10 mois de guerre entre le Hamas et Israël : Bilan et perspectives avec Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)

10 mois de guerre entre le Hamas et Israël : Bilan et perspectives avec Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)

10 mois de guerre entre le Hamas et Israël : Bilan et perspectives avec Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE)


Bilan et perspectives avec Alain Chouet
Alain Chouet (Photo DR). Un soldat israélien druze, pendant la traque du Hezbollah (Photo Jean-Paul Louis Ney)

Alain Chouet est l’ancien chef du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Son dernier ouvrage, publié en 2022, est intitulé « Sept pas vers l’enfer ». Il fait ici le bilan et évoque les perspectives des dix mois de guerre entre le Hamas et Israël… Entretien exclusif pour Le Diplomate

Propos recueillis par Mathilde Georges

Le Diplomate : Après 10 mois de guerre et qui ont suivi les massacres du 7 octobre, quel est, sur le plan strictement militaire, le bilan d’Israël à propos de sa stratégie d’« éradication » du Hamas ? Comment expliquer notamment l’efficacité notable des services spéciaux israéliens quant aux éliminations ciblées des responsables de l’organisation terroriste palestinienne ?

Alain Chouet : Ce sont deux problématiques différentes. Les éliminations ciblées sont une constante des services spéciaux israéliens depuis 1948. Le Mossad, l’Aman et le Shabak entretiennent en permanence des dossiers d’objectif sur toutes les structures ou personnes susceptibles de nuire à la sécurité du pays ou convaincues de lui avoir nui. Ils sont donc en mesure de passer à l’action à tout moment sur un court préavis ou en fonction des opportunités comme on l’a vu à de très nombreuses reprises, notamment depuis l’attentat contre les athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich. S’agissant pour Israël d’une question de vie ou de mort entretenue par une lourde mémoire collective, la méthode est admise par l’opinion et ne rencontre pas les réticences morales, éthiques ou politiques auxquelles sont soumis les autres services des démocraties, notamment en Europe.

La stratégie d’élimination du Hamas relève d’une autre logique qui est celle d’une intervention militaire massive, souvent indifférenciée et à visage découvert. Son bilan est beaucoup plus mitigé malgré les très lourds dégâts matériels et humains qu’elle entraîne. Certes la masse de manœuvre et les capacités de nuisance de la milice terroriste sont durement atteintes et nombre de ses éléments aguerris et de ses cadres ont été éliminés. Mais son affaiblissement risque de s’analyser en une victoire à la Pyrrhus. Le Hamas n’est que l’émanation palestinienne de la galaxie violente des Frères Musulmans soutenus par certaines pétromonarchies, une partie des opinions publiques du monde musulman et instrumentalisée à des fins stratégiques par l’Iran tandis qu’il se pose en martyr et se victimise auprès de nombre de sociétés du tiers monde et de naïfs occidentaux.

Il y a donc tout lieu de redouter qu’il renaisse de ses cendres dès que la pression armée d’Israël sur Gaza devra bien être levée. Cela prendra sans doute un peu de temps mais l’organisation n’aura aucun mal à assurer la relève des militants éliminés dans le vivier de souffrance, de frustration et de désir de vengeance provoqués par l’opération interminable mais finalement peu concluante de Tsahal dans l’enclave.

LD : Le Mossad a récemment réalisé des opérations ciblées en utilisant des technologies avancées, y compris l’IA et le contrôle à distance, pour éliminer des leaders ennemis en Iran. Selon vous, quelles pourraient être les prochaines cibles potentielles du Mossad, et comment pensez-vous que ces opérations pourraient évoluer en termes de stratégies et de technologies employées ?

AC : Je vous laisse la responsabilité de dire quelles technologies le Mossad a utilisées pour mener à bien ses dernières opérations en Iran. Je ne les connais évidemment pas et j’ignore quelles pourraient être ses prochaines cibles.

Ce que je sais en tant que professionnel c’est que dans ce domaine chaque cas est un cas d’espèce et que tout est affaire de circonstances et d’opportunités. Il n’y a pas de règle générale et on cherche toujours le moyen le plus simple d’arriver à ses fins sachant que plus la méthode employée est complexe et sophistiquée, plus les risques d’échec sont importants.

LD : À notre époque hautement technologique, on l’a vu, le renseignement humain a-t-il encore son importance ? Et si oui, comment Israël le développe et l’entretien dans des pays ou des zones hostiles comme en Syrie, en Iran voire à Gaza ou dans les territoires palestiniens de Cisjordanie ?

AC : Les progrès technologiques appliqués aux cannes à pêche et aux moulinets n’ont pas rendu la chasse inutile ou obsolète. Il n’y a guère de sens à opposer le renseignement technique au renseignement humain. Ils sont interdépendants et complémentaires. Le progrès technologique a décuplé, voire centuplé, les capacités d’observation et d’écoute des services de renseignement. Mais il a ses limites et des trous dans sa raquette. Quelle que soit la sophistication des moyens techniques employés, celui qui observe et écoute par ces moyens n’est pas maître de la manœuvre. Il ne peut voir et entendre que ce que sa cible veut bien dire ou montrer. Et si la cible sait qu’elle est observée et écoutée, la porte est ouverte à l’intoxication et à la désinformation. Enfin et surtout, si le renseignement d’origine technologique permet plus que jamais de connaître de façon précise et détaillée la nature et l’état des forces hostiles, il ne permet pas de connaître le secret des intentions de ceux qui les emploient. Cela suppose alors l’entretien d’un capital de sources humaines au sein du cercle des décideurs adverses ou dans leur environnement immédiat.

Les comptables et les ignorants aiment bien le renseignement technique. Il est cher mais il fournit des résultats immédiats, visibles, vérifiables et quantifiables. Il a aussi l’avantage d’être sans risque politique puisqu’il peut s’exercer depuis chez soi sans s’exposer. Le renseignement humain, se joue sur le temps long. Il présente le danger de se faire prendre la main dans le sac en territoire adverse. Il est empreint de subjectivité et est souvent difficilement vérifiable dans l’immédiat. C’est pourquoi, face à l’explosion des capacités technologiques, les responsables politiques et financiers de nos États ont eu tendance dans les quelques décennies passées à privilégier le renseignement technique aux dépens – contraintes financières obligent – du renseignement de source humaine.

Israël n’a pas échappé à cette dérive venue tout droit des États-Unis qui n’ont pas le danger d’être au contact physique direct de l’adversaire. Les capacités en renseignement humain du Shabak en Cisjordanie et à Gaza, de l’Aman dans les pays du front et du Mossad dans le monde entier en ont pâti. Il faut reconnaître que la tâche n’est pas facile dans le contexte régional, en particulier à Gaza, où les autorités de fait n’hésitent pas à torturer et assassiner leurs contemporains au moindre soupçon – même totalement infondé – de collusion avec Israël. Mais la situation n’est guère différente au Liban, en Syrie ou en Iran. Il n’empêche – et la tuerie du 7 octobre 2023 en est la preuve – qu’au-delà des capacités techniques de connaissance de l’état des forces adverses, Israël doit retrouver sa capacité de connaissance et d’évaluation de leurs intentions.

LD : La collaboration croissante entre Moscou et Téhéran semble redessiner les alliances au Moyen-Orient, avec des implications potentiellement déstabilisatrices. Dans ce contexte, pensez-vous que le FSB pourrait jouer un rôle actif dans cette dynamique, et si oui, comment pourraient-ils s’intégrer dans les stratégies conjointes avec l’Iran ? Et surtout au prisme de l’ancienne coopération qui était notable jusqu’ici entre Israéliens et Russes ?

AC : La Russie et l’Iran, tous deux en difficulté dans leur contexte régional et international respectif, se soutiennent l’un l’autre comme la corde soutient le pendu. Si cela permet de fabriquer quelques connivences diplomatiques, économiques, militaires et stratégiques, cela ne permet pas de déboucher sur des actions décisives et coordonnées. Ces limites sont particulièrement patentes dans le Caucase, face à l’Azerbaïdjan et la Turquie et même en Syrie où les deux « partenaires » se regardent en chiens de faïence. Très mobilisé par la situation en Ukraine et en Europe où il doit essayer de pallier certaines insuffisances de l’armée régulière, le FSB, qui a perdu beaucoup du potentiel ancien du KGB au Levant, n’a pas beaucoup de plus value à apporter aux Iraniens (Ministère du renseignement ou Pasdaran), dans la gestion des crises régionales. Pour l’instant, s’ils se rejoignent sur la redéfinition d’un ordre international hostile à l’Occident et aux États-Unis, leurs agendas ne sont pas vraiment convergents.

LD : Avec l’augmentation des cyberattaques imputées à l’Iran, comment les services de renseignement, notamment israéliens, se préparent-ils à contrer ces menaces, et quelle est votre analyse de l’implication croissante de la cybersécurité dans les conflits géopolitiques actuels ?

AC : La récente panne informatique mondiale imputable à une mise à jour de Microsoft, les pannes de la SNCF dues à des sabotages d’armoires informatiques, les paralysies récurrentes de services médicaux imputables à des cybercriminels montrent à quel point l’ensemble de nos activités civiles et militaires sont devenues totalement dépendantes d’un réseau informatique mondial mal maîtrisé et donc à quel point nos sociétés sont vulnérables et fragiles. Il suffit aujourd’hui à un hacker un peu doué d’appuyer sur un bouton « Enter » pour priver un pays entier, pendant plusieurs heures ou plusieurs jours, d’eau, d’électricité, de carburants, de transports, de transmissions, de services de soins et de secours. Ce que le grand public sait trop peu c’est que toute notre architecture informatique repose sur l’existence et le fonctionnement de quelques dizaines de « Data Center » dont le sabotage ou la destruction paralyserait totalement la vie du pays.

Il n’est donc pas étonnant que ces « goulots d’étranglement » et ces vulnérabilités soient devenus un objectif privilégié de nos adversaires et donc un axe prioritaire de nos préoccupations de défense nationale. C’est évidemment le cas pour Israël qui a tout de même pour atout d’avoir développé très tôt un secteur informatique parmi les plus performants du monde et, en conséquence, des capacités de cyberdéfense hors du commun et, en tout cas, très supérieures aux capacités offensives de l’Iran dans ce domaine.

LD : Les tensions entre Israël et l’Iran montent de plus en plus. Certains experts évoquent un risque accru de confrontation directe entre les deux nations. Quelle est votre évaluation de cette menace, et quelles mesures les services de renseignement peuvent-ils prendre pour prévenir une escalade nucléaire ? Et pourtant, comment expliquer qu’en dépit des déclarations belliqueuses iraniennes suite à l’élimination d’Ismaël Haniyeh le 31 juillet dernier en Iran, les représailles tant annoncées se font toujours attendre ?

AC : Les tensions entre Israël et l’Iran montent particulièrement dans les médias occidentaux et les chaînes de télévision en continu. Le risque de confrontation militaire directe entre les deux pays au delà de quelques gesticulations spectaculaires paraît plus qu’incertain. Ni l’un ni l’autre n’en a les moyens. On imagine mal l’armée iranienne traverser l’Irak et la Jordanie ou débarquer sur les plages méditerranéennes pour se colleter avec Tsahal…. De même on voit mal comment l’armée israélienne, déjà en limite de portage dans ses opérations à Gaza, pourrait aller affronter l’Iran au sol en débarquant sur les rives du Golfe Persique.

L’éventualité d’un affrontement aérien croisé en cas de dramatisation du conflit ne peut être exclu mais ne mènerait pas à grand-chose. L’armée de l’air iranienne ne dispose en pratique que de vieux appareils d’avant la révolution islamique incapables de se mesurer aux appareils de l’État hébreu. L’armée de l’air israélienne est en mesure d’opérer des missions de bombardement sur l’Iran… Mais sur quels objectifs ? Pour quel résultat sans possibilité d’exploitation au sol ? Pour quel coût financier et surtout politique ? Car cela nécessiterait de traverser l’espace aérien de pays arabes qui n’ont pas vraiment de raison de l’autoriser. Et cela donnerait à l’Iran l’occasion de fustiger la complicité des monarchies sunnites avec les « sionistes ».

L’hypothèse d’une attaque massive par missiles et drones est régulièrement évoquée et l’Iran s’est déjà livré sans conviction à l’exercice. Il pourrait être tenté de recommencer sachant que le « dôme de fer » israélien, secondé par la flotte aéronavale américaine en Méditerranée orientale est efficace, mais qu’aucun système de protection n’est fiable à 100%. La chute d’un seul missile sur un territoire aussi densément peuplé qu’Israël serait dévastatrice et aurait des conséquences politiques incalculables. Cela entraînerait certainement une lourde riposte israélienne mais le régime des mollahs est moins sensible que le pouvoir israélien aux pertes humaines parmi sa population. Et, au total, on resterait dans l’impasse.

