet hiver. Le timing était parfait. Un nouveau gazoduc entre la Norvège et la Pologne [nommé le Baltic Pipe] a été inauguré le [27 septembre], tout près du gazoduc Nord Stream 2, alors que la nouvelle du sabotage présumé était annoncée. » Dans ce contexte, comme Ola Tunander l’a souligné dans sa première enquête complétant l’article de Hersh à propos de cette attaque, il est extrêmement important d’analyser le comportement de Jonas Gahr Støre, le Premier Ministre norvégien, quelques jours avant que le sabotage ne soit commis.
En effet, ce dernier était inexplicablement absent de l’inauguration du Baltic Pipe le 27 septembre 2022, soit le lendemain de l’attaque contre Nord Stream, bien qu’il s’agissait d’une cérémonie de la plus haute importance, décrite par Tunander comme « un évènement norvégo-polono-danois des plus médiatisés, probablement l’inauguration la plus capitale pour la Norvège ces dernières années. Jonas Gahr Støre aurait dû y être présent, mais il ne l’était pas. » Ayant initialement annoncé sa participation à cette cérémonie le 20 septembre, l’annulation soudaine et inexpliquée de Støre le 22 septembre, juste avant son départ des États-Unis, soulève de sérieuses questions jusqu’à présent irrésolues. L’agenda officiel de Støre avant cet événement détaillait ses rencontres aux États-Unis – avec son Ministre de la Défense –, jusqu’au 23 septembre, suivies d’activités non spécifiées en Norvège jusqu’au lendemain du sabotage de Nord Stream. Par conséquent, l’annulation discrète de sa participation prévue à l’inauguration du Baltic Pipe à la fin de son voyage aux États-Unis est indéniablement suspecte.
Comme l’a observé Tunander, « le 20 septembre, le Bureau du Premier Ministre norvégien avait annoncé que le Premier Ministre Støre se rendrait en Pologne, à Szczecin, le 27 septembre pour l’inauguration du Baltic Pipe, le gazoduc [norvégo-polono-danois]. (…) Cependant, le Bureau du Premier Ministre a modifié cette annonce le 22 septembre, en déclarant que le Ministre du Pétrole et de l’Énergie, [Terje] Aasland, remplacerait le Premier Ministre Støre. Cet avis n’a pas été publié dans le calendrier gouvernemental habituel. L’annonce initiale du voyage de Støre à Szczecin a été retirée de son agenda. Où se trouvait le Premier Ministre Støre durant cette période ? Le dimanche 18 septembre, Støre et son Ministre de la Défense, Bjørn Arild Gram, se sont rendus aux États-Unis. Le lendemain, ils ont visité le porte-avions états-unien USS Gerald R. Ford et le Commandement des Forces Conjointes de l’OTAN à Norfolk, près de Washington DC. Ils ont été guidés par Carlos Del Toro, le Secrétaire de la Marine états-unienne, [c’est-à-dire de l’U.S. Navy accusée par Hersh et Tunander d’être impliquée dans le sabotage de Nord Stream]. Ils ont visité le quartier général de la Deuxième Flotte des États-Unis et du Commandement de l’OTAN, où ils ont également rencontré des officiers norvégiens. Le soir, le Premier Ministre Støre a rendu visite à Nancy Pelosi et à Mitch McConnell au Congrès. Le 20 septembre, Støre a assisté à l’ouverture de l’Assemblée générale des Nations Unies à New York et il a eu une réunion avec le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres. Støre a prononcé le discours de la Norvège devant l’Assemblée générale le 22 septembre, ainsi qu’au Conseil de Sécurité le même jour. Le soir, il a participé à une réunion transatlantique des Ministres des Affaires étrangères dirigée par [le Secrétaire d’État] Antony Blinken, avant de rentrer en Norvège. » Décidée à la fin de sa visite aux États-Unis, après sa rencontre avec le Secrétaire de l’U.S. Navy Del Toro, puis avec le principal architecte de la guerre par procuration de l’OTAN en Ukraine Antony Blinken, son absence inexpliquée à l’inauguration du Baltic Pipe ne prouve pas, mais suggère fortement – à la lumière des éléments précités –, sa possible pré-connaissance d’un sabotage imminent de l’infrastructure Nord Stream.
Tel qu’analysé par Tunander, « le problème de Støre était qu’une attaque contre (…) [ces] gazoducs le 26 septembre rendrait impossible sa participation à la cérémonie d’inauguration [du Baltic Pipe] en Pologne [le lendemain]. Sa participation à l’évènement de Szczecin risquait d’être perçue comme une célébration norvégienne de la destruction de Nord Stream, (…) comme si la Norvège fêtait l’élimination de la Russie en tant que principal concurrent gazier de la Norvège, et comme si l’Europe entrait désormais dans une nouvelle ère avec le gaz russe remplacé par du gaz occidental [, y compris grâce au Baltic Pipe]. Nous savons que les dirigeants polonais étaient plus qu’heureux de célébrer la destruction de Nord Stream. Le député européen polonais et président de sa délégation auprès des États-Unis, l’ancien Ministre de la Défense et des Affaires étrangères Radosław Sikorski, a écrit sur Twitter le 27 septembre, juste après l’attaque contre les gazoducs : “Merci, les USA”. Peu de temps après, le Premier Ministre polonais Mateusz Morawiecki l’a critiqué pour ce tweet, le qualifiant d’irresponsable, mais si un ministre ou un politicien norvégien avait exprimé un tel sentiment, cela aurait provoqué un tollé majeur. (…) La présence de Støre à Szczecin aurait été tout aussi scandaleuse, attirant l’attention sur les bénéfices accrus de la Norvège après la destruction des gazoducs germano-russes. »
Sur le long terme, la Norvège et les États-Unis bénéficieront de la destruction de Nord Stream
À la suite de l’invasion illégale de l’Ukraine par la Russie en février 2022, « la Norvège a continuellement renforcé sa position en tant que principal fournisseur [gazier du continent] européen. Le pays a augmenté ses exportations vers l’Allemagne à des niveaux sans précédent, représentant 48 % des importations de gaz au cours des neuf premiers mois de 2023, contre moins de 20 % il y a moins de deux ans », selon HighNorthNews.com. Comme l’a observé le New York Times en avril 2023, « alors que la Russie réduisait ses exportations de gaz naturel l’année dernière, la Norvège les augmentait, devenant désormais le principal fournisseur de ce combustible en Europe. La Norvège fournit également de plus grandes quantités de pétrole à ses voisins, remplaçant le carburant russe sous embargo. “La guerre et la situation énergétique actuelle ont montré que l’énergie norvégienne est extrêmement importante pour l’Europe”, a déclaré Kristin Fejerskov Kragseth, directrice générale de Petoro, une entreprise publique qui gère les actifs pétroliers norvégiens. “Nous avons toujours été importants”, a-t-elle ajouté, “mais peut-être que nous ne le réalisions pas”. »
Il faut souligner que la hausse de la demande européenne en gaz norvégien ne résulte pas du sabotage des gazoducs, sachant que le gouvernement allemand avait refusé d’homologuer Nord Stream 2 juste avant l’invasion russe de l’Ukraine. De plus, en septembre 2022, « la Russie avait réduit ses approvisionnements en gaz via Nord Stream 1 pendant plusieurs mois. En juin [de la même année], elle avait diminué les livraisons par ce gazoduc de 75 % – passant de 170 millions de mètres cubes de gaz par jour à environ 40 millions. En juillet [2022], la Russie l’a fermé pendant 10 jours, invoquant la nécessité de travaux de maintenance. Lors de sa réouverture, le flux avait été réduit de moitié à 20 millions de mètres cubes par jour. Fin août [2022], elle a complètement arrêté Nord Stream 1, prétextant des problèmes d’équipement. Le gazoduc n’avait pas été rouvert depuis », si bien que le gaz qu’il contenait ne circulait plus vers l’Allemagne et l’Europe lorsqu’il a été détruit. Cependant, cette attaque sans précédent contre l’infrastructure énergétique européenne a probablement éliminé toute possibilité d’exportations massives de gaz russe vers l’UE à l’avenir, tout en privant le Kremlin d’un levier d’influence majeur sur l’Europe. Ce fait diminue davantage la plausibilité d’une implication russe dans cette attaque. En effet, ce sabotage a consolidé de manière décisive la position de la Norvège en tant que principal fournisseur de gaz à l’Europe sur le long terme, tandis que le GNL exporté par les États-Unis est devenu une nouvelle source majeure de substitution au gaz russe. Il est également à noter que la Commission européenne prévoit d’arrêter toutes les importations de gaz russe à l’horizon 2027.
