Les sous-traitants de Dassault, Thales et Safran attaqués : qui s’en prend à eux et pourquoi ?

Les sous-traitants de Dassault, Thales et Safran attaqués : qui s’en prend à eux et pourquoi ?

Auditionné le 25 juin 2024 au Sénat, le ministre des Armées a révélé des statistiques sur les opérations d’ingérences étrangères dans l’industrie de défense française. Une cinquantaine de sociétés françaises ont été attaquées en 2022 et en 2023.

Le logo de l’entreprise française Thales, spécialisée dans la défense et l’électronique.
Le logo de l’entreprise française Thales, spécialisée dans la défense et l’électronique. | SARAH MEYSSONNIER/REUTERS



Les puissances étrangères en veulent de plus en plus à notre industrie de l’armement. Interrogé par les sénateurs le 25 juin 2024 dans le cadre de la commission d’enquête sur « les ingérences étrangères », Sébastien Lecornu a révélé qu’en 2022 et en 2023, une « cinquantaine » d’entreprises ont subi des « intrusions, cambriolages, tentatives d’approches ».

Ces agissements, qui s’ajoutent aux tentatives d’attaques cybercriminelles, sont en hausse de 25 % par rapport à 2021, rapporte BFMTV . Ces chiffres n’avaient jamais été donnés publiquement.

Des attaques russes ?

Cette pression sur l’industrie militaire française, « c’est quelque chose qui est très “guerre froide”, mais qui n’a jamais disparu et qui reprend une force particulière depuis deux ans » a affirmé Sébastien Lecornu. Et rien n’indique que les offensives des puissances étrangères vont s’estomper. Cette situation est « clairement » liée à l’Ukraine, a soutenu le ministre qui a précisé que « la France est nettement plus épargnée que ses voisins ».

Pour le ministre, il n’y a pas de doutes possibles. Les industriels de l’armement qui produisent pour les armées de Terre, la Marine, l’aérien, ou encore le spatial sont victimes d’« approches directes singulièrement évidemment russes ». Les informations confidentielles sont volées discrètement lors d’un cambriolage ou d’une visite.

Les sous-traitants, une cible plus faible

80 % de ces actions ont touché des entreprises sous-traitantes, composées de TPE, PME ou d’ETI précise BFMTV. Les géants de la BITD (base industrielle et technologique de défense), tels que Dassault, Thales et Safran, ont davantage de moyens de se défendre, contrairement au « petit sous-traitant en province ».

Pour lutter contre ces agressions et ingérences, la Direction du renseignement et de la sécurité de la Défense (DRSD) déploie 1 700 agents civils et militaires. La mission de cet organe spécialisé dans la contre-ingérence est d’identifier, éduquer et protéger les entreprises civiles ou militaires ciblées par des menaces. Son budget, qui a subi une hausse de 97 % entre 2019 et 2025, va continuer d’augmenter pendant encore six ans.

En France, des services de renseignement de plus en plus « intrusifs »…

En France, des services de renseignement de plus en plus « intrusifs »…

Les services de renseignement français recourent de plus en plus à des techniques de surveillance intrusives, alerte la CNCTR dans son rapport annuel. Face à cette évolution et aux défis posés par l’intelligence artificielle, l’organe de contrôle préconise un renforcement de l’encadrement légal et de la supervision des activités d’espionnage.

"Pose de micros dans des lieux privés, recueil de l'ensemble des données informatiques de la personne, piégeage des téléphones et des ordinateurs : on s'efforce ainsi de compenser le désormais faible apport des écoutes téléphoniques".

L’Essor avec AFP – publié le  1 juillet 2024

https://lessor.org/societe/en-france-des-services-de-renseignement-de-plus-en


« Pose de micros dans des lieux privés, recueil de l’ensemble des données informatiques de la personne, piégeage des téléphones et des ordinateurs : on s’efforce ainsi de compenser le désormais faible apport des écoutes téléphoniques ».

Micros, espionnage informatique, téléphones piégés: les espions français multiplient les « intrusions », alerte le gendarme du renseignement national, qui préconise d’adapter le contrôle des services à leur révolution technologique. Quelque 24.000 personnes ont été surveillées en France en 2023, soit 15% de plus qu’en 2022 et 9% de plus qu’en 2019, avant l’épidémie de Covid, pointe la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) dans son rapport annuel publié jeudi 27 juin.

Pour la première fois, la « prévention de la délinquance et de la criminalité organisées devient le premier motif de surveillance ». La lutte contre le terrorisme observe une légère hausse (7,5%).
Mais au-delà des chiffres, « plus significatif (…) est le recours toujours croissant aux techniques les plus intrusives », constate le rapport.
Confrontés à des menaces de tous bords et aux investissements de leurs concurrents étrangers, les services de renseignement intérieurs et extérieurs (DGSI et DGSE) sont de mieux en mieux équipés. « Pose de micros dans des lieux privés, recueil de l’ensemble des données informatiques de la personne, piégeage des téléphones et des ordinateurs : on s’efforce ainsi de compenser le désormais faible apport des écoutes téléphoniques« , liste la CNCTR.

Affaiblissement du contrôle

Mais à la différence des écoutes, centralisées sous l’autorité du Premier ministre, ces « techniques spécialement intrusives sont directement mises en oeuvre par les services demandeurs », puis conservées et exploitées par eux, écrit Serge Lasvignes, président de la CNCTR. Organe indépendant chargé de la surveillance de l’usage des outils techniques par les services français, la CNCTR réclame depuis des années à la fois de renforcer le cadre législatif des espions et d’augmenter le contrôle de leurs activités.

« Cette forme d’escalade paraît difficilement résistible (…). Il convient donc de l’encadrer strictement », prévient le haut-fonctionnaire. Faute de quoi « le risque est celui d’un affaiblissement progressif du contrôle. »

La crispation est totale sur les « fichiers de souveraineté », la mémoire de la DGSE et DGSI, dans laquelle sont stockés le renseignement humain, celui issu des outils techniques mais aussi les très sensibles échanges avec les services étrangers. « On n’a pas du tout avancé », explique à l’AFP Serge Lasvignes. « C’est devenu une question de principe ». La mémoire des agences relève ainsi quasiment de la boite noire. « Ce sont des zones auxquelles nous n’avons pas accès », regrette le haut-fonctionnaire.

Seule la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) est habilitée, mais uniquement si elle est saisie par un requérant. « Il est rare que les personnes suivies par les services réclament », ironise-t-il.

Le défi de l’IA

Résultat, quand les services gagnent en efficacité, le contrôle piétine. « Il n’y a pas d’enjeu de pouvoir » pour la CNCTR, assure son président, mais il est essentiel d’assurer un « contrôle cohérent et coordonné ».

