Y a-t-il émergence d’un ‘Grand Sud’ s’opposant au monde occidental ? Certains faits paraissent aller dans ce sens comme l’élargissement des BRICS. Mais aussi les prises de positions sur la guerre en Ukraine, en particulier le refus de la quasi-totalité des pays non-occidentaux de mettre en place des sanctions contre la Russie, malgré les fortes pressions occidentales, ce qui a comme on sait vidé ces sanctions d’une bonne part de leur efficacité.
Pourtant le terme de Grand Sud reste trompeur, car ce qui caractérise l’époque dans les zones concernées est le pragmatisme et l’opportunisme, pas les grandes alliances stratégiques ou idéologiques.
Les organisations : BRICS et OCS
Regardons d’abord les organisations significatives à visée mondiale et non occidentales, au moins les plus notables.
Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) incluent désormais l’Arabie Saoudite, l’Egypte, les Emirats, l’Ethiopie et l’Iran ; l’Argentine a failli entrer mais s’est récusée depuis sa dernière présidentielle. L’ouverture s’est donc faite surtout au Moyen Orient. Les BRICS datent de 2009 et ont tenu 15 sommets annuels. À ce jour il semble que 23 autres pays de taille variable aient demandé à les rejoindre. Ce sont des économies à forte croissance ; leur PIB cumulés dépassent clairement ceux du G7. Mais la Chine est dans une position dissymétrique, pesant économiquement plus que tous les autres ensemble.
Les BRICS ont lancé en 2015 leur« Nouvelle banque de développement », dont le siège est à Shanghai. Elle peut accorder jusqu’à 350 milliards de prêts, en principe non assortis de conditions contraignantes. On voit la volonté claire d’alternative aux deux institutions de Bretton Woods, FMIet Banque mondiale, dont les pays concernés font partie mais qui sont nettement sous contrôle occidental. Ils en demandent d’ailleurs la réforme.
Les BRICS constituent un assemblage assez hétérogène, réuni surtout par la volonté de créer ou trouver des alternatives au monde ‘occidental’, notamment dans le champ économique et financier, mais sans nécessairement le récuser. La présence simultanée de pays rivaux comme l’Arabie Saoudite et l’Iran (malgré le rapprochement récent sous égide chinoise), et plus encore de l’Inde à côté de la Chine, montre les limites de la signification politique de ce groupement, au-delà du domaine économique et financier. La dimension opportuniste est importante, comme le montre à nouveau l’exemple de l’Inde, qui mène par ailleurs des relations suivies avec les États-Unis, y compris stratégiques.
Une autre organisation plus restreinte est l’Organisation de coopération de Shanghai (2001), groupant aussi Chine, Russie, Inde et Iran, mais aussi divers pays d’Asie centrale et le Pakistan. Plus ramassée géographiquement, son orientation sécuritaire est plus affirmée : lutte contre le terrorisme et les séparatismes, paix en Asie centrale, etc. En outre c’est un cadre pour l’expression de la relation étroite entre Chine et Russie. Par contraste avec les positions occidentales (démocratie et droits de l’homme, libre-échange) on y met l’accent sur les souverainetés nationales, l’indépendance, la non-ingérence dans les affaires intérieures, l’égalité entre les États membres etc. Mais il n’y a pas d’organisation structurée.
Au total, il y a d’évidence, et malgré ses limites, un pôle alternatif Russie-Chine, fortement renforcé depuis la guerre d’Ukraine et le pivotement spectaculaire des relations économiques de la Russie ; et il joue un rôle appréciable dans la structuration d’alternatives au monde occidental. Mais le point essentiel pour la plupart des autres pays paraît être la recherche d’alternatives à des relations économiques dissymétriques et à des institutions internationales perçues comme trop occidentales, d’esprit et de direction – bien plus que la constitution d’une forme ou d’une autre d’alliance globale, de fait actuellement inexistante.
Rappel stratégique
Les éléments récents sur le plan stratégique confirment cette analyse. La guerre d’Ukraine a bien sûr considérablement durci les relations de la Russie et des Occidentaux, notamment du fait des sanctions ; mais sans effet d’entraînement sur d’autres pays. Les pays supposés du Sud global restent tout à fait à l’extérieur et y voient une affaire locale qui les concerne peu, sauf par les effets induits négatifs (notamment la hausse des prix). Economiquement ils coopèrent allègrement avec la Russie – et évidemment aussi avec les Occidentaux. De plus, le gel et la menace de confiscation des actifs (ceux de la banque de Russie comme ceux des oligarques) ont eu un effet dévastateur : pour les dirigeants du monde entier, l’argent n’est plus en sécurité en Occident.
A l’autre extrémité du continent, le durcissement de la tension entre la Chine et un certain nombre de ses voisins se poursuit, notamment sur le plan maritime, ce qui les rapproche des Etats-Unis ; mais là aussi, il n’y a pas de répercussion ailleurs, ou au-delà de cette question.
Enfin une certaine reprise du contrôle américain n’est manifeste qu’en Europe : ailleurs, leur influence potentielle (au-delà des zones vassalisées) reste liée à des circonstances locales, comme le prouve l’attitude de l’Inde.
En Afrique, la poussée russe est frappante, notamment récemment dans le Sahel ; elle s’ajoute à la pénétration chinoise pour élargir la gamme des alternatives disponibles pour les pouvoirs locaux, élargissement qui s’étend d’ailleurs sporadiquement aux États-Unis ou à d’autres. Mais on ne voit pas en quoi cela nourrirait un front d’ensemble anti-occidental un tant soit peu manifeste. Par ailleurs, la friction venimeuse entre la plaque européenne et la plaque africaine, du fait des migrations, ne paraît pas non plus structurante au niveau global.
Mutatis mutandis, il en est de même pour l’Amérique latine.
En un mot, il ne faut pas confondre le durcissement de l’île du monde dans son cœur russo-chinois, et ses tensions aux deux extrémités, avec plusieurs phénomènes dans le reste du monde, qui se confirment mais restent de nature très différente :
– la recherche assez générale d’opportunités plus diversifiées (économiques ou militaires) ;
– la volonté des pays dit du Sud d’accroître leur poids (ou plutôt celui des plus puissants d’entre eux) dans les institutions et les mécanismes internationaux ;
– et enfin la lassitude générale devant les prêches idéologiques occidentaux, ressentis en outre largement comme hypocrites, voire contestables (l’idéologie LGBT ne passe pas en Afrique par exemple).
En cela, on ne retrouve pas des schémas connus du passé, comme la guerre froide et sa bipolarité franche, dont le Tiers-Monde d’alors cherchait à s’échapper. Encore moins les problématiques européennes de l’époque des Puissances, avec leurs jeux d’alliances complexes et mouvants. Quant à l’élection possible de D. Trump, elle ne remettrait pas en cause ces constatations, sauf éventuellement en Europe, mais cela ne passionnera pas nécessairement le supposé Sud global.
Tout cela ne rend pas la situation nouvelle étrange ou déroutante, sauf pour des idéologues attardés. Sa fluidité résulte du fait que, comme je l’ai noté dans mon Guide de survie dans un monde instable, hétérogène et non régulé, la course au développement et à l’affirmation de ceux des pays émergents qui peuvent réussir renvoie sans doute les grandes restructurations ou manœuvres stratégiques à un horizon plus lointain (20-30 ans ?). D’ici là, pragmatisme et opportunisme dominent. C’est ce que j’ai appelé l’œil du cyclone. Mais cela comporte cependant, dans l’intervalle, et comme je l’indiquais alors, la possibilité – désormais confirmée en Ukraine – de guerres classiques ici ou là, et plus généralement, de disruptions locales.
Dans une tel contexte, il apparaît particulièrement peu indiqué de s’enfermer dans une vision monolithique (les démocraties contre le reste), il serait souhaitable, au contraire d’adopter le pragmatisme dominant, tout en restant lucide sur les menaces de déflagration locale toujours possibles. Ce qui rend d’autant plus urgente la restauration d’une capacité de défense autrement plus musclée, dont, dans le cas de la France à l’immense domaine maritime (situé dans ce fameux ‘Sud’ en plein mouvement), une capacité navale.
Dans l’arène de l’espionnage contemporain, les techniques d’acquisition du renseignement se diversifient en plusieurs catégories principales.
– En premier lieu, il y a la collecte active d’informations par l’emploi d’agents spécialisés et d’équipements technologiques avancés. Elle est complétée par les observations effectuées par les personnel militaires et diplomatiques, qui fournissent chacun des évaluations dans leur domaine de spécialité.
– Une deuxième méthode repose sur la divulgation intentionnelle de données par des nations, qui, en choisissant de partager certaines informations, ouvertement ou à travers des voies moins transparentes, visent à influencer la perception publique ou la diplomatie internationale. Cela peut se faire par des déclarations officielles, la presse, ou d’autres moyens de diffusion de masse. En effet, la gestion de l’image publique et le soutien populaire sont essentiels pour l’avancement des objectifs nationaux, nécessitant ainsi l’utilisation des médias et de la rhétorique persuasive, comme l’illustre l’exemple de Mein Kampf d’Hitler, dont l’impact s’étendit bien au-delà de la période de sa publication.
– Les interactions commerciales et industrielles constituent un autre canal par lequel les informations peuvent être collectées ou échangées, tout comme les relations personnelles et culturelles entre individus de différents États.
Les opérations clandestines suscitent également un intérêt particulier, non seulement pour la fascination qu’elles exercent sur les passionnés d’espionnage, mais aussi pour leur rôle critique dans des moments clés de l’histoire, comme les périodes de conflit, où les actions des opérateurs secrets peuvent avoir un impact décisif.
Déjà dans l’Antiquité, les techniques d’espionnage étaient bien développées, avec des explorateurs et des sentinelles employés pour surveiller les mouvements et les stratégies ennemis. Cependant, cette pratique était soumise à des limitations et des défis, comme la précision des rapports et la capacité à interpréter correctement les informations collectées. La capture de prisonniers et leur interrogatoire offraient des méthodes alternatives pour obtenir des données précieuses, tandis que les contacts directs entre ennemis, dans des contextes informels ou lors de négociations, pouvaient apporter des renseignements de manière involontaire.
L’utilisation d’espions, tant dans en interne qu’à l’encontre d’adversaires externes, est un thème récurrent dans les récits historiques, avec des exemples allant des ruses d’Ulysse lors du siège de Troie aux opérations de contre-espionnage plus sophistiquées des cités-États grecques. Ces activités n’étaient pas seulement cruciales pour la collecte d’informations mais reflétaient également les tensions et les divisions internes qui pouvaient être exploitées par des puissances extérieures ou par des factions rivales au sein du même État.
Le rôle des traîtres et des exilés est particulièrement significatif, car ces figures, ayant accès direct à des informations secrètes et souvent sensibles, pouvaient fournir aux ennemis des renseignement qui autrement auraient été difficiles à acquérir. L’évaluation de la fiabilité de telles informations, cependant, présentait des défis complexes, étant donné que les informations pouvaient être manipulées ou déformées selon les circonstances ou les intérêts en jeu.
En conséquence, la prévention de la fuite d’informations sensibles et la gestion du renseignement exigeaient une stratégie attentive et mesurée, qui tienne compte des vulnérabilités internes et des menaces potentielles externes. Dans ce contexte, les décisions concernant le partage de plans militaires ou stratégiques ont toujours été prises avec beaucoup de précaution. L’histoire de l’attaque athénien de la Sicile (414 avant J-C) illustre l’importance de garder secrètes les opérations militaires : en cette occasion, les Syracusains optèrent pour un commandement restreint capable d’agir avec discrétion. Ce choix reflète une profonde conscience du risque que des informations cruciales puissent tomber entre les mains ennemies.
La problématique de l’évaluation de la fiabilité des informations obtenues par l’intermédiaire d’espions, de déserteurs ou de traîtres a été une constante dans les stratégies d’intelligence. Les États étaient confrontés au dilemme de déterminer la véracité des informations reçues, cherchant à vérifier si celles-ci étaient le fruit de tromperies ou de manipulations. L’histoire offre de nombreux exemples où la capacité de discerner la qualité du renseignement a eu un impact décisif sur le sort des batailles et des conflits. La bataille de Marathon (490 avant J-C) et le siège de Syracuse (213 avant J-C) sont – deux exemples où les décisions basées sur le renseignement ont eu des résultats significatifs, positifs comme négatifs.
Dans ce jeu complexe d’espionnage, de contre-espionnage et de désinformation, les figures des traîtres et des exilés occupent un rôle de premier plan. Leur connaissance interne des affaires d’un État ou d’une cité pouvait s’avérer extrêmement précieuse pour les ennemis, mais en même temps, les informations fournies par eux devaient être évaluées avec une extrême prudence. La loyauté de ces individus était souvent ambiguë, et leurs motivations pouvaient varier largement, de la vengeance personnelle à la recherche d’avantages politiques ou économiques.
Pour atténuer les risques associés à la fuite d’informations, les cités grecques et d’autres États de l’Antiquité adoptaient des mesures de sécurité, comme la limitation de l’accès aux informations et la conduite d’opérations en secret. Ces précautions étaient essentielles pour protéger les plans stratégiques et maintenir un avantage sur l’ennemi. Cependant, malgré ces mesures, la possibilité que des informations sensibles soient divulguées restait une menace constante, reflétant la nature intrinsèquement vulnérable des sociétés humaines à l’espionnage sous toutes ses formes. L’évolution des techniques de renseignement et de contre-espionnage, ainsi que la complexité des relations internationales, soulignent leur importance dans la conduite des affaires étatiques, avec des implications qui s’étendent bien au-delà du champ de bataille, influençant la politique, l’économie et la société dans leur ensemble.
Suite à la révolte de 445 avant J.-C., les mesures prises pour contrer la menace de rébellions comprenaient l’obligation pour les citoyens de Chalcidique de prêter serment, les obligeant à dénoncer toute conspiration révolutionnaire. C’est un exemple de la manière dont les sociétés antiques cherchaient à se protéger des insurrections internes par la vigilance collective et la responsabilité partagée.
Par ailleurs, la sécurité des sites stratégiques, tels que les arsenaux et les chantiers navals, était une priorité absolue. Pendant l’ère hellénistique, Rhodes adopta des mesures particulières pour protéger ses chantiers navals, illustrant le risque que représentaient espions et saboteurs. Il est également probable que la base navale athénienne sur le promontoire du Pirée était étroitement surveillée, avec des accès strictement contrôlés. La vigilance de Démosthène, gardien de la démocratie athénienne, est mise en évidence par l’épisode où il captura un homme qui avait promis à Philippe de Macédoine d’incendier les chantiers navals, ce qui aurait pu compromettre la capacité navale d’Athènes.
La censure des communications était un autre outil utilisé pour prévenir la diffusion d’informations. Énée le Tacticien recommandait qu’aucune lettre émise ou destinée aux exilés ne soit envoyée sans être examinée par des censeurs, démontrant une tentative de contrôler les informations pouvant alimenter le mécontentement ou la révolte. Les villes fermaient leurs portes la nuit afin de garantir leur sécurité, et même pendant la journée, des contrôles étaient effectués. L’exemple de la censure perse le long des grandes routes de l’empire – si précise qu’elle poussa Histiée[1] à recourir à l’expédient de tatouer un message sur la tête d’un esclave – illustre les extrêmes auxquels on pouvait aller pour s’assurer que les communications critiques restent secrètes.
La présence de gardes sur les routes et l’utilisation de passeports ou de permis de voyage indiquent aussi que les mouvements de personnes pouvaient être étroitement surveillés, dans le but de limiter la diffusion d’informations entre différentes régions ou cités-états.
Bien que certains espions, déserteurs, ou exilés aient pu être mus par des motivations patriotiques ou idéologiques, les communautés de l’Antiquité ne reconnaissaient pas ces actes comme dignes de louange, mais bien comme des trahisons.
Comme l’a souligné H. Wilensky[2], une trop grande importance accordée à la protection du secret peut nuire à la capacité d’élaborer des stratégies et d’interpréter correctement les informations. Paradoxalement, les sources d’information les plus fiables pour les organisations en compétition sont souvent celles non secrètes, qu’il est possible de recouper et qui renforce l’idée que les actions « ouvertes » de l’adversaire peuvent offrir les indices les plus précieux et fiables.
La leçon tirée de l’Antiquité par des experts modernes comme Wilensky, est que la qualité des informations et la capacité à les interpréter correctement sont plus importantes que la simple accumulation de données secrètes. La transparence des actions et la visibilité des politiques publiques peuvent servir non seulement à renforcer la confiance au sein d’une communauté ou entre alliés mais aussi à fournir une base plus solide pour l’évaluation des intentions et des capacités ennemies.
Ainsi, dès l’Antiquité, l’analyse du renseignement et la protection du secret étaient déjà des exercices complexes et multifacettes. L’efficacité des mesures prises afin d’y faire face ces stratégies était inévitablement limitée par la nature humaine et la complexité des relations sociales et politiques. La confiance et la loyauté pouvaient être compromises, et des traîtres ou des déserteurs pouvaient agir contre leurs propres États ou communautés, ce qui nécessitait une vigilance et une précaution continues.
L’histoire de l’espionnage et du contre-espionnage dans l’Antiquité grecque, ainsi que dans les époques suivantes, montre que la lutte pour l’information est une constante dans les relations humaines, influençant le cours des événements autant que les forces armées ou la diplomatie. Les stratégies adoptées pour protéger les secrets et acquérir des informations sur les ennemis reflètent un équilibre délicat entre le besoin de sécurité et la promotion d’une société ouverte et informée.
Ainsi, l’histoire offre des leçons précieuses pour le présent. Bien que la technologie et le contexte géopolitique aient changé, les principes fondamentaux de la gestion du renseignement, la valeur des informations ouvertes et la compréhension des motivations humaines restent pertinents.