Quant à l’hypothèse d’une « escalade nucléaire », elle relève pour l’instant du fantasme, du journalisme à sensation ou de l’ignorance de pseudo-experts. L’Iran veut être ce que l’on appelle un « pays du seuil », c’est-à-dire susceptible d’avoir la bombe dans un délai de quelques semaines à quelques mois, mais il n’y est pas encore. C’est ce que pressentait dès l’an 2000 le regretté Ephraïm Halévy, alors patron du Mossad, qui s’était fixé comme objectif de retarder par tous les moyens l’échéance qu’il considérait comme inéluctable. Le Mossad est effectivement parvenu à retarder l’échéance mais, sauf bouleversement majeur, celle-ci demeure inéluctable.

Il n’en reste pas moins que c’est un domaine où la doctrine iranienne rejoint la doctrine de dissuasion de plusieurs pays occidentaux : avoir la bombe pour ne pas avoir à s’en servir. D’ailleurs la motivation initiale de l’Iran dans sa course à l’armement nucléaire n’était pas de se confronter à Israël mais de dissuader les monarchies sunnites alliées à l’Occident de lui refaire le coup de la guerre Iran-Irak avec son million de morts, ses trois millions d’éclopés, ses veuves et orphelins de guerre.

Le régime des mollahs a tout fait pour s’assurer une carte palestinienne dans son jeu stratégique dans la perspective de règlement des conflits régionaux dont il ne veut pas être exclu et pour montrer son rôle de fer de lance de la cause islamique alors que les monarchies sunnites se soumettent à Israël et à l’Occident. Téhéran a clairement instrumentalisé le Hamas et n’a pas hésité à le sacrifier en l’incitant à l’atroce opération du 7 octobre pour casser durablement la dynamique des accords d’Abraham et du rapprochement entre Israël et les pays arabes sunnites. Les Iraniens ne pouvaient ignorer que la riposte israélienne serait impitoyable et détruirait leur instrument. Mais le jeu en valait la chandelle et, pour les théocrates chiites persans, faire massacrer des Arabes sunnites et Frères Musulmans ne constitue pas un bien grand dommage par rapport au bénéfice engrangé. C’est ce qui explique en grande partie la « retenue » du Hezbollah libanais et de l’Iran lui-même face au désastre des Palestiniens de Gaza et à l’assassinat des dirigeants du Hamas. Comme on ne peut quand même pas ne rien faire face au défi, les proxys de l’Iran – Hezbollah, groupes chiites syriens et irakiens, Houthis yéménites – s’exercent à d’habituelles frappes de missiles et roquettes mais se gardent bien de tout engagement direct.

LD : Dans un contexte où les conflits traditionnels cèdent de plus en plus de terrain aux guerres de l’ombre, notamment dans les domaines du cyberespace et du renseignement, comment évaluez-vous l’évolution de ces nouvelles formes de confrontation ? Les services de renseignement, tels que ceux d’Israël et de l’Iran, se préparent-ils à un avenir où la supériorité technologique et la maîtrise de l’information surpassent les moyens militaires conventionnels ?

AC : Le budget militaire annuel de la Russie est d’environ 80 milliards de dollars. Celui de la Chine de 240 milliards. Le budget militaire cumulé des États-Unis et des pays de l’OTAN est de 1200 milliards…. Face à un tel déséquilibre de moyens appuyés sur une supériorité matérielle et technologique pour l’instant insurpassable, il est parfaitement vain et suicidaire de vouloir s’opposer à l’Occident par des moyens armés conventionnels. Le dernier à ne pas l’avoir compris est Saddam Hussein qui a accepté en 2003 une confrontation conventionnelle directe. Il en a payé le prix. Ses voisins plus subtils comme l’Iran, la Syrie ou la Libye qui avaient fait dans les années 80 du terrorisme une arme ordinaire de leurs relations internationales l’avaient bien compris et en ont engrangé des bénéfices inespérés

Dans cette situation de déséquilibre conventionnel, il n’y a donc que deux options pour ceux qui ne veulent pas se soumettre à l’hégémonie atlantiste : posséder la capacité nucléaire (et les vecteurs nécessaires à sa mise en œuvre) ou avoir recours à des stratégies sournoises et indirectes du faible au fort reposant sur l’utilisation du terrorisme, de la criminalité transnationale organisée, de l’influence, de l’espionnage, de la désinformation, de la cybernuisance.

La Corée du Nord a opté pour une stratégie nucléaire exclusive que son Président met spectaculairement et régulièrement en scène. L’Iran et ses proxys s’appuient sur un cocktail des deux en mettant en œuvre à peu près toutes les manœuvres du faible au fort – sans évidemment en assumer la responsabilité – dans l’attente d’une accession à la capacité atomique.

C’est donc bien à cet état des choses mouvant et polymorphe que les forces armées et services occidentaux – y compris ceux d’Israël – doivent s’adapter. Il y faut pour certains une sorte de « révolution culturelle » pour admettre que le temps n’est plus à la force brute du déferlement d’unités blindées et mécanisées en rase campagne sous couvert de supériorité aérienne, mais aux coups bas, aux opérations clandestines, aux tactiques indirectes qui sont plutôt de la compétence des services d’action spécialisés que des grandes unités constituées autour de leur drapeau. En France, le budget de la DGSE représente à peu près un pour cent du budget de la défense. Ce qui signifie qu’en amputant la défense conventionnelle d’un pour cent de son budget il serait possible de doubler les moyens de la DGSE….

LD : Ainsi, les principes éthiques et les règles de guerre traditionnelles sont-ils encore pertinents ? Existe-t-il des normes ou des cadres internationaux qui régissent ces nouveaux terrains de conflit, ou sommes-nous dans une zone grise où tout est permis pour atteindre ses objectifs stratégiques ?

AC : L’histoire et l’expérience prouvent que les soi-disant « principes éthiques » et « règles de guerre traditionnelles » sont des notions à géométrie variable soumises à l’interprétation personnelle des belligérants et n’ont pratiquement jamais été respectés – y compris par ceux qui s’en réclamaient – au cours des conflits du XXe siècle : guerres mondiales, guerres régionales, guerres coloniales, conflits locaux en marge de la guerre froide, « guerres antiterroristes », etc.

Ce ne sont pas d’épouvantables tortionnaires méprisants des droits de l’homme qui ont légalisé la torture, vitrifié des villes entières sous de tapis de bombes incendiaires ou des bombes atomiques, répandu larga manu des produits chimiques toxiques, massacré et incendié des villages entiers, interné sans procédure et sans jugement des suspects adverses dans des cages en fer pendant des décennies…

Il va de soi que le passage des conflits armés conventionnels à des tactiques sournoises et clandestines du faible au fort fait entrer les protagonistes dans une zone grise de non droit où tous les coups sont permis puisque la clandestinité de l’action est censée mettre les auteurs à l’abri de toute sanction.

LD : Enfin, nous savons que les services de renseignement importants des pays arabes comme ceux de l’Égypte, de l’Arabie saoudite, des Émirats et du Qatar par exemple sont très actifs depuis 10 mois dans les négociations, soit dans la libération des otages israéliens ou des divers cessez-le-feu entre Israël et le Hamas. Après tout ce temps quel est le bilan de ces services spéciaux, leurs relations plutôt bonnes jusqu’en octobre dernier avec les Israéliens sont-elles remises en cause définitivement et vont-ils jouer un rôle pour la fin de ce conflit et « l’après-Hamas » ?

AC : Les services de renseignement des pétromonarchies sont plutôt des services de protection et de sécurité des familles régnantes en place que des services de renseignement au sens où nous l’entendons.

D’une manière générale, les dirigeants arabes n’ont qu’une confiance limitée dans leur propre ministère des affaires étrangères dont ils ne maîtrisent pas le recrutement puisque la fonction nécessite une certaine technicité alors que les membres de leurs services de sécurité sont cooptés sur la base de connivences familiales, féodales ou tribales.

Et ils ont une confiance nulle dans les ministères des affaires étrangères des pays occidentaux qu’ils jugent majoritairement indiscrets, donneurs de leçons et hostiles. Ils leur préfèrent donc les relations de personne à personne ou les relations nouées de service de renseignement à service de renseignement.

Ils ont donc tendance à faire de leurs services un rouage essentiel de leur relation extérieure. D’ailleurs, dans les pays « bien tenus » – comme l’était la Libye de Kadhafi il était devenu d’usage que le chef des services spéciaux cumule ce poste avec celui de ministre des affaires étrangères comme le furent Ibrahim Bishari ou Moussa Koussa…. Et on voit bien que les négociations actuelles autour du sort des otages israéliens et de la tragédie gazaouie sont du ressort exclusif des chefs des services spéciaux, que ce soit du côté arabe ou du côté israélien ou américain.

La compétence des services qataris ou saoudiens en ce qui concerne les problématiques liées au Hamas est incontestable puisque ce sont ces mêmes services qui pendant de nombreuses années ont financé, favorisé, soutenu politiquement le mouvement terroriste islamiste et donné protection et asile à ses chefs qu’ils connaissent donc parfaitement. C’est sans doute un point qui mériterait réflexion quand l’urgent dossier du sort des otages aura pu être soldé…

Par souci de sécurité face à des voisins menaçants, les services qataris poursuivront à bas bruit leurs relations avec les services israéliens initiées depuis plus de vingt ans. De même les services saoudiens face au danger commun que représente l’Iran des mollahs. De même que les services égyptiens confrontés au même risque qu’Israël de la part des Frères Musulmans. Mais la dynamique politique des « Accords d’Abraham » par laquelle Benjamin Netanyahou pensait pouvoir normaliser les relations de l’État hébreu avec son environnement islamique sunnite est brisée sans doute pour longtemps. C’est une victoire dans la confrontation asymétrique qui oppose l’Iran à son environnement wahhabite, à Israël et à l’Occident.


Bilan et perspectives avec Alain Chouet
Mathilde Georges

Mathilde Georges est étudiante en 3 ème année à l’Ecole de Journalisme de Cannes, reconnue par la Commission nationale de l’emploi des journalistes. Passionnée par la géopolitique de l’Afrique du Sud et du Moyen-Orient, elle souhaite se spécialiser sur une région : la Tunisie. Polyvalente et ambitieuse, cette marseillaise a rejoint l’équipe du Diplomate en juillet 2024, en tant que journaliste web. Elle est chargée des publications sur les réseaux sociaux, et de réaliser des interviews.

X bloqué au Brésil : nouvel épisode du rapport de force entre États et multinationales du numérique

X bloqué au Brésil : nouvel épisode du rapport de force entre États et multinationales du numérique

 

Avec la suspension de X, la justice brésilienne affirme la souveraineté de l’État dans l’espace numérique et pose, à nouveaux frais, la question du pouvoir des multinationales sur les institutions publiques.

En décidant la suspension du réseau social X (ex-Twitter) au Brésil, le juge du Tribunal suprême fédéral (équivalent brésilien de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel réunis) remet sur la table la question, ô combien centrale, du pouvoir des multinationales du numérique sur les États.

Les termes du conflit sont assez simples. La plateforme n’a pas répondu favorablement aux injonctions du juge. Ce dernier souhaitait la suppression de certains comptes d’utilisateurs liés aux émeutes de partisans de Jair Bolsonaro visant les institutions publiques de la capitale brésilienne, le 8 janvier 2023. Or, loin de se soumettre aux injonctions de la juridiction suprême, le propriétaire de X, Elon Musk, a opposé le principe de la « liberté d’expression » pour se dérober à ses obligations. Condamné à payer une astreinte journalière de 200 000 reais (environ 32 000 euros), X a même choisi d’ignorer cette condamnation et de ne pas payer l’amende. De plus, la plateforme a décidé de ne plus avoir de représentant légal au Brésil : une ultime infraction qui a convaincu le juge suprême de bloquer X au Brésil.

Dans cette affaire, on peut relever deux enjeux principaux. Le premier, c’est la capacité d’un État à maintenir l’ordre (social) dans l’espace numérique, a fortiori lorsque des élans séditieux et des tentatives de coup d’État sont en partie fomentés à partir de plateformes de réseaux sociaux. Il s’agit pour l’État brésilien d’assurer l’effectivité de ses fonctions régaliennes en ligne et hors ligne, et de transposer dans l’espace numérique le principe de souveraineté. Le second enjeu a trait aux adaptations qu’une multinationale étrangère est prête à consentir pour se garantir un accès (pérenne et sans obstacle) à un marché national. En effet, la puissance économique ne fait pas tout. Il est un ensemble de normes, légales, sociales et symboliques, qu’une entreprise doit respecter pour se faire accepter comme un acteur légitime du champ économique d’un pays où elle nourrit des ambitions commerciales.

Sur ce dernier point, il est important de souligner qu’internet n’a jamais été ce « Far-West » tant décrié par les pouvoirs publics de tous les pays depuis les années 1990. Les États ont toujours eu la main sur le Réseau, des lois applicables et appliquées, des condamnations, des restrictions d’accès et des blocages des sites et applications visées. Certes, ces mesures peuvent entraîner des dommages collatéraux : bloquer une adresse IP empêche non seulement l’accès au site à un instant donné, mais aussi aux autres contenus hébergés sur le serveur qui répond à cette adresse. En outre, des voies de contournement existent, à l’instar des VPN – même si les internautes brésiliens encourent une amende (8 000 euros) en cas d’utilisation de ce type de service pour tenter d’accéder malgré tout à la plateforme.