Le rapport pointe aussi le développement de l’intelligence artificielle (IA) qui touche autant le renseignement que le domaine militaire et la vie sociale.

L’IA constitue « un défi pour le régulateur, qui se demande déjà si la surveillance d’une personne en viendra à être décidée selon des critères dont aucun humain ne connaîtra ni la teneur ni la pondération de façon certaine… », pointe le rapport. Et ce d’autant plus qu’aucune autorité ne recense de façon exhaustive tous les usages de l’IA.

Celle-ci est pourtant aussi présente dans le contrôle social, via les caméras dites « intelligentes » ou « augmentées », équipées d’outils de détection des anomalies, des comportements suspects et situations à risque. Le rapport évoque de surcroît les « procédés de reconnaissance biométrique, notamment faciale » qui connaissent « déjà des usages importants en matière de sécurité et de préservation de l’ordre public dans nombre de pays (Chine et États-Unis notamment) ».

Un débat déjà vif dans l’Hexagone

Une loi adoptée en 2023 a autorisé à l’occasion des JO de Paris-2024 la mise en place, à titre expérimental, de la vidéosurveillance algorithmique (VSA). En mai, Amnesty International France avait alerté contre les dangers de ces caméras dites « intelligentes », réclamant l’interdiction de la reconnaissance faciale dans le pays.

Si cette technologie était autorisée en France, « elle sonnerait le glas de notre anonymat dans l’espace public », avait critiqué son président, Jean-Claude Samouiller. Le mois précédent, Amnesty avait déjà regretté que la reconnaissance faciale n’ait pas été purement et simplement interdite au sein de l’ensemble de l’Union européenne.

Comment se fait le recueil du renseignement ? Entretien avec Y. Lledo-Ferrer

Comment se fait le recueil du renseignement ? Entretien avec Y. Lledo-Ferrer

Par Pierre Verluise, Yvan Lledo-Ferrer – Diploweb – publié le 23 juin 2024    

https://www.diploweb.com/Comment-se-fait-le-recueil-du-renseignement-Entretien-avec-Y-Lledo-Ferrer.html


Dr. Yvan Lledo-Ferrer s’exprime ici à titre personnel. Co-auteur d’une somme unique, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Paul Charon (direction), « Les mondes du renseignement : Approches, acteurs, enjeux », PUF, 2024. Depuis septembre 2020, Conseiller politique à la Représentation permanente de la France auprès de l’OTAN. Depuis mai 2019, Minarm, Chercheur associé à l’IRSEM. 
Propos recueillis par Pierre Verluise, Docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com.

Quels sont les moyens engagés pour obtenir le renseignement ? Quelles sont les raisons conduisant une personne à livrer du renseignement à une puissance étrangère ? Comment l’Intelligence artificielle peut-elle optimiser le renseignement géospatial ?

Yvan Lledo-Ferrer est co-auteur d’une somme unique dirigée par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Paul Charon, « Les mondes du renseignement. Approches, acteurs, enjeux », PUF, 2024. Il répond aux questions de Pierre Verluise pour Diploweb.com.

 

Pierre Verluise (P. V.) : Dans l’ouvrage «  Les mondes du renseignement  » (PUF) votre chapitre, « Le recueil du renseignement », détaille les divers types de moyens engagés pour obtenir le renseignement, à savoir d’origine opérationnelle, humaine, électromagnétique, image et de sources ouvertes. Quelle est la répartition entre ces différents moyens d’accès au renseignement ? Quelle en a été l’évolution ?

Yvan Lledo-Ferrer (Y. L.-F.) : Si le renseignement humain représente le cœur de métier traditionnel des services de renseignement, l’interception des correspondances est probablement presque aussi ancienne que l’invention de l’écriture, et dès la Renaissance on a eu recours au chiffrement pour tenter de déjouer l’espionnage de celles-ci [1]. Les différents progrès techniques ont ouvert de nouveaux domaines inexistants pour le renseignement, de la télégraphie à l’imagerie satellitaire. Avec la numérisation de l’ensemble de nos activités, nous assistons à une croissance exponentielle des domaines dans lesquels peut s’exercer le recueil technique de données, pour peu que les services disposent des capteurs spécialisés nécessaires, et des techniques de déchiffrement. Ainsi, le défi à relever pour les services de renseignement est plutôt l’abondance que la pénurie de données, et surtout leur correcte exploitation pour ne retenir que ce qui constitue à vrai dire un renseignement, et à temps pour qu’il soit utile au décideur politique ou dans le cadre d’une opération.

Rien n’empêche de placer une source humaine sur écoute à son insu, pour s’assurer qu’elle livre bien tous les éléments dont elle a connaissance.

Cependant, il est artificiel d’opposer renseignement d’origine humaine et renseignement technique tant les deux sont complémentaires. Ainsi, rien n’empêche de placer une source humaine sur écoute à son insu, pour s’assurer qu’elle livre bien tous les éléments dont elle a connaissance, voire qu’elle ne s’adonne pas à une opération d’intoxication. A contrario, une bonne source humaine peut être initialement identifiée sur la base d’interceptions de communications.

La force de services comme la DGSE vient de leur caractère intégré et leur capacité à utiliser une large palette de capteurs et à les recouper entre eux. Le modèle anglo-saxon, avec des agences spécialisées par type de renseignement les rend probablement plus performantes dans leur silo, mais nécessite derrière de larges bureaucraties pour en effectuer la synthèse, à l’image de l’ODNI américain ou du JIC britannique.

P. V. : En matière de renseignement humain, vous reprenez l’acronyme MICE ( money , ideology , compromission , ego  ; argent, idéologie, compromission, ego ; p. 326-330) pour indiquer les raisons conduisant une personne à livrer du renseignement. Ces leviers sont-ils toujours d’actualité selon vous, et a fortiori pour des services de renseignement occidentaux ?

Y. L.-F. : Il existe d’autres modèles théoriques pour expliquer les leviers permettant le recrutement d’une source, mais le MICE est le plus simple et le plus connu. Ce modèle est-il vraiment applicable en tout temps et en tous lieux, alors qu’il a été théorisé pendant la Guerre Froide dans un contexte occidental ?

L’argent est sans doute le levier le plus universel, c’est probablement le seul sujet qui rassemble vraiment le genre humain…

Qu’est-ce qu’une idéologie au XXIe siècle ? Nos pays occidentaux présentent-ils toujours un modèle suffisamment attirant pour que des individus soient prêts à trahir pour sa défense ? Il semblerait au contraire que les régimes autoritaires ou les doctrines religieuses exercent une forme de fascination qui leur rendrait les recrutements plus faciles sur une base purement idéologique. Il faut aussi reconnaître que des expériences comme le retrait d’Afghanistan puissent semer le doute chez des individus pourtant intellectuellement acquis à la cause occidentale : alors que les engagements occidentaux restent limités dans le temps, les risques encourus par certaines personnes le sont dans certains milieux le seront à vie.