L’économie chinoise est confrontée à une série de défis sérieux, à la fois cycliques (court terme) et structurels (long terme). Mais ce n’est pas l’effondrement. Les fondamentaux économiques sont solides. Son gouvernement dispose d’un espace de régulation suffisant pour faire face à son ralentissement économique actuel. Son développement industriel l’a positionnée favorablement pour l’avenir. La croissance de la Chine, malgré les sceptiques et bien que ralentie pour le court terme, devrait se poursuivre.
Nous sommes dans un monde interconnecté où l’économie chinoise contribue à la hauteur de 30% de la croissance globale. Il n’est pas exagéré de dire que quand la Chine éternue, le monde pourrait s’enrhumer. L’économie chinoise a un impact significatif sur le reste du monde en raison de sa taille, de sa croissance rapide et de son intégration dans les réseaux commerciaux et financiers mondiaux.
Quand la Chine éternue, le monde s’enrhume
Après plusieurs décennies de croissance rapide, l’économie chinoise connaît un ralentissement, dû à de multiples problèmes aussi bien cycliques que structurels. Face à des obstacles tels que le vieillissement de la population, la diminution des retours sur investissement et la fragmentation géoéconomique, susceptible de limiter les perspectives de croissance à moyen terme, la Chine se dirige-t-elle vers un effondrement imminent, selon la prédiction de Gordon Chang il y a déjà une vingtaine d’années, répétée inlassablement depuis, chaque année ?
Le réseau d’information américain CNN est persuadé que « L’économie chinoise a connu une année misérable. 2024 pourrait être encore pire » (“China’s economy had a miserable year. 2024 might be even worse” ). Dans la même veine, Paul Krugman, prix Nobel d’économie, a également prédit un avenir très sombre à l’économie chinoise. Selon lui, elle semble trébucher. À l’entendre, il y a des raisons de croire que la Chine entre dans une ère de stagnation à la japonaise.
Le tableau est-il vraiment aussi sombre ? Examinons les faits, les chiffres et les tendances.
Spécificités chinoises : un rappel
Avant tout, il nous paraît utile de rappeler quelques spécificités de la Chine afin de mieux comprendre ses marges de manœuvre et son style de management.
1/ La Chine opère une économie dirigée avec un contrôle étroit sur les flux d’argent et de crédit, contrairement aux économies capitalistes où les banques centrales ajustent les taux d’intérêt pour influer sur le coût de la monnaie et du crédit. En Chine, les autorités gouvernementales prescrivent aux grandes banques publiques le montant et les destinataires des prêts. Ainsi, les défauts de paiement en Chine sont souvent le résultat de décisions politiques.
2/ La Chine adopte une approche de « politique transcyclique », axée sur des actions progressives à long terme, même si cela implique des sacrifices à court terme. Cette approche guide le cycle réglementaire chinois : en période de croissance économique, de nouvelles réglementations sont introduites pour traiter les problèmes structurels, tandis qu’en période de ralentissement, les réglementations antérieures peuvent être assouplies pour stimuler la confiance et corriger les déséquilibres.
Performance de l’année 2023
Pour 2023, l’économie chinoise était dans une phase de reprise après les perturbations causées par la pandémie de COVID-19. La Chine avait réussi à contenir efficacement la propagation du virus et à relancer ses activités économiques. Le FMI atteste que la Chine a atteint l’objectif de croissance du gouvernement pour 2023 (5,2 %), reflétant une forte reprise post-COVID, alors que les Etats-Unis étaient à 2,5%. Il est vrai que 5,2% est nettement inférieur à 8%, le niveau de la performance moyenne des décennies passées, mais il est loin d’être misérable.
La prévision pour 2024 se situerait, selon le FMI, à 4,6% pour la Chine et 2,1% pour les États-Unis. Nous pensons que 4,6 % est une estimation quelque peu conservatrice. Nous allons voir plus loin les raisons.
Dans les douleurs transitoires ou au début d’un effondrement ?
Face aux défis gigantesques, la Chine est-elle capable de s’en sortir ? Faisons un reality check détaillé avec M. Weijian Shan, éminent économiste en Asie, qui a fait une analyse documentée et éclairante.
Crise immobilière : Le secteur immobilier, qui représente directement 11 % du PIB (et indirectement environ 25 %), a largement sous-performé par rapport aux autres secteurs de l’économie. En fait, le secteur immobilier chinois a contribué négativement à la croissance économique globale de la Chine depuis 2022 et a été un moteur du ralentissement économique récent. Bien que le secteur immobilier soit le plus grand frein à l’économie, ses problèmes semblent se résorber. La contribution négative du secteur à la croissance du PIB est passée d’environ 4 % en 2022 à moins de 2 % en 2023.
Espace de régulation : Contrairement à de nombreux pays développés, la Chine ne fait pas face à des problèmes d’inflation. Toutefois, elle maintien des taux d’intérêt relativement élevés, avec des taux de prêt prévalents oscillant autour de 4 à 4,5 %. Le ratio de réserve obligatoire (CRR) en Chine, qui représente le pourcentage des dépôts que les banques commerciales doivent placer auprès de la banque centrale, est d’environ 10,5 % pour les grandes banques, alors qu’il est de 0 à 1 % dans les pays occidentaux. Par conséquent, la politique monétaire chinoise bénéficie d’une marge de manœuvre pour s’assouplir en réduisant les taux d’intérêt, le CRR, voire les deux, une option qui n’est pas disponible pour d’autres grandes économies.
Sur le plan fiscal, la Chine se distingue parmi les grandes économies avec un bilan financier net positif, contrairement à d’autres comme les États-Unis, le Japon et l’Allemagne qui affichent des bilans négatifs. La dette publique centrale chinoise ne représente que 21 % du PIB, tandis que la dette des administrations locales oscille entre 50 % et 80 % du PIB, y compris les passifs cachés. Même en considérant le ratio de la dette publique globale le plus élevé de la Chine, soit 110 % du PIB, il reste favorable comparé à celui du gouvernement fédéral américain, qui atteint environ 140 % du PIB, et à la dette publique centrale du Japon, qui est d’environ 260 % du PIB. De plus, les actifs financiers du gouvernement chinois dépassent ses passifs financiers totaux. Ces chiffres ne prennent pas en compte les vastes terres et ressources naturelles de la Chine, toutes propriétés de l’État. Ainsi, la politique fiscale du gouvernement chinois dispose d’une marge de manœuvre importante pour s’élargir.
La santé du système bancaire chinois : Le problème du marché immobilier ne devrait pas entraîner de crise bancaire. Le ratio moyen prêt-valeur des prêts hypothécaires dans les grandes villes chinoises est d’environ 40 %, et les prêts résiduels aux promoteurs immobiliers ne représentent que moins de 6 % du portefeuille de prêts du système bancaire chinois, tous soutenus par des garanties. De plus, les banques chinoises sont bien capitalisées, avec un ratio de fonds propres moyens de plus de 15 % et un ratio de prêts non performants (NPL) moyen d’environ 1,6 % qui sont traités et sortis presque en temps réel.
Les perspectives de croissance de la Chine : Les problèmes immobiliers en Chine n’infecteront pas le système bancaire dans son ensemble, bien que le secteur immobilier reste un contributeur négatif à la croissance chinoise. En 2022, l’économie verte et l’économie numérique ont ajouté 4,7 % au taux de croissance de la Chine, compensant largement la contribution négative de 3,7 % du secteur immobilier. En effet, la Chine est en tête du monde dans les industries permettant, et permises par, la quatrième révolution industrielle – énergie verte, numérisation, robots industriels, intelligence artificielle, etc.
La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine : Elle n’a pas freiné le commerce entre les États-Unis et la Chine, et le commerce bilatéral a atteint un niveau record d’environ 700 milliards de dollars en 2022. Depuis le début de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine en 2018, les exportations vietnamiennes vers les États-Unis ont augmenté, mais ses importations en provenance de Chine ont encore plus augmenté. En 2020, l’ASEAN a remplacé les États-Unis pour devenir le plus grand partenaire commercial de la Chine,
Le progrès technologique de la Chine : Les États-Unis ont interdit les exportations de haute technologie vers la Chine dans des domaines allant des puces semi-conductrices avancées à l’informatique quantique et à l’intelligence artificielle. À court terme, cela pourrait affecter la capacité technologique de la Chine, mais à long terme, cela ne le fera pas. La Chine dispose d’une base technologique solide ; elle a les moyens de rattraper son retard dans les domaines où elle est en retard, grâce à ses années de fabrication à valeur ajoutée et d’innovation ; et grâce aux interdictions d’exportation, elle est fortement incitée à développer ses propres versions des technologies concernées.
La Chine possède désormais toutes les conditions pour développer ses propres versions de technologies désormais indisponibles à l’import : 1/ concentration des meilleurs talents ; 2/ concentration des instituts de recherche ; 3/ disponibilité du capital ; 4/ capacité de fabrication profonde 5/ marché suffisamment grand. Ensemble, ce n’est qu’une question de temps.
La Chine a dépassé les États-Unis quant au nombre d’articles scientifiques publiés annuellement dans des revues internationales respectées. L’activité de dépôt de brevet en Chine a augmenté de manière « explosive ». Le nombre de demandes de brevet en Chine par an est désormais supérieur à celui des États-Unis, de l’Europe, du Japon et de la Corée du Sud réunis. Les sanctions technologiques sur la Chine ont provoqué une accélération du progrès technologique.
Bombe démographique – ou atout ? Les données démographiques de la Chine, notamment le vieillissement et le déclin de sa population, ne freineront pas sa croissance à long terme.
La taille de la population active chinoise a atteint un plateau en 2012 et a commencé à décliner progressivement. Pourtant, son PIB a doublé au cours des 10 dernières années. Bien que l’augmentation de la productivité en Chine ait ralenti ces dernières années, elle a néanmoins réussi à propulser la croissance économique. Certains pensent que la Chine est sur le point de tomber dans le « piège des revenus intermédiaires ». Les dépenses de R&D et l’augmentation de la productivité en Chine montrent une autre image. La Chine est désormais à l’avant-garde de l’automatisation industrielle, comme en témoigne l’installation de 50% des robots industriels dans le monde. Il est peu probable que la démographie chinoise entraîne une pénurie de main-d’œuvre dans un avenir prévisible ; en fait, sa population active est susceptible d’être significativement sous-utilisée.
Si la communauté internationale des investisseurs est si optimiste à propos du Japon, qui connaît des problèmes démographiques plus graves, pourquoi ne pas l’être au sujet de la Chine ?
L’opportunité chinoise : Si l’on inclut les transferts sociaux en nature – c’est-à-dire des avantages tels que l’aide sociale, la sécurité sociale et d’autres formes d’assistance gouvernementale et non gouvernementale – le revenu disponible des ménages chinois en tant que part du revenu national brut est assez élevé. Les mauvaises nouvelles sont que la consommation privée, même en incluant les transferts sociaux en nature, reste trop faible, à environ 45 % du PIB, contre 72 % pour les États-Unis. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’il y a encore beaucoup de place pour la croissance.
Donc, selon M. Shan, les fondamentaux économiques de la Chine sont très solides, bien qu’elle doive faire face à une combinaison de défis. Son gouvernement dispose d’un espace politique suffisant pour faire face à son ralentissement économique actuel. Son développement industriel l’a positionnée favorablement pour l’avenir. Les douleurs qu’elle subit sont transitoires. Sur le moyen et long terme, la croissance, malgré les sceptiques, devrait se poursuivre.
Sentiment des entreprises étrangères en Chine
Cette analyse est partagée, quoique timidement pour le moment, par une bonne partie des entreprises étrangères opérantes en Chine. Prenons les exemples des entreprises américaines et allemandes en Chine.
Résultat de l’AmCham survey 2024 : Les entreprises américaines exerçant leurs activités en Chine sont devenues plus optimistes quant aux perspectives du pays et à son attrait en tant que destination d’investissement, selon la dernière enquête menée par la Chambre de commerce américaine (AmCham) en Chine.
Notamment, environ 50 % des entreprises interrogées identifient la Chine comme l’une des trois principales cibles d’investissement, ce qui signifie un changement stratégique dans leurs priorités d’investissement, ce qui représente une amélioration de cinq points de pourcentage par rapport à l’enquête de l’année précédente.
Pendant ce temps, la majorité des membres de l’AmCham, tous secteurs confondus, sont restés attachés au marché chinois, sans projet de délocaliser leur production et leur approvisionnement hors du pays.
Résultat du German Chamber Survey 2024 : L’économie chinoise est confrontée à une trajectoire descendante, ont déclaré environ 86 % des entreprises allemandes dans l’enquête, même si la plupart considèrent que cette trajectoire est temporaire et prédit un rebond dans les trois prochaines années.
La reprise de la Chine après la pandémie s’est révélée plus fragile que prévu, avec une crise immobilière qui s’aggrave, des risques déflationnistes croissants et une demande timide qui jette un voile sur les perspectives de cette année. Quelque 54 % des entreprises allemandes interrogées ont déclaré qu’elles envisageaient néanmoins d’augmenter leurs investissements pour rester compétitives.
Conclusion
L’économie chinoise est en pleine transition. Les douleurs dues aux multiples transformations en cours sont bien réelles. La Chine trébuche, mais il est peu probable qu’elle tombe. Comme l’a dit Lawrence Wong, vice-premier ministre et ministre des Finances de Singapour (probablement le prochain Premier ministre de Singapour) : « Ne pariez jamais sur la récession chinoise », car l’économie chinoise est énorme avec des fondamentaux très solides et présente de nombreux avantages dans les domaines de la fabrication de pointe, de l’économie verte et dans d’autres domaines.
En suivant le style de management chinois « transcyclique », Li Qiang, Premier ministre du Conseil d’État de Chine, a récemment déclaré lors du Forum économique mondial « Nous insistons sur le fait de ne pas nous engager dans des mesures de relance fortes, et nous ne courons pas derrière la croissance à court terme en laissant se cumuler des risques à long terme. Nous concentrons nos efforts sur le renforcement de la dynamique de développement endogène. »
Avec des transformations profondes et radicales en cours, une nouvelle Chine est en train d’émerger. Une nouvelle économie, celle de l’économie verte et numérique, compensera bientôt le ralentissement de l’investissement fixe, y compris sur le marché du logement saturé. Sa croissance, malgré les sceptiques, devrait se poursuivre, bien que modérément pour le court terme, dans un avenir prévisible.
Alex Wang
Titulaire de deux doctorats (philosophie et ingénierie) et familier des domaines clés de la NTIC, Alex Wang est ancien cadre dirigeant d’une entreprise high tech du CAC 40. Il est également un observateur attentif des évolutions géopolitiques et écologiques.
La troisième décennie de ce siècle plonge l’Union européenne (UE) dans un inconfort stratégique grandissant. Après le choc sanitaire et sociétal de la pandémie de Covid-19, le retour de la guerre sur le continent, dans cette Ukraine bombardée depuis deux ans, jette un profond doute sur la capacité de la vie, ici, à n’être qu’un long fleuve tranquille. À cela s’ajoute une transition à mener pour décarboner nos économies, changer nos consommations et révolutionner nos modes d’existence. Soit un processus nécessaire, mais assurément ardu, probablement tortueux et potentiellement bouleversant.
Alors que nous sommes désormais plus proches de 2050 que de la première frappe d’une pièce en euro en 1998 – une année dont certains diront que c’était hier en raison d’un double coup de tête victorieux au Stade de France –, cette UE malmenée et tourmentée marche à tâtons vers l’avenir. Elle tangue entre l’insouciance et l’arrogance, l’impuissance et l’autosuffisance. Saura-t-elle – face aux adversités qui piquent ou réaniment – rompre ces tendances et conjuguer clairvoyance, performance et persévérance ?
L’Europe-Titanic
Deux grands murs, socioéconomique et géostratégique, se dressent sur la route de l’UE, qui semble parfois naviguer à vue, sûre de son itinéraire, tel le Titanic. Or nombreux sont celles et ceux qui restent dans la salle de réception, pour écouter l’orchestre. Tout se passe comme si certains restaient là, sans sourciller à la vue des icebergs, soit par insouciance, soit par fatalité, s’en remettant alors à la providence, de l’État ou d’une croyance. Or plusieurs dynamiques invitent au réveil et à l’action.
Vive l’inflation
Marteler que l’inflation doit être combattue et qu’elle sera prochainement moindre ou nulle, c’est ramer à contre-courant de transitions stratégiques auxquelles les Européens doivent s’habituer. Certes, des facteurs conjoncturels – pandémie de Covid-19, hausse du cours des matières premières, déraillements logistiques, guerre en Ukraine – expliquent en grande partie l’inflation. Néanmoins, des éléments plus structurels la nourrissent également. Ainsi de l’ampleur de la greenflation, conséquence de ces multiples transitions menées depuis plusieurs années sur le front climatique et dont le coût financier n’est pas toujours entendu par celles et ceux qui pourtant réclament une action plus forte en matière environnementale1. Le devis de la décarbonation se chiffre en centaines de milliards d’euros et les factures seront probablement toutes ensuite plus douloureuses que prévu pour les budgets. N’oublions pas que le pétrole s’est imposé car il apportait une énergie peu chère, hyperefficace et facile à exploiter sur le plan technique – en tout cas bien plus que d’autres. L’« or noir » a fait s’accélérer le monde, a comprimé les coûts de production et a facilité toutes les mobilités. Il a cependant énormément pollué. Appelé à décliner, voire à disparaître, il reste encore largement exploité. Sortir de cette dépendance aux énergies fossiles sera long et complexe, d’autant que la tectonique des plaques bouge sur le terrain très instable de la diplomatie minérale2. Le verdissement signifie trois choses : temps long, innovation et cherté. Il faut le dire, l’expliquer et le rendre acceptable, donc inévitablement désirable, ce qui peut constituer une véritable épreuve olympique dans des systèmes politiques en quête perpétuelle de consensus3.