D’autres entreprises ont joué elles aussi le rapport de force avec les autorités publiques par le passé. C’est le cas au Brésil avec la messagerie Telegram (dont le fondateur, Pavel Dourov, vient d’ailleurs d’être arrêté à Paris), qui a été suspendue provisoirement en 2022 et 2023. C’est également vrai en France où, pendant des années, une entreprise telle que Google a refusé de se soumettre aux injonctions des pouvoirs publics, comme la CNIL en 2014 ou l’Autorité de la concurrence plus récemment.

Reste qu’un cas de blocage comme celui de X au Brésil est extrêmement rare dans les démocraties occidentales. De fait, par bien des aspects, ces firmes ont mis les États dans leur dépendance. Ne serait-ce que parce qu’elles forment un oligopole et qu’elles contrôlent en grande partie l’accès à l’espace numérique. Peu d’États ont développé des capacités d’intervention autonome sur les réseaux, et nombre d’entre eux doivent obtenir la collaboration de ces multinationales pour rendre effective leur puissance d’agir en ligne.

À l’inverse, ces firmes (comme n’importe quelle entreprise) sont dépendantes des États à plusieurs titres. C’est le mot de Max Weber : « Le capitalisme requiert la bureaucratie »[1]. Les réseaux de télécommunications, d’une part, sont encore en grande partie à la main des États, d’entreprises publiques ou d’entreprises nationales bien mieux contrôlables que des multinationales basées sur la côte ouest des États-Unis. Et puis, pour reprendre les termes de Bourdieu, l’État fonctionne comme une « banque centrale du capital symbolique »[2] ; autrement dit, c’est par l’État que se joue la réputation des entreprises, se fixent les règles qu’elles doivent respecter pour apparaître comme des acteurs légitimes et, par conséquent, se mettre à l’abri de la mobilisation hostile, des régulations et des condamnations des pouvoirs publics.

Toutefois, le grand enjeu de notre époque est bien cette « relation d’interdépendance asymétrique »[3] qui semble pencher en faveur des multinationales du numérique. Pour reprendre les exemples précédents, on voit ces entreprises s’aménager des voies de contournement des réseaux de télécommunications nationaux. C’est vrai de Google, Microsoft, Facebook et Amazon, en particulier, qui jouent depuis quelques années un rôle majeur dans le déploiement de câbles de communication intercontinentaux. C’est vrai a fortiori de l’empire économique qu’est en train de bâtir Elon Musk, avec l’entreprise Starlink qui ouvre l’accès à internet par voie satellitaire – au risque de déposséder les États de cet attribut fondamental de la souveraineté qu’est le contrôle des communications sur leur territoire.

Et puis, on ne peut ignorer non plus la fascination qu’exercent ces firmes sur les gouvernants de nombreux pays. De fait, le numérique est bien souvent présenté comme la voie de salut indépassable d’économies tournant au ralenti, marquées par le chômage de masse, une démographie en berne, mais aussi des tensions insurrectionnelles qui éveillent l’intérêt des États pour ces technologies facilement employables à des fins de régulation sociale. Il n’est qu’à voir les honneurs accordés aux dirigeants de ces entreprises, lorsqu’ils sont reçus par les chefs d’État et de gouvernement occidentaux avec la révérence habituellement réservée aux gouvernants et diplomates étrangers. Les capitaux (financiers, technologiques, mais aussi symboliques) de ces multinationales sont particulièrement convoités. À travers eux semble se jouer, non seulement et paradoxalement la capacité d’action des États, mais aussi le crédit politique des gouvernants, sommés de prouver qu’ils ont encore prise sur le réel quand tout semble démontrer leur impuissance.


[1] Max Weber, Économie et société, t. 1, Les catégories de la sociologie, Paris, Plon, 1971.

[2] Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.

[3] Marlène Benquet, Fabien Foureault et Paul-Lagneau Ymonet, « Coproduire la règle du jeu. État, assurance et capital-investissement dans la France des années 1990 », Revue française de sociologie, vol. 61, n°1, 2020, p. 79-108.

Mer Rouge : entre défi sécuritaire et catastrophe environnementale

Mer Rouge : entre défi sécuritaire et catastrophe environnementale

par Alain Charret – CF2R – NOTE D’ACTUALITÉ N°649 / septembre 2024

https://cf2r.org/actualite/mer-rouge-entre-defi-securitaire-et-catastrophe-environnementale/


 

Si le sujet est peu évoqué dans la presse occidentale, la situation en mer Rouge est loin d’être réglée. Ainsi cette semaine plusieurs incidents notables ont été relevés et en particulier le 31 août 2024. Les Houthis ont annoncé avoir frappé le porte-conteneur Groton dans le golfe d’Aden. Il faut savoir que ce même navire avait déjà été la cible des rebelles yéménites le 3 août dernier et avait dû se dérouter sur Djibouti pour réparer les dommages causés. Le 30 août, après avoir pris soin de couper son transpondeur AIS[1], le Groton quittait Djibouti pour les Émirats arabes unis. Visiblement cette mesure n’a pas suffi à dissimuler son départ, car quelques heures plus tard, il était de nouveau victime d’une frappe en provenance du Yémen.

Visiblement les Houthis ne se contentent pas de localiser leurs cibles à l’aide de l’AIS. De plus, ils ont mis en garde tous les navires naviguant en mer Rouge ou dans le golfe d’Aden qui coupent leur transpondeur ou encore « trichent » en diffusant de fausses informations. Au regard des derniers évènements, on peut que constater qu’ils bénéficient d’autres sources de renseignements que la simple exploitation des données AIS.

Comme on peut le voir ci-dessus certains navires n’hésitent pas à annoncer clairement  leur absence de liens avec Israël espérant ainsi échapper aux attaques des rebelle (© www.marinetraffic.com)


De plus ces rebelles semblent pouvoir agir relativement librement et continuer à frapper leurs cibles malgré les opérations aériennes anglo-américaines annoncées régulièrement qui, en définitive, semblent avoir bien peu d’effet. Il en est de même pour les opérations EUNAVFOR Apsides, menée par l’Union européenne et Gardien de la prospérité, coalition dirigée par l’US Navy regroupant une coalition d’une vingtaine de pays. À part la destruction de quelques drones, elles ne sont vraiment utiles que pour porter secours aux équipages en détresse.

Selon le Joint Maritime Information Center ce sont au moins 94 incidents visant des navires de commerce dans la zone concernée qui ont été recensés depuis le 19 novembre 2023. Et les Houtis ne se limitent pas aux navires de commerce. Ils ont déjà tenté d’atteindre, souvent sans succès, des bâtiments de guerre. Il semble même qu’ils aient pris pour cible le porte-avions américain USS Dwight D. Eisenhower le 31 mai 2024. C’est en tout cas ce qu’ont revendiqué les rebelles yéménites. Si le Pentagone n’a fait aucun commentaire l’observation du trafic maritime et aéronautique en mer Rouge interroge. En effet, à partir de cette date le navire américain a rapidement quitté la zone pour s’éloigner du Yémen et regagner la Méditerranée via le canal de Suez. Il faut savoir que les navires militaires diffusent très rarement leur position via l’AIS. C’est bien sûr le cas des porte-avions. Cependant, il existe un autre moyen permettant de localiser ces derniers. Il suffit pour cela de suivre les mouvements de certains aéronefs embarqués. Il s’agit notamment des C2 Grumman qui effectuent au moins une rotation quotidienne. Dès que l’aéronef en question est en vol, il peut être suivi via les sites spécialisés tel que Flightradar24 grâce au transpondeur ADS-B[2]. On peut donc ainsi avoir une idée assez précise de la zone où opère le porte-avions.

Dans le cas présent les vols ont été interrompus pendant plus de cinq jours. Puis, après son transit par le canal de Suez et son entrée en Méditerranée l’US Navy a annoncé que dans le cadre d’une relève programmée le navire regagnait les États-Unis et serait remplacé par l’USS Theodore Roosevelt. À noter que ce dernier se trouvait à ce moment-là en escale en Corée du Sud. De plus on ne manquera pas de noter que si ce second porte-avions s’est bien ensuite dirigé vers le Moyen-Orient, il n’a pas rejoint la mer Rouge comme son prédécesseur, mais le golfe d’Oman. L’ensemble de ces éléments ont conduit certains analystes à penser que le pont de l’USS Eisenhower avait bien été touché et sans doute endommagé en partie ce qui avait interrompu momentanément les vols.

© Joint Maritime Information Center (combinedmaritimeforces.com)


Cette semaine une autre opération des Houthis auraient dû retenir l’attention. Il s’agit de l’explosion de plusieurs charges déposées par les rebelles yéménites sur le pont du pétrolier grec Sounion. Ce navire avait été la cible d’une première attaque le 21 août 2024 au large d’Hodeida et avait dû y jeter l’ancre avant d’évacuer son équipage. Ce sont maintenant 150 000 tonnes de brut qui risquent de se déverser en mer Rouge, ce qui serait une catastrophe environnementale d’une ampleur sans précédent.


[1] Le système automatique d’identification (AIS) des navires est un outil destiné à accroitre la sécurité de la navigation et l’efficacité de la gestion du trafic maritime.

[2]L’Automatic Dependent Surveillance-Broadcast est un système de surveillance coopératif pour le contrôle du trafic aérien et d’autres applications connexes.

Le Commissariat des armées serre la vis sur la collecte d’effets militaires usagés, en rappelant que leur revente est illégale

Le Commissariat des armées serre la vis sur la collecte d’effets militaires usagés, en rappelant que leur revente est illégale


Il n’est pas rare de trouver des treillis, des uniformes et d’autres effets militaires d’origine française sur les sites de revente en ligne [tels que Le bon coin, eBay, Rakuten ou Vinted] et dans les brocantes. Souvent, ces articles – usagés pour la plupart – sont proposés par d’anciens militaires qui ne les ont pas restitués lors de leur radiation des cadres. Or, cette pratique est strictement interdite en vertu d’un principe d’incessibilité.

« Les effets [militaires] demeurent propriété de l’État. À l’exception des effets et accessoires d’affectation définitive non restituables en raison de leur condition de port ou de leur durée d’usage et dont la liste est fixée par instruction du ministre de la Défense, ces effets sont restitués » dès la radiation des cadres ou au terme d’un contrat d’engagement, précise le décret n° 2011-1600.

Le site de l’armée de Terre « Règlement.Terre », dédié aux questions juridiques et réglementaires intéressant les militaires, rappelle que le « fait de s’approprier tout armement, matériels, deniers ou objets appartenant à l’État ou de soustraire, vendre du petit matériel ou des matières et denrées consommables du ministère des Armées constitue un détournement ».

En plus d’une sanction disciplinaire, le militaire d’active peut écoper d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement s’il est avéré qu’il a « détourné » des effets ou des objets qui lui ont été remis pour le service ou « à l’occasion du service ». Même chose pour un ancien militaire, à la différence près qu’il risque aussi de se voir infliger une amende de 375 000 euros.

Quant aux civils friands d’effets militaires, la loi les considère comme des recéleurs. Là aussi, le « tarif » est élevé : cinq ans d’emprisonnement et 375 000 euros.

« En plus d’être interdite, la revente de vos effets sur des sites grands publics crée des risques liés à la sécurité nationale : agression lors de la vente en raison de votre statut militaire, personnes mal intentionnées pouvant se faire passer pour des militaires en vue de commettre des infractions », justifie le Commissariat des armées [SCA].

D’où la directive qu’il a récemment publiée pour favoriser la collecte des effets militaires usagés. D’autant plus que ces derniers sont de plus en plus « techniques et onéreux », souligne-t-il.

« Le militaire conserve ses effets usagés et ne les restitue qu’au moment de la radiation des cadres ou, pour certains effets de spécialiste, lors d’un changement de spécialité. En réalité, faute d’incitation à être réintégrés, ces effets sont le plus souvent stockés inutilement, parfois jetés voire même revendus, en infraction à la réglementation », explique le SCA dans son « exposé des motifs ».

Aussi, poursuit-il, « pour prévenir la production de déchets par le réemploi des produits, leur recyclage ou leur valorisation, la direction centrale du SCA a conçu une directive générale sur le réemploi et le recyclage des effets d’habillement militaires, en accord avec la loi dite ‘anti-gaspillage pour une économie circulaire‘ ».

Cette directive vise à « rendre possible » et à « encourager » la restitution des effets dont les militaires n’ont plus l’utilité au sein des Groupements de Soutien de Base de Défense [GSBdD]. En outre, il est désormais interdit de rendre « sciemment » inutilisable un article qui pourrait encore servir.