L’officier traitant une connaissance fine de la culture et de la société au sein de laquelle il doit recruter des sources, afin d’identifier correctement les leviers et les utiliser de façon subtile et adaptée.

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Concernant la compromission, si les sociétés occidentales semblent moins vulnérables au vu de l’évolution des mœurs, ce levier resterait tout à fait pertinent dans des sociétés au contrôle social plus strict. Cependant, est-ce que nos services s’en servent toujours dans ces cas-là, ou bien ont-ils délaissé ces leviers dans la longue parenthèse stratégique qui a suivi la fin de la Guerre Froide ?

Dans des sociétés plaçant l’individu au centre, l’ego est sans doute un puissant moteur. Il peut être moins pertinent dans des sociétés basées sur l’appartenance clanique ou ethnique, dans lesquelles l’individu se conçoit comme partie d’une communauté. Le besoin de reconnaissance, l’ambition ou la jalousie restent des émotions universelles qui peuvent être utilisées pour un recrutement, mais elles s’expriment différemment en fonction du contexte socio-culturel.

Dans tous les cas de figure, la correcte utilisation des leviers nécessite de la part de l’officier traitant une connaissance fine de la culture et de la société au sein de laquelle il doit recruter des sources, afin d’identifier correctement les leviers et les utiliser de façon subtile et adaptée. Ces compétences socio-culturelles sont donc tout aussi nécessaires à l’analyste qu’à l’officier traitant, et devraient faire l’objet de parcours de carrière spécifiques.

P. V. : Concernant le renseignement géospatial, vous indiquez les défis de stockage et d’analyse afin que la donnée puisse être effectivement extraite. En ce sens, vous mentionnez « la nécessité de faire évoluer les pratiques d’exploitation en y associant l’intelligence artificielle (IA) sans pour autant négliger la validation humaine » (p.336). Quelle peut être la place de l’IA dans le monde du renseignement ?

Y. L.-F. : L’intelligence artificielle va bouleverser nos vies quotidiennes, et aussi les services de renseignement, de la même manière que l’informatique avait changé le monde dans les années 1960 et 1970. L’IA permettra de réduire à quelques secondes le travail d’analyse qui est aujourd’hui faite par des équipes entières pendant des semaines, aussi bien dans le domaine de l’imagerie, mais sur toute autre source de renseignement, voire en les combinant et en effectuant des recoupements. Elle permettra très certainement de réduire ou éradiquer certains biais analytiques inconscients (biais de confirmation, biais de saillance, etc.) qui peuvent mener à des erreurs de jugement.

Cela ne signifie pas (du moins espérons-le) que les services pourraient se passer d’analystes pour faire des économies de fonctionnement, mais ces analystes pourront plutôt consacrer leurs ressources intellectuelles pour produire des méta-analyses à forte valeur ajoutée, lesquelles étaient inconcevables lorsque toute l’énergie était dévolue à l’analyse première de la matière brute.

En pratique, la qualité de l’analyse première, et donc des méta-analyses postérieures, dépendra largement de la robustesse et la qualité du modèle d’intelligence artificielle utilisé. Une mauvaise IA produira des mauvaises analyses, avec le risque ajouté de les voir sacralisées car « issues de l’IA, qui est infaillible »… Il faudra probablement mettre en place des procédures de « contrôle qualité » des produits d’IA, afin de ne pas introduire des biais non-identifiés. Les techniques d’analyse structurée (cf. le chapitre sur l’analyse du renseignement, pp. 360-370) pourraient être particulièrement utiles, en introduisant un contrôle collectif plutôt qu’individuel.

Enfin, d’un point de vue technique, les services de renseignement vont se trouver confrontés au dilemme d’avoir recours à des solutions commerciales mais dont ils ne maîtrisent pas la conception et l’étanchéité, ou développer leurs propres systèmes au risque d’avoir in fine un modèle probablement moins performant et certainement plus onéreux.

Copyright Juin 2024-Lledo-Ferrer-Verluise/Diploweb.com


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. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Paul Charon (Direction), « Les mondes du renseignement. Approches, acteurs, enjeux », PUF, 2024

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Les mondes du renseignement
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Paul Charon (Direction), « Les mondes du renseignement. Approches, acteurs, enjeux », PUF, 2024
PUF

4e de couverture

Si le renseignement n’a jamais été aussi ouvert sur l’extérieur mais semble pourtant toujours aussi inintelligible et incertain, c’est à la fois parce que le monde est plus complexe, parce que les enjeux et les menaces sont plus nombreux, et parce que le monde du renseignement fait lui-même l’objet de mutations internes. Un monde qui d’ailleurs n’est pas un mais multiple, et dont cet ouvrage rend compte dans toute sa diversité. Qu’est-ce que le renseignement ? Comment l’étudier ? Comment fonctionnent les services français, américains, russes, chinois, iraniens, nord-coréens et autres ? Quels sont les problèmes qui se posent pour le recueil, l’analyse, les opérations clandestines ? Comment faire face aux menaces cyber, au terrorisme, au contre-espionnage ? Ces questions et bien d’autres sont traitées en détail dans cette première encyclopédie scientifique du renseignement en langue française, au long de 32 chapitres conçus par 28 des meilleurs auteurs français et étrangers, théoriciens et praticiens du renseignement : une somme unique.

Depuis 2021, plus de 150 « atteintes physiques » ont visé les entreprises françaises de l’armement

Depuis 2021, plus de 150 « atteintes physiques » ont visé les entreprises françaises de l’armement


Par définition sensibles en raison de leurs activités, les 4000 entreprises de la Base industrielle et technologique de défense [BITD] françaises ne sont évidemment pas épargnées par les tentatives d’ingérences étrangères, d’où qu’elles viennent.

Ces dernières peuvent prendre la forme de prises de contrôle capitalistique, avec, en creux, le risque d’une délocalisation de savoir-faire. Ce que l’on appelle le « Lawfare », c’est-à-dire l’instrumentalisation du droit à des fins stratégiques, fait aussi partie du mode opératoire de certains pays – notamment les États-Unis et la Chine – pour contraindre des entreprises de la BITD.

« Quand une réglementation comme [l’ITAR] permet aux autorités d’un État, dès lors qu’un produit vendu dans un autre pays contient un composant fabriqué sur son sol, de vérifier si la vente est conforme aux règles qu’il a édictées, il peut s’agir d’une forme d’ingérence, selon la façon dont c’est appliqué. C’est ce que font les Américains depuis plusieurs années, mais aussi les Chinois : ceux-ci ont copié, dans l’esprit, le Patriot Act américain et, profitant de leur puissance économique, essaient de s’ingérer dans les économies étrangères », avait ainsi expliqué Stéphane Bouillon, le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, dans un récent rapport parlementaire.