L’inflation est donc davantage multifactorielle que circonstancielle. Or, et c’est bien là l’ennui, les sociétés européennes peinent à appréhender le changement, surtout si celui-ci les concerne au premier chef. Dit autrement, la convergence des valeurs et des dépenses ne progresse pas. Le vouloir d’achat s’estompe vite devant la réalité financière. Le facteur prix reste déterminant. Et ce, d’autant plus, si le contexte socioéconomique se dégrade et comprime les pouvoirs d’achat des populations. Et pourtant, sans redonner de la valeur – économique – à certaines choses, le risque est grand de voir celles-ci comme étant banales, faciles à obtenir, voire dues. La paye n’est pas à la hauteur de l’acte productif ou serviciel. Prenons ici le cas de l’alimentation, dont il n’est plus responsable de dire que son bon prix serait son bas prix, quand elle est aux normes sanitaires, sociales et environnementales européennes. Persister dans ce discours, c’est tenir un propos anachronique et déconnecté des enjeux contemporains. Le consommateur doit l’entendre, le comprendre, tout comme il faut traiter le sujet des pouvoirs d’achat et des arbitrages de dépenses de chacun. Mais cessons de dire que l’alimentation pourrait ne pas coûter : c’est sinon lui ôter toute valeur, tout sens stratégique.
En route vers le monde d’après
La pandémie de Covid-19, avec son lot de répercussions sur l’économie mondiale et les chaînes de valeur, pèse d’un poids notable dans la spirale inflationniste qui frappe la planète depuis 2020. Il ne s’agit pas simplement d’impacts en cascade des confinements et rythmes différenciés de reprise des activités. Il faut regarder à quel point la mondialisation se redessine, avec des blocs régionaux privilégiés et surtout des com- portements opportunistes plus affirmés. Toutes les nations, dans une logique précautionniste, cherchent d’abord à défendre leurs intérêts, ce qui pour certaines se traduit par une multipolarisation des relations commerciales et un souci de diversification des approvisionnements. Cette tendance s’amplifie avec le multialignement diplomatique que certains États déploient, selon ce triptyque bien établi et assumé d’être dans la coopération, dans la compétition et dans la confrontation sur cette scène géoéconomique internationale en pleine recomposition. Les inégalités géographiques s’exposent avec une vigueur inédite, avec désormais plus de 8 milliards d’habitants sur ce globe où les convoitises sur les ressources s’intensifient. Tout ce qui est précieux va (re)prendre de la valeur. L’eau, l’alimentation, l’énergie, mais aussi l’emploi, un revenu fixe, le calme ou encore la nature ne sont pas superfétatoires. De plus en plus d’individus, soumis au diktat de l’adversité quotidienne et privés du confort de la paix, en rêvent. Pour beaucoup d’entre eux, il s’agit donc avant tout de regarder l’avenir, jour après jour, avec l’espoir absolu de sortir enfin de l’insécurité et de la sobriété.
Aux actes citoyens
Les Européens, invités à redécouvrir la sobriété, doivent comprendre que la sécurité et la liberté ont un prix. Investir dans le capacitaire de ces deux déterminants majeurs, c’est-à-dire ne jamais tenir pour acquise la situation favorable d’un moment donné, s’avère indispensable. En miroir, cela veut aussi dire que dans des sociétés démocratiques et de droits communs, tous ont des devoirs et doivent pratiquer le vivre-ensemble. Faire nation en France, faire l’union en Europe, cela s’entretient, signifiant goût de l’effort et goût des autres, respect du contradictoire et des différences, égalité de chacun. Tout ici doit se tenir pour rendre saine et pérenne une démocratie. La vie n’est qu’une suite d’escaliers à prendre avec ses voisins de palier dans l’immeuble ou à travers les cités avec ses concitoyens. Rien n’est facile quand on quitte son canapé4. Mais tout est plus vrai. Pour cheminer dans des directions plus soutenables, se donner les moyens de réussir les transitions à conduire, des ruptures s’avèrent essentielles : retrouver l’audace et donc cultiver la prise de risque, se remobiliser et donc redonner son sens au travail, inventer une écologie circulaire intégrale et donc ne plus rien jeter du tout, remettre un prix sur des produits ou des services vitaux et donc discerner l’indispensable de l’inutile, intensifier les capacités des uns et des autres à agir ensemble et donc s’unir pour changer, redonner l’envie de s’engager et donc réenchanter ces lendemains qui viennent. Autant de chantiers citoyens dans cette UE qui peut les stimuler, si elle y croit et le veut.
L’Europe périphérique
Le monde n’attendra pas l’UE pour avancer. La montée en puissance – économique, démographique, militaire, scientifique, etc. – de plusieurs nations aboutit mécaniquement à une moindre influence européenne. La désoccidentalisation est d’abord cette transformation structurelle de la planète5. Elle n’est pas le déclin irréversible de l’UE, entre autres, mais son déclassement progressif, programmé si elle prend soin à freiner quand tant d’autres accélèrent.
La fin de l’Eurovision
L’UE doit regarder le monde tel qu’il est, se recentrer sur plusieurs pans productifs où une partie de la planète ne veut plus travailler pour entretenir la tranquillité, voire l’oisiveté, des sociétés du Nord. La fin des « Trente Glandeuses » – cette période qui, disons, s’est étirée de 1990 à 2020 – a définitivement sonné. Les Européens, encore concentrés sur les notions de bien-être et avides de loisirs augmentés, ont-ils pris la mesure des enjeux en cours et en devenir ? Pour les pays européens, il est urgent de sortir d’une candeur trop longtemps entretenue à propos de la marche du monde. Celui-ci pense autrement, innove et se presse en matière de développement humain. Ne pas le comprendre, refuser de le voir, prétendre expliquer qu’il ne s’agit pas d’un chemin très soutenable, c’est s’exposer à la désynchronisation des agendas diplomatiques. Et donc pour l’UE se tromper de cibles, ne pas être crédible, ne plus être audible et rétrécir sur un planisphère où les lignes se recomposent. C’est ainsi courir le risque d’écrire des chansons, de les chanter avec la prétention que toutes et tous en connaissent les paroles alors qu’aucune n’est devenue un tube planétaire. À plus forte raison si l’UE, avec ses expressions urbi et orbi, auxquelles elle semble croire encore, se raconte avec autant de voix que ses États membres, dans une dissonance assourdissante.
Aux portes du paradis
Outre ce nouveau cycle socioéconomique, énergétique et industriel pour l’UE, une autre réalité paraît incontournable : ses voisinages sont peu propices à l’endormissement. Norvège et Suisse mises à part, constatons qu’elle est entourée d’espaces en transitions incertaines (Royaume-Uni), inflammables (Balkans, Moldavie, Caucase), grondants (Maghreb), inquiétants (Sahel), combattants (Ukraine, Proche-Orient) ou revendicatifs (Golfe). Or la géographie reste têtue : l’Afrique et l’Indo-Pacifique sont bien évidemment des zones importantes pour l’UE et ses États membres, mais faut-il les prioriser, en survolant parfois dans l’indifférence les dynamiques ou les turbulences de ces voisinages européens ?
Ainsi donc va l’Europe alors qu’un quart de ce siècle va se consumer. Elle somnole alors que les épreuves se rapprochent et que ses désirs de calme s’éloignent. Elle déclame des transitions sans en assumer les contraintes et les rendre supportables. Elle pousse à la décroissance des émissions carbone, mais va devoir aussi se réarmer dans tous les domaines qui transcendent l’immédiateté. Elle pense être centrale dans les relations internationales tout en prétendant, à tort, pouvoir en définir la grammaire morale. Elle n’a pas complètement tort : l’UE reste un espace plus stable, plus protecteur, plus viable et plus libre que l’écrasante majorité des pays dans le monde. Un îlot de fraîcheur quelque peu esseulé dans cet univers géopolitique et climatique mal loti et de moins en moins fréquentable.
Sur de nombreux sujets, sur ce qu’il faudrait faire pour la planète, sur les solidarités à promouvoir, l’Europe voit souvent juste. Elle a probablement raison, mais seule. Son hypertropisme environnemental, loin de la sémantique stratégique prioritaire d’une partie du monde, est ainsi parfois perçu comme une préoccupation de riches, comme une tentation d’ingérence ou comme un néopaternalisme teinté de supériorité.
Questions pour un champion
Europe globalement seule donc, avec l’hypothèse pour l’UE de devenir une zone extraterritoriale du globe. Il faut concéder que des forces l’invitent à y penser. Après tout, si les transitions sont vertueuses et que les pays européens les mènent, y embarquent leurs sociétés et toutes leurs activités, pourquoi vouloir rester ouverts sur le monde ? Ne serait-il pas préférable de se claquemurer, quand bien même il n’existe de planète B ni pour le climat, ni pour la géopolitique, ni pour l’Europe ? A minima, ne conviendrait-il pas d’imposer des clauses miroirs afin de rendre plus justes les changements massifs qu’imposent ces transitions ? Aller trop vite sur des réponses radicales à ces questions légitimes fait cependant courir le risque de ne pas comprendre les nouvelles dynamiques d’inter- dépendance qui se dessinent. D’où l’actuelle évolution sémantique du concept de souveraineté pour l’UE, en parlant davantage d’« autonomie stratégique ouverte ». En outre, certains acteurs sur cette planète nourrissent une méfiance envers l’UE, faisant en sorte qu’elle doute, recule et se divise6. En expliquant qu’elle ne sert à rien, que son heure a sonné et qu’il faudrait la détricoter. Ce narratif extérieur s’immisce jusque dans les frontières européennes : on critique l’Union – mais est-ce pour la faire grandir, mûrir et mieux agir ? –, on la torpille – mais furent-ils meilleurs et plus apaisés, ces passés de désunion européenne ? –, ou on la quitte – mais où en sont les prouesses supposées de ce Global Britain claironné ?
À la veille de nouvelles élections dans l’UE, n’est-il pas nécessaire de proposer un regard lucide et prospectif sur ce que nous réserve l’avenir, ici et au-delà ? Pour avancer dans ce siècle, l’Europe ne peut plus se permettre d’être à la fois naïve, myope et amnésique. Elle dispose d’innombrables atouts, mais les oublie parfois ou les ignore. Elle reste le modèle d’intégration politique, sociale et économique le plus abouti et robuste de la planète. On disserte sur le club des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, élargi depuis le début de l’année 2024) ou spécule sur de nouvelles alliances aléatoires, mais rien n’est à la hauteur de l’UE. En outre, des règles communes et des solidarités concrètes y sont quotidiennement expérimentées, quoique l’on en dise et même si tout n’est pas parfait. La paix, dans les frontières internes de l’UE, règne depuis des décennies. Sachons prendre conscience de ces robustesses pour savoir à la fois mener les batailles nécessaires du climat et de la géo- politique7. Il faut le faire en restant fidèle à des valeurs, mais en sachant défendre des intérêts. Dans un monde où prédominent les rapports de force, la diplomatie seule ne peut suffire et cette même diplomatie ne peut plus s’appuyer sur le même terreau de jeux. Il est donc nécessaire de déployer un narratif approprié, lisible, ferme et différenciant, sans excès d’ambitions et d’arrogances vis-à-vis du monde, sans insuffisance d’attentions et sans inactions envers le grand large, à commencer surtout dans ces voisinages européens.
Et sans incohérences : que l’on ne s’y méprenne pas, les considérations précédentes entrent en totale résonance avec les questions agricoles. Pensons au triptyque sécurité, soutenabilité et santé qui conditionne la sécurité alimentaire8. Pensons aux débats sur l’élargissement de l’UE, notamment dans le cas de l’Ukraine, qui révèlent à quel point l’attention se focalise sur les déséquilibres potentiels de l’agriculture européenne – ce qui n’est pas du tout faux – en marginalisant ce qu’une telle puissance pourrait apporter au potentiel de performances productives de l’UE – à condition d’y penser encore. Pensons aux fractures qui émergent entre d’un côté des postures nationales, conservatrices et populistes, et de l’autre des raisonnements de souveraineté communautaire, d’intégration renforcée, voire de fédéralisme en devenir. Pensons au Pacte vert et à ses rééquilibrages, dont l’actuelle présidente de la Commission européenne a reconnu la nécessité dans son discours annuel sur l’état de l’UE en septembre 2023, ouvrant par exemple un dialogue stratégique sur l’agriculture et l’industrie pour cesser de les opposer à l’environnement.
Europe : cultiver la paix en temps de guerre
En somme, interrogeons-nous. La planète est-elle plus dangereuse aujourd’hui que par le passé ? Non. Mais observons que sa nervosité s’est particulièrement intensifiée ces dernières années avec un enchevêtrement de chocs et de crises. Sortons-nous du pacifisme quand nous entrons dans une économie de guerre ? Non. Mais confessons qu’il est maladroit de vouloir mettre fin à des conflits avec l’unique morale posée sur la table et de mener des combats à armes inégales. Allons-nous vers un futur à la viabilité très réduite dans un avenir proche ? Non. Mais comprenons que sans bifurcations de grande ampleur, ce n’est plus de développement durable dont nous parlerons, mais à nouveau d’espérance de vie, nuance. Devons-nous mettre au régime l’ensemble de la population mondiale ? Non. Mais l’alimentation sera au cœur de toutes les transitions, dans toutes leurs directions et toutes leurs diversités. Les mondes agricoles seront-ils les seuls contributeurs à la paix ? Non. Mais reconnaissons qu’ils joueront un rôle fondamental, inlassablement, dans la plupart des cas et la plupart du temps.
À toutes ces interrogations, vite battues en brèche pour y injecter une dose de nuance, sachons se le dire franchement : si rien n’est acquis à jamais, l’UE dispose de toutes ses chances pour rester en paix. Un devoir envers l’avenir, envers les autres, envers son idéal de libertés. À condition de le vouloir, à condition de les respecter. Donc d’agir, en cohérence avec ses objectifs, ses valeurs et ses intérêts, mais aussi en adéquation avec ses moyens, ses capacités et ses pondérations. Il ne s’agit ni de gaspiller sa trajectoire ni de prétendre en faire un étendard. Europe globally alone, fus-tu un court instant seulement ou persistes-tu encore ? ________________________________
1. Dans le cas de la France, voir Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Lesincidenceséconomiquesdel’action pourleclimat:rapportà la Première ministre (Paris : France Stratégie, 2023). Au niveau de l’UE, présenté en janvier 2020, le plan d’investissement du Pacte vert pour l’Europe avait tablé sur 1000 milliards d’euros d’investissements durables d’ici à 2030.
2. Emmanuel Hache et Benjamin Louvet, Métaux, le nouvel or noir (Paris : Éditions du Rocher, 2023).
3. Antoine Buéno, Faut-il une dictature verte ? La démocratie au secours de la planète (Paris : Flammarion, 2023).
4. Pascal Perri, Generation Pourquoi tant de Français ont perdu le goût du travail (Paris : L’Archipel, 2023).
5. Didier Billion et Christophe Ventura, Désoccidentalisation. Repenser l’ordre du monde (Marseille : Agone, 2023).
6. Thomas Gomart, Lesambitionsinavouées.Cequepréparentlesgrandespuissances (Paris : Tallandier, 2023).
7. Pierre Blanc, Géopolitiqueetclimat (Paris : Presses de Sciences Po, 2023)
8. Voir Sébastien Abis, Veut-on nourrir le monde ? Franchir l’Everest alimentaire en 2050 (Paris : Armand Colin, 2024).
Sébastien Abis est chercheur associé à l’IRIS depuis 2012.
Depuis 2017, il est le directeur du Club DEMETER, l’écosystème des décideurs du secteur agricole, agro-industriel et agro-alimentaire. Ses activités sont tournées vers les réflexions de long-terme, les enjeux stratégiques mondiaux, les dynamiques d’innovation et les expériences intersectorielles en faveur du développement durable. Autour de ses 80 entreprises membres, le Club DEMETER met en réseau 20 écoles d’enseignement supérieur, mobilise des experts scientifiques et coopère avec 5 ministères en France.
Entre activités de coopération internationale, d’animation de réseaux d’entreprises et de recherche, Sébastien Abis développe une expertise sur la géopolitique de la sécurité alimentaire et de l’agriculture dans le monde. Il travaille aussi sur l’évolution de la puissance française, les enjeux de souveraineté en Europe et les dynamiques de la mondialisation. Il est aussi spécialisé sur la région Méditerranée/Moyen-Orient. Il explore également le domaine maritime pour analyser les stratégies des acteurs et les transformations du commerce international.
Sébastien Abis intervient très régulièrement dans les médias, notamment sur LCI et France 24, et lors d’événements publics. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages et de nombreux articles. Il codirige chaque année Le Déméter (éditions IRIS), ouvrage d’analyses prospectives sur l’agriculture, l’alimentation et les ruralités dans le monde.
Sébastien Abis est membre du comité de rédaction de la Revue Futuribles. Il est chroniqueur pour le journal L’Opinion et la revue Sésame de l’Inrae. Il est membre des Comité de Mission des entreprises Avril et InVivo ainsi que du Comité de pilotage du pôle Agri-Agro du MEDEF International. Il enseigne à l’Université catholique de Lille (UCL), à Junia-Grande école d’ingénieurs (Lille) et à l’Université Mohammed VI Polytechnique (Rabat, Maroc). Il est expert associé dans de nombreux think tanks et associations (Euromed-IHEDN, APM, CyclOpe, Institut Jacques Delors, Comité Sully). Sébastien Abis est également réserviste citoyen de la Marine nationale (RCIT). Il est régulièrement auditionné et consulté par les pouvoirs publics (Élysée, Assemblée nationale, Sénat, ministères, collectivités locales). Il est depuis 2023 et chevalier dans l’ordre national du mérite agricole.
Diplômé de l’Université de Lille II avec une maîtrise en Histoire-Géographie et de l’IEP de Lille avec un DESS en Études stratégiques européennes piloté par l’IRIS, Sébastien Abis a d’abord travaillé à l’état-major des Armées au sein du ministère français de la Défense en 2004, avant de rejoindre en 2004-2005 le CALAME (Centre d’analyse et de liaison des acteurs de la Méditerranée). De 2005 à 2016, il a été fonctionnaire international du CIHEAM (Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes), organisation intergouvernementale dans laquelle il a notamment œuvré pour la coordination des publications (Mediterra, Watch Letter), les relations diplomatiques entre États membres et la mise en place des initiatives stratégiques institutionnelles.