Dans un tel contexte, il est difficile d’expliquer l’annulation soudaine – et non justifiée par une urgence publiquement connue –, de la participation du Premier Ministre norvégien à l’inauguration du Baltic Pipe autrement que par sa possible pré-connaissance de l’opération contre les gazoducs Nord Stream. Bien entendu, ce soupçon n’aurait pas nécessairement de pertinence si Seymour Hersh n’avait pas suggéré la complicité potentielle de la Norvège dans la préparation de ces attaques. Cependant, les services spéciaux norvégiens ont-ils participé à leur mise en œuvre ? Sur cette question cruciale, Hersh a affirmé qu’un P8-A Poseidon de la Marine norvégienne aurait été l’avion qui a largué la bouée sonar pour déclencher les explosifs. Tunander a une évaluation différente, basée sur son enquête approfondie qui révèle les sorties nocturnes hautement suspectes de plusieurs P8-A de la Marine états-unienne au-dessus de la mer Baltique entre le 8 et le 26 septembre 2022 – en particulier les nuits du 22/23 et du 24/25 septembre, tel que documenté précédemment.
Selon lui, « le fait que les pipelines aient été mis hors service la veille de l’inauguration du gazoduc [norvégo-polono-danois] (…) peut s’expliquer d’une manière ou d’une autre, et il est certain que l’on n’aurait pas pu, du point de vue norvégien, choisir un jour pire que celui-ci. (…) Peut-être que quelqu’un, (…) y compris le Premier Ministre Støre lui-même, a fait marche arrière, en estimant que la Norvège “n’était pas prête à s’en charger”, parce que les États-Unis avaient livré leurs P-8A Poseidon trop tard. Le 22 septembre, cinq jours avant la cérémonie d’inauguration du Baltic Pipe norvégo-polono-danois à Szczecin, (…) et après une journée complète de visites avec le Secrétaire de la Marine des États-Unis (…) à la base navale de Norfolk, près de Washington, puis [peu] après sa rencontre avec le Secrétaire d’État Antony Blinken, Støre a inexplicablement annulé sa participation à cet évènement. » Dès lors, il est possible que l’utilisation d’un P8-A norvégien alléguée par Hersh ait été refusée par Støre après avoir été initialement prévue pour couvrir les probables architectes états-uniens de cette opération – du moins si l’on considère avec le sérieux qu’il mérite le « Merci, les USA » tweeté par l’influent député polonais et figure néoconservatrice Radosław Sikorski à la suite du sabotage de Nord Stream.
Dans la seconde partie de cette analyse, nous replacerons cette attaque et la mise en service, dès le lendemain, du Baltic Pipe dans le plus large contexte géostratégique de la méconnue Initiative des Trois Mers (ITM), dont la Pologne est un acteur central, et qui permet à la Norvège d’amplifier ses exportations de gaz naturel vers l’Europe centrale et méridionale depuis début octobre 2022. Nous reviendrons alors sur la vieille obsession stratégique de Washington, qui est d’empêcher tout rapprochement durable entre l’Allemagne et la Russie. En substance, cet objectif clé est en train d’être parachevé grâce à la guerre en Ukraine provoquée par les néoconservateurs états-uniens – en particulier depuis le coup d’État du Maïdan de février 2014 –, au redéploiement irresponsable de l’OTAN en Europe de l’Est et dans les pays baltes à partir de 2015, et au sabotage de Nord Stream qui est opportunément attribué au général Valeriy Zaloujny par les médias occidentaux.
Maxime Chaix
Journaliste indépendant, essayiste et traducteur, Maxime Chaix est spécialisé dans l’étude approfondie des opérations clandestines occidentales, de la politique étrangère des États-Unis et de l’instrumentalisation étatique du terrorisme islamiste. Entre 2009 et 2015, il a traduit trois ouvrages de l’universitaire, essayiste et ancien diplomate canadien Peter Dale Scott. En 2019, il a publié son premier essai, intitulé La guerre de l’ombre en Syrie, aux Éditions Erick Bonnier. Déplorant le soutien irréfléchi de la majorité des médias français pour le militarisme de Washington et de ses principaux alliés, dont l’État français, Maxime Chaix pratique un journalisme à l’anglo-saxonne, résolument critique envers les excès militaires occidentaux et le conformisme universitaire, politique et médiatique qui les légitime.
L’Initiative des Trois Mers : un substitut à Nord Stream impulsé par Washington
Dans la première partie de cette analyse, nous avons exposé un faisceau d’indices solides qui tendent à indiquer non pas une responsabilité russe ou ukrainienne dans la destruction de trois des quatre gazoducs Nord Stream, mais une possible opération clandestine états-uno-norvégienne. À travers cette seconde et dernière partie, nous expliquerons pourquoi cet acte de sabotage industriel sans précédent favorisera de manière durable et décisive 1) les exportations de gaz naturel de la Norvège vers l’Europe via le Baltic Pipe, un gazoduc construit par le Danemark et la Pologne, et inauguré le lendemain des attaques contre Nord Stream, et 2) les importations de gaz naturel liquéfié des États-Unis par les pays d’Europe centrale et orientale via l’architecture de l’Initiative des Trois Mers (ITM), un projet soutenu par Washington et élaboré par l’Atlantic Council à partir de 2014, lancé par la Pologne et la Croatie l’année suivante, et grâce auquel le Baltic Pipe livre du gaz norvégien via le territoire polonais depuis début octobre 2022. Alors que l’influent député polonais Radosław Sikorski avait tweeté « Merci, les USA » au lendemain du sabotage de Nord Stream – c’est-à-dire le jour de l’inauguration du Baltic Pipe –, il est crucial de s’intéresser de plus près à la Pologne, et plus largement à l’Europe centrale et orientale dont elle est un acteur majeur, en particulier dans le cadre de l’ITM et de la redirection des flux gaziers que ce projet transnational concrétise au détriment du gaz russe et de la relation russo-allemande.
Ayant depuis longtemps la réputation d’être un néoconservateur, Sikorski n’a pas été sanctionné pour avoir sous-entendu sur Twitter que l’administration Biden était à l’origine de l’attaque contre Nord Stream. En effet, il est redevenu Ministre des Affaires étrangères de la Pologne en décembre 2023. Ce puissant politicien, dont les liens intimes avec Washington sont bien connus, n’était pas le seul décideur occidental à exprimer sa grande satisfaction après le sabotage de Nord Stream. Quatre jours après cet événement, le notoirement belliciste Secrétaire d’État Antony Blinken qualifia publiquement cette destruction de «formidable opportunité de supprimer une fois pour toutes la dépendance [européenne] à l’énergie russe et d’ainsi ôter à Vladimir Poutine l’arme de l’énergie utilisée pour faire avancer ses desseins impérialistes. Cela est très important et cela offre une formidable opportunité stratégique pour les années à venir. » Admise ouvertement et à plusieurs reprises, cette ambition états-unienne se concrétise grâce à l’Initiative des Trois Mers, un projet transnational lancé et soutenu par les États-Unis, dont l’objectif principal est de mettre fin à la dépendance de l’Union européenne au gaz russe en réorientant les flux énergétiques du nord de l’Europe – spécifiquement le gaz norvégien via le Baltic Pipe – vers le centre et le sud du continent, et même au-delà.