D’autres menaces, plus directes, concernent les entreprises de la BITD. On peut citer les attaques informationnelles, lesquelles visent à compromettre leur réputation quand elles sont engagées dans un processus concurrentiel, l’entrisme, l’espionnage ou encore le sabotage, que ce soit par des actions « cyber » ou des moyens « classiques ».

En septembre 2022, alors fraîchement nommé à la tête du ministère des Armées, Sébastien Lecornu avait appelé les industriels de la BITD à la vigilance, en insistant sur le risque de « sabotage ». « Nous constatons et nous surveillons un certain nombre d’agissements. Je n’irai pas plus loin parce que cela est couvert par le secret », avait-il dit.

Lors d’une audition de la commission d’enquête du Sénat sur les ingérences étrangères, M. Lecornu a donné, pour la première fois, quelques chiffres permettant d’appréhender l’ampleur de ce phénomène.

D’abord, 80 % des « attaques » [espionnage, sabotage] concernent les sous-traitants de la BITD, a-t-il souligné. Quant aux cas d’atteintes « physiques » [intrusions, cambriolages, tentatives d’approche], plus de quarante ont été constatés en 2021. Avec la guerre en Ukraine, leur nombre a augmenté, avec une cinquantaine de cas documentés en 2022 et autant en 2023.

« C’est quelque chose qui est très ‘Guerre froide’, mais qui n’a jamais disparu et qui reprend une force particulière depuis deux ans », a souligné M. Lecornu. Quant aux atteintes « physiques », on « n’est pas sur une petite opération de cyberattaque, mais bel et bien sur une opération beaucoup plus structurée de gens qui – au gré d’une visite, au gré d’un cambriolage qui paraît quelconque – tentent une intrusion dans une industrie de défense et dont il nous est clairement apparu que ça n’avait rien de domestique, que c’était bel et bien commandité par un acteur étranger », a-t-il expliqué.

« La force d’une chaîne dépend de son maillon le plus faible », dit-on. Ce qui fait que les sous-traitants sont une cible privilégiée de ces ingérences. « C’est sûr que Dassault, Thales, Safran ont développé des capacités internes importantes de protection. Mais le petit sous-traitant en province, qui produit le composant majeur ou connexe mais clé, est le plus violemment exposé à ces risques d’ingérences », a relevé le ministre.

Rejoignez la DGSE en qualité d’officier sous contrat

Rejoignez la DGSE en qualité d’officier sous contrat

Exercez votre spécialité technique ou linguistique dans un environnement unique.

Vous êtes titulaire d’un bac + 3 dans le domaine linguistique ou d’un bac + 4 dans le domaine technique et vous souhaitez exercer votre spécialité au sein du service secret français ?

Cette année, en partenariat avec l’armée de Terre, l’armée de l’Air et de l’Espace et la Marine Nationale nous recrutons des officiers sous contrat spécialistes (OSC/S) en primo-contrat dans les domaines technique et linguistique (arabe, russe, turc ou persan).

Un premier pas dans votre carrière militaire

Saisissez cette opportunité qui vous permettra de débuter votre carrière au côté de nos équipes et de vivre une première expérience passionnante et enrichissante.

Après une formation militaire initiale au sein de votre armée d’appartenance, vous serez affecté directement à la DGSE.
Votre contrat d’OSC/S initial sera d’une durée de 3 à 5 ans. La limite d’âge, à la date de la signature de votre contrat, est de 30 ou 32 ans selon l’armée d’appartenance.

 

Comment postuler ?

Vous pouvez consulter les fiches de postes OSC/S sur notre site et nous adresser votre CV actualisé avant le 10 mai 2024 par mail :

44ri-recrutement-osc.cer.fct@intradef.gouv.fr

 

Déroulement de la campagne de recrutement

Le processus de recrutement interne s’étend sur une durée de 6 à 9 mois en parallèle de vos démarches avec le CIRFA.

  1. Transmission de votre CV avant le 10 mai 2024 inclus.
  2. Invitation à participer à une présentation générale de la DGSE et du statut d’OSC/S, en parallèle de vos démarches en CIRFA.
  3. Entretiens métier, évaluation psychologique et de sécurité, et tests linguistiques ou techniques.
    Rencontre avec des professionnels du métier afin d’échanger sur vos compétences et vos motivations.
  4. Tests d’aptitude militaire
    Évaluation médicale et sportive au sein des centres de recrutement des armées, commune à tout engagement militaire.
  5. Signature de votre contrat
    Édition de votre contrat d’engagement en qualité d’officier sous contrat spécialiste sur la fiche de poste dédiée.
  6. Formation initiale militaire
    Découverte, en école d’officier du statut militaire, de vos droits et de vos devoirs.
  7. Affectation
    Prise de fonction à l’issue de la formation initiale militaire.

En savoir plus : 

Angleton : as du contre-espionnage ou paranoïaque obsessionnel ?

Angleton : as du contre-espionnage ou paranoïaque obsessionnel ?

par Giuseppe Gagliano* – CF2R – publié le 11 mars 2024

https://cf2r.org/historique/angleton-as-du-contre-espionnage-ou-paranoiaque-obsessionnel/

*Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.

 

Dès le début de sa carrière au sein de l’Office of Strategic Services (OSS), James Jesus Angleton (1917-1987) s’est consacré à la définition d’une méthodologie spécifique pour le contre-espionnage, basée sur trois concepts fondamentaux : infiltration, désinformation et sécurité. L’objectif était de s’infiltrer dans les services secrets ennemis pour diffuser de fausses informations qui les désorienteraient, tout en assurant la sécurité maximale des secrets des services alliés.

Cet engagement reflétait son attirance innée pour le monde nébuleux de l’espionnage, caractérisé par l’ambiguïté et la nécessité d’une analyse extrêmement rigoureuse des documents recueillis, une approche trouvant des parallèles dans la critique littéraire du New Criticism appliquée à la poésie. Angleton voyait dans le contre-espionnage une pratique nécessitant une rigueur presque ascétique, le décrivant comme un labyrinthe de tromperies et de double jeu, un combat continu dans un univers de fausseté où chaque agent pouvait être double ou triple.