Lors d’un meeting samedi en Caroline du Sud, Donald Trump a réitéré une menace déjà lancée en 2020: il se dit prêt à laisser les Européens seuls en cas d’attaque russe. Lors du meeting, Trump a rapporté une conversation avec un des chefs d’Etat de l’Otan, sans le nommer. « Un des présidents d’un gros pays s’est levé et a dit: et bien, monsieur, si on ne paie pas et qu’on est attaqué par la Russie, est-ce que vous nous protégerez ? », a raconté le milliardaire avant de révéler sa réponse: « Non, je ne vous protègerais pas. En fait je les (NDLR: les Russes) encouragerais à vous faire ce qu’ils veulent. Vous devez payer vos dettes ».
Que reproche-t-il aux Européens de l’Otan: de ne pas contribuer suffisamment au budget de l’Alliance en n’augmentant pas sensiblement la part de leur PIB consacré à la défense. Et de trop compter sur l’Oncle Sam pour les protéger face à Poutine.
La vidéo de Trump en Caroline du Sud est à voir ici.
Un précédent Selon Thierry Breton, Trump aurait, dès 2020, prévenu Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne : « Vous devez comprendre que si l’Europe est attaquée, nous ne viendrons jamais pour vous aider et vous soutenir » Et d’ajouter : « De toute façon, l’Otan est morte, et nous allons partir, nous allons quitter l’Otan ! ».
L’article 5 en péril Paroles en l’air ? En 2018 le président Trump avait déjà réclamé que les Européens paient (cher) pour le « parapluie » militaire US. Plus récemment, le sanguin républicain a promis une chasse aux sorcières et des règlements de compte s’il est élu en novembre prochain. Il serait donc bien capable de renier l’engagement auquel est tenu Washington par l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord et de lâcher les alliés européens des États-Unis.
C’est ce que préconise l’un des think tanks pro-Trump, le Project 2025. Son programme de 887 pages ne fait qu’une seule référence à l’Otan : « Transformer l’Otan pour que les alliés des États-Unis déploient la plus grande partie des forces conventionnelles face à la Russie et pour que les États-Unis n’interviennent que dans le cadre de la dissuasion nucléaire ».
Géopolitique. Russie, Taïwan, Moyen Orient… Le directeur de l’Ifri analyse « l’accélération de l’histoire » et appelle à un réarmement intellectuel des Européens.
C’est un constat sombre sur « l’isolement mental » de l’Europe. Dans L‘Accélération de l’histoire (Tallandier), Thomas Gomart analyse les grandes évolutions géopolitiques à partir de trois grands noeuds stratégiques : les mers de Chine et le détroit de Taïwan, la péninsule arabique et le détroit d’Ormuz, et le détroit du Bosphore. Pour le directeur de Institut français des relations internationales (Ifri), principal think tank français, les Européens doivent à tout prix se réarmer intellectuellement face à ces bouleversements internationaux, d’autant que le Vieux Continent serait le grand perdant en cas de victoire électorale de Donald Trump.
L’Express : En quoi vivons-nous une accélération de l’histoire ?
Thomas Gomart : L’accélération, c’est à la fois la multiplication d’actions intentionnelles destinées à modifier un rapport de force et des évolutions de fond. Il y a d’abord l’accélération liée au réchauffement climatique : en dix ans, nous avons connu une augmentation de 0,2 °C. Il y a l’accélération technologique avec la démocratisation de l’IA. Il y a une accélération du poids économique des Brics et des Brics+ par rapport au G7 : fin 2022, Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud représentaient 31,5 % du PIB mondial, contre 31 % pour le G7. A cela s’ajoute, l’accélération par l’hostilité ouverte de trois pays, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord, contre l’ »Occident collectif ». Une accélération des dépenses militaires mondiales, qui ont bondi en passant 1 139 milliards de dollars en 2001 à 2 240 milliards en 2022. Voilà autant de facteurs qui donnent l’impression à certains d’être pris de vitesse et de perdre le contrôle, et à d’autres de bénéficier de cet emballement.
Vous soulignez que si déclin de l’Occident il y a, c’est celui de l’Europe, et non pas des Etats-Unis. Pourquoi ?
En tant qu’historien, je reste toujours très prudent sur l’idée de déclin, souvent instrumentalisée politiquement. De quoi parle-t-on précisément ? De la France ? De quelle Europe ? D’une civilisation ? Chez nous, invoquer sans cesse le déclin s’inscrit souvent dans ce que j’appellerais volontiers la tradition défaitiste française, qui est à la fois intellectuelle, politique et militaire. Elle a l’arrogance pour revers et une certaine méconnaissance du monde. Le déclin permet ces conversations générales sur l’état du monde dont les Français raffolent car elles permettent de magnifier le passé, en particulier le leur.Ce qui est sûr, c’est que le poids relatif de l’Europe diminue à l’échelle globale, alors que celui des Etats-Unis se maintient. En 1980, ces derniers représentaient 25 % du PIB mondial ; encore 25 % quinze ans plus tard au pic de leur moment unipolaire ; toujours 25 % en 2023. La Chine n’a cessé de croître. L’Union européenne, elle, représente 16 % du PIB mondial en 2022. Il y a ainsi une triple asymétrie qui se crée. L’Europe voit sa dépendance s’accentuer, non seulement par rapport aux Etats-Unis, mais par rapport aux pays du Golfe et à la Chine. Et en face, la Russie voit elle aussi sa dépendance s’accentuer vis-à-vis de la Chine.
Les Américains n’ont-ils pas subi des défaites, comme en Afghanistan ?
S’ils ont subi de sérieux revers lors de conflit périphériques, comme au Vietnam ou en Afghanistan, les Américains demeurent invaincus au niveau mondial. Les États-Unis nous obligent à penser de manière globale, ce qui est de plus en plus difficile pour les Européens. La Chine est en réalité la seule puissance à pouvoir aujourd’hui produire une vision globale alternative. Elle est engagée dans une rivalité stratégique de long terme avec les Etats-Unis. Mais ces derniers, même s’ils ont essuyé des revers régionaux, restent prédominants, et n’ont nullement renoncé à l’exercice de la puissance.
En s’appuyant sur l’Otan, mais aussi dans le Pacifique sur le Japon et la Corée du Sud, pourtant ennemis historiques, les États-Unis n’ont-ils pas le meilleur réseau d’alliances ?
La principale différence entre la Chine et les États-Unis, c’est que ces derniers disposent d’un système d’alliances régionales sur lesquels repose leur politique globale. Du côté chinois, il y a un refus idéologique de réfléchir en termes d’alliances militaires. La Chine propose des partenariats beaucoup plus souples qui ne l’engagent pas sur le plan militaire. La grande question est ainsi de savoir dans quelle proportion la Chine soutient la Russie en Ukraine. Jusqu’où est-elle prête à aller ? Elle la soutient politiquement, diplomatiquement, alors que des pays comme l’Iran et la Corée du Nord lui apportent une aide militaire directe.
A quel point une victoire de Donald Trump marquerait-elle une rupture dans la politique étrangère américaine ?
Il est certain que l’année 2024 est suspendue à l’élection américaine de novembre. Le potentiel disruptif que l’on prête à Donald Trump rappelle à la fois la centralité des Etats-Unis. Son projet est préparé et différent de celui erratique de 2016. N’oublions pas qu’il considère ne pas avoir perdu l’élection en 2020. Cela annonce des débats institutionnels très vifs sur le plan intérieur. En ce qui concerne les grandes questions de politique étrangère, il faut rappeler que Trump n’a pas recouru à l’arme militaire durant son premier mandat, et qu’il est dans une logique transactionnelle, également avec ses alliés. Un certain nombre de changements sont donc à attendre s’il est élu, notamment dans le cadre transatlantique.Au Moyen Orient, il y un effacement en cours de l’Union européenne qui est frappant.
L’Europe serait donc la principale victime d’une victoire de Trump ?
Oui. Trump l’a répété dans sa campagne électorale. Il considère les Européens fondamentalement comme des concurrents commerciaux avant d’être des alliés militaires. Et sur le plan de l’alliance militaire, il estime que les Etats-Unis dépensent trop pour la sécurité européenne, alors que les Européens se satisfont de la garantie de sécurité américaine. Enfin, il est très critique sur le mode de fonctionnement de l’Alliance atlantique.
Vous qualifiez les Européens de “déphasés”, victimes “d’isolement mental”. Que faudrait-il faire ?
Depuis deux générations, il y a eu un double désarmement : un désarmement matériel, qui a débuté dans les années 1970, accompagné d’un désarmement intellectuel. Le personnel politique et surtout les intellectuels ont considéré que les questions stratégiques, au fond, devaient être relégués aux livres d’historiens. A coups de colloques, d’enseignements et d’interventions médiatiques on nous a expliqué que la géopolitique n’existait plus. Or, ce que sont en train de redécouvrir les Européens, c’est l’intentionnalité stratégique, et le fait que les décisions d’un tout petit groupe de personnes peuvent avoir des conséquences sur un grand nombre. Encore faut-il vouloir le comprendre.
Mais à part l’Ukraine, les Européens ne s’accordent pas sur les grands sujets géopolitiques : conflit israélo-palestinien, Chine…
Soulignons l’unité qui persiste sur l’Ukraine, en dépit de l’aléa hongrois. Mais, effectivement, cette unité est bien moins évidente sur le conflit entre Israël et le Hamas, avec un vrai clivage entre pays européens. Au sujet de la Chine, il y a aussi une tension. Premier partenaire économique de l’Union européenne, la Chine dispose d’une forte capacité d’influence en Europe. Elle reste attractive dans bon nombre de secteurs. Parallèlement, ses investissements font l’objet d’une volonté politique de contrôle. Il n’est toujours pas possible de parler d’une politique étrangère commune de l’UE. Historiquement, elle s’est principalement résumée à l’aide au développement et aux sanctions. Ce n’est pas rien. Mais l’UE peine à s’imposer comme acteur diplomatique à part entière. Et, au Moyen-Orient, il y un effacement en cours de l’UE qui est frappant.
Selon vous, ce qui relie les Brics, c’est l’idée que les Européens, et non pas les Américains, ayant “un rôle diplomatique surévalué par rapport à leurs poids économique, démographique et surtout stratégique”…
C’est mon expérience dans les milieux de recherche globalisés. A partir du moment où il y a une administration américaine cohérente et constante, comme c’est le cas avec celle de Joe Biden, tout le monde reconnaît la centralité des États-Unis. En revanche, beaucoup soulignent la surpondération européenne dans les organisations internationales, avec un décalage entre les prétentions européennes et la réalité de ses capacités.
Pourquoi êtes-vous critique de l’ambition française de mettre en avant une “troisième voie” dans l’Indo-Pacifique par rapport à la Chine, comme elle avait aussi essayé de le faire au sujet de la Russie ?
Il faut donner du crédit aux tentatives françaises d’essayer d’apporter une flexibilité et une tonalité différente dans cette vaste zone à travers notamment un discours sur la sécurité environnementale et maritime. Mais je suis perplexe sur la notion de “puissance d’équilibres”, qui donne une impression de surplomb trompeuse. Cela fait croire que la France pourrait être dans une position d’arbitre en cas de crise aiguë, ce qui semble illusoire.
Pourquoi la question de Taïwan est-elle aussi essentielle pour la France ?
D’abord, un rappel historique. Taïwan nous semble loin aujourd’hui, mais ce n’était pas le cas durant la IIIe République, lorsque l’amiral Courbet occupait les îles Pescadores dans le détroit de Taïwan. Nous redécouvrons aujourd’hui cette géographie qui a toujours été présente dans les milieux stratégiques, et notamment dans la marine. Ce qui a changé, c’est que le centre de gravité du monde s’est déplacé vers l’Asie-Pacifique. Le détroit de Taïwan, en particulier, concentre une part importante du commerce international, et du flux des microprocesseurs essentiels pour l’appareil productif mondial. Cela résume bien ce que la mondialisation est en train de produire : une centralité de la relation sino-américaine, un renforcement politique des émergents et une marginalisation progressive de l’Europe.Une guerre dure souvent le temps d’une génération. Ce qui nous amène à 2034 pour l’Ukraine…
Xi Jinping pourrait-il passer à l’attaque à Taïwan ?
De manière objective, tout le monde a intérêt à conserver le statu quo, parce qu’il permet la continuation de la mondialisation par la maritimisation. C’est dans l’intérêt de Taïwan, de la Chine, des États-Unis, des pays riverains… Mais on disait la même chose de la Russie avant l’agression de 2014 et la surenchère de 2022. Vladimir Poutine n’a aucun intérêt à intervenir, entendait-on souvent. Et il est pourtant passé à l’acte.
En quoi un conflit autour de Taïwan serait-il un tournant historique ?
Ce serait une rupture considérable. Ce qui a permis l’enrichissement remarquable de la Chine depuis 1979, c’est-à-dire son ouverture au monde et sa maritimisation, serait interrompu. Par ailleurs, cela obligerait les Etats-Unis à un choix décisif : veulent-ils défendre leur système d’alliances en Asie orientale, c’est-à-dire non seulement Taïwan, mais aussi le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et les Philippines ?
La rencontre qui s’est tenue à San Francisco en novembre 2023 entre le président chinois Xi Jinping et le président américain Joe Biden a temporairement éloigné le spectre d’une confrontation directe entre les deux superpuissances, après que la détérioration des relations bilatérales avait atteint un point critique avec l’incident des ballons espions chinois dans le ciel américain en mai 2023. Cet événement avait accéléré le déclin des relations, alimentant la crainte d’une rupture inévitable entre les deux pays.
La situation en Ukraine et les tensions croissantes entre l’Occident et ses adversaires, comme la Chine et la Russie, ont contribué à renforcer l’idée d’une nouvelle guerre froide qui, toutefois, risquait de se transformer en un conflit armé. Malgré la rencontre entre Xi et Biden qui a évité l’affrontement immédiat, cela n’a pas résolu les profondes problématiques qui affligent les relations sino-américaines, lesquelles sont destinées à se détériorer davantage. La question centrale est de savoir si les États-Unis seront disposés à accepter l’ascension de la Chine et, dans le cas contraire, comment réagira Pékin. Les deux pays sont engagés dans une compétition commerciale et technologique, ainsi que dans une course aux armements qui continue sans relâche, et le risque d’incidents ou d’affrontements directs, comme dans les îles Spratleys ou dans le détroit de Taïwan, ne cesse de croître.
De son côté, la Chine exprime le désir que les États-Unis acceptent son développement ascendant, soutenant que le monde est suffisamment vaste pour permettre la coexistence des deux puissances. Cependant, les États-Unis sont réticents à accepter une solution qui permettrait à la Chine de croître davantage et de se positionner comme une puissance équivalente à la leur. L’histoire montre que les transitions de pouvoir entre grandes puissances débouchent souvent sur des conflits, et la situation actuelle ne fait pas exception.
La Chine se perçoit comme la partie la plus faible dans ce face-à-face et cherche à éviter l’affrontement direct, tout en restant ferme dans la défense de sa souveraineté et prête à l’usage de la force si nécessaire. Xi a affirmé que la Chine n’a pas l’intention de détruire l’ordre mondial existant mais plutôt de le modifier de l’intérieur pour corriger les injustices et tirer avantage du système actuel orienté vers l’Occident.
Les États-Unis, pour leur part, considèrent l’endiguement militaire de Pékin comme une stratégie rationnelle et continuent de privilégier cette approche à la coexistence, s’appuyant sur la conviction de certains cercles stratégiques qu’il est nécessaire d’arrêter l’ascension de la Chine avant qu’il ne soit trop tard. Cela conduit les deux nations à se préparer au pire avec la Chine en position défensive et les États-Unis qui adoptent une stratégie offensive et exercent des pressions multiples à l’encontre de leur compétiteur : sanctions commerciales, guerres technologiques et campagnes sur les droits de l’homme.
La possibilité d’un affrontement direct entre la Chine et les États-Unis, en particulier concernant Taïwan, reste le point focal des tensions. Les deux pays maintiennent l’incertitude quant à leurs actions futures pour maximiser leur liberté de manœuvre, rendant l’hypothèse d’un conflit réelle mais non inévitable. La Chine, consciente des coûts élevés d’une guerre, privilégie la stabilité et le développement national, tandis que les États-Unis utilisent Taïwan comme levier stratégique pour contenir l’ascension chinoise, laissant ouverte la possibilité d’une guerre par procuration qui affaiblirait Pékin avec des coûts minimaux pour les États-Unis
Dans ce scénario complexe, la question de Taïwan s’affirme comme le détonateur potentiel d’un conflit plus large entre les deux superpuissances, avec des implications significatives pour l’ordre mondial et la paix globale. La situation nécessite une approche politique et diplomatique lucide et engagée pour éviter l’escalade vers un affrontement direct. Le défi principal consiste à gérer les ambitions de puissance de la Chine de manière à ne pas entrer en conflit avec les intérêts de sécurité des États-Unis, tout en maintenant un équilibre global stable. Bien qu’aucune des deux parties ne désire ouvertement la guerre, le fait qu’elles se préparent à une telle éventualité et leur rhétorique agressive peuvent alimenter une spirale de tensions qui pourrait aboutir à un affrontement non désiré.
La diplomatie et le dialogue restent des démarches essentielles pour désamorcer les tensions. Le maintien de canaux de communication et la reconnaissance des préoccupations de sécurité réciproques peuvent aider à construire la confiance et à trouver des terrains d’entente pour la coopération. De plus, la participation à des mécanismes multilatéraux et l’engagement d’autres puissances régionales et mondiales peuvent offrir des opportunités supplémentaires pour atténuer les rivalités et promouvoir une coexistence pacifique.
En même temps, il est essentiel que les deux pays reconnaissent les limites de leurs actions et considèrent les conséquences à long terme de leurs stratégies. Le défi pour les États-Unis est de trouver un équilibre entre la nécessité de contenir l’ascension de la Chine et le risque de provoquer une escalade militaire. Pour Pékin, l’objectif est d’affirmer son statut de grande puissance sans menacer directement la sécurité des États-Unis ou des alliés.
