Les médias relaient régulièrement les prises de position de personnalités politiques ou médiatiques adoptant une ligne très dure à l’égard de la Russie, appelant explicitement à sa défaite militaire. Ces intervenants justifient leur posture en la présentant comme l’unique moyen de mettre un terme à ce qu’ils qualifient d’« impérialisme russe ». Parmi eux figurent Bernard-Henri Lévy, qui enjoint à « briser l’armée russe » ; Raphaël Glucksmann, partisan d’une « défaite stratégique de la Russie » ; Emmanuel Macron, pour qui « la défaite de la Russie est indispensable à la sécurité de l’Europe » ; Nathalie Loiseau, soutenant « l’écrasement militaire des forces russes » au nom de la stabilité européenne, ou encore Nicolas Tenzer, exigeant une « défaite totale de la Russie » et rejetant tout compromis.
Pourtant, tous omettent de préciser comment parvenir à cet objectif. Ils avancent une finalité claire, mais évitent soigneusement d’aborder les actions concrètes nécessaires pour l’atteindre. À l’heure où s’esquissent des perspectives de négociations, ces mêmes voix s’y opposent souvent dès lors qu’elles impliquent des concessions ukrainiennes. Pour eux, la guerre doit se poursuivre jusqu’à la capitulation totale de la Russie – sans toutefois définir les moyens d’inverser une dynamique de terrain aujourd’hui défavorable à l’Ukraine.
Il ne s’agit pas ici de juger de la pertinence de ces positions, mais d’examiner, avec la plus grande objectivité possible, les leviers concrets qui permettraient d’aboutir à une défaite russe complète.
Défaire militairement la Russie : qu’est-ce que cela implique ?
Pour analyser cette question, il convient d’abord de définir précisément ce que signifierait une défaite militaire de la Russie. Au vu des objectifs affichés par certains, cela nécessiterait d’amener la Russie à accepter un armistice assorti de conditions drastiques : réduction massive de son appareil militaire, restrictions durables de ses capacités de défense, et peut-être même renoncement à son arsenal nucléaire. L’objectif ultime consisterait à imposer à la Russie une situation comparable à celle de l’Allemagne en 1918, lorsqu’elle dut accepter les conditions du Traité de Versailles.
Cette perspective implique plusieurs éléments :
– obtenir un retrait complet des territoires occupés sans intervention directe sur le sol russe ;
– contraindre la Russie à accepter volontairement une démilitarisation substantielle ;
– éventuellement imposer le paiement de réparations de guerre ;
– maintenir le conflit en dessous du seuil nucléaire.
La complexité de cette entreprise apparaît immédiatement. Il ne s’agirait pas simplement de repousser l’armée russe au-delà des frontières ukrainiennes – objectif déjà considérable en soi. La situation actuelle le démontre : bien qu’occupant environ 20% du territoire ukrainien, la Russie n’a pas réussi à vaincre l’Ukraine. Inversement, libérer ces territoires nécessiterait beaucoup d’efforts et ne constituerait qu’une étape préliminaire vers une défaite militaire complète de la Russie au sens où l’entendent ses adversaires les plus déterminés.
Les sanctions économiques : des mesures aux effets limités
Depuis le début du conflit, les sanctions économiques ont été le mode d’action privilégié des Occidentaux pour faire plier la Russie. Pourtant, le bilan apparaît pour le moins contrasté. Loin d’avoir provoqué l’effondrement escompté, les sanctions n’ont pas réussi à contraindre Moscou à renoncer à sa guerre.
Cette relative inefficacité s’explique par plusieurs facteurs structurels. D’abord, leur application reste limitée géographiquement, un grand nombre de pays importants – Chine, Inde ou Turquie – ayant choisi de ne pas les adopter. Ensuite, la Russie dispose d’atouts considérables : un vaste territoire riche en ressources naturelles, une base industrielle diversifiée et des mécanismes éprouvés pour contourner les restrictions.
Faut-il alors imaginer de nouvelles sanctions plus drastiques ? La question mérite d’être posée, mais force est de constater que les mesures les plus importantes semblent déjà avoir été prises et on voit mal quelles nouvelles sanctions pourraient arriver à provoquer ce que les autres ne sont pas parvenues à faire. Le véritable levier résiderait dans une adhésion massive des pays non-alignés, perspective aussi séduisante sur le papier qu’improbable dans les faits.
En l’état actuel des choses, il semble donc illusoire de compter sur les seules sanctions économiques pour provoquer la défaite russe. Leurs effets, bien que réels, atteignent leurs limites.
Donner plus de matériel : entre illusion et réalité
L’idée, très répandue, selon laquelle un simple afflux de matériel militaire suffirait à inverser le rapport de force mérite d’être examinée avec beaucoup de nuance. Ceux qui appellent à la défaite militaire de la Russie mettent souvent en avant la nécessité de fournir toujours plus de chars, d’avions, de blindés et autres matériels à l’Ukraine. Pourtant, cette approche quantitative néglige plusieurs paramètres essentiels qui conditionnent l’efficacité réelle des équipements sur le terrain.