Les effets ainsi collectés seront traités en fonction de leur état. Ceux qui sont trop usés et qui ne peuvent pas être recyclés auront « vocation à être éliminés en fonction des solutions locales mises en œuvre pour le traitement des déchets », précise la directive du SCA. Il va sans dite que leur volume devra être le « plus réduit possible ».

Les articles pouvant encore servir pourront être utilisés pour « satisfaire un droit à dotation des soutenus », transférés vers un autre ministère [Gendarmerie nationale, Service militaire adapté] ou revendus comme « tout autre bien meuble appartenant à l’État », sous la responsabilité de la Direction nationale d’interventions domaniales [DNID]. Toutefois, indique le SCA, des « cessions gratuites » peuvent être possibles… mais seulement à titre dérogatoire.

Enfin, il est question de recycler les effets qui ne sont plus « employables », afin de récupérer les « matières ou fibres textiles » pour ensuite les « réintroduire, après traitement, dans le cycle de fabrication d’un nouveau produit ». Une telle opération exige de récupérer au moins 40 % de matières recyclables pour être économiquement rentable. Du moins, c’est ce qu’avait expliqué le SCA dans les pages de sa revue « Soutenir », en 2019.

Photo : Commissariat des armées / Ministère des Armées

Des missiles et des hommes par Michel Goya

Des missiles et des hommes

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 30 août 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Il y a un peu plus d’une semaine maintenant, le général Oleksandr Syrsky, chef d’état-major des armées, présentait un très intéressant bilan de la campagne de frappes en profondeur qu’a subi l’Ukraine depuis le 24 février 2022, (voir ici ou ici) avec deux chiffres chocs : presque 10 000 missiles et 14 000 drones Shahed ont été lancés par les Russes sur le sol ukrainien depuis le début de la guerre.

Bordure et profondeur, armée et société

Rappelons d’abord quelques principes. En premier lieu, toute la puissance de feu indirecte, celle qui passe par le ciel, sert à réaliser deux missions : modeler le champ de bataille ou modeler la société de l’ennemi. Dans le premier cas, il s’agit d’appuyer les forces au contact contre ceux qu’elles ont en face d’elle (appui) ou de frapper tout ce qui se trouve en deuxième échelon de ces forces de contact : artillerie, soutien logistique, centre de commandement, concentration de forces, etc. (regroupons tout cela sous le terme d’« interdiction »). Dans la classification ex-soviétique, on parlera respectivement de frappes tactiques et opérationnelles. Elles s’inscrivent dans le duel des armes clausewitzien en coordination avec des opérations terrestres afin de vaincre l’armée ennemie, et donc d’obliger le pouvoir politique à se soumettre.

Dans le second cas, qualifié de « stratégique » par les Soviétiques parce que c’est loin et par les armées de l’Air d’avant-guerre pour se donner un rôle autonome, on s’efforcera de frapper l’économie du pays ennemi – son industrie de guerre en premier lieu – le réseau énergétique, les centres politiques, etc. On peut même frapper directement la population comme à la gare de Kramatorsk en avril 2022. L’idée est cette fois d’agir sur l’effort de guerre, au sens large, de la société (ou le peuple selon Clausewitz) l’autre élément de la trinité avec l’armée et le pouvoir politique. À défaut de vaincre l’armée ennemie, certains ont espéré ainsi vaincre la population et obliger le pouvoir à se soumettre non pas par la pression des armes cette fois, mais par celle du peuple mécontent.

La distinction entre ces deux stratégies est parfois floue. Frapper les usines de production d’équipements militaires ont ainsi des effets directs sur l’armée ennemie. La distinction géographique n’est pas non plus forcément très claire, certaines villes comme Kharkiv ou Kherson étant sur la ligne de front et certains objectifs purement militaires, comme les bases aériennes, pouvant se situer très en arrière de celle-ci. Les presque 12 000 cibles touchées par ces 23 000 projectiles sont à moitié militaires et civiles, qui peuvent être aussi d’intérêt militaire. 

Il y a aussi une question de portée. Dans la guerre en Ukraine, plus de 99 % des projectiles indirects de tout type – obus, roquettes, drones, missiles à courte portée, bombes planantes ou non -tombent dans une bande de 60 km au-delà de la ligne de contact. Logiquement, cette bordure reçoit donc aussi l’immense majorité du tonnage lancé et pour plus de 90 % du fait de l’artillerie et des 15 à 20 millions d’obus et roquettes à plusieurs kilos ou dizaines de kilos d’explosif. Les bombes planantes utilisées depuis bientôt un an représentent cependant aussi entre 3 000 et 4 000 tonnes d’explosifs, concentrés sur des points beaucoup plus précis que les salves d’artillerie. À titre de comparaison, le modèle de bombe aérienne atomique américaine B-61 le moins puissant représentait l’équivalent de 300 tonnes d’explosif. Les défenseurs d’Avdiivka, où ces bombes planantes ont été utilisées massivement pour la première fois, ont donc reçu l’équivalent d’une très petite bombe A.

Pas besoin d’utiliser des armes nucléaires de petite puissance, la force de frappe conventionnelle russe a déjà l’équivalent, et c’est bien cette puissance de feu supérieure à celle des Ukrainiens qui permet à leurs forces de manœuvre d’avancer dans les défenses du Donbass et pas l’inverse. Point particulier, les 3008 missiles S-300/400 décrits dans la liste, des missiles antiaériens convertis à la frappe au sol, sont, du fait de leur faible portée sont utilisés presque uniquement dans la bordure et pour le coup, plutôt sur les villes qui s’y trouvent. Outre leur charge militaire conséquente, 140 kg d’explosif, leur seule qualité militaire est d’être trop rapides pour être interceptables (19 sur 3008 seulement) alors qu’ils sont totalement imprécis. Il n’est pas évident que ces missiles frappants à courte portée et très utilisés soient comptabilisés dans les chiffres d’interception, qui se concentrent eux plutôt sur les frappes en profondeur.

Dans la profondeur

Remarquons d’abord que pour frapper la société et les cibles militaires lointaines, les Russes n’emploient pas de chasseurs-bombardiers. La raison est simple : le réseau de défense aérienne ukrainienne, que les Russes n’ont pas réussi à détruire d’emblée, est trop dense et donc trop dangereux pour eux alors que l’aviation russe ne dispose pas suffisamment de moyens dits de neutralisation ou de destruction des défenses aériennes (S/DEAD en anglais). On s’étonnera au passage qu’ils n’aient pas cherché à s’en doter afin de pouvoir réaliser des raids aériens, ce qui est beaucoup plus puissant, agile et précis que l’emploi de missiles, puisqu’un seul chasseur-bombardier peut porter au moins l’équivalent explosif d’un missile et est réutilisable. Les bombes planantes utilisées par les Russes sur la ligne de front en quelques mois dépassent largement en puissance le tonnage d’explosif des 10 000 missiles et 13 000 drones qui ont été utilisés depuis deux ans et demi, surtout si on ne considère que ceux qui ont atteint le sol.

Comme la campagne allemande des V1 et V2 en 1944-1945, la campagne de frappes russe en Ukraine (et inversement d’ailleurs) est une campagne par défaut. On utilise des machines parce qu’on ne veut ou ne peut pas y engager des engins avec des hommes à bord.

Cet emploi des machines est passé par plusieurs phases. Au début de la guerre, les Russes disposaient d’un arsenal de missiles de 1ère catégorie, modernes, puissants, à longue portée et précis fondés sur trois modèles : 9K720 Iskander balistiques sol-sol, Kh-101/Kh-555 croisière air-sol et 3M-54 Kalibr croisière mer-sol. On rappellera que les missiles balistiques ont une forte poussée initiale pour leur donner une trajectoire parabolique et une grande vitesse à la retombée alors que les missiles de croisière sont propulsés par un moteur à réaction et volent à une altitude plus basse.

En 2019, l’Institut suédois FOI estimait que la Russie disposait de 1 300 de ces engins de première catégorie avec une production moyenne de 20 par mois. En 2022, on était donc sans doute aux alentours de 1 900. Chacun de ces missiles peut projeter plusieurs centaines de kilos d’explosif (700 pour l’Iskander) mais leur temps de vol, même réduit à quelques minutes, leur interdit de frapper autre chose que des cibles fixes et donc plutôt des infrastructures. On l’a oublié, mais les Russes ont très largement utilisé, voire dilapidé cet arsenal dans les premiers jours de la guerre, avec plusieurs dizaines de missiles chaque jour, parfois efficacement comme les 30 missiles lancés le 13 mars sur la base militaire de Yavoriv, mais souvent de manière erratique et avec le risque d’épuisement rapide du stock. Pour la petite histoire, le tweet correspondant à cette situation me vaut la reconnaissance éternelle de tous les idiots pro-russes qui peuvent l’afficher régulièrement en le sortant de son contexte.

Du côté de la défense, si les missiles balistiques restent difficiles à abattre, les Ukrainiens apprennent à mieux contrer les missiles de croisière. Le taux d’interception, assez faible au départ, augmente nettement à l’été 2022 par effet d’apprentissage et apport du renseignement aérien d’alerte américain.

Les Russes décident néanmoins de continuer cette campagne de frappes en profondeur et s’adaptent. En premier lieu, ils réussissent à maintenir et même à élever leur production de missiles malgré l’embargo sur les composants électroniques, ce qui pose la question de leurs fournisseurs. En faisant le total des trois missiles de première catégorie évoqués plus haut on obtient le chiffre de 2942, soit un surplus de 1 000 par rapport au stock initial et donc une production d’une trentaine par mois. En second lieu, les Russes introduisent dans la bataille tout ce dont ils disposent depuis les missiles hypersoniques Kh-47M2 Kinjal (puis marginalement les 3M22 Zirkom) encore à l’état de prototypes jusqu’aux vieux missiles Tochka-U en passant surtout par la conversion de missiles antinavires en frappes au sol. Qu’il s’agisse des très anciens vieux Kh-22 ou leur version modernisée Kh-32, tirés depuis les airs, ou les modernes P 800 Onyx tirés depuis le sol, ces missiles à longue portée sont très rapides, et donc difficilement interceptables (12 sur 211 Onyx et seulement 2 sur 362 Kh22/kh32) mais au prix d’une faible précision. Les vieux Kh22 en particulier, avec une tonne d’explosif à bord, sont à l’origine de catastrophes meurtrières comme, entre autres, la destruction de la cathédrale d’Odessa, du centre commercial de Krementchouk et d’un immeuble à Dnipro. Les Russes se défendent de frapper directement la population, mais quand on lance des engins aussi puissants que hasardeux au milieu des villes le résultat est le même.

Grâce à tous ces ajouts, les Russes ont réussi à maintenir une cadence de tir de missiles, certes moins élevée qu’au début de la guerre, mais quand même conséquente. A la fin de l’année 2023, on parlait d’un total de 7 400 missiles, de tout type et de toute portée, tirés depuis le début de la guerre, soit plus de dix par jour.

La campagne black out

À partir de septembre 2022, les Russes ajoutent à cet arsenal les drones à longue portée Shahed-136, fournis par l’Iran puis produits et développés en Russie sous le nom de Geran. Le Shahed est lent et ne porte qu’une charge limitée (initialement 20 kg d’explosif et peut-être 40 pour les dernières versions, soit l’équivalent d’un ou deux obus de 152 mm) mais il est très simple et peu coûteux et peut donc être fabriqué en grande quantité. Plus de 13 000 ont été ainsi lancés à ce jour, soit une moyenne de 500 par mois sur des cibles fixes et peu protégées. L’apparition des drones oblige les Ukrainiens à développer un système de défense spécifique, peu efficace au départ mais désormais à peu près au point, ce qui explique le pourcentage total de 66 % d’interceptions alors que l’on en est certainement à au moins 80 % aujourd’hui. Notons qu’avec 33 % de Shahed ayant effectivement atteint le sol, cela donne seulement entre 80 et 100 tonnes d’explosif projetées en deux ans, ce qui est très faible, non pas pour ceux qui sont dans la zone de tir mais au niveau stratégique.

Au début du mois d’octobre 2022, les Russes rationalisent l’emploi de tout cet arsenal hétéroclite. Missiles de tout type et drones sont réunis en salves quasi hebdomadaires de 100 à 200 projectiles destinés à saturer le système de défense aérien ukrainien et produire un effet de masse tant matériel que psychologique. Les attaques sont également concentrées sur le réseau énergétique, électrique en particulier, et secondairement sur les grandes villes, Kiev en premier lieu. Cette campagne dure six mois avant de se réduire en régularité et en volume de munitions disponibles. Si son objectif était de paralyser la société ukrainienne et de faire chuter le moral de la population, l’échec est patent, comme de fait toutes les campagnes visant cet objectif dans l’histoire. Si l’objectif était d’entraver le fonctionnement de l’armée ukrainienne c’est plus réussi, ne serait-ce que par la menace permanente qui pèse sur toute concentration de ressources, la tension sur le système de défense aérienne et le retrait de pièces importantes sur le champ de bataille, comme les canons-mitrailleurs, pour défendre les villes contre les drones.