 

De l’OSS à la CIA

Angleton avait une personnalité, une formation et une sensibilité uniques qui le rendaient particulièrement apte à naviguer dans le monde dangereux et complexe du renseignement. Déjà à Londres, pendant la Seconde Guerre mondiale, il se distingua par son engagement inlassable, devenant une référence au sein de l’OSS en termes de dévouement et de capacité de travail. Sa présence dans la capitale britannique donna lieu à un travail incessant qui le vit s’impliquer dans l’analyse d’informations d’importance vitale et dans la constitution d’un fichier recensant tous les espions ennemis potentiels, grâce à l’accès aux renseignements obtenus via les interceptions de l’opération Ultra. Sa vie à Londres se caractérisa par une existence solitaire, dédiée au travail et à la lecture de poésie, interrompue seulement par des sorties sporadiques avec des collègues. Durant cette période, Angleton établit des liens étroits avec divers figures clés du renseignement britannique, comme Kim Philby[1], qu’il retrouvera des années plus tard à Washington.

Grâce à ses compétences linguistiques et à ses contacts sur le terrain, Angleton se vit également attribuer des missions clés concernant l’Italie, lui donnant l’occasion d’établir des relations directes avec des personnalités comme le général Badoglio[2]. Angleton profita de ses liens familiaux et professionnels pour construire un vaste réseau d’informateurs dans ce pays, développant des relations de confiance avec des figures de premier plan comme Giovanni Montini, le futur Pape Paul VI. Son approche discrète et réservée lui permit de bien s’adapter tant au contexte britannique qu’au contexte italien, complexe et plein d’intrigues.

Son expérience en Italie pendant les derniers mois de guerre contribua à forger sa légende au sein du renseignement américain. A partir de 1945, Angleton a commença à anticiper la transition vers la Guerre Froide : il s’attacha à identifier et à cataloguer les individus qui pourraient devenir hostiles aux États-Unis dans un contexte de rivalité Est/Ouest. Son activité en Italie s’orienta alors rapidement vers la lutte contre l’influence soviétique, et il jeta les bases d’une nouvelle organisation du renseignement italien à orientation antisoviétique, incluant d’anciens membres du régime fasciste. À Rome, Angleton consolida sa position influente au sein du renseignement américain, à une période où l’idée d’une structure de renseignement centralisée commençait à s’imposer outre-Atlantique. Entre 1945 et 1947, il collabora étroitement avec Allen Dulles, les deux hommes partageant une vision commune sur l’importance de préserver l’expérience de l’OSS et sur la nécessité d’une structure autonome dédiée au renseignement et au contre-espionnage. Après la création de la CIA (1947), son réseau d’informateurs et ses opérations de désinformation jouèrent un rôle crucial dans la compétition avec l’Union soviétique, surtout en Italie, où il contribua de manière significative à la campagne clandestine qui influença les élections de 1948, menant à la victoire de la Démocratie chrétienne contre le Front populaire pro-soviétique. Durant cette période, Angleton établit également une relation étroite avec Jay Lovestone[3], soutenant activement les forces syndicales non-communistes et antisoviétiques, conformément à la stratégie de la CIA pour contrer l’influence communiste en Europe et en Amérique Latine.

De retour aux États-Unis à la fin de 1947, Angleton fut affecté au contre-espionnage de la CIA, où il s’occupa des relations délicates avec le FBI et des contacts avec les services secrets alliés, notamment ceux d’Italie et d’Allemagne (à travers l’ancien officier de l’Abwehr Reinhard Gehlen), puis d’Israël, avec lequel il développa une relation particulièrement étroite. Angleton montra également un fort intérêt pour la « guerre culturelle », soutenant activement les intellectuels et les mouvements culturels non communistes, en particulier à travers l’International Association for Cultural Freedom (IACF), financé par la CIA pour promouvoir la culture occidentale et le mode de vie américain.

 

L’affaire Nosenko 

En matière de « chasse aux taupes », une affaire fut particulièrement marquante dans la carrière de James Jesus Angleton : le cas de Youri Nosenko, un haut fonctionnaire du KGB soviétique. Nosenko, fils d’un influent dirigeant du Parti communiste d’URSS sous Khrouchtchev, occupait un poste de premier plan dans la division du KGB chargée de la sécurité intérieure, ayant pour responsabilité de surveiller les Américains présents ou de passage en Union soviétique (diplomates, hommes d’affaires et touristes), afin d’identifier d’éventuels espions et de recruter des informateurs. En 1962, lors d’une conférence sur le désarmement à Genève, Nosenko contacta un représentant du département d’État américain et lui livra des informations précises sur les infiltrés soviétiques au sein des services de renseignement britanniques, de l’OTAN et des forces armées des États-Unis, sans demander de contrepartie ; il motiva son geste par des divergences idéologiques et un mépris pour le régime communiste. Nosenko choisit de ne pas faire défection immédiatement, décidant plutôt de retourner à Moscou pour recueillir davantage de renseignements et les transmettre aux Américains.

Initialement, le recrutement de Nosenko par la CIA fut accueilli avec beaucoup d’enthousiasme à Washington. Cependant, Angleton et Anatoli Golitsyn[4] exprimèrent rapidement des doutes, soutenant que le KGB pouvait avoir envoyer un faux défecteur pour tromper la CIA et saper la crédibilité des informations précédemment fournies par Golitsyn. Cette théorie l’emporta car la réputation d’Angleton et le crédit de Golitsyn étent encore très fort à l’époque, bien que des divergences au sujet de de l’affaire Nosenko commencent à se manifester au sein de l’agence.

Après une période de silence, Nosenko réapparut début 1964, livrant plus de détails sur les agents soviétiques et demandant cette fois l’asile aux États-Unis, affirmant être menacé d’arrestation s’il retournait à Moscou – un mensonge qui contribua à accroître les soupçons à son égard, non seulement de la part d’Angleton et de son équipe, mais aussi au sein de la division soviétique de la CIA elle-même. L’Agence décida néanmoins de l’accueillir aux États-Unis, dans l’intention de découvrir la vérité sur sa défection et éventuellement de l’utiliser pour désorienter le renseignement soviétique. Nosenko arriva à Washington en février 1964, peu après l’assassinat de Kennedy, alors que la CIA et le FBI enquêtaient sur les liens potentiels entre l’assassin, Lee Harvey Oswald, et le KGB. Nosenko nia toute connexion entre Oswald et le service soviétique, affirmant que le KGB avait perdu tout intérêt pour Oswald, le considérant comme peu fiable. Pour Angleton et Golitsyn, ces déclarations alimentèrent la théorie selon laquelle Nosenko était un désinformateur envoyé pour obscurcir tout lien entre Oswald et le KGB, et renforcèrent l’hypothèse d’Angleton selon laquelle l’assassinat de Kennedy pourrait avoir été motivé par des raisons plus complexes et être le fruit d’une opération plus vaste orchestrée par le KGB.