Élaboré et promu par l’Atlantic Council depuis 2014, lancé par la Pologne et la Croatie en 2015, et impliquant actuellement treize pays d’Europe centrale, orientale et méridionale, le projet ITM a récemment ajouté la Grèce et la mer Égée comme quatrième zone maritime dans cette architecture transnationale en développement. En 2017, cette politique a été décrite par son principal concepteur et ancien haut gradé du Pentagone comme « “un projet visant à unifier la région d’Europe entre la Baltique, l’Adriatique, (…) la mer Noire [, et désormais la mer Égée] grâce à des infrastructures énergétiques (…) [qui] devraient être une priorité stratégique pour l’administration [Trump]”, selon le général des Marines à la retraite James L. Jones, président du Brent Scowcroft Center on International Security de l’Atlantic Council, lors du sommet de l’organisation à Istanbul le 28 avril [2017]. “C’est un projet véritablement transatlantique qui a d’énormes ramifications géopolitiques, géostratégiques et géoéconomiques”, a affirmé Jones, qui a été Conseiller à la Sécurité nationale sous l’administration Obama. Par conséquent, il a soutenu que “nous devons cultiver l’intérêt de la nouvelle administration états-unienne [pour ces enjeux]. En renforçant la région des Trois Mers, et par extension le reste de l’Europe, cette initiative renforcera l’ensemble de la communauté transatlantique”, a-t-il ajouté. »
Comme l’a souligné le général Jones lors de ce sommet, « l’Initiative des Trois Mers vise à unir les douze [, et désormais treize] pays de l’Union européenne en Europe orientale et centrale en créant une infrastructure Nord-Sud dans les secteurs des télécommunications, de l’énergie et des transports. Bien que cette initiative ne soit pas directement punitive envers la Russie, selon Jones, elle est conçue pour atténuer l’influence du Kremlin dans le secteur énergétique européen, que Moscou a exercée au détriment des États membres de l’UE. » L’objectif de capter l’attention de l’administration Trump sur ce projet a été atteint, puisque le Président lui-même a assisté au sommet de Varsovie dédié à l’Initiative des Trois Mers en juillet 2017. À cette occasion, Trump a vertement critiqué l’Allemagne pour le développement de Nord Stream 2, ce qui a conduit à un intérêt croissant de Berlin pour le projet ITM. En conséquence, au cours du mois de juillet 2021, l’Allemagne a exprimé sa volonté de l’intégrer dans les « politiques et instruments d’investissement de l’Union européenne ».
L’année précédente, le Secrétaire d’État de Trump, Mike Pompeo, avait annoncé que le gouvernement des États-Unis « envisage[ait] de fournir jusqu’à 1 milliard de dollars de financement aux pays d’Europe centrale et orientale participant à l’Initiative des Trois Mers. Notre objectif [était] assez simple : (…) dynamiser les investissements du secteur privé dans le domaine de l’énergie pour protéger la liberté et la démocratie à travers le monde. » Lancée en février 2020, cette promesse d’aide financière états-unienne ne s’est jamais concrétisée, sachant que Trump a perdu les élections au début du mois de novembre de cette même année. Cependant, d’importants investissements ne sont plus nécessaires pour les exportations de gaz naturel liquéfié (GNL) états-unien vers le continent européen car, comme l’ont expliqué en mars dernier les chercheurs Paweł Czyżak et Nolan Theisen, « la capacité mondiale d’infrastructure pour le GNL semble croître bien plus que la demande de gaz réelle, en particulier sur le continent européen – le plus grand marché pour les exportations états-uniennes de GNL. Les données d’Europe centrale et orientale montrent que, dès 2025, la capacité d’importation de GNL dans les pays de l’Initiative des Trois Mers dépassera les importations historiques de gaz russe par gazoduc. Cela signifie que la consommation de GNL dans la région devra non seulement remplacer le gaz russe, mais également croître au-delà de ce niveau. » En résumé, la politique des Trois Mers lancée sous l’administration Obama et soutenue par le cabinet Trump a gagné une plus grande pertinence stratégique pour les décideurs de Washington après l’invasion russe de l’Ukraine, mais sans nécessiter d’importants investissements de la part des États-Unis.
Le 20 juin 2022, trois jours après la fin de l’exercice BALTOPS 22 commandé par l’OTAN – et qui pourrait avoir servi de couverture pour piéger les gazoducs Nord Stream –, le Secrétaire d’État Antony Blinken déclara que « la guerre d’agression du gouvernement russe contre l’Ukraine a rendu le développement de l’Initiative des Trois Mers encore plus urgent – pour tous ses membres et partenaires, et pour chacun des domaines d’intervention de ce plan : l’énergie, le transport et les communications numériques. Même avant [l’invasion russe de l’Ukraine lancée le] 24 février [2022], la concrétisation d’une plus grande sécurité énergétique nécessitait la diversification des sources, des routes d’approvisionnement et des types d’énergie. L’embargo de l’Union européenne sur le pétrole russe et son plan visant à réduire considérablement les importations de gaz naturel russe ont rendu ce travail indispensable. Une plus grande indépendance énergétique rendra les États membres moins vulnérables à la coercition du Kremlin. Et cela privera le gouvernement russe de ressources massives qu’il a utilisées pour financer son attaque contre l’indépendance de l’Ukraine et d’autres pays ces dernières années. » Le mois précédent, il avait été annoncé que le « gazoduc Pologne-Lituanie, c’est-à-dire l’interconnexion transfrontalière reliant les systèmes polonais et lituanien de transmission de gaz, venait d’être mis en service. Il [permettra] également de transporter du gaz vers la Lettonie et l’Estonie. Cette infrastructure gazière stratégique et essentielle est une étape importante pour l’Initiative des Trois Mers et pour l’Union européenne », un projet décrit par les autorités polonaises comme « la réaction la plus forte et la plus adaptée face aux actions de la Russie. »
Tel que détaillé sur le site officiel de l’Initiative des Trois Mers en mai 2024, la Pologne cherche également à parachever la « diversification des sources d’approvisionnement en gaz et l’intégration des infrastructures gazières dans la région des Trois Mers avec la mise en œuvre du projet Baltic Pipe et des interconnexions transfrontalières [entre la] République de Pologne [et la] République slovaque (…) [, ainsi qu’entre la Pologne et] l’Ukraine ». En d’autres termes, le Baltic Pipe inauguré le lendemain du sabotage de Nord Stream joue désormais un rôle clé dans cette stratégie visant à réduire la dépendance européenne au gaz russe, « surtout compte tenu de l’opposition farouche de la Pologne aux gazoducs [Nord Stream] », comme l’ont observé FAIR.org. Dans le même temps, la Croatie, la Hongrie, la Lituanie et la Slovénie étendent également leurs infrastructures gazières, tandis que la Croatie, la Lituanie et la Lettonie développent des terminaux de GNL qui favoriseraient les exportations de gaz naturel liquéfié états-unien de plus en plus massives vers le continent européen.