La campagne de frappes en profondeur s’est poursuivie de la même façon à moindre rythme jusqu’à la fin de l’année 2023, maintenant le réseau électrique ukrainien sous pression, avant d’être relancée par le renfort nord-coréen. On savait que la Corée du Nord avait alors fourni des missiles balistiques KN23 à la Russie à partir de la fin 2023 mais pas en aussi grand nombre (1300). Le KN-23 ou plutôt les KN-23 car il en existe de nombreuses versions, se veut l’équivalent nord-coréen de l’Iskander russe avec des performances annoncées similaires. Ce n’est pas forcément le cas, les KN-23 ayant connus de nombreux ratés et de très grandes imprécisions en Ukraine, mais cela représente malgré tout par le nombre, la puissance et la difficulté d’interception (1 sur 23) une menace importante. Avec en plus, et surtout, la fourniture de millions d’obus d’artillerie, la Russie doit beaucoup à la Corée du Nord, dont personne ne dit au passage qu’elle serait « cobelligérante ».

En résumé, l’exposé honnête, semble-t-il, du général Syrsky souligne à la fois le volume de cette campagne de frappes par les machines, mais aussi ses limites. Il souligne aussi la difficulté que l’on éprouve encore à intercepter des missiles très rapides, qu’ils soient balistiques ou de croisière, et la nécessité d’une défense adaptée que pour l’instant nous n’avons pas encore à un niveau suffisant. Confrontée à 10 000 missiles conventionnels et 13 000 drones, la France serait de toute façon en grande difficulté. Dernier point : le chiffre final de 25 % seulement d’interception de missiles interceptés n’a pas manqué d’attirer les commentateurs sur le thème : « les Ukrainiens, qui annoncent régulièrement plus de 80 % d’interceptions mentent donc ». On l’a vu les choses sont plus compliquées que cela, puisqu’il s’agit d’une moyenne sur deux ans et demi avec des évolutions majeures de la défense aérienne ukrainienne en capacités et en compétences. Il est probable par ailleurs comme cela a été dit que seules les frappes dans la profondeur font l’objet de bilan forcément beaucoup plus flatteurs. Pour autant, il est vrai que le soutien au moral intérieur et la transparence pour maintenir la confiance des alliés ne font pas forcément bon ménage.

Une révision de la dissuasion française s’imposera-t-elle dès 2025 ?

Une révision de la dissuasion française s’imposera-t-elle dès 2025 ?

 

Par Fabrice Wolf – Méta Défense – publié le

La dissuasion française constitue, aujourd’hui, l’un des piliers de la posture de défense du pays, tout en conférant à Paris son autonomie stratégique lui garantissant une liberté de position et de ton rare, y compris dans le camp occidental.

Son incontestable efficacité, depuis 1964, sera préservée, pour les quatre décennies à venir, par la modernisation de ses deux composantes stratégiques, avec l’arrivée du nouveau missile de croisière supersonique aéroporté ASN4G, dès 2035, et l’entrée en service des nouveaux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins SNLE 3G, à cette même échéance.

C’est, tout du moins, ainsi que la Loi de Programmation Militaire 2024-2030, présente le sujet, qui va consacrer plus de 50 Md€ à cette mission sur son exécution, avec l’objectif de remplacer, presque à l’identique et à partir de 2035, les moyens actuels, par des capacités largement modernisées, donc plus efficaces.

Toutefois, ces dernières années, les menaces pouvant viser, potentiellement, la France, comme ses intérêts vitaux, censées protéger par la dissuasion nationale, ont considérablement évoluer, dans leur nature, leur origine et leur volume.

Alors que de nombreuses voix s’élèvent, outre-Manche comme outre-Atlantique, appelant à une révision profonde et rapide des postures de dissuasion britanniques et américaines, pour répondre à ces évolutions, il est, peut-être, nécessaire de faire de même en France, sans attendre la fin de la LPM en cours, pour transformer l’outil au cœur de la sécurité stratégique du pays, et de ses intérêts vitaux.

Sommaire

  1. La dissuasion française, sa modernisation et le principe de stricte nécessité
  2. L’apparition de nouvelles menaces change les données de l’équation stratégique française
  3. L’émergence de nouvelles menaces stratégiques non nucléaires doit également être considérée et traitée
  4. De nombreuses voix appellent à l’extension et la transformation de la dissuasion américaine
  5. La modernisation itérative de la dissuasion française pour 2035 répond-elle à la réalité de l’évolution de la menace ?
  6. Conclusion

La dissuasion française, sa modernisation et le principe de stricte nécessité

Bâtie sur le principe de stricte nécessité, la dissuasion française a pour fonction de donner aux autorités du pays, les moyens nécessaires et suffisants, pour s’intégrer efficacement dans le discours stratégique mondial, et ce, de manière strictement autonome, tout en assurant la sécurité et l’intégrité du pays.

 

Rafale M armé d'un missile ASMPA nucléaire au catapultage
La FaNu permet à la France de déployer des missiles nucléaires ASMPA à partir de Rafale M embarqués sur le porte-avions Charles de Gaulle. Toutefois, avec un unique porte-avions, la Marine nationale ne peut deployer cette capacité que 50 % du temps, au mieux.

Celle-ci se décompose, aujourd’hui, en deux forces aux capacités complémentaires. La première est la Force aérienne stratégique, forte de deux escadrons de chasse équipés de chasseurs Rafale et d’une cinquantaine de missiles nucléaires supersoniques ASMPA-R, d’une portée de plus de 500 km, et transportant une tête nucléaire TNA de 100 à 300 kilotonnes.

À cette capacité mise en œuvre par l’Armée de l’air, s’ajoute, ponctuellement, la Force Aéronavale Nucléaire, ou FaNu, permettant à des Rafale M de la flottille 12F, de mettre en œuvre ce même missile ASMPA-R, à partir du porte-avions nucléaire Charles de Gaulle.

La seconde est la Force Océanique Stratégique, disposant de quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, ou SNLE, de la classe le Triomphant. Celle-ci conserve, à chaque instant, un de ces navires à la mer, pour évoluer caché dans les profondeurs océaniques, et lancer, à la demande présidentielle, ses 16 missiles balistiques M51.3, d’une portée de 10.000 km, et transportant chacun 6 à 10 têtes nucléaires à trajectoire indépendante TNO de 100 kt.

Ensemble, ces deux capacités confèrent aux autorités françaises en vaste champ opérationnel et lexical stratégique, la composante aérienne formant la force visible pour répondre aux déploiements de forces ou à la menace d’un adversaire potentiel, et la composante sous-marine, en assurant l’adversaire d’une destruction presque complète, s’il venait à frapper la France ou ses intérêts vitaux, et ce, même si la France était elle-même frappée massivement par des armes nucléaires.

FOST SNLE Le terrible classe Le triomphant
Avec quatre SNLE classe Le Triomphant, la France dispose en permance d’un navire en patrouille, susceptible de déclencher un tir nucléaire stratégique de riposte contre un pays ayant attaqué le Pays, y compris avec des armes nucléaires stratégiques.

Contrairement à ce qui est parfois avancé, la dissuasion française est aujourd’hui correctement dimensionnée, et certainement efficace, pour contenir la menace d’un pays comme la Russie, et ce, en dépit d’un nombre beaucoup plus important de vecteurs et de têtes nucléaires pour Moscou.

En outre, cette dissuasion, face à la Russie, toujours, est également suffisante pour être étendue à d’autres pays européens alliés, le cas échéant. Son efficacité est, en effet, liée à sa capacité de destruction chez l’adversaire, et non au périmètre qu’elle protège, même si, dans ce domaine, la perception de la détermination française pour protéger ses alliés, y compris en assumant le risque nucléaire, joue également un rôle déterminant.

De fait, aujourd’hui, la dissuasion française remplie pleinement, et parfaitement sa mission, et peut même, le cas échéant, le faire sur un périmètre plus étendu. C’est la raison pour laquelle, dans le cadre de la LPM 2024-2030, sa modernisation, avec l’arrivée du missile ASN4G pour remplacer l’ASMPA-R, et du SNLE 3G pour remplacer les SNLE classe Triomphant, est prévue à partir de 2035, avec un périmètre strictement identique.

L’apparition de nouvelles menaces change les données de l’équation stratégique française

Toutefois, ces dernières années, sont apparues de nouvelles menaces, susceptibles de profondément bouleverser l’équilibre stratégique sur lequel est aujourd’hui bâtie la dissuasion française, et qui est transposé, au travers de la LPM 2024-2030, dans la dissuasion NG française, à partir de 2035.

ICBM KN-22 Pyonguang
première présentation publique du missile ICBM KN-22 à Pyongyang en 2020

Ainsi, alors que la menace stratégique pouvant viser la France et ses intérêts vitaux, jusqu’à présent, était avant tout constituée par l’arsenal stratégique russe, d’autres pays, aujourd’hui, se sont dotés de moyens comparables, susceptibles d’atteindre la France, ses territoires ultramarins ou ses intérêts.

C’est en particulier le cas de la Corée du Nord, qui a développé un missile ICBM pouvant atteindre l’Europe, le Hwasong-15, d’une portée de 13.000 km, et qui pourrait, prochainement, être doté de têtes nucléaires à trajectoire indépendante MIRV.

L’Iran, pour sa part, dispose déjà de missiles balistiques susceptibles d’atteindre le sol européen, avec le Shahab-5 d’une portée estimée au-delà de 4500 km. Si le pays ne dispose pas, pour l’heure, d’un arsenal nucléaire, plusieurs services de renseignement, y compris le Mossad israélien, estiment que Téhéran ne serait plus qu’à quelques mois de pouvoir s’en doter.

Dans les deux cas, ces pays pourraient enregistrer, dans les mois et années à venir, des progrès substantiels dans leurs programmes nucléaires et balistiques, avec une aide technologique possible venue de Russie, en échange du soutien de Téhéran et Pyongyang à l’effort militaire russe contre l’Ukraine.

Bombardier Tu-160M
Les forces aériennes stratégiques russes disposeront d’une cinquantaine de bombardiers supersoniques à très long rayon d’action Tu-160M et M2 d’ici à 2040.

La Russie, justement, développe et modernise rapidement son arsenal nucléaire, avec l’entrée en service de nouveaux vecteurs, comme les SNLE de la classe Boreï, les bombardiers stratégiques Tu-160M et les ICBM RS-28 Sarmat, équipés du planeur hypersonique Avangard.

Surtout, les armées russes se dotent très rapidement de nouvelles capacités nucléaires non stratégiques, qu’il s’agisse de missiles balistiques à courte et moyenne portée, ou de missiles de croisières super ou hypersoniques, tous pouvant alternativement être équipés de charges militaires conventionnelles ou nucléaires.

Enfin, la Chine produit un effort sans équivalent, pour accroitre et étendre ses capacités de frappe nucléaire, son arsenal devant être triplé d’ici à 2035, pour atteindre 1000 vecteurs opérationnels.

DF41 ICBM Chine
le missile balsitique ICBM DF41 chinois représente un immense progrès vis-à-vis des DF-5 à carburant liquide en silo, employés jusqu’à présent.

Pékin se dote, notamment, de capacités stratégiques renouvelées, avec le nouveau missile ICBM à carburant solide DF-41, qui existe en version mobile et en silos, et le missile SLBM JL-3 qui arme les nouveaux SNLE Type 09IV chinois. Comme Moscou, toutefois, les forces chinoises s’équipent aussi d’un nombre croissant de vecteurs à plus courte portée, et d’une puissance de destruction non stratégique, à vocation conventionnelle ou nucléaire.

L’émergence de nouvelles menaces stratégiques non nucléaires doit également être considérée et traitée

À ces nouvelles menaces stratégiques nucléaires, pouvant directement menacer la France et ses intérêts vitaux, s’ajoutent, également, de nouvelles capacités au potentiel de destruction stratégique, mais armées de charges conventionnelles et/ou faiblement létales.

L’exemple le plus célèbre, pour illustrer ces nouvelles menaces, est l’arrivée des drones d’attaque à longue portée, mis en évidence avec les drones Shahed-136 iraniens et Geran-2 russes, employés par les forces de Moscou pour frapper les installations civiles clés en Ukraine.

Drone d'attaque Shahed 136 en Ukraine
Les drones d’attaque, comme le Shahed 136 iraniens, se sont montrés très efficaces pour frapper les infrastructures civiles ukrainiennes.

Bien que vulnérables et transportant une charge militaire relativement réduite, ces drones disposent de deux atouts les transformants en menace potentiellement stratégique, pour un pays comme la France.

D’abord, leur portée, pouvant dépasser les 2000 km aujourd’hui, probablement davantage demain, leur permet d’atteindre des cibles très distantes, pour mener des frappes destructrices contre les infrastructures civiles d’un pays, comme le réseau de communication, le réseau de transport, les réserves de carburant, les capacités industrielles et énergétiques, voire les centres de commandement et de coordination militaires et civils, y compris politiques.