Crise politique en Israël : quelles répercussions sur l’évolution du conflit à Gaza ?
Entretien avec Thomas Vescovi, chercheur indépendant, spécialiste d’Israël et des Territoires palestiniens occupés, auteur de « L’échec d’une utopie, une histoire des gauches en Israël » et membre du comité de rédaction de Yaani.fr.
Désaccords au sein du gouvernement israélien, manifestation pour la libération des otages, appel à l’organisation de nouvelles élections pour remplacer le Premier ministre Benyamin Netanyahou… plus de trois mois après les évènements du 7 octobre, la société israélienne apparait divisée. Quelle est la situation politique en Israël ? Doit-on s’attendre à des changements politiques internes ? En quoi la crise politique peut-elle influencer la suite du conflit à Gaza ? Quelles sont les perspectives de sortie de conflit ? Quid de l’émergence d’un camp de la paix en Israël ? Le point avec Thomas Vescovi, chercheur indépendant, spécialiste d’Israël et des Territoires palestiniens occupés, auteur de L’échec d’une utopie, une histoire des gauches en Israël (La Découverte 2021) et membre du comité de rédaction de Yaani.fr.
Plus de trois mois après les évènements du 7 octobre, quelle est la situation politique actuelle en Israël ?
Pour évaluer la situation politique actuelle en Israël, on peut s’appuyer sur les différentes typologies des manifestations qui ont lieu en Israël chaque samedi, ce depuis plusieurs semaines. La première manifestation est ouvertement contre la guerre à Gaza et parle même de génocide sur la population palestinienne, mais elle ne rassemble que quelques centaines de personnes. La seconde rassemble des dizaines de milliers de personnes et vise Benyamin Netanyahou et son gouvernement, militant pour la mise en place d’élections. La troisième manifestation concerne les otages et on y voit converger toutes les forces d’opposition à Benyamin Netanyahou qui revendiquent un accord de négociation immédiat pour leur libération.
Alors qu’Israël s’est toujours habitué à la mise en place d’une véritable union militariste en temps de guerre et face à un sentiment d’insécurité, la société et le cabinet de guerre se sont rapidement fracturés notamment à cause de cette question des otages, estimés à 136 personnes aujourd’hui. Une division qui s’est opérée parce que la guerre à Gaza a été justifiée par la mobilisation de buts de guerre flous mais réels, c’est-à-dire libérer les otages par la force, parvenir à capturer ou à tuer des dirigeants du Hamas qui ont organisé le 7 octobre et démanteler l’appareil militaire du Hamas, notamment les tunnels. Or, aucun de ces trois buts n’est atteint aujourd’hui, menaçant chaque jour davantage la vie des otages. Résultat, l’opposition est de plus en plus mobilisée parce qu’elle estime que Netanyahou n’atteint non seulement pas ces buts de guerre, mais qu’il joue également la montre pour rester au pouvoir. Une situation insupportable pour les Israéliens qui lui sont opposés, mais surtout pour les familles des otages qui ont l’impression que le gouvernement est en train de jouer avec la vie de leurs proches.
Alors que l’ex-Premier ministre israélien Ehud Barak a appelé à l’organisation de nouvelles élections et que seuls 15% des Israéliens souhaitent que Benyamin Netanyahou conserve son poste, doit-on s’attendre à des changements politiques internes ? En quoi la crise politique peut-elle influencer la suite du conflit à Gaza ?
Pour définir plus précisément l’évolution et l’étendue des rapports de force, il faudra attendre qu’une date électorale soit fixée afin de voir les alliances se dessiner. Israël est un pays qui fonctionne sur un mode électoral particulier, avec un seul tour par liste et à la proportionnelle. Ainsi, à chaque élection, des stratégies d’alliances se mettent en place et peuvent parfois être inattendues. Rappelons aussi que les sondages qui sortent actuellement sont faits sur une société toujours traumatisée qui, chaque jour, continue de penser à ses otages, sans considération aucune pour les civils dans la bande de Gaza.
Dans l’éventualité d’un départ de Netanyahou, on voit que plusieurs figures politiques se distinguent. Par exemple au sein de la droite elle-même, notamment des personnes possédant des positions légèrement divergentes par rapport à celles du Premier ministre au sein du Likoud, le parti nationaliste conservateur, le ministre de la Défense Yoav Gallant. En annonçant ces dernières semaines un plan pour l’après-guerre à Gaza, il essaie d’exister et d’endosser une stature politique.
La deuxième personnalité, assurément la plus plébiscitée actuellement dans les sondages, est Benny Gantz, un nationaliste présenté comme “laïc”. Il est dans le cabinet de guerre, malgré son rôle d’opposant majeur à Netanyahou. L’autre figure est Yaïr Lapid, qui représente un courant centriste libéral et “laïc”. C’est aussi un opposant historique à Netanyahou, mais il a refusé d’intégrer le gouvernement d’urgence nationale pour ne pas se compromettre avec l’extrême droite toujours au pouvoir en Israël.
Cependant, parmi ces trois tendances, aucune d’entre elles n’envisage pour l’instant une solution politique claire et juste avec les Palestiniens. À l’inverse, elles sous-tendent toutes les trois le fait que la guerre contre le Hamas doit se poursuivre d’une manière ou d’une autre.
Quelle perspective de sortie de conflit, alors même que la solution à deux États portée par les pays européens et par les États-Unis est rejetée par le Premier ministre israélien et que des membres extrémistes du gouvernement israélien militent pour réimplanter les colonies dans la bande de Gaza ?
Il convient de rappeler que la réoccupation « matérielle » – car Gaza a toujours été occupée même lorsqu’il y avait un blocus et que l’armée n’y était plus -, c’est-à-dire le fait de réoccuper totalement la bande de Gaza et d’y installer des colonies, n’est pas qu’une volonté de quelques fanatiques. Il s’agit d’une volonté qui est largement partagée au sein de l’électorat de la droite israélienne, qui n’a jamais accepté la décision de 2005 prise par Ariel Sharon de se désengager de la bande de Gaza au profit d’un blocus. Ainsi, cet électorat n’a absolument rien contre ce projet, qui évidemment s’accompagne de l’expulsion de tout ou partie des Palestiniens de la bande de Gaza.
Concernant l’horizon politique, 2024 sera une année décisive en raison de trois facteurs. Le premier concerne la manière dont les rapports de force politiques vont évoluer en Israël et le fait de savoir si Netanyahou parviendra à se maintenir. Que ce soient des Benny Gantz ou des Yair Lapid, les acteurs politiques à qui l’on donne la parole actuellement dans les médias en Israël la prennent en sachant que l’opinion est influencée directement par la situation de guerre. La situation serait différente pendant des prises de paroles au sein d’une campagne électorale avec un cessez-le-feu ou avec les otages qui seraient revenus par exemple.
La campagne étatsunienne sera un second facteur qui sera amené à influencer les rapports de force au Proche-Orient, en fonction de la potentielle élection de Donald Trump ou de Joe Biden. Netanyahou est soupçonné de jouer la montre parce qu’il espère assister à une victoire de Donald Trump, qu’il pense être de nouveau un soutien indéfectible, alors que personne ne connait précisément pour l’instant la position qu’il pourrait adopter sur le Proche-Orient s’il est élu.
Enfin, l’évolution d’un potentiel renouvellement du mouvement national palestinien est un troisième facteur susceptible de modifier les rapports de force dans la région. La stratégie actuelle des groupes palestiniens dans la bande de Gaza est cruelle, mais aussi rationnelle : jouer sur les otages en tant que monnaie d’échange afin de libérer les grandes figures du mouvement national palestinien toujours incarcérées dans les prisons de l’armée israélienne, le plus connu étant Marwan Barghouti. L’objectif est de s’appuyer sur ces figures pour renouveler complètement le mouvement national palestinien en se débarrassant notamment de Mahmoud Abbas.
Ces trois facteurs vont donc déterminer l’horizon politique et la suite des évènements. En effet, comme l’a affirmé Ami Ayalon dans un entretien pour Le Monde, ancien chef du Shin Bet, les services de renseignement intérieurs israéliens : « Sans accord de paix de la part d’Israël avec les Palestiniens, nous sommes condamnés à voir revivre des 7 octobre. ». On peut imaginer que la population de la bande de Gaza, qui est en train de subir un carnage sans précédent au Proche-Orient dans une situation d’impunité totale, et surtout la génération qui va survivre à cela a de grands risques d’être attentive aux discours peut-être plus radicaux qui vont être donnés par de nouveaux groupes en passe d’émerger. Il y a là une inquiétude réelle.
Quid de l’émergence d’un camp de la paix en Israël, notamment du côté de la gauche israélienne ?
Il est évident que la société israélienne, dans son traumatisme du 7 octobre, est absolument incapable de penser à toute forme de paix. Les médias israéliens diffusent peu, voire pas du tout, d’images du sort réservé aux civils palestiniens et en règle générale, dans une logique que l’on peut qualifier de coloniale, les Palestiniens sont jugés comme étant responsables de leur propre sort. Ils ne peuvent donc s’en prendre qu’à eux-mêmes et à leurs dirigeants. Dans cette logique, les voix pacifiques en Israël sont relativement faibles et même fragiles. La plus grande manifestation s’est tenue le 18 janvier dernier et elle a rassemblé 2 500 personnes tout au plus. Au sein des forces politiques de la gauche israélienne, cela est effectivement assez marginalisé, puisqu’une partie des Israéliens s’appuient désormais sur le 7 octobre pour affirmer que la gauche a été naïve pendant des décennies en vendant l’idée d’un projet de paix. Le 7 octobre symbolisant maintenant l’impossible paix avec les Palestiniens. On peut cependant peut-être espérer que certaines forces parviennent, via les ONG ou des figures politiques qui émergent, à faire entendre un autre discours. On pense notamment à certaines familles d’otages qui, depuis le 8 octobre, se mobilisent avec un discours très clair affirmant que ce n’est pas parce qu’ils ont vécu le 7 octobre que l’on doit infliger aux Palestiniens une souffrance et qu’il faut parvenir non pas à une sécurité pour Israël, mais à un accord de paix partagé pour tous. Celles-ci constituent peut-être les graines d’un futur camp de la paix ou du renouveau en Israël.
Estelle Hoorickx s’exprime ici à titre personnel. Commandante d’aviation, PhD Estelle Hoorickx est chercheuse au Centre d’études de sécurité et défense (CESD), le centre de réflexion de référence spécialisé du ministère de la Défense belge.
Les menaces hybrides : de quoi parle-t-on ? Quels sont les outils hybrides de plus en plus nombreux et diversifiés qui nous menacent ? Quels sont les principaux acteurs des attaques hybrides ? Estelle Hoorickx fait œuvre utile en précisant les concepts, les stratégies et les moyens utilisés pour nuire aux démocraties en les polarisant à outrance. Les défis sont considérables. Seul un effort durable et conjugué de l’UE et des autres démocraties, impliquant l’ensemble des sociétés civiles, peut produire des effets bénéfiques sur le long terme.
Ce document s’inspire de l’analyse personnelle présentée par l’autrice aux membres de la direction générale de la sécurité et de la protection du Parlement européen (DG SAFE) le 7 décembre 2023, à l’occasion de son dixième anniversaire. Il sera publié le 26 janvier 2024 en anglais sous le titre « Hybrid Threats : What are the Challenges for our Democracies ? » dans l’IRSD e-Note 54, janvier 2024″
QUELLES sont les principales menaces hybrides auxquelles nous devons faire face aujourd’hui et vis-à-vis desquelles nous devrons nous prémunir demain pour préserver nos démocraties ? Question cruciale à laquelle il est pourtant difficile de répondre. Ne vaudrait-il d’ailleurs pas mieux parler d’attaques hybrides plutôt que de « menaces hybrides » ? Dans le contexte actuel – où les conflits sont de plus en plus dématérialisés –, les attaques hybrides sont en effet devenues continues, sans que nous en ayons nécessairement conscience. Comme le souligne très justement Nathalie Loiseau, députée française au Parlement européen, il est en effet « difficile de savoir où s’arrête la paix quand la guerre de l’information fait rage en permanence ». [1] En d’autres termes, et sans vouloir être alarmiste, nous sommes toutes et tous, potentiellement, en guerre. Une cyberattaque ou une campagne de désinformation peut en effet avoir des conséquences létales.
Depuis une dizaine d’années, les « attaques hybrides » à l’encontre de nos pays occidentaux se sont intensifiées mais également diversifiées. Des « acteurs étrangers, malveillants et autoritaires, étatiques ou non, parmi lesquels la Russie et la Chine » [2], recourent à ces pratiques pour nuire à l’Union européenne (UE) et à ses États membres, saper la confiance de l’opinion publique dans les institutions gouvernementales, empêcher le débat démocratique, attaquer nos valeurs fondamentales et exacerber la polarisation sociale. [3] Nos démocraties – caractérisés par un accès à une information pluraliste, ouverte et largement diffusée – sont particulièrement vulnérables aux campagnes de désinformation mais également aux tentatives d’ingérences étrangères.
Le mythe de la fin de l’histoire qui annonçait le triomphe de la démocratie libérale après l’effondrement du bloc soviétique fait définitivement partie du passé. En 2023, seuls 8 % de la population mondiale vivent dans une démocratie pleine et entière. [4] La brève « pax americana » a bel et bien vécu et entérine le retour d’un nouveau bras de fer non plus entre l’Est et l’Ouest mais plus largement entre « l’Ouest » et le « reste » de la planète, selon la formule de la géopoliticienne Angela Stent. [5] En témoignent les récents événements en Ukraine mais également en Israël, qui révèlent une fois encore la perte d’influence des pays occidentaux sur les enjeux de gouvernance internationale. [6] L’Occident conserve néanmoins un certain attrait auprès des populations non occidentales, ce qui déplaît fortement à certains régimes autoritaires en quête de puissance. [7]
Avant d’analyser plus en détails les menaces hybrides et les enjeux qui y sont liés, il convient de faire un petit rappel historique et sémantique sur la réalité de ces menaces dont on parle de plus en plus mais qui restent souvent mal comprises. Avec les années, le terme « hybride » a en effet évolué et s’est quelque peu éloigné de sa signification originelle. Certains estiment même que cette notion a tendance à devenir une terminologie « fourre-tout ». [8] Il est vrai que le concept est finalement « presque aussi ambigu que les situations qu’il veut décrire sont incertaines ». [9]
Les menaces hybrides : de quoi parle-t-on ?
Dans les dictionnaires de référence, le terme « hybride » renvoie à ce qui est composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis. Cet adjectif est d’ailleurs associé à des registres aussi divers que la biologie, l’agriculture ou la linguistique. Ce n’est qu’au début des années 2000 que l’adjectif « hybride » est pour la première fois utilisé en association avec un conflit armé. La « guerre hybride » désigne alors une opération militaire qui combine des tactiques régulières et irrégulières. Selon d’autres théoriciens militaires, « la guerre hybride » combine à la fois du « hard power » (par des mesures de coercition) et du « soft power » (par des mesures de subversion). Enfin, selon une terminologie très otanienne, la guerre hybride consiste à agir sur l’ensemble du « front DIMEFIL », c’est-à-dire sur les fronts diplomatique, informationnel, militaire, économique et financier, mais également sur le front du renseignement et celui du droit. [10]
Si la notion de « guerre hybride » est donc utilisée pour la première fois au début des années 2000 par des officiers américains à propos de l’« insurrection tchétchène » puis de la guerre en Irak, l’UE dévoile sa première définition de la « guerre hybride » en mai 2015. Sans nommer la Russie, cette définition décrit alors les tactiques militaires et non militaires utilisées par Moscou pour dominer politiquement la Crimée, tout en générant de l’ambiguïté concernant l’origine des attaques. En Crimée, le Kremlin a en effet eu recours à une panoplie d’outils hybrides, tels que des cyberattaques, des campagnes de désinformation, les désormais fameux « petits hommes verts » (soldats sans insignes qui ne pouvaient pas être clairement identifiés) ou des « proxys » (forces agissant par procuration pour Moscou). En somme, le Kremlin a eu recours à toutes sortes de modes opératoires qui lui permettaient de générer des effets stratégiques sans avoir à subir les conséquences d’une opération militaire en bonne et due forme. [11]
En novembre 2015, peu de temps après les attaques terroristes particulièrement sanglantes dont la France a fait l’objet, l’OTAN propose à son tour une définition de la guerre hybride qui précise, pour la première fois, que celle-ci peut être menée non seulement par des acteurs étatiques mais également par des acteurs non étatiques. À l’époque, beaucoup considèrent en effet que l’État islamique (également appelé « Daesh ») constitue la « forme la plus aboutie de l’ennemi hybride ». [12] On estime alors que Daesh est passé maître dans ce qu’on appelle alors la « techno-guérilla » : il combine l’usage du terrorisme et de la guérilla avec des technologies avancées, également utilisées par les armées dites « régulières », tels que les drones, les missiles anti-char et les réseaux sociaux, qui permettent à l’État islamique de mener une guerre psychologique particulièrement efficace. [13]
Les objectifs poursuivis par les auteurs des « activités hybrides » consistent notamment à renforcer leur influence et à saper la confiance de l’opinion publique dans les valeurs fondamentales et les institutions démocratiques de l’UE et de ses États membres.