Pour Nosenko, ce fut alors le début d’un long calvaire qui allait durer quatre ans, au cours desquels l’asile politique et même un simple permis de séjour furent sont refusés, le laissant dans un état d’incertitude juridique sans précédent. Il fut rigoureusement isolé, sous prétexte de prévenir tout contact avec son ancien service, privé de toute forme de communication extérieure, y compris de la télévision et de la presse. Il fut soumis à des interrogatoires extrêmement musclées selon les directrives du manuel Kubark sur le contre-espionnage approuvé par la CIA en 1963. Ce faisant, l’agence outrepassait indûment ses fonctions, empiétant le domaine réservé au FBI. La détention prolongée de Nosenko combinée aux méthodes brutales d’interrogatoire – sans aveux significatifs – et à la sévérité des conditions de détention sans aveux significatifs, – en particulier son transfert dans une cellule isolée au centre de formation de la CIA en Virginie – suscitèrent un malaise considérable au sein de l’Agence.

La situation devint tellement controversée qu’en 1967, Richard Helms, alors directeur de la CIA, ordonna une révision complète du dossier, qu’il confia à deux figures éminentes de l’agence, qui demandèrent l’aide de Bruce Solie, un expert du bureau de la sécurité ayant de bons rapports avec Angleton. Solie, après une enquête approfondie, critiqua vivement le traitement réservé à Nosenko, soulignant le manque de professionnalisme avec lequel l’affaire avait été gérée, remettant en question les accusations portées contre lui, réaffirmant la crédibilité des informations fournies par le Russe au cours des années précédentes. Le rapport final de Solie provoqua un choc au sein de la CIA, en particulier pour Angleton, qui avait toujours considéré Nosenko comme un agent infiltré par le KGB.

L’affaire Nosenko connut un développement encore plus dramatique au début des années soixante-dix, lorsque William Colby, directeur de la CIA et adversaire notoire d’Angleton, exprima publiquement son horreur face au traitement réservé à Nosenko, le considérant comme un précédent dangereux pour les libertés civiles. Angleton, quant à lui, ne modifia jamais sa position et réaffirma la nécessité d’agir parfois en dehors des limites constitutionnelles pour garantir la sécurité nationale. Il considérait que, pour contrer efficacement les menaces extérieures – notamment pénétration communiste – un service secret devait avoir la capacité d’opérer de manière discrétionnaire, quitte à franchir les limites légales. Son attitude reflétait la tension fondamentale dans la politique de sécurité américaine de l’époque, entre le respect des libertés démocratiques et la nécessité de se défendre contre des menaces perçues comme extrêmes.

 

Sources

– Michael Holzman, James Jesus Angleton, The CIA, and the Craft of Counterintelligence, University of Massachusetts Press, 2008

– Gérald Arboit, James Angleton, le contre-espion de la CIA, Nouveau Monde édition, Paris, 2007.

 


[1] Agent soviétique qui fut recruté par le NKVD avant même son entrée au MI 6, qu’il infiltra à son profit.

[2] Il devint Premier ministre après le départ de Mussolini et organisa le ralliement de l’Italie aux Alliés.

[3] https://en.wikipedia.org/wiki/Jay_Lovestone.

[4] Officier du KGB ayant fait défection en 1961 et travaillant pour la CIA.

Guerre en Ukraine, missiles Taurus, espionnage russe : l’Allemagne dans l’embarras ?

Guerre en Ukraine, missiles Taurus, espionnage russe : l’Allemagne dans l’embarras ?

Le point de vue de Jacques-Pierre Gougeon – IRIS – publié le 8 mars 2024

Devenu le deuxième soutien militaire de l’Ukraine, l’Allemagne voit sa politique étrangère ébranlée depuis plusieurs entre semaines, entre le rejet du Chancelier Olaf Scholz de livrer des missiles Taurus de longue portée désirés par Kiev et l’espionnage russe d’une conversation confidentielle entre officiers allemands. Comment ces récents épisodes fragilisent-ils la position allemande sur le conflit ? Quelles divergences opposent Paris et Berlin ? Entretien avec Jacques-Pierre Gougeon, directeur de recherche à l’IRIS et auteur de « L’Allemagne, un enjeu pour l’Europe » (Éditions Eyrolles, 2024).

Comment peut-on évaluer l’engagement et l’aide de l’Allemagne pour la défense de l’Ukraine depuis le début de la guerre ?

Si l’Allemagne a pu faire montre d’une certaine hésitation au début de la guerre en Ukraine dans la nature et l’ampleur de son soutien, en dépit d’un discours ferme du Chancelier Olaf Scholz annonçant dès le 27 février 2022 devant le Parlement fédéral « un changement d’époque » et prévoyant la création d’un fonds spécial destiné à équiper l’armée allemande, Berlin est dorénavant le deuxième pays à contribuer à l’aide militaire ukrainienne à hauteur de 17 milliards d’euros, derrière les États-Unis et loin devant la France. Après cette première période où les hésitations étaient largement liées aux débats internes à la coalition et au parti du chancelier, le parti social-démocrate dont une aile était et est toujours marquée par une tradition pacifiste, les choses sont ensuite allées assez vite avec la décision du 26 avril 2022 de livrer des armes lourdes à l’Ukraine, action complétée ensuite par la livraison de plusieurs séries d’armes incluant les puissants chars Leopard 2 et des systèmes de défense antiaérien. Actuellement, l’Allemagne refuse de livrer les missiles Taurus d’une portée de plus de 500 km par crainte que ceux-ci ne puissent atteindre le territoire russe, et même Moscou à partir de la frontière du nord-est de l’Ukraine. Aux yeux des dirigeants allemands, cette situation provoquerait une escalade, voire une cobelligérance. Par ailleurs, selon un récent sondage publié par Der Spiegel du 2 mars 2024, 56 % des Allemands se prononcent contre la livraison de cette dernière catégorie de missiles. Il faut bien mesurer que ces différentes étapes, aussi incomplètes peuvent-elles apparaître aux yeux de certains, marquent la fin de deux tabous en Allemagne. Il s’agit d’abord de la dimension militaire de la politique extérieure, certes parfois acceptée difficilement, comme en 1999 lors de l’engagement de l’Allemagne au Kosovo, toujours avec mauvaise conscience et après des débats violents, mais dorénavant pleinement assumée. Ensuite, la nécessité de livrer des armes lourdes dans un pays en guerre où l’Allemagne avait sévi dans le passé est aussi, selon les circonstances et au cas par cas, reconnue.

Une conversation entre officiers gradés de l’armée allemande, au sujet notamment des missiles Taurus, a été interceptée et diffusée en Russie. Quelles répercussions politiques et géopolitiques peuvent-avoir cette affaire d’espionnage russe en Allemagne ? Pourquoi ces écoutes mettent-elles Olaf Scholz dans une position inconfortable ?