Grâce au sabotage de Nord Stream, l’Initiative des Trois Mers affaiblira l’Allemagne au profit de la Pologne
Jusqu’à récemment, le développement de l’Initiative des Trois Mers a rencontré plusieurs obstacles. Parmi eux, il est important de noter que Berlin s’y est longtemps opposée, principalement en raison de ses craintes que ce projet 1) ait un impact négatif sur l’économie allemande, 2) augmente de manière disproportionnée l’influence des États-Unis et leurs exportations de gaz en Europe centrale et orientale, et 3) affaiblisse la pertinence de l’architecture Nord Stream. Comme l’a expliqué le chercheur Martin Dahl en décembre 2019, « la mise en œuvre de projets d’infrastructures sur l’axe Nord-Sud à l’est de la frontière allemande, qui renforcerait la capacité des ports baltes non allemands et déplacerait une partie du transport routier vers l’Europe centrale et orientale, augmenterait la concurrence et pourrait réduire les bénéfices des entreprises allemandes. Également dans le domaine de l’énergie, les plans de l’Initiative des Trois Mers entrent en conflit avec les intérêts allemands dans les gazoducs Nord Stream. »Depuis que la majeure partie de cette infrastructure est devenue « un tas de métal au fond de la [mer Baltique] », pour reprendre les termes provocateurs de la Sous-secrétaire d’État Victoria Nuland en janvier 2022, l’obstacle Nord Stream a été éliminé. À l’avenir, il serait certainement préjudiciable pour l’Allemagne de ne pas accroître son implication dans l’Initiative des Trois Mers – ne serait-ce que pour gagner de l’influence dans son développement, notamment dans les domaines du transport, des infrastructures portuaires et, depuis la destruction de trois des quatre gazoducs de Nord Stream, de la sécurité énergétique.
Le sabotage de Nord Stream a rempli un objectif stratégique majeur de Washington : empêcher tout rapprochement germano-russe
Le 30 avril 2024, le Secrétaire d’État Antony Blinken a déclaré lors du Forum économique mondial à Riyad que « l’Europe s’est éloignée de sa dépendance à l’énergie russe de manière extraordinaire, et ce en l’espace de seulement deux ans », sans mentionner le fait pourtant crucial que le sabotage des gazoducs Nord Stream, l’Initiative des Trois Mers et le Baltic Pipe ont été des facteurs clés dans la réalisation de ce vieil objectif stratégique de Washington. Dix ans plus tôt, c’est-à-dire en 2014, l’ancienne Secrétaire d’État Condoleezza Rice avait en effet affirmé que « les Européens devront remplacer leur dépendance au gaz russe par du gaz états-unien, notamment du GNL, ce qui supposerait l’élimination des gazoducs Nord Stream. Pour Condoleezza Rice, le plus important était de mettre fin à la collaboration russo-européenne et d’éliminer leur “union gazière et industrielle” – en d’autres termes, de couper la Russie de l’Europe. » Confirmant cette ambition majeure de Washington, George Friedman – le fondateur de la « CIA privée » Stratfor –, expliqua l’année suivante que, «pour les Américains, la peur la plus centrale est (…) la combinaison de la technologie et du capital allemands avec les ressources naturelles et la main-d’œuvre russes – la seule combinaison qui, depuis des siècles, terrifie les États-Unis. Alors quelles sont les conséquences de tout cela ? Eh bien, les États-Unis ont déjà montré leurs cartes : c’est la ligne des pays allant de la Baltique à la mer Noire », comme le confirme le développement continu de l’Initiative des Trois Mers dans cette région et le redéploiement provocateur de l’OTAN dans cette même zone, une stratégie résumée en 2015 par Friedman comme l’imposition d’un « cordon sanitaire » antirusse.
Comme l’a observé en mars 2023 le journaliste polonais Agaton Koziński, « la politique d’endiguement des pulsions agressives du Kremlin porte ses fruits. Depuis que les pays de l’Europe centrale et orientale ont assumé la charge principale de ces mesures [de soutien massif à l’Ukraine contre la Russie], l’équilibre des pouvoirs en Europe a commencé à changer. Ce n’est pas seulement le Chancelier Scholz qui l’a remarqué. “La visite du Président Biden en Pologne au mois de février 2023 est perçue comme une correction face à la domination écrasante des États membres occidentaux dans la politique de l’UE”, a écrit le professeur John Keiger, historien à l’Université de Cambridge, dans l’hebdomadaire The Spectator. “L’époque où un Président français comme Jacques Chirac pouvait dire aux États d’Europe de l’Est qu’ils feraient bien de se taire est révolue”, a-t-il ajouté. On entend la même rengaine ailleurs. “Une chose est claire : un important pivot vers le flanc est de l’OTAN est en cours”, a écrit Roger Boyes, rédacteur international du quotidien britannique The Times. “On a vraiment l’impression que, sur le continent européen, le centre de gravité s’est déplacé vers l’Est”, a commenté le général Ben Hodges, ancien commandant de l’armée états-unienne en Europe. »
Dans le discours susmentionné, George Friedman souligna le fait qu’au début de l’année 2015, ce même « général Ben Hodges, alors commandant de l’U.S. Army en Europe, a visité l’Ukraine. Il a annoncé que des instructeurs états-uniens allaient officiellement arriver, et non plus officieusement. Il a même accroché des médailles à des combattants ukrainiens ce qui, selon le protocole militaire, ne peut normalement pas être fait à des étrangers, mais [le général Hodges] l’a fait, montrant que [les forces militaires ukrainiennes] étaient “son” armée. Il est ensuite parti et, dans les pays baltes, il a annoncé que les États-Unis allaient pré-positionner des blindés, de l’artillerie et d’autres équipements dans les pays baltes, en Pologne, en Roumanie et en Bulgarie, ce qui est un point très intéressant. Donc (…) hier, les États-Unis ont annoncé qu’ils enverraient des armes, bien sûr, ce soir ils le nieront, mais les armes seront envoyées. Dans tout cela, les États-Unis ont agi en dehors du cadre de l’OTAN parce que l’OTAN doit obtenir un vote unanime à cent pour cent. »
Il ajouta un point crucial, soulignant que de nombreux stratèges occidentaux et lui-même étaient parfaitement conscients que la politique agressive des États-Unis en Ukraine et au sein de l’Europe centrale et orientale – c’est-à-dire de la mer Baltique à la mer Noire –, était perçue par la Russie comme une menace existentielle. En effet, il résuma son propos en expliquant que « la question qui se pos[ait] pour les Russes [en 2015] était la suivante : garderont-ils une zone tampon qui soit au moins neutre, ou l’Occident pénétrera-t-il tellement loin en Ukraine qu’il se trouvera à 100 kilomètres de Stalingrad et à 500 kilomètres de Moscou ? Pour la Russie, le statut de l’Ukraine est une menace existentielle, et les Russes ne peuvent pas lâcher sur ce point. Pour les États-Unis, si la Russie garde l’Ukraine, où s’arrêtera-t-elle ? Il n’est donc pas surprenant que le général Hodges, qui a été désigné pour essuyer les critiques engendrées par [cette stratégie], parle de pré-positionner des troupes en Roumanie, en Bulgarie, en Pologne et dans les pays baltes. C’est l’Intermarium, de la mer Noire à la mer Baltique, dont rêvait [l’ancien Premier Ministre polonais Józef] Piłsudski. C’est la solution pour les États-Unis », dont la mise en œuvre sur le plan énergétique a été grandement facilitée par l’Initiative des Trois Mers – un projet qui, selon les propos du général Hodges en avril 2020, « accentuerait l’indépendance énergétique de l’Europe centrale et orientale (…) [dans un contexte de] concurrence entre grandes puissances dans le domaine économique ». Comme nous l’avons documenté dans la première partie de cette analyse, le sabotage de l’infrastructure Nord Stream fut un facteur clé dans l’implémentation de cette stratégie disruptive ouvertement soutenue par les États-Unis. Cependant, la « zone d’exclusion intellectuelle » qui entoure cette attaque a garanti jusqu’à présent le fait que cet événement reste irrésolu, malgré de solides indices suggérant une possible responsabilité centrale de Washington dans cet acte de guerre non seulement contre la Russie, mais également contre l’Allemagne et les autres pays européens qui ont co-développé cette infrastructure.