Or, au-delà de la possibilité d’atteindre dans la profondeur des infrastructures clés, cette portée augmente, au carré, le nombre d’infrastructures potentiellement ciblées, rendant leur protection presque impossible par des moyens antidrones classiques. Ainsi, si un drone d’une portée de 500 km peut atteindre, potentiellement, les cibles présentes sur 200.000 km² du territoire adverse, une portée de 1000 km, porte cette surface à 800.000 km².

Surtout, ces drones sont relativement simples et rapides à concevoir et à construire, et ils sont peu onéreux. Ainsi, un drone de la famille Geran-2, serait produit pour 2 à 3 millions de roubles en Russie, soit 20 à 30 k$. Ce faisant, une flotte de 5000 de ces drones, susceptibles de saturer, endommager ou détruire la plupart des grandes infrastructures d’un pays comme la France, peut-être construire en une année, et pour à peine 150 m$.

Usine drones d'attaque Geranium-2
La Russie prévoit de construire plus de 8000 Geran-2, version russe modifiée du Shahed 136, sur la seule année 2024.

Ainsi, certains pays hostiles ou sous influence, peuvent se doter, à moindres frais, et sur des courts délais, de capacités de frappes au potentiel de destruction quasi stratégique, contre un pays très développé, qu’il serait presque impossible de contrer, et ce, sans même devoir franchir le seuil nucléaire.

Cette capacité, et d’autres comme les armes à impulsion électromagnétique, les attaques cyber, voire les moyens chimiques ou biologiques, peuvent engendrer, à relativement court terme, un profond bouleversement de la menace stratégique susceptible de viser, potentiellement, la France, contre laquelle la dissuasion, dans son format actuel, et tel que prévu dans les décennies à venir, pourrait ne pas suffire.

De nombreuses voix appellent à l’extension et la transformation de la dissuasion américaine

Si les questions portant sur la dissuasion, sont très rarement débattues sur la scène publique en France, en particulier par les militaires et les Think Tank qui travaillent pour le ministère des Armées, ce n’est pas le cas, bien au contraire, aux États-Unis.

SSBN CLasse Columbia US Navy
L’US Navy prévoit de n’acquerir que 12 SSBN de la classe Columbia. Un nombre jugé très insuffisant par la Heritage Foundation, qui préconise un retour à 16 navires, comme pendant la guerre froide.

Ainsi, le think tank conservateur américain Heritage Foundation, vient de publier une analyse stratégique pour anticiper la nouvelle Nuclear Posture Review (NPR), qui doit être rédigée et débattue en 2025, par la nouvelle administration américaine, qui sortira des urnes en novembre 2024.

Comme évoqué ici, la Heritage Foundation porte un regard critique sur le renouvellement, entamé aujourd’hui presque à l’identique des moyens de la dissuasion américaine, avec le développement de l’ICBM Sentinel, du bombardier stratégique B-21 Raider, ainsi que du nouveau SSBN classe Columbia, alors même que la menace, elle, a considérablement évoluée, en volume comme en nature, ces dix dernières années.

Sans surprise, la principale préoccupation du think tank américain, concerne la montée en puissance très rapide des moyens de frappe nucléaire chinois, venant déstabiliser le statu quo russo-américain hérité de la guerre froide.

Toutefois, là aussi, les analystes américains pointent la transformation des moyens stratégiques et nucléaires non stratégiques russes, et l’émergence de nouvelles menaces avérées (ICBM nord coréens), ou en devenir (programme nucléaire iranien), avec le risque d’une propagation rapide des armes nucléaires dans les décennies à venir.

silos missiles chine
La construction de plusieurs centaines de silos pour missiles ICBM a été observée en Chine

Pour répondre à ces menaces, et bien que d’obédience républicaine, donc proche de Donald Trump, dont le programme Défense demeure très incertain, la Heritage Foundation préconise l’augmentation rapide des moyens de dissuasion américains, avec le retour à une flotte de SNLE à 16 navires, le développement d’une version mobile de l’ICBM Sentinel, et l’augmentation du nombre de B-21 Raider.

Surtout, elle préconise le développement et le déploiement rapide de capacités nucléaires non stratégiques, notamment en Europe, pour contenir l’émergence de ce type de menaces sur les théâtres européens, Pacifiques et, potentiellement, moyen-oriental.

La modernisation itérative de la dissuasion française pour 2035 répond-elle à la réalité de l’évolution de la menace ?

Les arguments avancés par le Think Tank américain, pour appeler à une révision de la dissuasion américaine, dans son format comme dans sa composition, se transposent, évidemment, à la dissuasion française, elle aussi visant une modernisation itérative, des moyens dont elle dispose aujourd’hui.

Ainsi, même si elle intégrera probablement, à l’avenir, des drones de combat de type Loyal Wingmen furtifs pour accompagner les missions Poker, la composante aérienne de la dissuasion française demeurera armée d’un missile sol-air à moyenne portée et forte puissance, comme l’ASMPA-R aujourd’hui, mis en œuvre par des avions de combat tactiques Rafale, comme aujourd’hui, et soutenus par des avions de chasse d’escorte et des appareils de soutien, tanker et Awacs, comme aujourd’hui.

Rafale B missile ASMPA
Le missile nucléaire supersonique ASMPA-R (Rénové) sera remplacé, à partir de 2035, par le missile ASN4G, qui pourrait être doté d’un planeur hypersonique.

En outre, si les équipements seront beaucoup plus modernes, et performants, le nombre d’appareils, de missiles, et de têtes nucléaires, ne semble pas destiner à évoluer, alors que la répartition de la menace, elle, est appelée à sensiblement s’étendre.

De même, la force océanique stratégique à venir, prévoit toujours de s’appuyer sur 4 SNLE, permettant de disposer d’un navire en patrouille à tout instant, d’un navire en alerte à 24 heures, d’un navire à l’entrainement, mobilisable en quelques semaines, et d’un navire en maintenance.

Pourtant, l’arrivée de la Chine dans l’équation stratégique mondiale, et, dans une moindre mesure, de la Corée du Nord, obligera la FOST à diviser ses moyens, pour contenir simultanément ces menaces à la limite de la portée de ses missiles, notamment en déployant, au besoin, un SNLE dans une zone de patrouille mieux adaptée.

En outre, la montée en puissance des flottes sous-marines russes et chinoises, en particulièrement des flottes de sous-marins nucléaires d’attaque ou lance-missiles, SSN et SSGN, viendra accroitre le risque de compromission de l’unique navire en patrouille français, ce d’autant que le nombre de drones de patrouille sous-marine, conçus précisément pour accroitre les opportunités de détection, va nécessairement bondir dans les années à venir.

SNLE 3G Naval Group
Le conception et la construction des 4 SNLE 3G, destinés à remplacer, à partir de 2035, les SNLE classe le Triomphant, sera le chantier industriel et technologique le plus complexe réalisé en France dans les dix années à venir.

Enfin, l’absence de capacités de frappes de basse intensité, dites « Low Yield » en anglais, et de « de frappe nucléaire non stratégique », dans la nomenclature russe et en chinois, pourrait considérablement affaiblir la posture dissuasive française dans les années à venir, qu’il s’agisse de répondre à ce type de déploiement visible, de la part d’un adversaire potentiel, voire de contenir, au besoin, la menace de frappes stratégiques non nucléaires, par l’intermédiaire d’une flotte massive de drones d’attaque, à la portée budgétaire et technologique d’un grand nombre de pays.

Conclusion

On le voit, si la dissuasion française a rempli parfaitement son rôle, jusqu’à aujourd’hui, la trajectoire retenue, pour son évolution, dans les décennies à venir, bénéficierait, très certainement, d’une nouvelle analyse, prenant en considération, non pas le simple remplacement des moyens existants par des équipements plus modernes et performants, mais aussi la transformation qui est à l’œuvre, concernant la menace stratégique dans le monde.

Cet exercice permettrait, sans le moindre doute, de bâtir une vision plus actuelle sur la réalité des menaces, et leur évolution prévisible dans les années et décennies à venir, et ferait émerger une dissuasion française plus homogène, plus résiliente, et donc plus efficace, pour y faire face.

Enfin, cette démarche bénéficierait certainement d’une exposition publique, certes maitrisée pour préserver la nécessaire confidentialité là où elle est requise, mais qui permettrait de mieux cerner la construction de cette dissuasion, les moyens qui lui sont alloués, et donc, l’effort budgétaire et technologique demandé aux concitoyens, pour s’en doter, et pour assurer la sécurité du pays, comme de ses intérêts vitaux.

Faute de quoi, la France pourrait se voir doter, à l’avenir, d’une dissuasion, certes technologiquement très performante, mais incapable d’assurer efficacement sa mission dans sa globalité, avec, à la clé, des risques existentiels non maitrisés sur le pays, lui-même.

Article du 31 juillet, en version intégrale jusqu’au 6 septembre 2024

Grand entretien avec Éric Denécé : Renseignement et espionnage pendant la Seconde Guerre mondiale

Grand entretien avec Éric Denécé : Renseignement et espionnage pendant la Seconde Guerre mondiale

Grand entretien avec Éric Denécé : Renseignement et espionnage pendant la Seconde Guerre mondiale


Renseignement et espionnage

Couverture du nouvel ouvrage de Eric Denécé. Photomontage Le Diplomate

Éric Denécé est un ancien analyste du renseignement français, docteur en Science Politique, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) et auteur de nombreux ouvrages sur les questions de sécurité. Dans cet entretien exclusif pour Le Diplomate, il évoque le dernier ouvrage collectif qu’il a dirigé, Renseignement et espionnage pendant la Seconde Guerre mondiale, préfacé par le préfet Bernard Squarcini, ancien Directeur de la DST et de la DCRI.

Ce cinquième tome de l’histoire mondiale du renseignement réunit quarante-trois contributions rédigées par trente-deux auteurs de six nationalités (Allemagne, Belgique, France, Italie, Russie, Suisse), tous anciens des services de renseignement ou historiens spécialistes du sujet. Il évoque tous les protagonistes ayant participé à cette implacable guerre de l’ombre : Français, Allemands, Britanniques, Américains, et Soviétiques… mais aussi Italiens, Belges, Suisses, Espagnols, Turcs et Chinois. Le vaste tour d’horizon qu’il propose permet d’avoir à la fois une idée générale de l’intense guerre secrète que se livrèrent les belligérants entre 1939 et 1945 et d’en éclairer certains aspects, originaux ou méconnus.

Propos recueillis par Angélique Bouchard

Le Diplomate : Pouvez-vous expliquer l’importance du renseignement et de l’espionnage dans le déroulement de la Seconde Guerre mondiale, et comment ces activités ont influencé l’issue du conflit ?

            Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le renseignement connaît un développement sans précédent, et ses progrès sont encore plus marqués qu’entre 1914 et 1918 et il entre véritablement dans son ère moderne. Ses méthodes se diversifient pour s’adapter au défi d’une guerre totale se déroulant sur tous les continents et les océans, et les services s’étoffent afin de tirer parti des innovations techniques, notamment dans le domaine des interceptions et du déchiffrement. Le renseignement d’origine électromagnétique (SIGINT) connaît en effet un extraordinaire développement au cours du conflit, tant en termes humains que matériels, qui lui confère un rôle de premier plan, lequel ne fera que se renforcer au cours des décennies suivantes. Ainsi de 1939 à 1945, une extraordinaire guerre secrète s’étend au monde entier, de l’Europe à l’Afrique du Nord, du Proche-Orient et à l’Asie orientale.

Pendant le conflit, les services de renseignement remplissent quatre fonctions, que tous les belligérants exploitent, avec des succès divers :

– connaître les intentions de l’ennemi, ses capacités, ses problèmes, son armement, son ordre de bataille et ses plans d’opération ;

– neutraliser les services de renseignement adverses et leurs agents ;

– tromper l’adversaire et fausser son jugement en lui transmettant de fausses informations ;

– soutenir la résistance dans les territoires occupés par l’ennemi afin de désorganiser ses communications, sa production industrielle et d’immobiliser ses forces.

            Ainsi, les opérations secrètes vont jouer un rôle essentiel dans cette guerre, comme jamais elles ne l’avaient fait dans les conflits précédents.

LD : Votre livre met en lumière divers réseaux de renseignement pendant la guerre. Quels ont été les réseaux ou figures d’espionnage les plus influents selon vous, et quelles ont été leurs contributions spécifiques ?