La question de la formation des personnels constitue un premier écueil majeur. Prenons l’exemple des F-16 : leur livraison en grand nombre ne produirait aucun effet sans les pilotes qualifiés pour les manier et les techniciens capables de les entretenir. Or former un pilote de chasse demande beaucoup de temps. De même, maintenir une flotte aérienne opérationnelle exige toute une infrastructure de soutien qui ne s’improvise pas. Sans tout cela les F-16 se retrouveraient réduit au rôle de « pots de fleurs ».
Les stocks américains de matériel, souvent présentés comme la solution miracle, posent des problèmes tout aussi concrets. Les quelques milliers de chars M1 Abrams disponibles en réserve nécessiteraient des mois de remise à niveau avant d’être opérationnels. Mais surtout, ces engins ont été conçus pour une armée disposant d’un soutien logistique particulièrement étoffé, avec un ratio de quatre à six personnels d’appui pour un combattant. L’armée ukrainienne, dont l’organisation repose sur des ratios bien plus modestes – entre un et trois personnels de soutien par combattant –, se retrouverait rapidement dépassée par les exigences de maintenance et de logistique que ces matériels imposent.
Cette difficulté s’aggrave encore avec l’extraordinaire diversité des systèmes livrés à l’Ukraine depuis trois ans. Chaque nouvel équipement apporte son lot de contraintes spécifiques : formation particulière, pièces détachées spécifiques, protocoles d’entretien uniques, etc. Cette accumulation de systèmes hétérogènes, loin de renforcer les capacités militaires, tend au contraire à disperser les efforts et à compliquer la logistique. Une standardisation progressive des matériels fournis permettrait pourtant de concentrer les compétences et de simplifier considérablement la chaîne de maintenance.
Au-delà des déclarations d’intention, la question des livraisons d’armes doit donc être abordée avec un pragmatisme souvent absent des discours. Ce n’est pas la quantité de matériel qui importe en premier lieu, mais bien la capacité à l’intégrer de manière cohérente dans le dispositif militaire existant. Sans cette approche raisonnée, le risque est grand de se contenter de gestes spectaculaires mais peu efficaces, qui donneraient l’illusion de l’action sans en produire véritablement les effets sur le terrain.
Dominer technologiquement la Russie : un mythe qui ne résiste pas à l’épreuve du feu
L’argument de la supériorité technologique occidentale a connu son heure de gloire au début du conflit, lorsque chaque nouvelle livraison d’armes était présentée comme un Game Changer[1] susceptible de renverser le cours de la guerre. Le temps a pourtant ramené chacun à une réalité plus prosaïque : les chars occidentaux brûlent tout aussi bien que leurs homologues russes ou ex-soviétiques lorsqu’ils sont touchés.
Cette illusion technologique s’est progressivement dissipée au fil des mois. Les systèmes d’armes occidentaux, pourtant plus sophistiqués, ont rapidement montré leurs limites[2] et n’ont pas apporté cette domination opérationnelle tant espérée. L’écart technologique, lorsqu’il existe réellement, s’est révélé insuffisant pour créer une asymétrie décisive sur le champ de bataille. Le récent affrontement entre l’Inde et le Pakistan a d’ailleurs achevé de discréditer le mythe d’une supériorité occidentale écrasante et universelle.
Certaines personnalités continuent pourtant d’affirmer de manière péremptoire, comme le général Dominique Trinquand, que « l’OTAN a une supériorité technologique écrasante » ou comme Nicolas Tenzer que « sans arme nucléaire, la Russie serait écrasée par l’OTAN en quelques jours ». Ces déclarations ont ceci de commode qu’elles ne risquent pas d’être mises à l’épreuve, personne n’ayant véritablement l’intention de vérifier leur validité sur le terrain, indépendamment même du risque nucléaire.
Dans le contexte ukrainien, cette prétendue supériorité technologique ne peut donc servir à justifier une moindre quantité de matériels. Si l’avantage existe parfois au niveau tactique, il reste trop marginal pour avoir une influence significative et mesurable sur le terrain. La technologie, aussi avancée soit-elle, ne saurait constituer une solution miracle face à la réalité brutale des rapports de force militaires.
Que faudrait-il réellement à l’Ukraine ?
La question des besoins militaires ukrainiens appelle une analyse froide et chiffrée. Pour inverser durablement le rapport de force, l’Ukraine aurait besoin, dans un premier temps, d’un afflux massif de combattants. Un demi-million d’hommes supplémentaires constituerait le strict minimum pour envisager des opérations offensives significatives. Que ces effectifs proviennent de la mobilisation ukrainienne ou de contingents étrangers, leur formation et leur équipement posent des défis considérables. Pour des spécialistes comme les pilotes de chasse, les délais de formation s’étirent sur trois à cinq ans, ce qui rend illusoire toute solution rapide.