Cette affaire d’espionnage est d’abord grave sur la forme. En effet, elle montre une pratique peu professionnelle de hauts gradés de l’armée fédérale qui utilisent pour leurs conversations ultra-sensibles la plate-forme publique Webex alors que la procédure normale serait au moins d’avoir recours à une ligne cryptée. De la part notamment du commandant en chef de l’armée de l’air, cela peut être même inquiétant et peut laisser présager d’autres « fuites ». Sur le fond ensuite, car l’on peut sous-entendre que contrairement aux affirmations publiques du Chancelier, certains responsables s’interrogent sur une utilisation par les forces ukrainiennes de missiles Taurus, certes en cas de validation politique, et de leur capacité à détruire le pont de Kertch reliant la Russie à la péninsule de Crimée. Dans les deux cas, cela pose un sérieux problème de confiance et de crédibilité, à la fois en interne et auprès des alliés de l’Allemagne.

En quoi la guerre en Ukraine cristallise-t-elle les divergences entre la France et l’Allemagne depuis plusieurs semaines ?

La récente polémique autour de la sortie du président français Emmanuel Macron qui a évoqué une possible augmentation du degré d’ambiguïté stratégique face à la Russie en envisageant – même seulement en réponse à une question de journaliste – une éventuelle utilisation de « troupes au sol » révèle, au-delà du mécontentement du Chancelier qui s’est senti floué alors qu’il avait exprimé son désaccord sur cette approche lors de la réunion des Chefs d’États et de gouvernement, l’absence de consensus stratégique sur la sécurité entre l’Allemagne et la France. De surcroît, Olaf Scholz peut difficilement s’engager sur un tel sujet sans en référer au Parlement fédéral, l’armée fédérale étant « une armée du Parlement ». Une partie de la presse allemande a d’ailleurs vivement réagi aux propos du président français, le Süddeutsche Zeitung lançant le lendemain de la réunion de Paris à l’attention d’Emmanuel Macron qu’il était préférable de « réfléchir avant de parler ». Cette opposition frontale révèle aussi un rejet du côté allemand d’un postulat français. La France, seule puissance nucléaire de l’Union européenne après le départ de la Grande-Bretagne, conçoit du fait de cette situation une forme de leadership sur ce sujet, ce que rejette l’Allemagne. Plus globalement, cette dissonance franco-allemande est le point culminant d’une série de désaccords sur des sujets centraux comme la réforme du marché de l’électricité ou la réforme du pacte de stabilité pour lesquels un compromis a finalement été trouvé, d’ailleurs jugé bancal par les spécialistes des deux sujets. La coopération militaire demeure insatisfaisante, même si le projet d’avion du futur avance lentement, après être resté longtemps enlisé, sort qui plane encore sur le char commun. Quant au libre-échange et plus précisément aux accords signés par la Commission européenne dans ce domaine, comme le Mercosur, le désaccord demeure profond.

La CIA a financé douze bases ukrainiennes à proximité de la frontière russe, révèle le New York Times

La CIA a financé douze bases ukrainiennes à proximité de la frontière russe, révèle le New York Times


William Burns, à la tête de la CIA depuis 2021.

William Burns, à la tête de la CIA depuis 2021. ANNA MONEYMAKER / AFP

 

Le quotidien américain publie un long article très documenté sur le rôle de l’agence d’espionnage américaine en Ukraine depuis 2014.

Depuis dix ans, la Russie mène une guerre en Ukraine. Ses «petits hommes verts» ont d’abord conquis la Crimée, puis financé, armé et entraîné les séparatistes du Donbass. C’est dans la foulée de cette ingérence russe que la CIA – la «Central intelligence agency» américain – a commencé de financer des bases militaires ukrainiennes de renseignement, révèle le New York Times dans une enquête extrêmement fouillée. Ces bases seraient au total au nombre de douze, établies le long de la frontière russe et seraient toujours en activité malgré les bombardements russes.

Le 24 février 2014, quatre jours après l’invasion de la Crimée, Valentyn Nalyvaichenko nommé à la tête du SBU, le renseignement ukrainien, contacte les chefs d’antennes de la CIA et du MI6, l’espionnage britannique. «C’est ainsi que tout a commencé», explique-t-il à nos confrères américains. Les Américains posent des conditions : les Ukrainiens seront aidés et financés, mais ne doivent pas donner des informations qui conduiraient à des morts. Mais le SBU va s’avérer extrêmement efficace. En 2015, le général Valeriy Kondratiuk, alors chef du renseignement militaire ukrainien, le GUR, apporte au chef-adjoint de la CIA une pile de document contenant des informations détaillées sur la conception des sous-marins nucléaires russes.

En 2016, les Ukrainiens lancent une campagne d’assassinats ciblés, malgré les réticences américaines. Ces derniers râlent, mais devant l’efficacité du renseignement ukrainien poursuivent leur soutien. Cette même année, le chef du GUR, Valeriy Kondratiuk, reçoit l’aide américaine pour moderniser ses «antennes», ses capacités d’écoute en échange d’un partage d’informations. La CIA a lancé un programme pour former des agents ukrainiens appelé «opération Goldenfish». Les officiers ainsi entraînés sont déployés dans les bases militaires le long de la frontière russe.

Une collaboration fructueuse

Ce partenariat entre les deux pays comportent un seul défaut : les États-Unis sont formels, ils n’encourageront pas les Ukrainiens à mener des opérations clandestines en Russie. Après avoir essuyé un refus pour une opération sur le territoire russe à Rostov, le général Kondratiuk envoie en Crimée occupée l’unité 2245, une force commando déguisée avec des uniformes russes et entraînée par la CIA. Ils sont repérés, le fiasco est total. «C’est notre guerre et nous devons nous battre», répond le général Kondratiuk après les récriminations de Washington.

Sous la présidence de Donald Trump, et malgré son ambition de renouer avec Vladimir Poutine, les agents ukrainiens passent de 80 à 800 dans les bases financées par la CIA. En 2020, au cours d’une réunion à la Haye, la CIA, le MI6 et les renseignements néerlandais et ukrainiens scellent une entente pour mettre en commun leurs renseignements sur la Russie. Les services britanniques et américains annoncent dès novembre 2021 que la Russie va envahir l’Ukraine. Les dirigeants politiques des deux pays le diront, d’ailleurs, publiquement. Cependant, le gouvernement de Kiev semble ne pas y croire.

Après l’invasion à grande échelle du 24 février 2022, Washington autorise ses agences d’espionnage à aider l’Ukraine dans ses opérations commandos et secrètes. Les localisations de bases militaires russes ou encore des listes de noms sont échangées. La CIA et le GUR ont, preuve de la force des échanges de renseignements, construit deux nouvelles bases.