Maxime Chaix
Journaliste indépendant, essayiste et traducteur, Maxime Chaix est spécialisé dans l’étude approfondie des opérations clandestines occidentales, de la politique étrangère des États-Unis et de l’instrumentalisation étatique du terrorisme islamiste. Entre 2009 et 2015, il a traduit trois ouvrages de l’universitaire, essayiste et ancien diplomate canadien Peter Dale Scott. En 2019, il a publié son premier essai, intitulé La guerre de l’ombre en Syrie, aux Éditions Erick Bonnier. Déplorant le soutien irréfléchi de la majorité des médias français pour le militarisme de Washington et de ses principaux alliés, dont l’État français, Maxime Chaix pratique un journalisme à l’anglo-saxonne, résolument critique envers les excès militaires occidentaux et le conformisme universitaire, politique et médiatique qui les légitime.
Chose promise, chose due : le gouvernement Barnier n’a pas touché à la trajectoire budgétaire des armées dans le projet de loi de finances pour 2025 dévoilé aujourd’hui. Sauf écueil parlementaire, les crédits alloués à la défense bondiront de 3,3 Md€ l’an prochain conformément à la loi de programmation militaire 2024-2030.
Les dépenses militaires ont survécu à la vague d’austérité actée dans le PLF 2025. Quand d’autres devront se serrer la ceinture pour participer au redressement des comptes publics, les armées verront leurs crédits grimper à 50,54 Md€. De quoi fournir aux armées « les moyens de se moderniser et de préparer l’avenir pour répondre à leurs missions dans un contexte international dégradé et incertain », pointe un document publié ce soir par Bercy.
De ce budget record, 10,6 Md€ viendront alimenter les grands programmes d’armement. Soit une hausse de 16% ou (1,5 Md€) par rapport à la loi de finances initiale 2024. Les ressources allouées au maintien en condition opérationnelle augmentent à nouveau sensiblement pour atteindre 5,9 Md€, contre 5,7 Md€ cette année.
« Enfin, une partie de ces crédits permettra au ministère des armées de faire face à ses nombreux engagements internationaux, dans un monde marqué par un regain de violence (guerre en Ukraine, situation au Proche et Moyen Orient…) ». Un dixième de la manne sera consacrée au fonctionnement et aux activités opérationnelles, quand 1% est fléché vers les OPEX et MISSINT. Il faudra attendre la semaine prochaine et le lancement d’un cycle d’auditions pour mieux chiffrer les efforts proposés pour chaque programme.
Le document prévoit par ailleurs de renforcer les effectifs à hauteur de 700 nouveaux postes « afin de répondre aux enjeux de transformation des armées », dont 70 au profit de la Direction des applications militaire du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA-DAM). Ici aussi, la cible inscrite dans la LPM est respectée à la lettre.
L’horizon est pour l’instant dégagé, mais d’âpres discussions parlementaires sont attendues au cours des prochaines semaines. De même, l’étendue des coupes budgétaires n’est pas totalement arrêtée, car le gouvernement compte bien proposer « au cours des débats, par amendements, des économies budgétaires supplémentaires à hauteur de 5 Md€ sur les budgets ministériels, permettant d’atteindre une cible de déficit public de -5,0 % sur laquelle il s’est engagé pour 2025, et une baisse de la dépense publique primaire en volume ».
Face à la menace russe, l’armée de terre française muscle sa logistique
L’armée de terre va participer à plusieurs exercices d’envergure sur le flanc est de l’Europe. La France veut montrer à ses alliés ses capacités de projection.
Rentrée studieuse pour l’armée de terre française. Son chef d’état-major (Cemat), le général Pierre Schill, a dressé, vendredi 4 octobre à Lille, les grandes lignes du programme qui attend les quelque 130 000 soldats français dans les mois et les années à venir. Le lieu n’a pas été choisi au hasard. C’est dans la ville du Nord que se trouve le Commandement Terre Europe (CTE) et le Commandement de la Force et des opérations terrestres (CFOT). Deux états-majors qui regardent désormais en grande partie vers l’est de l’Europe.
Un engagement important de nos forces est devenu une hypothèse crédible, a prévenu le général Schill, avec une « menace russe présente pour les années à venir à l’est de notre continent ». L’armée française doit être prête à la fois à intervenir « ce soir » tout en préparant les engagements du futur. La LPM de 2024-2030 et ses 413 milliards d’euros pour les armées, permet d’envoyer un premier message de volonté aux alliés et pays compétiteurs de la France.
Une brigade déployée en dix jours
Expérience du combat, force morale présente, polyvalence… Le Cemat a listé les différents points forts de l’armée de terre, qui doit maintenant gagner en réactivité et passer à une autre échelle d’engagement et de projection de force. Dans le cadre de l’exercice Dacian Spring, c’est une brigade interarmes (7 000 à 8 000 soldats) « bonne de guerre », c’est-à-dire tout de suite apte au combat et capable de tenir dans la durée, qui sera déployée en 10 jours sur le sol roumain en avril 2025.
Cela représente un effort logistique conséquent, avec 1 500 conteneurs qui, mis bout à bout, forme un convoi ferroviaire long de neuf kilomètres. « Un jour de combat, c’est une consommation de 80 conteneurs, dont 20 rien que pour les munitions », détaille le Général Guillot, adjoint au CTE.
En 2022, sept jours seulement après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la France avait déployé le Sparhead Battalion de la force de réaction rapidede l’Otan en Roumanie, composée de 500 Français et 300 Belges. Une vingtaine de rotations d’Antonov 124, plus gros avion du monde, trois de KC130 et trois d’A330 MRTT avaient été nécessaires. Depuis, 2 500 militaires de la mission Aigle sont relevés tous les quatre mois, et 500 véhicules par an. Une année de logistique représente 36 vols pour transporter le personnel, 10 vols, 35 trains et 25 convois routiers pour le fret.
L’importance du fret ferroviaire
Un transport multimodal qui, malgré la menace russe, connaît encore quelques ratés. À l’image de contrôles douaniers tatillons de la part d’un pays voisin de la France, obligeant, pour une histoire de tampon mal placée, à faire descendre un char Leclerc de son wagon porte-char. L’Union européenne a investi 1,7 milliard d’euros dans la création d’un « Schengen militaire », pour permettre le déplacement rapide de troupes d’ouest en est sans les tracasseries administratives de chaque pays traversé.
En Roumanie, c’était un pont trop fragile qui imposait il y a peu encore les convois blindés français à faire un détour de plusieurs heures avant d’atteindre leur base. Signe de l’importance d’un bon réseau ferroviaire, la Finlande, arrivée dans l’Otan en 2023, songe à remplacer l’écartement russe de 1 520 mm d’une de ses voies de chemin de fer pour passer à un écartement standard de 1 453 mm.
Pikne, Diodore, Hedgehog, le cahier d’exercices chargé de l’armée française
Au-delà de l’échéance de Dacian Spring, d’autres exercices vont ponctuer le calendrier déjà chargé de l’armée française, afin de travailler l’interopérabilité avec ses alliés. Le nord de la mer Baltique sera, en décembre 2024, le théâtre de l’exercice Pikne mené au côté des forces britanniques et estoniennes. Des tirs interarmes, commandés depuis des PC en France, seront effectués sur terre, mais également depuis des frégates et des avions en appui air-sol.
Mars 2025, l’exercice Diodore devra démonter les capacités du Commandement des actions dans la profondeur et du renseignement (Capr). Créé en 2024, il vise à mener des actions dans la profondeur de l’ennemi au niveau corps d’armée ou division entre 30 et 500 km. En avril, l’exercice Hedgehog en Estonie enverra un autre bataillon français dans le cadre de la mission lynx. Enfin, en juin, Warfighter, entraînera la 1ʳᵉ division française au côté d’un corps d’armée américain. Mis bout à bout, ces exercices envoient des signaux stratégiques à la Russie, visant à la dissuader d’aller plus en avant contre l’est de l’Europe. Pour « gagner la guerre avant la guerre », l’armée française espère pouvoir déployer une division (environ 25 000 soldats) en 30 jours en Europe de l’Est dès 2027.