Les besoins en matériel sont tout aussi colossaux. Plusieurs milliers de chars et de pièces d’artillerie, au moins deux cents avions de combat supplémentaires et des systèmes de défense aérienne en grand nombre seraient nécessaires. Or ces quantités dépassent largement les stocks disponibles en Europe occidentale, même en siphonnant complètement les armées européennes. Il faudrait donc relancer des chaînes de production aujourd’hui largement démantelées, avec les délais, les contraintes de formations des ouvriers et les coûts que cela implique.
Supposons cependant ces conditions réunies : une armée ukrainienne renforcée, bien commandée et bien équipée pourrait certes probablement repousser les forces russes actuellement déployées. Mais cette projection ignore la capacité de Moscou à répondre par une mobilisation équivalente. La mobilisation de cinq cent mille hommes supplémentaires est parfaitement à la portée de la Russie, dont les réserves démographiques russes sont bien plus importantes que celles de l’Ukraine. En conséquence, cet avantage quantitatif ne serait probablement que temporaire et ne permettrait probablement pas de repousser les forces russes en dehors des frontières de l’Ukraine.
Pour contraindre réellement la Russie à négocier dans une position de faiblesse, il faudrait viser beaucoup plus haut. Une force de trois millions d’hommes aurait effectivement le potentiel d’épuiser les capacités de mobilisation russe dans la durée, mais un tel effort dépasserait les seules ressources ukrainiennes. Il impliquerait nécessairement l’envoi massif de contingents européens, même sous couvert de « volontaires » ou de légions étrangères. L’effort industriel correspondant – avec une multiplication par cent de certaines capacités de production – nécessiterait plusieurs années de réorganisation totale de l’appareil de défense européen, années pendant lesquelles la guerre continuerait…
Ces estimations soulignent l’écart abyssal entre les déclarations politiques et les réalités militaires. La défaite de la Russie, si elle reste théoriquement possible, exigerait des moyens et une détermination que les démocraties occidentales n’ont jusqu’ici jamais manifesté dans un conflit de cette nature.
Peut-on réellement défaire la Russie ?
La réponse théorique est oui. Une stratégie visant à contraindre militairement la Russie sans franchir le seuil nucléaire est envisageable. Mais cette possibilité s’accompagne de réalités qui méritent d’être clairement énoncées sans compter que cela part du postulat qu’aucun autre État étranger ne vienne renforcer la Russie. Il est évident que si la Corée du Nord et/ou la Chine décidaient de s’engager massivement aux côtés des Russes l’équilibre des forces en serait complètement bouleversé.
Le prix à payer serait exorbitant à tous égards. Humainement, d’abord, avec des centaines de milliers, voire des millions de vies sacrifiées. Économiquement ensuite, par une mobilisation industrielle sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Politiquement enfin, par une transformation profonde de nos sociétés qui devraient accepter une économie de guerre prolongée.
Les délais nécessaires – entre cinq et dix ans – ajoutent une dimension essentielle au problème. Pendant toute cette période, il faudrait non seulement construire cette force de militaire titanesque, mais aussi maintenir le soutien à l’Ukraine, en espérant que le pays tienne pendant ce laps de temps, dans une guerre d’attrition qui continuerait de saigner les deux camps.
Ce constat soulève une question importante : ceux qui appellent à la défaite totale de la Russie ont-ils réellement mesuré ce que cela impliquerait ? Alors qu’ils scrutent avec espoir chaque signe de faiblesse de l’économie russe dont ils prophétisent l’effondrement imminent depuis 2022, sont-ils certains que nos propres sociétés pourraient supporter un tel effort sans s’effondrer les premières ? Le paradoxe serait cruel que l’Occident succombe à l’épreuve qu’il veut imposer à son adversaire.
Au-delà des postures, une exigence s’impose : ceux qui fixent des objectifs ambitieux doivent en assumer pleinement les conséquences. Défaire la Russie n’est pas une simple question de volonté politique, mais un défi multidimensionnel dont l’ampleur dépasse tout ce que l’Europe a connu depuis des générations.
En dernière analyse, chacun peut juger si ce projet est réaliste ou non, souhaitable ou non. Mais une chose est certaine : poursuivre la guerre sans avoir clairement exposé ses véritables implications relève de l’inconséquence. La lucidité, aujourd’hui, commanderait peut-être moins de certitudes et plus de transparence sur ce que chaque objectif annoncé implique réellement.
[1] https://x.com/PeurAvion/status/1605677836018126849
[2] https://armees.com/leopard-2-char-ukraine-allemagne-armee-guerre-tank/