Depuis 2016, l’UE préfère utiliser le terme de « menace(s) hybride(s) » plutôt que celui de « guerre hybride », terme adopté par l’OTAN dès 2014, année de l’invasion de la Crimée par la Russie. [14] Depuis 2018, l’UE précise que les objectifs poursuivis par les auteurs des « activités hybrides » consistent notamment à renforcer leur influence et à saper la confiance de l’opinion publique dans les valeurs fondamentales et les institutions démocratiques de l’UE et de ses États membres. [15]
D’après les documents stratégiques les plus récents de l’UE, les acteurs étatiques (ou non étatiques) qui recourent à ce genre de pratiques vont tenter de garder leurs activités en dessous de ce qui leur paraîtra être un seuil au-delà duquel ils déclencheraient une réponse coordonnée (y compris militaire et/ou juridique) de la communauté internationale. Pour ce faire, ils ont recours, souvent de manière « très coordonnée », à une panoplie de modes opératoires (ou d’« outils » [16]) conventionnels et non conventionnels qui leur permettent d’exploiter les vulnérabilités de la cible visée et de créer de l’ambiguïté sur l’origine (ou l’« attribution ») de l’attaque. [17] Certains préfèrent d’ailleurs parler de « guerre du seuil », de « guerre ambiguë » ou de « guerre liminale » (liminal warfare, guerre à la limite de la perception) plutôt que de parler de « guerre hybride ». [18]
Les attaques hybrides permettent de rester dans une « zone grise » (entre guerre et paix) et d’éviter une confrontation militaire directe (et les coûts économiques et humains qui vont avec), le risque d’une action militaire ouverte n’étant pas exclu. [19] Une campagne hybride peut en effet se dérouler en plusieurs phases : tout d’abord, la mise en place discrète de la menace (« thepriming phase »), qui peut se traduire par des campagnes d’ingérences, la mise en place de dépendances économiques et énergétiques, l’élaboration de normes juridiques dans des instances internationales afin de défendre ses propres intérêts. Puis, cette campagne hybride peut entrer dans une phase plus agressive et plus visible de déstabilisation, où l’attribution des faits devient plus nette. Cette phase se traduit par différentes opérations et campagnes hybrides, telles que des campagnes de propagande – plus virulentes cette fois –, une augmentation des cyberattaques ou des attaques contre des infrastructures critiques (y compris dans l’espace). Cette phase de déstabilisation vise à forcer une décision et/ou renforcer la vulnérabilité de l’adversaire (en favorisant la polarisation sociale ou les dissensions interétatiques par exemple). Cette deuxième phase fait généralement suite à une situation géopolitique particulière : des élections, des sanctions politiques, des accords internationaux ou la mise en place d’alliances. Enfin, cette étape de déstabilisation peut mener à une troisième et dernière phase qui est celle de la coercition, de l’escalade : on passe alors d’une menace hybride à une véritable guerre hybride où l’usage de la force devient central (et non plus superflu), mais où l’« attribution » de l’attaque reste compliquée, ambiguë. [20]
L’invasion de la Crimée par la Russie en 2014 reste le meilleur exemple de ce que peut être une guerre hybride : une kyrielle d’outils hybrides sont utilisés, y compris l’outil militaire, mais l’attribution de la guerre reste ambiguë. A contrario, la guerre qui a lieu en Ukraine depuis février 2022, même si elle a été précédée par une phase de déstabilisation, n’est pas une guerre hybride en tant que telle mais bien une guerre de haute intensité, dont l’auteur – à savoir la Russie – est clairement identifié, même lorsqu’il a recours à des outils hybrides telles que des cyberattaques, des campagnes de propagande et de désinformation ainsi que des attaques sur les infrastructures critiques.
La stratégie hybride est désormais perçue, à juste titre, comme un « multiplicateur de forces » (« force multiplier »), même face à un adversaire qui aurait le dessus, puisqu’elle s’emploie à réduire le risque d’une réaction militaire. [21] Les attaques hybrides semblent d’ailleurs « soigneusement calibrées » pour ne pas remplir les conditions visées dans la clause d’assistance mutuelle du traité sur l’UE (article 42§7 TUE) et dans l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. [22] L’assimilation d’une ou de plusieurs « menace(s) hybride(s) » à une « attaque armée » n’est en effet pas chose aisée. [23]
En définitive, selon l’UE, quatre éléments importants caractérisent aujourd’hui la stratégie hybride : 1) son côté « hybride », puisqu’elle recourt à la fois à des éléments conventionnels et non conventionnels ; coercitifs ou non coercitifs (subversifs) ; 2) son côté ambigu : les auteurs d’une attaque hybride essaient, dans la mesure du possible, d’atteindre leurs objectifs en passant « en dessous des radars » [24] afin d’empêcher toute réaction ; 3) sa finalité stratégique, puisque la stratégie hybride vise essentiellement à nuire et/ou affaiblir les sociétés démocratiques afin de renforcer l’influence de celui qui s’en sert ; 4) son côté évolutif : on peut passer du stade de menaces hybrides à celui de guerre hybride.
Autrement dit, si une attaque hybride est toujours le fruit d’une combinaison d’outils, toutes les combinaisons ne donnent pas nécessairement une campagne hybride. [25] Ainsi par exemple, une cyberattaque isolée réalisée par un hacker isolé afin d’obtenir une rançon n’est pas une attaque hybride. Des campagnes de propagande combinées à des actes terroristes revendiqués ne constituent pas non plus une attaque hybride puisque l’auteur des faits est clairement identifié et que le but ultime de l’opération est de provoquer la terreur.
Des outils hybrides de plus en plus nombreux et diversifiés
Le recours à certains outils hybrides – propagande, sabotage, guerre par procuration –, même de façon combinée, est aussi ancien que la guerre. En réalité, ce qui a changé c’est surtout le contexte géopolitique qui est devenu plus complexe, plus incertain et plus « flou » [26], et qui de facto favorise, depuis une dizaine d’années, le développement rapide et la diversification de ces outils hybrides. Les nouvelles technologies – telles que l’intelligence artificielle ou les réseaux sociaux – mais également les relations d’interdépendance – financières, énergétiques, alimentaires, technologiques et cognitives – qui existent entre les États favorisent et amplifient l’usage des outils hybrides. En outre, les effets des attaques hybrides sont de plus en plus directs et sévères, alors que paradoxalement ces attaques ne sont pas plus faciles à « attribuer », et ce malgré l’évidence de certains faits.
Ainsi par exemple, la Boussole stratégique considère désormais « l’instrumentalisation de la migration irrégulière, l’utilisation stratégique du droit ainsi que la coercition ciblant notre sécurité économique et énergétique » comme des menaces hybrides. Le document précise en outre que les « activités de manipulation de l’information et d’ingérences menées depuis l’étranger » ( ou « FIMI » [27]) sont aussi des menaces hybrides, qui peuvent être particulièrement dangereuses pour nos démocraties. [28] Elles visent en effet à influencer les débats sociétaux, introduire des clivages et interférer avec les processus de prise de décisions démocratiques. [29]Les sujets polarisants de nature à susciter énervements et radicalité, – tels que ceux liés aux changements climatiques et aux questions du genre, des minorités ou de l’immigration – sont dès lors des cibles privilégiées par les « acteurs FIMI ». [30]
Quels sont les principaux acteurs des attaques hybrides ?
Si les acteurs étatiques et non étatiques ayant recours aux outils hybrides sont de plus en plus nombreux [31], la Russie de Vladimir Poutine reste actuellement un des acteurs principaux de la stratégie hybride, dont on retrouve des éléments dès 2013 dans la fameuse « doctrine Gerasimov ». Ce document insiste en effet sur la nécessité pour la Russie de recourir, dans les conflits actuels, à des instruments autres que la puissance militaire afin de répondre à la guerre non linéaire menée par les Occidentaux. [32]
Le président russe semble s’être fixé un double objectif : « ne plus laisser reculer l’influence russe ni avancer l’attrait pour l’Ouest ».
Depuis le fameux discours de Vladimir Poutine prononcé à Munich en 2007 – dans lequel il dénonce « la domination de l’Occident sur l’ordre mondial postbipolaire » [33] –, le président russe semble s’être fixé un double objectif : « ne plus laisser reculer l’influence russe ni avancer l’attrait pour l’Ouest ». [34] Concrètement, cela se traduit par des attaques hybrides massives (cyberattaques et campagnes informationnelles en particulier) à l’encontre de l’Estonie en 2007, de la Géorgie en 2008 et surtout, dès 2014, de l’Ukraine. [35] En outre, depuis février 2022, on assite au premier conflit de haute intensité qui s’accompagne, en temps réel, d’attaques sur les terrains numérique et informationnel, y compris dans l’espace (en témoigne l’attaque du satellite KA-SAT le jour même de l’invasion). [36] La guerre hybride du Kremlin s’étend également à d’autres États partenaires de l’UE, tels que la Moldavie. Ce pays, dont la candidature à l’UE a été accordée en juin 2022, est en effet victime de campagnes de désinformation massives, d’opérations de sabotage mais également de chantage énergétique concernant son approvisionnement en gaz. [37]
Les pays de l’UE ne sont évidemment pas épargnés : cyberattaques, campagnes de désinformation, ingérence directe dans les élections et dans les processus politiques. [38] Certains États européens – tels que la Pologne et la Finlande – accusent également Moscou et son allié biélorusse d’instrumentaliser les flux d’immigration irrégulière à des fins d’intimidation et de déstabilisation. [39] Ainsi par exemple, les foules de migrants auxquelles a été confrontée la Pologne en 2021 étaient encadrées, dirigées et parfois molestées par des hommes cagoulés et en tenue militaire indéterminée (ce qui fait d’ailleurs fortement penser aux « petits hommes verts » vus en Crimée il y a sept ans). [40]
Les opérations de sabotage des infrastructures critiques – câbles sous-marins et gazoducs en particulier – font également partie des nouveaux modes opératoires hybrides, puisqu’elles permettent à leurs auteurs de « passer sous les radars » tout en mettant à mal la sécurité économique et énergétique des pays visés. Parmi les exemples récents, citons notamment les explosions sur les gazoducs Nord Stream ou, plus récemment encore, l’endommagement du gazoduc et du câble de télécommunications reliant l’Estonie et la Finlande. [41]
Notons enfin que certaines campagnes hybrides qui visent les démocraties en dehors du continent européen peuvent aussi avoir des conséquences sur la stabilité de l’UE et de ses États membres ; en témoignent les campagnes de désinformation et d’ingérence étrangères russes en Afrique subsaharienne, qui ont contribué en partie non seulement aux récents coups d’État au Mali, au Burkina Faso et au Niger mais également à la perte d’influence de la France dans la région. [42]
La Chine fait également partie des pays dont la stratégie hybride préoccupe de plus en plus l’UE et ses États membres. [43]L’Europe est en effet devenue «un des principaux théâtres d’opérations de la grande stratégie chinoise » [44] de Xi Jinping, qui vise à faire de la Chine un « leader global en termes de puissance nationale et d’influence internationale d’ici 2049 », date hautement symbolique pour la République populaire de Chine (puisqu’elle célèbrera les 100 ans de sa naissance). [45]
La « Nouvelle route de la soie » – ce vaste programme de développement des infrastructures de transport visant, depuis 2013, à relier la Chine et le reste du monde par la construction d’immenses segments routiers, ferroviaires et maritimes, spatiaux et cyberspatiaux – constitue la forme la plus visible de cette grande stratégie visant à répondre aux énormes besoins de la Chine et de sa croissance, au point que certains qualifient désormais cette dernière d’« Empire du besoin ». Cette route permet en effet le transfert vers la Chine de toutes les ressources naturelles, semi-finies, financières, intellectuelles et humaines dont « l’Empire du Milieu » a besoin pour mener à bien sa grande stratégie de développement. C’est dans ce cadre que l’Europe est devenue un « espace utile » pour Pékin – autrement dit un espace pour répondre au système de besoins propre à la Chine contemporaine. Contrairement à certaines idées reçues, la « Nouvelle route de la soie » – ou Belt and Road Initiative (BRI) » – ne vise donc pas en priorité à diffuser un « modèle chinois » au reste du monde. [46]
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les investissements chinois dans le domaine portuaire européen (port du Pirée en Grèce et port d’Hambourg en Allemagne, en particulier), mais également dans le domaine de la recherche (via notamment le programme d’échange scientifique des « Mille talents » ou le déploiement d’instituts Confucius en Europe) ou encore ses investissements dans les domaines des télécommunications et de la 5 G. Tous ces investissements et opérations d’influence, de lobbying, voire d’espionnage en Europe constituent autant de leviers (ou d’« outils hybrides ») que Pékin peut utiliser au détriment des intérêts européens. [47] On se rappelle en décembre 2021, dans le contexte du rapprochement diplomatique de Vilnius avec Taïwan, l’épisode des containers arrivant de Lituanie qui n’étaient plus autorisés à entrer dans les ports chinois en raison de problèmes techniques inopinés. [48]
Certains estiment que, sur le long terme, la menace géopolitique la plus grave proviendra de Pékin et non de Moscou. Pour reprendre les propos du patron du renseignement intérieur allemand, Thomas Haldenwang, « si la Russie est la tempête, la Chine est le changement climatique ». [49]
Pour atteindre ses objectifs, la Chine ne cache en tout cas pas sa volonté de recourir à ce qu’elle appelle la doctrine des « trois guerres » (Three Warfares), adoptée en 2003, et qui envisage la guerre sous les angles psychologique, médiatique et juridique. [50] La « guerre dite psychologique » consiste à influencer et perturber les capacités de décision et d’action de l’adversaire par le biais de pressions diplomatiques et économiques et de campagnes de désinformation. La « guerre médiatique (ou de l’opinion publique) » vise quant à elle à influencer et conditionner les perceptions à travers les médias tant chinois qu’étrangers, ainsi qu’à travers l’édition et le cinéma. Enfin, la « guerre du droit » implique l’exploitation et la manipulation des systèmes juridiques dans le but d’obtenir des gains politiques, commerciaux ou militaires. La Chine instrumentalise par exemple le droit de la mer pour faire prévaloir ses ambitions en mer de Chine méridionale. [51]
Si la Chine n’est pas le seul pays à recourir à ce genre de stratégie hybride, certains s’inquiètent néanmoins de ce qu’ils appellent la « russianisation des opérations d’influence » chinoises, en particulier vis-à-vis de l’UE et de ses États membres. Jusqu’il y a peu, la Chine était en effet souvent présentée, contrairement à la Russie, comme un pays ne menant pas de « campagnes de désinformation agressives » dans le but d’exploiter les divisions d’une société, et n’ayant pas un champ d’application mondial (mais seulement régional). Si cela était peut-être vrai il y a quelques années, cela ne l’est plus aujourd’hui (certains parlent de diplomatie du « loup guerrier » pour décrire l’agressivité dont peuvent faire preuve certains diplomates chinois). Défendre le Parti communiste chinois (PCC) apparaît désormais plus important que gagner les cœurs et les esprits, y compris à l’égard de l’UE et de ses États membres. [52]
L’offensive de charme lancée par Pékin en Europe entre 2012 et 2016 n’a globalement pas convaincu. [53] L’UE considère en effet la Chine certes comme « un partenaire en matière de coopération », mais désormais également comme « un concurrent économique et un rival systémique ». [54] Autrement dit, et pour reprendre les termes du Haut Représentant Josep Borrell, il convient de « s’engager avec la Chine sur de nombreux fronts », mais également de réduire les risques dans notre relation avec elle. Tâche en réalité autrement plus difficile qu’avec la Russie. En effet, si le commerce extérieur russe ne représente que 1 % du produit national brut mondial, la part de la Chine pèse vingt fois plus lourd… [55]
Conclusion
Dans un contexte géopolitique caractérisé par une nouvelle forme de rivalité entre « un Sud élargi » (ou « Sud global ») et « un Ouest qui se rétrécit » [56] et perd de son influence, l’UE doit plus que jamais continuer à renforcer sa résilience pour faire face à des attaques hybrides toujours plus nombreuses et aux effets de plus en plus directs et sévères.
Si notre économie ouverte et nos valeurs démocratiques constituent notre force et notre fierté, elles sont également une source de vulnérabilité. La pandémie de Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont mis en évidence les risques de certaines dépendances économiques. [57]Des régimes autoritaires et des groupes haineux s’acharnent à polariser nos sociétés, pourtant pacifiques, et rencontrent un certain succès. [58] Les périodes d’élection, de tensions sociales, de crises géopolitiques, d’urgence climatique sont autant de périodes à risque.
Si on ne peut que se réjouir des nombreux outils, documents juridiques, directives, stratégies, groupes de travail et autres commissions spéciales qui ont été mis en place par l’UE pour diminuer nos vulnérabilités face aux menaces hybrides, les défis restent énormes. Nos infrastructures critiques, notre économie, nos valeurs et nos outils de communication doivent être protégés et défendus. Seul un effort durable et conjugué de l’UE et des autres démocraties, impliquant l’ensemble de nos sociétés civiles, peut produire des effets bénéfiques sur le long terme.
[1] Nathalie Loiseau, La guerre qu’on ne voit pas venir (Paris : L’Observatoire, 2022), 453.
[2] Parlement européen, Résolution du Parlement européen du 9 mars 2022 sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation, 2020/2268(INI) (Strasbourg : 2022), https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2022-0064_FR.html.
[3] Commission européenne, Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil. Accroître la résilience et renforcer la capacité à répondre aux menaces hybrides, JOIN(2018) 16 final (Bruxelles : 2018), https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52018JC0016.
[4] Economist Intelligence Unit (EIU), Democracy Index 2022 (s.l. : Economist Intelligence Unit, 2022), https://www.eiu.com/n/campaigns/democracy-index-2022/. Depuis 2016, on dénombre davantage de démocraties en déclin que de démocraties en marche dans le monde (International Institute for Democracy and Electoral Assistance – IDEA), The Global State of Democracy 2023. The New Checks and Balances (Stockholm : IDEA, 2023), https://www.idea.int/publications/catalogue/global-state-democracy-2023-new-checks-and-balances.
[5] Angela Stent, Putin’s World : Russia Against the West and with the Rest (New York : Twelve, 2019).
[6] François Polet, « Comment la guerre Israël – Hamas va accélérer la désoccidentalisation du monde, » Le Vif, 24 octobre 2023, https://www.levif.be/international/moyen-orient/comment-la-guerre-israel-hamas-va-accelerer-la-desoccidentalisation-du-monde/.