Lors d’une conférence sur la défense aérienne et antimissile de l’Europe, tenue à Rome, les 16 et 17 septembre, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, confirma la commande de huit systèmes SAMP/T NG [Sol-Air Moyenne Portée de Nouvelle Génération ou Mamba NG] avant de préciser que les premiers exemplaires entreraient en service au sein de l’armée de l’Air & de l’Espace [AAE] à partir de 2026. Soit avec un an d’avance par rapport au calendrier initialement prévu. Autant dire qu’il n’y a guère de temps à perdre…
Pour rappel, développé dans le cadre d’une coopération franco-italienne par le consortium Eurosam [MBDA et Thales] par l’entremise de l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement [OCCAr], le SAMP/T repose sur le nouveau missile intercepteur Aster 30 Block 1 NT [pour Nouvelles Technologies] qui, doté d’un autodirecteur en bande Ka, est associé, pour la version française, au radar Ground Fire 300 fourni par Thales.
Le 8 octobre, à Biscarrosse, ce programme a franchi une étape significative avec le premier tir réussi d’un Aster 30 B 1NT depuis le site de la Direction générale de l’armement – Essais de Missiles [DGA-EM].
« Il s’agit du premier tir de développement du missile ASTER 30 B1 de Nouvelle Technologie, qui équipera le futur système de défense sol-air franco-italien SAMP/T NG et les plateformes navales des deux nations équipées de systèmes de défense antiaérienne », a expliqué la DGA.
Le scénario de cet essai aura été relativement complexe dans la mesure où il a consisté à abattre une « cible représentative d’un chasseur ennemi » afin de protéger un « avion ami ».
« DGA Essais de missiles a assuré la conduite d’ensemble de l’opération, la mise en œuvre des cibles ainsi que la sécurité des biens et des personnes sur la zone d’exercice », a précisé le ministère des Armées, via un communiqué.
Selon les précisions apportées par Eurosam, une batterie SAMP/T se compose de 48 missiles Aster 30 B 1NT prêts à être lancés, d’un radar multifonctions [le Ground Fire 300 pour la France, le Kronos GM HP pour l’Italie], d’un module d’engagement et de 6 lanceurs.
Le SAMP/T NG « représentera une rupture technologique vis-à-vis du Patriot américain. Ce sera l’un des seuls systèmes au monde capable d’arrêter un missile hypervéloce », avait indiqué Emmanuel Chiva, le Délégué général pour l’armement [DGA], dans un entretien donné au quotidien Le Figaro, en mai dernier.
Plus précisément, offrant une protection à 360 degrés, le SAMP/T NG sera capable de détecter et d’intercepter des missiles balistiques manœuvrant d’une portée supérieure à 600 km ainsi que des « cibles aérobies » à plus de 150 km de distance.
Emmanuel Macron a échangé ce mercredi avec des soldats ukrainiens de la Brigade 155 formés par l’armée française.
À quelques jours d’un sommet crucial pour l’Ukraine, organisé samedi par ses soutiens à Ramstein en Allemagne, la France voudrait démontrer qu’elle joue un rôle de premier plan. Mercredi le président de la République Emmanuel Macron s’est rendu sur le terrain à la rencontre des soldats ukrainiens de la Brigade 155 formés par l’armée française. La localisation exacte du camp d’entraînement dans l’est de la France est tenue secrète pour des raisons de sécurité. Le chef de l’État voudrait aussi s’extraire du brouhaha politique au moment où vont commencer des débats budgétaires périlleux. Ceux-ci n’épargnent pas la loi de programmation militaire. Par sa seule présence auprès de soldats qui vont risquer leur vie, Emmanuel Macron espère sans doute rappeler la gravité des enjeux.
Plus de deux ans et demi après le début de la guerre contre l’invasion russe et alors que le front demeure bloqué, les alliés de l’Ukraine cherchent comment adapter leur soutien. Il en sera question à Ramstein tout comme sera discuté le «plan pour la victoire» de Volodymyr Zelensky. En attendant, la France veut rappeler qu’elle assume sa part de l’effort. Lors de sa visite en juin du président ukrainien, elle s’était engagée à former«une brigade», c’est-à-dire un niveau de combat supérieur à celui de la compagnie. L’expérience des mois précédents et de l’échec de la contre-offensive de 2023 a montré les limites des manœuvres ukrainiennes sur le terrain. De leur côté, les forces ukrainiennes avaient critiqué les formations fournies par les Occidentaux en les trouvant parfois déconnectées de la réalité de leur terrain.
La brigade 155 sera complète, ou presque, et «bonne de guerre», c’est-à-dire à partir pour le front entièrement équipée «dans quelques mois», explique-t-on à l’Élysée. 2300 soldats seront ainsi formés pour constituer trois bataillons d’infanterie et leurs appuis : génie, artillerie, reconnaissance et de surveillance sol air. Pour compléter les effectifs et porter la brigade à 4500 hommes, d’autres soldats seront formes en Ukraine par l’armée ukrainienne. Les effectifs sont composés de soldats ayant déjà une expérience des combats et d’autres sans.
Combat «interarmes»
La France veut mettre l’accent sur une partie négligée des formations : le combat «interarmes», c’est-à-dire qui combine les effets, et l’encadrement. La formation est le fruit de «discussions avec les Ukrainiens et la création d’entraînements au plus près des conditions dans lesquelles ils sont actuellement engagés», poursuit-on à l’Élysée. Au moment de repartir, la brigade sera entièrement équipée et dotée de 128 véhicules de l’avant blindé, de 18 canons Caesar, de 18 blindés de reconnaissance AMX10RC, de 10 TRM et de 20 postes Milan. «Les exercices et l’entraînement sont construits avec des phases successives», explique-t-on. Une première phase technique porte sur les matériels cédés et la formation des cadres. Une deuxième phase consiste à former les bataillons d’infanterie, «donc une intégration un peu plus importante». Enfin, une troisième phase conclut avec «l’intégration interarmes, c’est-à-dire des différentes capacités et des exercices au niveau bataillon, puis au niveau brigade». La France est la seule à fournir ce type d’entraînement, fait-on valoir. La formation d’une deuxième brigade n’est pas prévue pour l’instant. Cette formation pèse lourd sur l’armée de terre qui y a consacré 1500 militaires.
Même si la contribution française est marginale comparée au soutien militaire américain ou limitée, comparée à celui d’autres États européens qui y consacrent plus en volume ou en proportion, le soutien Français ne se limite pas à la brigade 155, la France continue de fournir des munitions et notamment des bombes A2SM. Elle s’est aussi engagée dans la livraison d’avions Mirage 2000 et la formation de pilotes, comme l’a confirmé le ministre des Armées Sébastien Lecornu dans une interview à Sud-Ouest. Les appareils sont en cours d’adaptation pour pouvoir mener des opérations air air mais aussi air sol. Ils pourraient être livrés à l’Ukraine au premier semestre 2025. Tout dépendra de la progression de la formation des pilotes.
Une décennie après sa création, la coalition internationale formée pour combattre Daech en Irak et en Syrie touche à sa fin. Rien n’est pour l’instant arrêté mais la décision pourrait rebattre quelques cartes pour l’opération Chammal, volet français d’une opération multinationale lancée il y a 10 ans.