            En effet, l’ouvrage s’est attaché à décrire tous les belligérants de cette guerre secrète : Français, Alliés (Belges, Britanniques, Américains), Soviétiques, puissances de l’Axe (Allemands et Italiens), mais aussi neutres (Espagnols, Suisses) et services asiatiques (Turcs, Chinois), même si leur implication dans le conflit a été marginale

            Trois de ces acteurs ont joué à mon sens un rôle majeur sur le théâtre européen et ont significativement contribué à la victoire contre l’Allemagne : les Français, les Britanniques, et les Soviétiques. Les services français, quoique divisés entre les loyalistes d’Alger, les gaullistes de Londres et les réseaux travaillant directement pour l’Intelligence Service britannique ont été les principaux pourvoyeurs de renseignements ayant permis le succès du débarquement de Normandie. Les Britanniques ont été particulièrement actifs et efficaces dans toute l’Europe et sur le théâtre d’opération de la Méditerranée. Ils sont surtout parvenus à casser le système de chiffrage de la machine allemande Enigma. Les Soviétiques enfin, dont le rôle est plus méconnu en Occident, sont parvenus à infiltrer l’Allemagne nazie dès avant la guerre, puis à étendre leurs réseaux de renseignement dans toute l’Europe, grâce aux nombreux sympathisants communistes d’alors.

            Les Allemands et les Japonais ont aussi été très performants, notamment afin de préparer leurs offensives – en Europe de l’Ouest et en Russie pour Berlin, contre les possessions françaises et britanniques d’Asie du Sud-Est pour Tokyo – mais ils ont été rapidement dépassés par les services alliés et soviétiques au fur et à mesure du déroulement du conflit.

            Quant aux Américains, le second conflit mondial marque leur début dans le domaine de la guerre secrète. Ils sont alors totalement novices, mais vont apprendre très vite au contact des services britanniques.

LD : Après les grands noms et les grandes figures, si vous deviez retenir une ou deux opérations d’espionnage les plus marquantes de ce conflit selon vous, quelles seraient-elles ?

            En premier lieu, je dirai le déchiffrement d’Enigma, qui a été l’opération la plus importante de toute la guerre secrète. Le mérite en est attribué aux Anglais… mais ils n’auraient jamais pu y parvenir sans l’aide des Français et des Polonais qui leur ont transmis toutes leurs connaissances en la matière.

            Ensuite, les Britanniques ont excellé dans les opérations d’intoxication et de tromperie des services allemands. Leurs deux plus belles réussites sont les opérations Mincemeat, qui a permis de protéger le débarquement de Sicile (juillet 1943), et surtout Fortitude, qui a contribué au succès de celui de Normandie.

            Enfin, j’évoquerai deux très belles opérations soviétiques : l’infiltration de Richard Sorge auprès de l’ambassade allemande à Tokyo, qui prévint Moscou de l’attaque allemande (même si les renseignements essentiels qu’il fournit ne furent pas pris en compte par Staline) et l’opération Monastery lancée par Moscou qui de 1941 à 1944 alimenta la Wehrmacht en fausses informations. Cette opération fut un tel succès que jusqu’à la fin de la guerre, l’état-major allemand n’avait aucune idée qu’il planifiait ses opérations sur le front de l’Est avec « l’aide » active des services soviétiques.

LD : Quel rôle ont joué les Français et leurs services pendant le conflit ?

Malgré la déroute de juin 1940, la France a conservé de solides compétences en matière de renseignement grâce à sa connaissance des services allemands acquise depuis le milieu des années 1930. Après l’armistice de juin 1940, le pays est coupé en deux : la zone Nord est occupée par les Allemands ; la zone Sud, dite « libre », dépend du gouvernement de Vichy. Les membres du 2e Bureau décident de continuer leur lutte clandestine contre les services allemands et italiens qui pullulent en Zone libre. Ainsi, la Section de centralisation des renseignements (SCR, contre-espionnage), sous les ordres du capitaine Paillole, se camoufle sous l’appellation de « Société de Travaux Ruraux », à Marseille. Des postes sont maintenus à Alger, Tunis et Rabat, et des liens sont établis avec les services britanniques et américains.

En Grande-Bretagne, se met également en place un Bureau central de renseignement et d’action (BCRA), organe de la France Libre. Créé à Londres en juillet 1940 par le général de Gaulle, il est dirigé par le colonel Passy. Il fournit des renseignements sur l’ennemi au Gouvernement provisoire de la République française – exilé d’abord en Angleterre, puis à Alger (1943) – et collabore avec les Alliés. Il soutient la Résistance en France, afin d’organiser les forces qui, le moment venu, participeront à la bataille pour la Libération.

            Les officiers du BCRA sont des néophytes des opérations clandestines. Mais rapidement, grâce à leur détermination et à leurs réseaux, ils recueillent des informations de grande valeur, très appréciées des services alliés. Passy mobilise dans cette action des milliers d’observateurs animés d’un ardent patriotisme. La France dispose en effet de très nombreux de citoyens prêts à apporter leur concours à la lutte contre l’occupant. Ainsi, comme le reconnaissent les Britanniques, les services français de Londres ou d’Alger ont transmis aux Alliés 80% des renseignements ayant permis la préparation du débarquement du 6 juin 1944

LD : Comment les méthodes et technologies de renseignement utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale ont-elles évolué et influencé les pratiques modernes de renseignement ?

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les moyens techniques d’interception – le SIGINT et surtout le COMINT[1] – ont été la principale source de renseignement sur les adversaires. La supériorité des services alliés dans la guerre secrète provient en premier lieu de leurs capacités d’interception des transmissions adverses et de leurs équipes de cryptanalystes. Pendant presque toute la durée des hostilités, Britanniques et Américains déchiffrent et lisent les communications allemandes et japonaises.

Pour protéger leurs messages, les Allemands disposent pourtant de la machine Enigma. Son déchiffrement est une extraordinaire aventure. En 1932, des mathématiciens polonais réussissent à comprendre le principe de son encodage. Ils parviennent à reproduire l’une de ces machines, qui est envoyée en France lors de l’invasion de leur pays. Parallèlement, le service de renseignement (SR) français a obtenu d’un de ses agents, l’Allemand Hans Thilo Schmidt, des informations sur la conception et le fonctionnement de la machine. Après l’offensive allemande en France, l’ensemble des données est transmis aux cryptographes britanniques du Goverment Code and Cipher School (GC&CS), qui vont en faire bon usage.

Les interceptions jouent un grand rôle dans la bataille d’Angleterre en permettant d’anticiper les raids de la Luftwaffe. De même, le décryptement des messages entre le quartier-général de la marine allemande et ses sous-marins raccourcit de plusieurs mois la bataille de l’Atlantique. Lors de la préparation du débarquement de Normandie, en 1944, l’écoute permanente des communications allemandes permet de suivre les mouvements de Wehrmacht et de connaître à chaque instant les plans et les réactions ennemis. Cela rend également possible l’intoxication durable des services du Reich.

            Sur le front du Pacifique, les services américains ont également réussi à décrypter les messages codés de Tokyo grâce à la machine Purple. Il leur a été possible de « casser » rapidement le cryptage de la nouvelle génération d’appareils de chiffrement japonais. Ces opérations d’écoute ultra-secrètes reçoivent le nom de Magic et durent toute la guerre. Elles se révèlent particulièrement fructueuses et sont à l’origine de la victoire de Midway, tournant décisif de la guerre du Pacifique. Elles permettent également aux Alliés de lire les dépêches de l’ambassadeur du Japon en Allemagne, qui rapporte à Tokyo toutes les informations que lui confie Hitler quant à ses plans en Europe.

            Les Alliés ne sont pas les seuls à exceller en matière d’interception. La Kriegsmarine, la Luftwaffe et la Wehrmacht possèdent également leurs propres moyens d’écoute et de déchiffrement. Mais ces organisations se complètent autant qu’elles se concurrencent, surveillant souvent les mêmes cibles, ce qui nuit à l’efficacité globale du dispositif. Par ailleurs, afin de lutter contre les émissions clandestines des réseaux d’agents renseignant les Alliés, l’Abwehr et le SD disposent chacun de groupes spécialisés dans les interceptions radioélectriques, combinant l’emploi de stations fixes et d’unités mobiles. Berlin dispose également du Forschungsamt, un service d’interception performant.

En 1940, les effectifs des services SIGINT allemands sont supérieurs à ceux des Britanniques (30 000 Allemands travaillent dans le renseignement électromagnétique au début de la guerre), mais la situation va rapidement s’inverser. Les moyens du IIIe Reich sont surpassés par ceux de ses adversaires. Au cours du conflit, les services SIGINT britanniques et américains voient leurs effectifs augmenter de 3000%, pour atteindre 35 000 opérateurs, parmi lesquels, des cryptanalystes et des mathématiciens bien meilleurs que ceux de Berlin et des moyens et capacités de calculs beaucoup plus puissants que ceux dont dispose l’Allemagne. Alors qu’elle avait un niveau très honorable à la fin des années 1930, la France, en raison de sa défaite en 1940, est totalement absente de la révolution qui se produit au cours du conflit en matière de SIGINT. Pendant que Britanniques, Américains et à un moindre degré Soviétiques progressent et accumulent de l’expérience, elle stagne en ce domaine et devra repartir presque de zéro à la fin de la guerre.

LD : En tant que directeur du CF2R, comment voyez-vous l’évolution des recherches et études historiques sur le renseignement, et quel impact cela a-t-il sur la compréhension des conflits contemporains ?

Les études sur le renseignement sont une discipline récente. Elles sont apparues dans les années 1980 aux Etats-Unis, dans les années 1990 en Grande Bretagne et au début des années 2000 en France. Mais force est de constater que de nombreux travaux de qualité se sont multipliés depuis ces dates. L’étude historique du renseignement est essentielle, car elle permet de révéler la « face cachée » de l’histoire, ce qui permet d’éclaire d’un jour nouveau nombre d’événements historiques et de mieux comprendre les politiques conduites par les États et leur jeu multidimensionnel dans les relations internationales. Cela est tout aussi valable pour la Seconde Guerre mondiale que pour les périodes précédentes… en remontant jusqu’à l’Antiquité ! Mais le problème demeure celui des sources : quand elles ne sont pas encore protégées par le secret, elles sont souvent rares. C’est en cela que le métier d’historien du renseignement est passionnant : il faut savoir lire entre les lignes de l’histoire officielle pour y déceler les traces d’opérations de renseignement…

RENSEIGNEMENT ET ESPIONNAGE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE,

Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), sous la direction d’Éric Denécé, Préface de Bernard Squarcini, Ellipses, Paris, 2024, 792 pages, 39 €.

https://www.editions-ellipses.fr/accueil/15340-28531-renseignement-et-espionnage-pendant-la-seconde-guerre-mondiale-9782340089792.html#description-scroll-tricks


[1] Interception des communications. Le SIGINT se divise entre COMINT et ELINT (guerre électronique et interception des signaux radar).

L’armée américaine dit avoir tué 15 combattants de l’EI dans un raid en Irak

L’armée américaine dit avoir tué 15 combattants de l’EI dans un raid en Irak


Washington déploie environ 2500 militaires en Irak et près de 900 en Syrie, au sein de la coalition internationale.

Washington déploie environ 2500 militaires en Irak et près de 900 en Syrie, au sein de la coalition internationale. DELIL SOULEIMAN / AFP

Les autorités irakiennes ont proclamé leur «victoire» contre l’EI fin 2017 mais des cellules djihadistes continuent d’attaquer sporadiquement des soldats et des policiers, particulièrement dans les zones rurales et reculées.

Les armées américaine et irakienne ont mené jeudi un raid contre le groupe djihadiste État islamique (EI) dans l’ouest de l’Irak et tué 15 de ses combattants, a annoncé vendredi le Commandement militaire américain pour le Moyen-Orient (Centcom), faisant état de sept blessés dans les rangs américains.

«Les forces du Centcom et les forces de sécurité irakiennes ont conduit ensemble un raid dans l’ouest de l’Irak aux premières heures du 29 août (jeudi), causant la mort de 15 membres de l’État islamique», a indiqué le Centcom vendredi soir sur X. «Ce groupe de l’EI était doté de nombreuses armes, grenades et ceintures explosives. Il n’y a aucune indication qu’il y a eu des victimes civiles», ajoute cette même source.

L’opération «ciblait des responsables de l’EI afin de désorganiser et saper la capacité de l’EI à préparer, organiser et mener des attaques contre des civils en Irak ainsi qu’à l’encontre de citoyens américains, d’alliés et de partenaires dans la région et au-delà», précise le Commandement militaire américain. Sept soldats américains ont été blessés lors de l’opération mais se trouvent «dans un état stable», a rapporté à l’AFP un responsable du Centcom dans la nuit de vendredi à samedi.

Une menace dans la région

Le Commandement américain affirme que l’armée irakienne «continue d’explorer le lieu du raid», sans donner davantage de détails sur l’opération. L’EI «reste une menace pour la région, nos alliés ainsi que pour notre territoire national», estime encore l’armée américaine. Washington déploie environ 2500 militaires en Irak et près de 900 en Syrie, au sein de la coalition internationale créée pour combattre le groupe État islamique.

Après sa montée en puissance fulgurante en 2014 et la conquête de vastes territoires en Irak et en Syrie voisine, l’EI a vu son «califat» autoproclamé s’écrouler sous le coup d’offensives successives dans ces deux pays. Si les autorités irakiennes ont proclamé leur «victoire» contre l’EI fin 2017, des cellules djihadistes continuent d’attaquer sporadiquement des soldats et des policiers, particulièrement dans les zones rurales et reculées, hors des grandes villes.