[7] La dernière enquête de l’ECFR (European Council on Foreign Relations) confirme l’attrait des populations non occidentales pour les valeurs occidentales (Timothy Garton Ash, Ivan Krastev et Mark Leonard, « Living in an à la carte world : What European policymakers should learn from global public opinion »European Council on Foreign Relations, 15 novembre 2023, https://ecfr.eu/publication/living-in-an-a-la-carte-world-what-european-policymakers-should-learn-from-global-public-opinion/).
[8] Jérôme Maire, « Stratégie hybride, le côté obscur de l’approche globale ?, » Revue Défense Nationale, n° 811 (septembre 2016) : 3, https://www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=882.
[9] Nicolas Barotte, « Migrants en Biélorussie : le casse-tête stratégique des menaces “ hybrides ”, » Le Figaro, mis à jour le 13 novembre 2021, https://www.lefigaro.fr/international/le-casse-tete-strategique-des-menaces-militaires-hybrides-20211112.
[10] Estelle Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ” : la Belgique et la stratégie euro-atlantique, » Sécurité & Stratégie (Institut royal supérieur de défense), n° 131 (octobre 2017) : 3-4, https://www.defence-institute.be/publications/securite-strategie/ss-131/.
[11] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 5.
[12] Joseph Henrotin, « L’État islamique, forme la plus aboutie de l’ennemi hybride ?, » Défense & Sécurité Internationale hors-série, n° 40 (mai 2015), https://www.areion24.news/2015/05/22/letat-islamique-forme-la-plus-aboutie-de-lennemi-hybride/.
[13] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 6-7.
[14] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 3-21.
[15] Commission européenne, Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil. Accroître la résilience, 1 ; Georgios Giannopoulos, Hanna Smith et Marianthi Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats. A conceptual Model (Luxembourg : Publications Office of the European Union, 2021), 6, https://www.hybridcoe.fi/publications/the-landscape-of-hybrid-threats-a-conceptual-model/.
[16] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats,6.
[17] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 3-21.
[18] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 3-21 ; Jean-Michel Valantin, « La longue stratégie russe en Europe, » Le Grand Continent, 10 février 2023, https://legrandcontinent.eu/fr/2023/02/10/la-longue-strategie-russe-en-europe/.
[19] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 8, 10 ; Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 36.
[20] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 36-42.
[21] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 15.
[22] Parlement européen, Résolution du Parlement européen.
[23] Estelle Hoorickx et Carolyn Moser, « La clause d’assistance mutuelle du Traité sur l’Union européenne (article 42§7 TUE) permet-elle de répondre adéquatement aux nouvelles menaces ?, » e-Note 40 (Institut royal supérieur de défense), 11 mai 2022, https://www.defence-institute.be/publications/e-note/e-note-40/.
[24] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 6.
[25] Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 33.
[26] Georges-Henri Soutou, « La stratégie du flou, » Politique Magazine, n° 131 (juillet-août 2014).
[27] L’acronyme « FIMI », pour Foreign Information Manipulation and Interference, est utilisé par l’UE depuis 2021 (Communications stratégiques, Tackling Disinformation, Foreign Information Manipulation & Interference, Service européen pour l’action extérieure (SEAE), 27 octobre 2021, https://www.eeas.europa.eu/eeas/tackling-disinformation-foreign-information-manipulation-interference_en).
[28] Conseil de l’Union européenne, Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense – Pour une Union européenne qui protège ses citoyens, ses valeurs et ses intérêts, et qui contribue à la paix et à la sécurité internationales, 7371/22 (Bruxelles : 2022), 22, https://www.eeas.europa.eu/eeas/une-boussole-strat%C3%A9gique-en-mati%C3%A8re-de-s%C3%A9curit%C3%A9-et-de-d%C3%A9fense_fr.
[29] Parlement européen, Résolution du Parlement européen.
[30] Parlement européen, Résolution du Parlement européen. Selon la lanceuse d’alerte Frances Haugen, les contenus suscitant la réaction « colère » entraîneraient jusqu’à cinq fois plus d’engagements de la part des utilisateurs (Michaël Szadkowski, « Facebook : on sait pourquoi les posts qui énervent étaient plus visibles que les autres, » Huffpost, 27 octobre 2021, https://www.huffingtonpost.fr/technologie/article/facebook-on-sait-pourquoi-les-posts-qui-enervent-etaient-plus-visibles-que-les-autres_187899.html).
[31] Russie, Chine, Iran, Corée du Nord, Hezbollah, Al-Qaeda et « État islamique » notamment (Giannopoulos, Smith et Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats, 16).
[32] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 14.
[33] Tatiana Kastouéva-Jean, « Vladimir Poutine : 20 ans au pouvoir, » Carto, n° 64, (mars-avril 2021) : 19, https://www.areion24.news/produit/carto-n-64/.
[34] Loiseau, La guerre, 19.
[35] Hoorickx, « La Défense contre les “ menaces hybrides ”, » 5-6.
[36] Estelle Hoorickx, « La cyberguerre en Ukraine : quelques enseignements pour l’OTAN et l’UE, » e-Note 49 (Institut royal supérieur de défense), 10 juillet 2023, https://www.defence-institute.be/publications/e-note/e-note-49/.
[37] Conseil de l’Union européenne, Une boussole stratégique ; Isabelle Lasserre, « Face aux menaces russes, l’Europe se porte au secours de la Moldavie, » Le Figaro, 22 novembre 2022, https://www.lefigaro.fr/international/face-aux-menaces-russes-l-europe-se-porte-au-secours-de-la-moldavie-20221122.
[38] Conseil de l’Union européenne, Une boussole stratégique. ; Sur les campagnes de désinformation et d’ingérences menées par Moscou vis-à-vis de l’UE, lire également : Estelle Hoorickx, « La lutte euro-atlantique contre la désinformation : état des lieux et défis à relever pour la Belgique, » Sécurité & Stratégie (Institut royal supérieur de défense), n° 150 (octobre 2021), https://www.defence-institute.be/publications/securite-strategie/ss-150/.
[39] Nicolas Barotte, « Migrants en Biélorussie : le casse-tête stratégique des menaces “ hybrides ”, » Le Figaro, mis à jour le 13 novembre 2021, https://www.lefigaro.fr/international/le-casse-tete-strategique-des-menaces-militaires-hybrides-20211112 ; Anne-Françoise Hivert, « Au poste de Nuijamaa, en Finlande : “ Un policier russe m’a vendu un vélo pour rejoindre la frontière ”, » Le Monde, mis à jour le 4 décembre 2023, https://www.lemonde.fr/international/article/2023/12/03/tensions-migratoires-a-la-frontiere-entre-la-russie-et-la-finlande_6203632_3210.html.
[45] Colon, La guerre de l’information (Paris : Tallandier, 2023), 389.
[46] Valantin, « Comment la Chine. »
[47] Luc de Barochez, « L’inconscience de l’Europe face aux agents chinois, » Le Point hors-série.Chine, le temps de l’affrontement, n° 12 (octobre-novembre 2023) : 45. Philippe Le Corre, « Avec l’Europe, un dialogue de sourds, » Le Point hors-série.Chine, le temps de l’affrontement, n° 12 (octobre-novembre 2023) : 52-53 ; Parlement européen, Résolution du Parlement européen, BY, BZ.
Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé.
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Nous avons abordé plus haut la volonté de puissance et les constructions impériales qui en découlent sous l’angle des représentations géopolitiques, et nous avons vu que ces tentatives ou ces réalisations eurent des conséquence sur les autres États. Mais, nous l’avons constaté, l’expansion sous cette forme n’est plus monnaie courante. Aujourd’hui, le plus fréquemment, un ou plusieurs États peuvent intervenir dans un conflit pour affirmer ou amplifier leur puissance, voire leur prépondérance dans la région où ils se situent. L’hégémonie régionale repose sur l’édification, la conservation et l’accroissement de trois prépondérances complémentaires : économique, politique et militaire. Parfois, il convient d’ajouter la dimension culturelle.
La Russie offre à l’observateur un exemple de choix : superpuissance déchue, empire délabré, elle tente, faute de mieux, de s’affirmer comme puissance en Eurasie. Sa politique extérieure vise, depuis la dislocation de l’URSS, en 1991, à reconstituer cette dernière sous la forme d’une zone d’influence exclusive : l’“étranger proche“. N’oublions jamais que Vladimir Poutine déclara : « l’effondrement de l’Union soviétique fut l’une des catastrophes géopolitiques majeures du XXe siècle. Pour la nation russe, ce fut un véritable drame [1] ». Moscou utilise tous les outils disponibles pour parvenir à ses fins. Elle a mis sur pied – avec un succès limité – une Communauté des États indépendants (CEI), pour tenter de limiter la marge de manœuvre des anciennes “Républiques socialistes soviétiques“. Avec l’Organisation de coopération de Shanghai, elle semble mieux réussir. Il est vrai que la Chine offre là un contrepoids susceptible de rassurer les États d’Asie centrale. Le Kremlin use des besoins énergétiques de certaines de ses anciennes possessions : depuis 2006, la Biélorussie et l’Ukraine ont expérimenté à leurs dépens l’antiphrase contenue dans la dénomination “oléoduc et gazoduc de l’Amitié“. La majuscule ne fait rien à l’affaire : l’interruption volontaire des fournitures a rappelé aux intéressés leur extrême dépendance. Au point que, dans sa marche à la présidence, le Premier ministre ukrainien, Ioulia Timochenko, passait pour avoir noué une alliance tactique avec Moscou. Ce dernier aurait neutralisé les intermédiaires mafieux responsables de la surfacturation du gaz livré à Kiev en échange d’un blocage de la candidature de l’Ukraine à l’OTAN [2]. À quelques semaines des élections présidentielles, elle avait trouvé un accord avec Vladimir Poutine [3]. Mais cela ne suffit pas – en admettant que ce fût le but de la Russie – pour assurer la victoire : Mme Timochenko fut battue par M. Ianoukovitch le 7 février 2010. La Russie joue de l’enclavement de certains États issus de l’ex-URSS – comme l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan ou le Kirghizistan – pour les amener au rapprochement désiré. Elle s’érige en protectrice des minorités russes, comme dans le cas des États baltes ou du Kazakhstan. Elle peut également recourir à l’argent : les revenus considérables tirés de la vente de ses matières premières (au premier rang desquelles, les hydrocarbures) serviraient à financer des chaînes de télévision émettant vers les États baltes et à corrompre une partie de leurs dirigeants [4]. De manière plus systématique, « elle joue les bailleurs de fonds à l’égard des États les plus vulnérables de sa périphérie, en quête de crédits bon marché et de projets d’investissements. En retour, elle veut des concessions militaires et politiques [5] ».
Face aux cas les plus rétifs, comme la Géorgie, elle n’hésite pas à recourir à la pression militaire – directe ou indirecte –, et même à la guerre, comme en août 2008. Ainsi entretient-elle le séparatisme de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie et maintient-elle la présence de ses forces armées dans cette région [6]. De plus, ce conflit lui fournit l’occasion de réanimer une structure jusque-là fantôme : l’Organisation du traité de sécurité collective (acronyme russe : ODKB), pompeusement présentée comme l’“alliance militaire“ de la CEI, mais pratiquement inexistante depuis l’annonce de sa création, en 2002 (date à laquelle elle prenait le relais du traité de sécurité collective de la CEI, ou traité de Tachkent, de mai 1992). Depuis quelques années déjà, la Russie essayait de la renforcer. Le 4 février 2009, elle décida de « former une “force d’action rapide“ sous le commandement unifié de Moscou [7] » et le président Medvedev affirma qu’elle ferait jeu égal avec l’OTAN [8]. La Russie fournirait 50% des 16 000 hommes qui devraient la composer. Il s’agirait en partie de parachutistes, donc d’éléments d’élite de son armée [9], indice révélateur de l’importance que le Kremlin lui accorde et de l’efficacité opérationnelle qu’il en attend. Encore faudrait-il que les autres États membres fassent preuve du même volontarisme et acceptent l’hégémonie russe, ce qui, en dépit des largesses financières de Moscou [10], n’est pas encore assuré [11]. Un opposant écrivait même : « La tentative du Premier ministre Vladimir Poutine de restaurer l’influence de la Russie sur les anciennes républiques soviétiques a lamentablement échoué. La position de la Russie dans la région est plus faible qu’il y a huit ans, lorsque Poutine succéda à Boris Eltsine. C’est le résultat direct de ses échecs politiques durant ses deux mandats présidentiels – l’incapacité à moderniser l’économie, le démantèlement systématique de la démocratie dans le pays, l’accroissement considérable de la corruption et du contrôle sans partage exercé sur les industries-clés dans le cadre de son système de capitalisme étatique. Si l’on ajoute à cela l’enchaînement d’innombrables désastres provoqués par une politique extérieure inepte, il est aisé de comprendre pourquoi les voisins de la Russie ont tourné le dos à Moscou et recherchent le soutien et la coopération des institutions militaires, économiques et politiques occidentales [12] ».
Jugement fort sévère, mais il illustre les vicissitudes de l’instauration de la puissance régionale en général et russe en particulier. Tâche ingrate, qui rappelle Sisyphe et son rocher.
L’Iran, qui caressa le projet de devenir une puissance mondiale, n’a jamais caché sa volonté de peser de manière déterminante sur le Proche-Orient. Il s’appuie sur son territoire, sa population, sa culture et, surtout, ses ressources considérables en hydrocarbures. Elles lui permettent de peser sur les pays acheteurs, par le biais des contrats d’exploitation ou de fourniture. Elles mettent à sa disposition des moyens financiers énormes avec lesquels il peut développer des programmes d’armement et financer des activités déstabilisatrices, comme celles de groupes terroristes tel le Hamas en Palestine, le Hezbollah au Liban ou peut-être les Jeunes Croyants (branche armée des Al-Houthi, membres de la minorité zaïdite) au Yémen [13]. Il s’appuie également sur la majorité chiite – dont il s’est érigé le protecteur – pour exercer une très forte influence sur l’Irak [14]. Tout en se gardant bien d’y participer, il bénéficia de l’élimination par les États-Unis de deux lourdes menaces : les taliban afghans, en 2001, et le régime de Saddam Hussein en Irak, en 2003. Un renversement total se produisit alors dans ce pays puisque « via leurs réseaux, les Iraniens gèrent littéralement le pays chiite » déclarait un haut responsable des Nations unies [15]. Les États-Unis durent même recourir à l’Iran pour calmer les affrontements inter-shiites au printemps 2008 [16].Par surcroît, la destruction de la capacité militaire irakienne élimina Bagdad de la compétition pour la domination régionale. Mais Téhéran se trouve également menacé par l’assaut des islamistes radicaux sunnites en Afghanistan et au Pakistan. Depuis le printemps 2009, il renforce sa coopération avec les gouvernements de ces deux pays (Déclaration de Téhéran, 23 mai 2009) [17]. Toutefois, les États-Unis disposent désormais, outre leurs forces navales croisant dans la région, de quatre bases militaires importantes en Irak, d’une base aérienne au Qatar et de troupes déployées en Afghanistan : l’encerclement peut sembler flagrant. Le programme nucléaire militaire iranien trouve d’ailleurs là une part de sa justification, du moins aux yeux de Téhéran. De même, la diplomatie iranienne met tout en œuvre pour briser l’étau. Les relations privilégiées avec la Chine prennent ainsi tout leur sens : le pétrole et le gaz contre le partenariat stratégique. Ce dernier pourrait aller jusqu’à l’implantation d’une base chinoise dans un port ou sur une île iraniens [18]. Avec l’arrivée du président Ahmadinejad au pouvoir, en 2005, Téhéran noua des alliances en Amérique latine et en Afrique, ce qui pourrait traduire des aspirations mondiales [19]. Mais ces dernières constituent-elles un objectif, ou bien un moyen pour atteindre à la puissance régionale ?
Cependant, les Iraniens ne sont ni des Arabes ni des sunnites. Aussi, la Syrie et, surtout, l’Arabie saoudite leur disputent-elles l’influence au Proche-Orient [20], tout en s’entre-déchirant dans une sorte de « guerre froide [21] ». Aussi leurs positions comme leurs alliés diffèrent-ils.En Palestine, Damas soutient le Hamas, tandis que Riyad est derrière Mahmoud Abas ; en Irak, le roi Abdallah favorise l’opposition sunnite et la coopération de certaines tribus sunnites avec l’armée américaine contre Al Qaeda, tandis que le président Bachir Al-Assad jouerait la carte des groupes terroristes ; Damas tente de conserver le contrôle du Liban par de troubles et fluctuantes alliances, tandis que les Saoudiens, étroitement liés à l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, appuient de toutes leurs forces la coalition anti-syrienne menée par son fils [22]. La rivalité se retrouve sur le plan diplomatique : l’Arabie saoudite accepte la perspective de faire la paix avec Israël tandis que la Syrie campe dans le “camp du refus“ ; Riyad demeure lié aux États arabes modérés et aux États-Unis tandis que Damas agit depuis longtemps de conserve avec la République islamique d’Iran et accueille avec intérêt les tentatives russes de réinsertion dans le jeu régional.
Les Turcs n’ont pas oublié l’Empire ottoman [23]. Par conséquent, ils entendent jouer un rôle dans les Balkans, au Proche-Orient, dans le Caucase et en Asie centrale. Ils usent du contrôle exercé sur le cours amont du Tigre et de l’Euphrate pour peser sur la Syrie et l’Irak. Ils ne peuvent pas régler la question kurde sans concertation et /ou tension avec leurs voisins syrien et irakien. Ils revendiquent toujours la région de Mossoul (dont le riche gisement pétrolier était connu avant 1914), “indûment“ rattachée à l’Irak par les vainqueurs après la Première Guerre mondiale. Voisins de l’URSS et rivaux traditionnels de la Russie dans le Caucase et les Balkans, ils entrèrent dans l’Alliance atlantique dès 1952. Ils entretiennent par conséquent d’étroites relations stratégiques avec les États-Unis. Sous l’influence de ces derniers et parce qu’ils ont tout intérêt à ne pas avoir de voisins arabes trop puissants, ils ont également un partenariat stratégique avec Israël. Mais, dans le même temps, ils améliorent leurs relations avec les pays arabes ou l’Iran et critiquent vertement Tel Aviv, comme lors de l’offensive contre Gaza fin 2008 [24]. L’effondrement de l’URSS a offert l’occasion de promouvoir des liens culturels, économiques et politiques plus étroits avec les autres États turcophones. La Fondation pour l’amitié, la fraternité et la coopération entre les États et communautés turcophones, une organisation non gouvernementale, sert, depuis 1993, de fer de lance à cette action. En 2006, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan proposa de mettre en place une union internationale turque, pour une coopération plus étroite entre les États turcophones. Mais déjà une lutte d’influence auprès des États turcs d’Asie centrale s’esquisse avec l’Azerbaïdjan [25], sans oublier les ambitions propres à l’Ouzbékistan.