L’État islamique « est vaincu, mais n’est pas éliminéet demeure une menace pour la région et au-delà » déclarait le Pentagone le 27 septembre dans un communiqué annonçant la fin de l’opération Inherent Resolve (OIR). Il appartient désormais à chacun des quelque 30 pays de la coalition de poursuivre son soutien aux forces irakiennes et de maintenir la pression sur Daech en s’appuyant sur les partenariats de sécurité bilatéraux, à l’instar du traité stratégique signé en janvier 2023 par Paris et Bagdad.
Approuvé par l’ensemble des partenaires, ce plan de transition sera conduit en deux phases. Déjà engagé, le retrait des forces coalisées de certaines bases irakiennes s’achèvera le 1er septembre 2025. Les opérations militaires menées en Syrie seront quant à elles clôturées le 1er septembre 2026, délai nécessaire pour prévenir toute résurgence du groupe terroriste.
Chammal mobilise actuellement 600 militaires français. Environ 300 d’entre eux relèvent de l’armée de Terre et sont actifs sur le territoire irakien. La moitié contribue à l’appréciation sécuritaire régionale par des actions d’appui et de conseil. Une centaine d’autres constituent la Task Force Lamassu, cette unité chargée de former cinq bataillons du désert au sein de l’armée irakienne. Enfin, une trentaine de militaires de l’armée de Terre sont insérés en état-major dans le cadre de la NATO Mission Iraq (NMI), autre mission de conseil et de formation établie en 2018 à la demande du pouvoir irakien.
Et pour la suite ? « Les discussions sont en cours, rien n’est totalement arrêté », expliquait-on vendredi dernier du côté de l’armée de Terre. Exit néanmoins le confort fourni par le « parapluie OIR » et ses infrastructures, son soutien quotidien et sa protection, notamment anti-aérienne et anti-drones. Une fois OIR clôturée, il faudra revoir la posture et « répartir toutes ces tâches entre les différents détachements qui resteraient », indiquait le commandant des opérations et de la force terrestre, le général de corps d’armée Bernard Toujouse.
Si OIR disparaît progressivement, la présence française se maintiendra au moins jusqu’à l’horizon 2026. En matière de planification, ce qui a été fixé en bilatéral dans le domaine terrestre se poursuivra comme prévu. L’année 2025 verra d’ailleurs les militaires français prendre le commandement de la mission NMI, « investissement complémentaire de la France et de l’armée de Terre en particulier » à la clef. Quant à la TF Lamassu, deux bataillons du désert sont déjà à pied d’œuvre. La formation d’un troisième est en cours depuis mi-juillet. Les deux derniers suivront d’ici au printemps 2025.
Le HCECM, Haut comité pour l’évaluation de la condition militaire, présidé par la conseillère d’état Catherine de Salins et dont l’un des membres est le général de corps d’armée (2S) de Gendarmerie Jean-Marc Descoux, consacre son 18ème rapport aux réserves. L’instance a remis dernièrement son rapport au président de la République. Le Haut comité qui passe en revue dans le détail le dispositif des réserves militaires formule quatorze recommandations.
En préambule de ce rapport très complet, le HCECM rappelle que la France a un objectif ambitieux : porter le nombre de réservistes du ministère des Armées à 80 000 d’ici à 2030 puis 105 000 en 2035, et atteindre un effectif total de 50 000 réservistes dans la gendarmerie nationale en 2027.
“Ce renforcement ne se limite pas à une simple augmentation quantitative, il répond à la volonté de mieux préparer et d’intégrer ces forces de réserve dans la défense active de la nation. Les réservistes jouent un rôle croissant dans la défense nationale” écrit le Haut comité dont le rapport “vise à guider les actions futures pour assurer que la réserve française puisse répondre pleinement aux exigences des conflits modernes, tout en restant un exemple des valeurs de notre République.”
Parmi celles-ci, l’amélioration de la connaissance des activités civiles des réservistes, la garantie des moyens alloués aux réserves par la Loi de programmation militaire, une meilleure représentativité des réservistes dans le cadre du dispositif de la concertation, la formalisation et la mise en œuvre de parcours de carrière des réservistes dans une politique de ressources humaines sur le long terme, une réflexion relative au régime de défraiement des réservistes, la confirmation de l’exonération fiscale qui est appliquée à la solde des réservistes, pour toutes les catégories hiérarchiques et pour tout type d’activités, la mise en œuvre de mesures visant à mieux valoriser l’engagement des cadres de la réserve, soit par une mesure nouvelle, soit par le biais de la prime de compétence et de responsabilité des militaires (PCRM) ; recommande d’encourager l’emploi de tous les leviers existants en termes de reconnaissance, notamment en invitant plus largement les réservistes à participer aux activités de tradition et de cohésion des unités, et en améliorant l’information relative à l’accès à l’honorariat du grade.
Revoir à la hausse le contingent d’ordres nationaux pour les réservistes
Par ailleurs, Le Haut comité préconise l’évolution des règles relatives au contingentement des ordres nationaux pour prendre en compte la montée en puissance des réserves et l’évolution du ratio réserve/active.
Recommandation 1
Le Haut Comité recommande d’améliorer la connaissance des caractéristiques des réservistes, en particulier leur activité professionnelle civile (secteur d’activité, employeur, etc.), notamment afin de garantir leur employabilité en cas de mobilisation. Par ailleurs, il préconise de systématiser les entretiens lors des départs pour identifier les principales causes d’insatisfaction qui les motivent, et de mettre en œuvre de manière plus régulière des sondages du moral des réservistes pour mesurer l’évolution de leur condition militaire et adapter en conséquence les politiques RH, avec une procédure adaptée à leurs spécificités, et notamment à leur présence intermittente dans les unités (sondage internet via ROC et Minot@ur). Les modalités de ces enquêtes doivent permettre de mieux identifier les disparités relatives aux différentes « familles » de réservistes (ab initio, anciens d’active).
Recommandation 2
Le Haut Comité recommande de garantir dans la durée, dans une logique pluri-annuelle, les moyens alloués à la réserve opérationnelle tels que prévus par la loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur, aussi bien en ce qui concerne la masse salariale que pour les autres natures de crédits qui participent directement à la condition militaire des réservistes : formation, équipement individuel et collectif, hébergement, infrastructures, systèmes d’information, etc.
Recommandation 3
Le Haut Comité recommande de rechercher les pistes de fluidification du parcours de recrutement. En particulier, le passage des visites médicales d’aptitude en dehors du SSA pourrait être une piste à exploiter afin de permettre aux réservistes de réaliser ces visites à proximité de leur lieu de domicile, et de soulager les tensions qui pèsent sur le SSA. L’utilisation de médecins réservistes en dehors de leurs périodes d’activité ou d’anciens praticiens d’active appartenant à la RO2 pourrait être envisagée.
Recommandation 4
Le Haut Comité recommande l’édition d’un « memento du réserviste » pour améliorer l’information relative aux modalités du soutien, de la gestion « ressources humaines », des droits individuels (retraite, etc.), ou encore des prestations sociales auxquelles peuvent prétendre les réservistes opérationnels. De même, les obligations de disponibilité qui s’imposent à eux devraient être rappelées. Ce memento devra porter une attention particulière à l’accessibilité des informations et être diffusé à tous les réservistes à échéances régulières pour rester à jour des évolutions de ces modalités.
Recommandation 5
Le Haut Comité recommande, dans le cadre des travaux portant sur le système de concertation des réservistes, de garantir que celui-ci permette la bonne représentativité de tous les réservistes, et en particulier des réservistes directement issus de la société civile, et de prévoir une bonne articulation avec les CFM d’armée et le CSFM.
Recommandation 6
Le Haut Comité recommande de revoir les modalités de pilotage budgétaire de la masse salariale « réserves » en veillant à une plus grande responsabilisation des employeurs de réservistes, pour leur garantir les ressources annuelles à leur disposition, et ainsi donner plus de visibilité aux réservistes sur leur niveau d’emploi.