L’Irak a annoncé le 15 août le report de la fin de la mission sur son territoire de la coalition internationale antidjihadistes emmenée par Washington, justifiant ce retard par les «derniers développements» dans un contexte régional explosif.

La Chine s’intéresse-t-elle vraiment à la Nouvelle-Calédonie ?

La Chine s’intéresse-t-elle vraiment à la Nouvelle-Calédonie ?

https://www.challenges.fr/monde/la-chine-s-interesse-t-elle-vraiment-a-la-nouvelle-caledonie_903594


Dans un rapport rédigé pour un think tank australien, la chercheuse d’origine néo-zélandaise Anne-Marie Brady s’intéresse aux ingérences chinoises en Nouvelle-Calédonie. Selon elle, le Parti Communiste Chinois se livre à des activités qui visent à influencer les élites politiques et économiques pour servir ses propres intérêts, et à utiliser la diaspora chinoise et les entreprises chinoises comme des instruments. Une étude jugée intéressante mais aussi très extrapolée par certains observateurs.

 

Des indépendantistes dans le quartier de la Vallée du Tir à Nouméa.

Des indépendantistes dans le quartier de la Vallée du Tir à Nouméa.

AFP / DELPHINE MAYEUR

La crise politique et sociale perdure en Nouvelle-Calédonie, où les élus locaux ont récemment présenté une facture de 4 milliards d’euros à l’État français pour reconstruire l’archipel dont les émeutes ont ravagé le tissu économique. L’ensemble des groupes siégeant au Congrès en ont profité pour souligner « l’échec du modèle calédonien » justifiant une « réforme de l’ensemble du système économique et social » du territoire. Au cœur des inquiétudes, l’industrie du nickel, l’une de ses principales ressources, mise à mal par la concurrence étrangère. La filière du « métal du diable », comme est surnommé le nickel sur l’île, est en crise.

Fin juillet, le producteur Koniambo Nickel, l’un des trois implantés en Nouvelle-Calédonie, a annoncé qu’il allait jeter l’éponge. L’usine devrait fermer ses portes et licencier 1 200 salariés en cette fin de mois d’août. Dans ce contexte, la Chine est souvent présentée comme un facteur important de déstabilisation de l’archipel. L’Empire du Milieu qui tisse sa toile dans le Pacifique, lorgnerait ainsi sur les réserves de nickel calédoniennes allant jusqu’à soutenir les mouvements kanaks indépendantistes. C’est notamment une des thèses que développe la chercheuse néo-zélandaise Anne-Marie Brady dans un rapport rédigé pour le think tank Australian Strategic Policy Institute et qui porte sur l’influence chinoise en Nouvelle-Calédonie.

La chercheuse, originaire de Nouvelle-Zélande est la première à s’intéresser à ce sujet. Elle affirme que la Nouvelle-Calédonie « présente un intérêt particulier » pour la Chine car c’est un « territoire stratégiquement important pour la France, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis ». Selon son rapport, « la Nouvelle-Calédonie est désormais dépendante du marché chinois pour ses exportations, ce qui constitue un risque stratégique. Le territoire doit rééquilibrer son économie et revenir à un portefeuille de marchés plus diversifié. »

La Chine veut un monopole sur le nickel

Si la France a dominé au début du XXe siècle le marché stratégique du nickel, les Chinois via l’Indonésie pèsent désormais 75 % de ce marché. Et le meilleur moyen qu’ils ont trouvé pour éliminer la concurrence occidentale, c’est de surproduire pour faire s’écrouler les prix. Djakarta a ainsi « inondé les marchés pour pousser les producteurs calédoniens ou australiens à la faillite et permettrait à l’Indonésie d’acquérir un quasi-monopole sur le nickel et, par extension, un rôle incontournable dans les composants de batteries », indiquait Thibault Michel, chercheur à l’Ifri, dans une tribune du Monde.

Mais si Pékin cherche à renforcer le contrôle qu’il possède sur ce minerai stratégique, il ne faut oublier le rôle des acteurs privés chinois qui ont des intérêts de prédation sur la Nouvelle-Calédonie, et on ne constate pas à ce jour de stratégie de l’Etat chinois derrière ces initiatives.

Une présence militaire française utile mais insuffisante

La chercheuse insiste aussi sur l’importance de la présence militaire française dans cette zone stratégique, au point de faire de la France une véritable puissance de la zone indo-pacifique capable de rivaliser avec la puissance chinoise. Un argument qui plaira sans doute au ministère des Armées dont Sébastien Lecornu avait annoncé en 2022 le renforcement et la modernisation des capacités militaires françaises dans la zone.

Il n’en reste pas moins qu’il convient de relativiser cette présence militaire, de même que la puissance française dans le pacifique. Dans un rapport publié en 2023, des sénateurs parlaient plutôt du « sous-équipement chronique des forces de souveraineté dans le pacifique » à commencer par les forces armées de la Nouvelle-Calédonie. Ils listaient aussi les ruptures temporaires de capacité dans la marine et la nécessité de rénover les bases aériennes, pour optimiser la présence militaire française, jugée largement insuffisante.

Sans oublier que le sujet est politiquement hautement sensible car quand l’armée française annonce le renouvellement de ses capacités militaires, certains groupes politiques locaux ne manquent pas de dénoncer la « remilitarisation » ou la « surmilitarisation » de leur pays. « On ne fera jamais le poids face à la Chine dans cette zone sur le segment militaire même si la présence française est utile compte tenu de la priorité géographique qu’est devenue la zone indo-pacifique autant pour la Chine que pour les États-Unis mais il n’y a pas à ce jour de menace en termes militaires ou de conquête territoriale sur la Nouvelle-Calédonie », estime un chercheur.

Des réseaux chinois peu influents

Anne-Marie Brady cherche aussi à démontrer la proximité du parti communiste chinois avec certains courants indépendantistes calédoniens. Si l’hypothèse d’une indépendance de la Nouvelle-Calédonie – à ce jour encore peu probable — pourrait trouver à long terme un certain intérêt du côté de Pékin, il n’en reste pas moins que le rapport semble surévaluer les velléités réelles d’action sur le territoire calédonien. D’abord parce que si les élites politiques indépendantistes sont ouvertement invitées à Pékin pour des colloques, les actions réelles de lobbying du pouvoir chinois sur le territoire calédonien sont très faibles et beaucoup moins marquées que dans d’autres zones d’intérêts français du Pacifique.

« La Chine a évidemment des réseaux d’influence avec l’association d’amitié sino-calédonienne présidée par l’ancienne directrice de cabinet du leader indépendantiste kanak, Roch Wamytan, mais sans efficacité constatée lors des référendums. Par ailleurs, les acteurs locaux cherchent, eux aussi, à instrumentaliser la Chine. Ils brandissent la carte de la Chine comme alternative compte tenu du contexte mais aussi parce qu’ils savent que Pékin est un repoussoir, confie une source bien informée, qui considère que l’intérêt réel de la Chine pour la Nouvelle-Calédonie est largement exagéré. C’est donc beaucoup plus complexe qu’une instrumentalisation par la Chine qui profiterait évidemment de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Mais pousser à ce scénario par des modes d’action politique concrets sur le territoire aurait un coût politique énorme par rapport à tous les pays de la région : Australie, Nouvelle-Zélande, États-Unis d’abord qui regardent de très près la montée en puissance de la Chine mais aussi toutes les îles indépendantes de la région qui craindraient aussitôt une conquête chinoise. »

Peu d’éléments d’ingérence chinoise sur le territoire calédonien

Docteur en géopolitique des territoires kanaks, le chercheur Pierre-Christophe Pantz relativisait lui-même l’influence chinoise en Nouvelle-Calédonie lors d’une interview donnée récemment à un média local : « il y a assez peu d’éléments sur les ingérences concrètes de la Chine en Nouvelle-Calédonie, ou sur le financement de partis politiques même s’il y a de fortes suspicions » avant de conclure que « le fait qu’aujourd’hui, la Nouvelle-Calédonie soit sous pavillon français empêche toute velléité, que ce soit d’investissement ou d’implantation de la Chine dans les territoires français ».

Une façon de nuancer les perceptions des ambitions chinoises à un moment où la Nouvelle-Calédonie, engagée dans un processus d’autodétermination complexe, se trouve à un carrefour critique, marqué par des émeutes qui menacent la cohésion sociale et la souveraineté française sur le territoire.

Rafale : Dassault va-t-il parvenir à augmenter la cadence de production ? Ce qui se joue pour Dassault derrière le contrat Rafale en Serbie

Rafale : Dassault va-t-il parvenir à augmenter la cadence de production ? Ce qui se joue pour Dassault derrière le contrat Rafale en Serbie

Par Paolo Garoscio – armees.com – Publié le 30 août 2024

Rafale : Dassault va-t-il parvenir à augmenter la cadence de production ? Ce qui se joue pour Dassault derrière le contrat Rafale en Serbie
Rafale : Dassault va-t-il parvenir à augmenter la cadence de production ? Ce qui se joue pour Dassault derrière le contrat Rafale en Serbie – © Armees.com

Dassault Aviation vient d’atteindre une étape déterminante dans son histoire en dépassant le seuil des 500 commandes pour son avion de chasse Rafale, un exploit symbolique qui témoigne de la montée en puissance de l’industrie aéronautique militaire française. Cette prouesse, renforcée par une nouvelle commande en Serbie, illustre non seulement le succès du Rafale à l’international mais aussi l’importance stratégique de la France sur la scène mondiale de la défense.

Un succès mondial confirmé : plus de 500 Rafale commandés

Le Rafale, développé par Dassault Aviation, est aujourd’hui reconnu comme l’un des avions de chasse les plus performants et polyvalents au monde. Depuis son introduction en service en 2002, l’appareil a su séduire de nombreuses armées à travers le globe, rivalisant directement avec le F-35 américain, considéré comme son principal concurrent.

Avec la commande récente de 12 appareils par la Serbie, le nombre total de Rafale commandés s’élève désormais à 507 unités. Parmi ces commandes, 234 sont destinées à l’armée française, tandis que les 273 restantes sont réservées à l’exportation, ce qui démontre la capacité de l’industrie française à répondre aux besoins internationaux.

Les principaux clients de cet avion de chasse incluent des pays stratégiques tels que l’Égypte, qui en a acquis 55 exemplaires, le Qatar (36), l’Inde (36), les Émirats arabes unis (80) et l’Indonésie (42), auxquels s’ajoute désormais la Serbie avec 12 Rafale. Ce portefeuille de commandes garantit à Dassault Aviation une activité soutenue pour les dix prochaines années, assurant ainsi la pérennité de ses sites de production et des emplois associés.

Un contrat stratégique en Serbie : modernisation et renforcement des capacités militaires

La Serbie, dernier acquéreur en date, a signé un contrat avec Dassault Aviation pour l’achat de 12 Rafale, un accord officialisé lors de la visite d’Emmanuel Macron à Belgrade. Ce contrat, d’une valeur de 1,2 milliard d’euros, comprend la livraison de trois biplaces et neuf monoplaces d’ici 2028. Pour la Serbie, cette acquisition s’inscrit dans une stratégie de modernisation de ses forces armées, visant à remplacer des équipements vieillissants datant de l’ère soviétique, notamment les MiG-29 et Soko J-22 Orao.

Le choix du Rafale par la Serbie n’est pas anodin. Il reflète non seulement la qualité technique de l’appareil mais aussi l’influence diplomatique croissante de la France dans les Balkans. La commande serbe s’accompagne d’autres acquisitions militaires, telles que des batteries antimissiles Mistral et des radars Thales, portant la valeur totale des contrats à environ 3 milliards d’euros.

Montée en cadence de la production

Avec l’afflux de commandes, Dassault Aviation doit désormais relever le défi de la montée en cadence de sa production. L’entreprise a déjà annoncé son intention d’augmenter la fabrication des Rafale à trois appareils par mois dès 2025, sur son site de Mérignac en Gironde, avec un objectif encore plus ambitieux de quatre appareils par mois à l’avenir.

Cette augmentation de la production nécessitera une coordination étroite avec les sous-traitants de l’industrie aéronautique, dont bon nombre sont des petites et moyennes entreprises françaises. Ces dernières, soutenues par Dassault, joueront un rôle clé pour atteindre ces nouvelles capacités de production.

Le succès du Rafale dépasse largement le cadre commercial. Il s’agit d’un outil stratégique pour la France, renforçant son influence militaire et diplomatique à travers le monde. Avec plus de 500 unités commandées, l’avionneur français se positionne comme un leader incontournable sur le marché des avions de chasse, capable de rivaliser avec les géants américains et européens. Le Rafale, devenu l’un des symboles du savoir-faire technologique français, contribue à renforcer la position de la France dans le secteur de la défense, tout en offrant une alternative crédible aux appareils américains. Cette réussite est d’autant plus significative dans un contexte où la compétition internationale pour les contrats militaires est particulièrement intense.