Dans le cadre de leur compétition pour la prépondérance en Asie, la Chine et l’Inde se disputent le Golfe du Bengale. La Birmanie occupe une place centrale dans leur bras de fer. Pékin considère qu’elle fait partie de sa zone d’influence tandis que Delhi tente de s’y implanter. Les deux pays convoitent ses ressources en pétrole et en gaz naturel, indispensables à leur développement économique. L’implantation de la Chine au Proche-Orient et en Asie du Sud-Est menace la position centrale de l’Inde sur la route maritime vitale reliant le Golfe Persique à l’Asie. Surtout, la construction de ports et de bases en Birmanie, au Bangladesh et au Pakistan, fait courir à l’Inde le risque de perdre le contrôle de l’Océan Indien. La guerre civile qui ravagea le Sri Lanka depuis plus de deux décennies était peu à peu devenue le théâtre d’un affrontement indirect entre les deux géants : allié traditionnel de New Delhi, Colombo se tourna de plus en plus vers Pékin (et le Pakistan) pour ses fournitures d’armes et ses échanges. Si l’on ajoute la construction d’un grand port à Hambantota, les Chinois n’ont jamais frôlé le territoire du sud de l’Inde d’aussi près. En outre, alors que celle-ci poussait le gouvernement sri lankais à une solution négociée avec les rebelles tamouls, Pékin et Islamabad ne virent aucun inconvénient à la poursuite des opérations militaires cinghalaises. Il est vrai que l’émoi des Tamouls du sud de l’Inde et les troubles qu’ils auraient pu susciter dans l’Union indienne n’avaient rien pour les contrarier. De plus, peu importait aux Chinois qui l’emporterait : ils approvisionnaient également en armes les Tigres tamouls [26].
En Asie du Sud, le Pakistan et l’Inde rivalisent depuis leur indépendance, en 1947. Face-à-face depuis cette date au Cachemire, ennemis lors de la guerre d’indépendance du Bangladesh en 1971, engagés dans une course aux armements nucléaires et balistiques depuis les années 1970, ils se livrent une rude concurrence. L’un de leurs terrains actuels d’affrontement se situe en Afghanistan, comme semblent le dévoiler les attentats perpétrés à Kaboul, le 7 juillet 2008 et le 8 octobre 2009 contre l’ambassade indienne, puis le 26 février 2010 contre des hôtels hébergeant des coopérants indiens. New Delhi s’implique activement dans la reconstruction du pays depuis 2002 (sa contribution s’inscrit à la cinquième place, derrière celles des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne), ce qui inquièterait le Pakistan, dont l’une des priorités stratégiques réside dans la sécurisation de sa frontière occidentale, précisément face à l’Inde. Facteurs aggravants, aux yeux d’Islamabad, d’une part, le président afghan, M. Karzai, a fait une partie de ses études en Inde, d’autre part, la coopération militaire et nucléaire civile s’approfondit entre les États-Unis et l’Inde. Islamabad se considère donc comme l’objet d’un encerclement indien, allant jusqu’à souligner que la base aérienne construite à Ayni, au nord-ouest du Tadjikistan, permet aux avions de combat indiens d’atteindre le Pakistan. L’agitation des Baloutches ferait également partie des menées déstabilisatrices ourdies par l’Inde, avec la complicité du gouvernement Karzai et des États-Unis. L’accès aux matières premières d’Asie centrale ne manquerait pas, non plus, d’alimenter le duel [27].
Au cœur de l’Asie centrale, héritier des grands khanats qui firent jadis la gloire et la puissance de la région, se trouve l’Ouzbékistan, riche en gaz naturel, en uranium et en or, l’un des principaux producteurs mondiaux de coton, situé à la croisée des tubes qui évacuent les hydrocarbures de cette région enclavée. Fort de ses 27 000 000 d’habitants et de la présence de minorités ouzbèkes chez tous ses voisins (Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Afghanistan, Turkménistan), son régime dictatorial s’appuie sur un appareil d’État solide, un sentiment d’unité nationale assez fort et la laïcité, toutes choses qui le renforcent face aux menaces de domination étrangère et aux menées islamistes [28]. Lors de l’accession à l’indépendance, en 1991, le président Islam Karimov promut Tamerlan héros national afin de forger une nouvelle identité, débarrassée de l’héritage russe et soviétique. Mais, si l’on se rappelle que le chef mongol bâtit, au XIVe siècle, un empire intégrant Bagdad, Delhi, Damas, Ankara et Ispahan [29], il est permis de se demander s’il ne s’agit pas, également, d’étayer des ambitions régionales. Toutefois, l’enclavement, la vulnérabilité hydraulique, les revendications de la minorité tadjike et la modestie de l’armée contrarient grandement ces aspirations.
L’histoire de la Libye depuis 1969, date du coup d’État qui porta au pouvoir le colonel Muammar Kadhafi se lit, en partie au moins, comme celle d’une ambition de puissance contrariée. Riche de ses ressources énergétiques, le pays, vaste comme trois fois la France, accuse une faiblesse démographique que son chef tenta à de nombreuses reprises de compenser par l’unification, sous son autorité, du monde arabe : avec l’Égypte et la Syrie (1972-1977), avec la Tunisie (1974), par une entrée en force en Égypte – qui échoua – (1977), de nouveau avec la Syrie (1980-1987), puis avec le Maroc (1984-1986), puis de nouveau avec la Tunisie (1987-1989). Cette “unionite“ aiguë, qui déborda même vers l’Afrique subsaharienne – Tchad, en 1981, Soudan, en 1990 –, déboucha, dans le meilleur des cas, sur un mariage éphémère et non consommé avec Tripoli. Dans le même temps, tout en vendant son pétrole aux compagnies américaines, il affirmait son anti-impérialisme. De ce fait, il défendit une ligne intransigeante envers l’État d’Israël, milita en faveur de prix élevés pour le pétrole, apporta son soutien à de nombreux mouvements extrémistes à travers le monde et entretint d’excellentes relations avec les États communistes. Durant les années 1980, après avoir échoué dans son projet d’unification des États sahariens à la fin des années 1970, la Libye entreprit de s’emparer du Tchad. En vain. Parallèlement, le colonel Kadhafi soutint le terrorisme international, notamment contre les États-Unis, ce qui l’isola et lui valut de subir en représailles les bombardements américains des 14 et 15 avril 1986 sur Tripoli. Au printemps 1987, ses forces armées subirent une grave défaite dans le nord du Tchad. L’isolement du régime grandit à compter de ce moment, accentué encore sous l’effet de soupçons de prolifération chimique et peut-être nucléaire. La fin de la Guerre froide le priva de tout recours et la Seconde Guerre du Golfe (1991) puis le renversement de Saddam Hussein (2003) lui montrèrent le danger d’une politique provocatrice. Pour sa participation avérée à des attentats contre des avions de ligne civils (un Boeing 747 de la PanAm, au-dessus de Lockerbie, en Écosse, le 21 décembre 1988, et un DC 10 d’UTA au-dessus du désert du Ténéré, au Niger, le 19 septembre 1989), l’ONU vota un embargo en 1992. En 1998, il amorça une tentative d’union par la diplomatie en créant la Communauté des États Sahélo-Sahariens (CEN-SAD), association économique et culturelle régionale regroupant alors, autour d’une Libye en position hégémonique, le Burkina-Faso, le Mali, le Niger, le Soudan et le Tchad. Aujourd’hui, elle compte 28 pays [30], mais apparaît comme « une succursale libyenne pour canaliser les flux financiers, les capitaux et les aides au développement de la jamahiriya [république populaire] libyenne [31] ».
À sa modeste échelle, le Tchad du président Idriss Déby, joua – seulement pour son propre compte, ou également pour celui de ses alliés libyen et français ? – la puissance régionale lorsqu’il soutint l’expédition militaire lancée depuis N’Djamena par François Bozizé le 15 mars 2003. Ainsi son “protégé“ devint-il président de la République centrafricaine et bénéficie-t-il aujourd’hui de l’assistance militaire du Tchad pour résister à ses opposants soutenus par le Soudan qui, pour sa part, aide les rebelles tchadiens [32]. L’implication de Khartoum dans la déstabilisation d’Idriss Deby amena celui-ci à s’ingérer dans la rébellion du Darfour [33]. Jean-Philippe Rémy parle de « guerre de proximité par procuration [34] ».
Depuis 1991, la guerre civile ravage la Somalie. Entre décembre 1992 et mars 1995, la communauté internationale tenta d’y mettre fin ; en vain. Depuis, les seigneurs de la guerre se disputent le pays. L’Éthiopie tente de mettre à profit cette situation pour, sous couvert de lutte contre le terrorisme, affirmer – avec la bénédiction des États-Unis – sa suprématie régionale. Telle semble avoir été sa principale motivation pour intervenir directement, entre 2006 et 2008, sur le territoire de son éternelle rivale. Sans succès.
En fait, sur le continent africain, seule l’Afrique du Sud semble à même d’accéder au rôle de puissance régionale [35]. Elle dispose d’une base économique saine, d’une stabilité politique peu fréquente sur le continent et d’une capacité militaire importante. Mais rien n’est joué car elle connaît des problèmes “classiques“ dans les pays émergents : profondes inégalités sociales, manque de main-d’œuvre qualifiée, marché intérieur solvable trop étroit, sida, immigration massive (légale ou clandestine). Il n’en demeure pas moins que Pretoria exerce déjà une hégémonie régionale et l’étendrait bien à l’ensemble de l’Afrique subsaharienne. Elle domine largement l’économie de l’ensemble de ses voisins directs. Il est vrai que, si la Namibie et le Mozambique s’ouvrent sur les masses océaniques, les autres se trouvent enclavés. Le Lesotho, au cœur du pays, dépend totalement de l’Afrique du Sud, le Botswana, le Zimbabwe et le Swaziland peuvent se tourner vers un autre voisin. Leur cas rappelle celui du Népal ou du Bhoutan, coincés entre la Chine et l’Inde. L’Union douanière d’Afrique australe (Afrique du Sud, Namibie, Botswana, Lesotho, Swaziland) forme un véritable marché captif et Pretoria s’affirme dans la Communauté de développement de l’Afrique australe [36], dont certains membres dépendent largement d’elle pour leurs exportations (Zimbabwe, par exemple), ou pour leurs importations alimentaires (Zambie ou Zimbabwe, par exemple). Il en résulte des frustrations, et même des frictions. La Namibie apparaît comme le moteur de cette résistance. Dans le dessein affiché de contrer cette hégémonie sud-africaine naquit le Marché commun de l’Afrique orientale et australe qui imposait l’obligation de s’approvisionner parmi les États membres (dont l’Afrique du Sud ne faisait pas partie). Mais Pretoria dispose de nombreux moyens pour s’imposer : elle est le premier investisseur et le premier exportateur dans les pays du continent. Dans le cadre de l’Union africaine, elle se veut le moteur d’un partenariat pour le développement du continent. Elle pratique une diplomatie active depuis la fin des années 1990 mais à l’efficacité limitée (échec de sa médiation dans la crise ivoirienne en 2005-2006, par exemple). Avec une armée de taille modeste mais aguerrie et bien équipée, elle arrive en tête des pays africains pour la participation aux opérations de maintien de la paix de l’ONU (Darfour, République démocratique du Congo, notamment). Sa prépondérance ne fait pas l’unanimité : le Nigeria, appuyé sur son poids démographique et ses revenus lui dispute la première place ; l’Angola, fort de son argent et de son armée, entend jouer sa propre partition ; le maître de la Libye se voit également en chef de file de l’Afrique. Enfin, ses complaisances diversement appréciées obèrent son autorité morale, comme dans le cas du soutien prolongé apporté au dictateur du Zimbabwe, Robert Mugabe.
Depuis la fin de l’époque coloniale, le Brésil exerce son influence sur l’Amérique latine. Bien classé parmi les pays émergents, il s’appuie sur une économie dynamique et saine, dispose de l’armée la plus puissante de la région et tente de peser politiquement. Pour ce faire, il a proposé, en mars 2008, la création d’un Conseil de sécurité pour l’Amérique du Sud. Ce dernier permettrait de régler les différends régionaux sans recourir à des médiations extérieures. Le Brésil semble devoir s’imposer, avec l’aval de Washington, comme le chef de file logique de cet ensemble [37]. Il possède déjà une expérience en la matière, puisqu’il pilote l’opération de maintien de la paix de l’ONU en Haïti, à laquelle il apporte 1 200 hommes. La forte dépendance économique de ses voisins à son égard lui permit d’aborder avec optimisme la création, en mai 2008, de l’UNASUR, regroupement des deux alliances économiques régionales : le Mercosur et le Pacte Andin [38]. Il esquisse également une politique de domination énergétique grâce à ses ressources propres ainsi qu’aux investissements dans la production d’hydroélectricité et l’exploitation des hydrocarbures chez ses voisins. Cependant, outre des faiblesses inhérentes aux pays émergents comme le retard social, Brasilia butte sur l’obstacle culturel – il est le seul État lusophone du continent – et la capacité limitée de ses forces armées [39]. Ses voisins, au nationalisme ombrageux et caressant parfois la même ambition que lui, souhaitent, naturellement, limiter son emprise le plus possible. Et cela favorise l’axe “de gauche“ que cherche à construire le Venezuela. Déjà, l’Équateur, le Paraguay et la Bolivie ont donné du fil à retordre et mis en évidence la contradiction inhérente à toute puissance régionale : « Sur la scène mondiale, le Brésil prétend, sans le dire, parler au nom de l’Amérique du Sud, dont il prône l’intégration régionale. Mais, dans son pré carré, il défend fermement ses intérêts nationaux lorsqu’ils sont menacés [40] ».
Alors que l’Argentine, empêtrée dans ses problèmes internes se retrouve, temporairement du moins, hors course, le Venezuela d’Hugo Chávez se pose clairement en rival du Brésil [41]. Mais sa cohésion politique et ses bases économiques sont plus fragiles. Il couvre une partie de ses besoins alimentaires en important des denrées du… Brésil. Son armée est plus faible, sa diplomatie moins habile. Son influence ne dépasse guère quelques pays parmi les plus démunis du continent, comme la Bolivie, Cuba, ou le Nicaragua. D’ailleurs seraient-ils aussi sensibles à la révolution bolivarienne si la manne pétrolière ne leur était généreusement dispensée par Caracas ? Il a fondé l’Alternative bolivarienne pour les Amériques, afin d’unir les pays d’Amérique latine. Il s’évertue, depuis 1999, à fonder une alliance militaire régionale ; en vain. En revanche, il a su se créer de solides inimitiés, notamment avec la Colombie, qui l’accuse – non sans raisons, semble-t-il [42] – de soutenir la narco-guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie-FARC. Il verrait dans celles-ci « comme un rempart en cas d’intervention américaine ou de guerre civile [43] ». Hugo Chávez pratique ce que nous pourrions appeler une politique extérieure “de la nuisance“ vis-à-vis des États-Unis, qu’il accuse d’avoir soutenu, sinon organisé, le coup d’État qui le renversa brièvement, en 2002. Il fréquente donc nombre d’adversaires de Washington : la Russie, devenue son principal fournisseur d’armes, ou l’Iran, notamment. Mais le sens de tout cela est ambigu : s’agit-il d’un anti-impérialisme sincère, ou bien d’une stratégie de survie politique ? Le président vénézuelien cherche-t-il vraiment à “libérer“ l’Amérique latine de l’emprise américaine, ou détourne-t-il vers l’ennemi extérieur le mécontentement provoqué par ce qui ressemble fort à l’échec de sa politique [44] ? Au vu de ces éléments, le Brésil paraît mieux placé que le Venezuela pour exercer une influence régionale.
Les exemples ci-dessus montrent que les ambitions régionales existent et ne peuvent être ignorées. Notons le nombre peu élevé de cas avérés d’expansionnisme brutal dans l’actualité récente. La revendication directe, triviale et illégale, tend à disparaître, au profit des voies détournées de la persuasion et/ou de la stratégie indirecte. Toutefois, la relative banalité de ce comportement peut fournir, à l’encontre d’un pays, un chef d’accusation commode car a priori crédible. Un examen attentif à la fois des argumentaires et de la réalité s’impose.
PROBLÉMATIQUE LIÉE AUX AMBITIONS DE PUISSANCE RÉGIONALE
Quelle est la part des ambitions de puissance lorsque des acteurs régionaux extérieur interviennent dans la crise ou le conflit ?
CHAMPS DE RECHERCHE
Outils pour étudier les ambitions de puissance régionale motivant une intervention extérieure sur le territoire où se déroule la crise ou le conflit :
. les ouvrages consacrés à la géographie, à l’économie, à l’histoire, aux relations internationales, au droit et à la science politique.
Les informations recueillies servent à repérer quelle logique de puissance régionale peut entraîner dans les événements des acteurs extérieurs au territoire. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :
. l(a)es puissance(s) régionale(s),
. l’(es) objectif(s) visé(s),
. les rivaux et adversaires éventuels.
La liste n’est pas exhaustive, mais elle recense les facteurs qui apparaissent le plus fréquemment.
Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise ou le conflit que l’on étudie.