Recommandation 7
Le Haut Comité recommande de poursuivre la formalisation et la mise en œuvre de parcours de carrière des réservistes dans une politique RH sur le long terme, qui devrait prendre en compte les spécificités des réservistes (temps partiel, disponibilité fluctuante, conciliation avec l’activité professionnelle civile).
Ces parcours pourraient proposer plus de passerelles vers et depuis l’active, veiller à mieux valoriser les cadres de la réserve, et envisager des moyens de garder un lien entre l’institution et les anciens réservistes pour permettre une réintégration dans la réserve à des moments plus propices.
Par ailleurs, afin de responsabiliser les réservistes eux-mêmes dans l’élaboration de leur parcours de carrière, le Haut Comité recommande de redynamiser la « bourse aux emplois de la réserve » en s’appuyant sur les SI ROC et Minot@aur afin qu’ils puissent être mieux informés des opportunités de changer de poste au sein de la réserve. Ces propositions pourraient également être accessibles dès l’étape de la candidature à l’engagement dans la réserve, pour permettre aux candidats de mieux s’orienter.
Enfin, cette modularité accrue des parcours de réservistes devrait s’accompagner d’une plus grande exigence pour garantir un engagement minimal annuel, nécessaire pour que l’investissement des armées, notamment dans leur formation, soit rentabilisé.
Recommandation 8
Le Haut Comité recommande :
de garantir que les réservistes bénéficient effectivement des droits qui leur sont ouverts enmatière de droits financiers, notamment en matière d’avancement d’échelon ;
de lancer une réflexion relative au régime de défraiement des réservistes (frais de transport, repas, etc.) tenant compte des particularités de leur engagement afin de mettre en place unrégime spécifique plus adapté aux sujétions qu’ils subissent ;
de se saisir du problème des délais excessifs de versement de la solde des réservistes du ministère des armées en mettant en œuvre des mesures techniques et organisationnelles permettant de garantir à tout réserviste que sa solde lui sera versée dans un délai raisonnable.
Recommandation 9
Le Haut Comité recommande de confirmer l’exonération fiscale qui est appliquée à la solde des réservistes, pour toutes les catégories hiérarchiques et pour tout type d’activités, qui représente une juste compensation des sujétions auxquelles sont soumis les réservistes.
Recommandation 10
Le Haut Comité recommande de faire évoluer les droits à indemnités spécifiques pour les réservistes afin de mieux prendre en compte les particularités de leur engagement, en prévoyant :
la création d’une avance de solde avant déploiement en opération, sur le modèle de l’avance de solde avant affectation à l’étranger (versement d’un mois de solde 45 jours avant le départ, puis régularisation) ;
la mise en œuvre de mesures visant à mieux valoriser l’engagement des cadres de la réserve,soit par une mesure nouvelle, soit par le biais de la prime de compétence et de responsabilitédes militaires (PCRM) ;
la mise à jour des conditions d’attribution de la participation au financement du permis deconduire (PERMRES) ou sa suppression au profit d’une autre mesure d’attractivité plus pertinente.
Recommandation 11
Le Haut Comité recommande d’encourager l’emploi de tous les leviers existants en termes de reconnaissance, notamment en invitant plus largement les réservistes à participer aux activités de tradition et de cohésion des unités, et en améliorant l’information relative à l’accès à l’honorariat du grade.Par ailleurs, les règles relatives au contingentement des ordres nationaux pourraient évoluer pour prendre en compte la montée en puissance des réserves et l’évolution du ratio réserve/active.
Recommandation 12
Le Haut Comité recommande :
– de mieux identifier les compétences que les réservistes ont acquises dans leur carrière civile et la valeur ajoutée qu’elles peuvent apporter aux armées ;
– de mieux recenser et formaliser l’acquisition de compétences dans la réserve, afin de les mettre plus à profit au sein des armées et de les valoriser auprès des employeurs civils. La mise en œuvre de cette recommandation pourra utilement profiter des évolutions des systèmes d’information dédiés à la réserve.
Recommandation 13
Afin d’améliorer le soutien à l’engagement dans la réserve par les employeurs civils des réservistes, le Haut Comité recommande :
d’améliorer l’information générale qui leur est délivrée sur les obligations qui s’imposent à eux, mais aussi sur les droits, incitations et accompagnements dont ils peuvent bénéficier, et, enfin, sur les bénéfices apportés par les activités de réserve au sein d’une carrière civile (acquisition de compétences, savoir-être, etc.); pour les employeurs publics, cette information pourrait faire l’objet d’une mise à jour de la circulaire du Premier ministre de 2005 relative à l’emploi d’agents publics au sein de la réserve militaire ;- de systématiser, sauf demande expresse du réserviste à l’autorité militaire, l’envoi d’une lettre personnalisée vers les employeurs de nouveaux réservistes, à la signature de l’ESR ;- de développer la stratégie partenariale du secrétariat général de la garde nationale dans deux directions complémentaires : au niveau central via les conventions de branches professionnelles, et au niveau local via les officiers généraux de zones de défense et de sécurité.
Recommandation 14
Afin d’améliorer le niveau de protection sociale dont bénéficient les réservistes, le Haut Comité recommande :
– de prendre en compte la situation particulière des réservistes dans les travaux sur le volet « prévoyance » de la protection sociale complémentaire ;
– de garantir par tous les services instructeurs la bonne application du régime de réparation intégrale du préjudice subi à la suite d’une blessure ou maladie imputable au service ;
– de renforcer l’information diffusée auprès des réservistes, par exemple via le site internet de la Maison numérique des blessés et de leurs familles (MNBF) et les SI ROC et Minot@ur, afin de garantir qu’ils sont conscients des conséquences que peuvent entraîner une blessure ou une maladie survenue à l’occasion de leurs activités dans la réserve dans tous les aspects patrimoniaux et extrapatrimoniaux.
Chiffres clés
73 624 réservistes opérationnels de 1er niveau (RO1) dans les armées et la Gendarmerie nationale au 31 décembre 2023 dont 53,7 % issus directement de la société civile (ab initio), 34,1 % d’anciens militaires d’active et 12,1 % d’anciens appelés du contingent.
93 199 réservistes opérationnels de 2e niveau (RO2)
6 523
réservistes citoyens de défense et de sécurité
23,1 % taux de féminisation de la RO1 contre 18,5 % pour les militaires d’active
5 670 réservistes employés en moyenne chaque jour dont 3 648 au ministère des armées et 2 022 dans la Gendarmerie nationale
13 % : taux de réservistes opérationnels de 1er niveau non employés en 2023
Composition du HCECM
Présidente : Catherine de Salins, conseillère d’État, présidente adjointe de la section de l’administration du Conseil d’État
Vice-président : Terry Olson, conseiller d’État, président de la Cour administrative d’appel de Versailles
Membres :
Isabelle Delarbre, ancien cadre dirigeant chez Renault et TotalEnergies
Élisabeth Grosdhomme :dirigeante de Paradigmes et cætera, société d’étude et de conseil spécialisée en prospective et innovation
Yves d’Hérouville : Président de l’Institut des dirigeants d’associations et fondations
Cécile Wendling : dirigeante de Pan-or-amiques, société de conseil en prospective, et chercheuse associée au Centre de sociologie des organisations (CNRS-Sciences Po Paris).
Jean-Luc Tavernier: directeur général de l’Insee (membre de droit), représenté par Alain Bayet : directeur de la diffusion et de l’action régionale et coordinateur des directeurs régionaux, chef de l’inspection générale de l’Insee
Général d’armée aérienne Éric Autellet, ancien major général des armées
Général d’armée (2e section) Éric Bellot des Minières, ancien inspecteur général des armées – Terre
Général de corps d’armée (2e section) Jean-Marc Descoux, ancien commandant de la gendarmerie outre–mer
Secrétaire général : contrôleur des armées Vincent Berthelé