Espionnage, défections et trahisons au cours de l’Antiquité grecque

Espionnage, défections et trahisons au cours de l’Antiquité grecque

par Giuseppe Gagliano – CF2R – publié le 17 février 2024

Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.

https://cf2r.org/historique/espionnage-defections-et-trahisons-au-cours-de-lantiquite-grecque/


Dans l’arène de l’espionnage contemporain, les techniques d’acquisition du renseignement se diversifient en plusieurs catégories principales.

En premier lieu, il y a la collecte active d’informations par l’emploi d’agents spécialisés et d’équipements technologiques avancés. Elle est complétée par les observations effectuées par les personnel militaires et diplomatiques, qui fournissent chacun des évaluations dans leur domaine de spécialité.

Une deuxième méthode repose sur la divulgation intentionnelle de données par des nations, qui, en choisissant de partager certaines informations, ouvertement ou à travers des voies moins transparentes, visent à influencer la perception publique ou la diplomatie internationale. Cela peut se faire par des déclarations officielles, la presse, ou d’autres moyens de diffusion de masse. En effet, la gestion de l’image publique et le soutien populaire sont essentiels pour l’avancement des objectifs nationaux, nécessitant ainsi l’utilisation des médias et de la rhétorique persuasive, comme l’illustre l’exemple de Mein Kampf d’Hitler, dont l’impact s’étendit bien au-delà de la période de sa publication.

– Les interactions commerciales et industrielles constituent un autre canal par lequel les informations peuvent être collectées ou échangées, tout comme les relations personnelles et culturelles entre individus de différents États.

Les opérations clandestines suscitent également un intérêt particulier, non seulement pour la fascination qu’elles exercent sur les passionnés d’espionnage, mais aussi pour leur rôle critique dans des moments clés de l’histoire, comme les périodes de conflit, où les actions des opérateurs secrets peuvent avoir un impact décisif.

Déjà dans l’Antiquité, les techniques d’espionnage étaient bien développées, avec des explorateurs et des sentinelles employés pour surveiller les mouvements et les stratégies ennemis. Cependant, cette pratique était soumise à des limitations et des défis, comme la précision des rapports et la capacité à interpréter correctement les informations collectées. La capture de prisonniers et leur interrogatoire offraient des méthodes alternatives pour obtenir des données précieuses, tandis que les contacts directs entre ennemis, dans des contextes informels ou lors de négociations, pouvaient apporter des renseignements de manière involontaire.

L’utilisation d’espions, tant dans en interne qu’à l’encontre d’adversaires externes, est un thème récurrent dans les récits historiques, avec des exemples allant des ruses d’Ulysse lors du siège de Troie aux opérations de contre-espionnage plus sophistiquées des cités-États grecques. Ces activités n’étaient pas seulement cruciales pour la collecte d’informations mais reflétaient également les tensions et les divisions internes qui pouvaient être exploitées par des puissances extérieures ou par des factions rivales au sein du même État.

Le rôle des traîtres et des exilés est particulièrement significatif, car ces figures, ayant accès direct à des informations secrètes et souvent sensibles, pouvaient fournir aux ennemis des renseignement qui autrement auraient été difficiles à acquérir. L’évaluation de la fiabilité de telles informations, cependant, présentait des défis complexes, étant donné que les informations pouvaient être manipulées ou déformées selon les circonstances ou les intérêts en jeu.

En conséquence, la prévention de la fuite d’informations sensibles et la gestion du renseignement exigeaient une stratégie attentive et mesurée, qui tienne compte des vulnérabilités internes et des menaces potentielles externes. Dans ce contexte, les décisions concernant le partage de plans militaires ou stratégiques ont toujours été prises avec beaucoup de précaution. L’histoire de l’attaque athénien de la Sicile (414 avant J-C) illustre l’importance de garder secrètes les opérations militaires : en cette occasion, les Syracusains optèrent pour un commandement restreint capable d’agir avec discrétion. Ce choix reflète une profonde conscience du risque que des informations cruciales puissent tomber entre les mains ennemies.

La problématique de l’évaluation de la fiabilité des informations obtenues par l’intermédiaire d’espions, de déserteurs ou de traîtres a été une constante dans les stratégies d’intelligence. Les États étaient confrontés au dilemme de déterminer la véracité des informations reçues, cherchant à vérifier si celles-ci étaient le fruit de tromperies ou de manipulations. L’histoire offre de nombreux exemples où la capacité de discerner la qualité du renseignement a eu un impact décisif sur le sort des batailles et des conflits. La bataille de Marathon (490 avant J-C) et le siège de Syracuse (213 avant J-C) sont – deux exemples où les décisions basées sur le renseignement ont eu des résultats significatifs, positifs comme négatifs.

Dans ce jeu complexe d’espionnage, de contre-espionnage et de désinformation, les figures des traîtres et des exilés occupent un rôle de premier plan. Leur connaissance interne des affaires d’un État ou d’une cité pouvait s’avérer extrêmement précieuse pour les ennemis, mais en même temps, les informations fournies par eux devaient être évaluées avec une extrême prudence. La loyauté de ces individus était souvent ambiguë, et leurs motivations pouvaient varier largement, de la vengeance personnelle à la recherche d’avantages politiques ou économiques.

Pour atténuer les risques associés à la fuite d’informations, les cités grecques et d’autres États de l’Antiquité adoptaient des mesures de sécurité, comme la limitation de l’accès aux informations et la conduite d’opérations en secret. Ces précautions étaient essentielles pour protéger les plans stratégiques et maintenir un avantage sur l’ennemi. Cependant, malgré ces mesures, la possibilité que des informations sensibles soient divulguées restait une menace constante, reflétant la nature intrinsèquement vulnérable des sociétés humaines à l’espionnage sous toutes ses formes. L’évolution des techniques de renseignement et de contre-espionnage, ainsi que la complexité des relations internationales, soulignent leur importance dans la conduite des affaires étatiques, avec des implications qui s’étendent bien au-delà du champ de bataille, influençant la politique, l’économie et la société dans leur ensemble.

Suite à la révolte de 445 avant J.-C., les mesures prises pour contrer la menace de rébellions comprenaient l’obligation pour les citoyens de Chalcidique de prêter serment, les obligeant à dénoncer toute conspiration révolutionnaire. C’est un exemple de la manière dont les sociétés antiques cherchaient à se protéger des insurrections internes par la vigilance collective et la responsabilité partagée.

Par ailleurs, la sécurité des sites stratégiques, tels que les arsenaux et les chantiers navals, était une priorité absolue. Pendant l’ère hellénistique, Rhodes adopta des mesures particulières pour protéger ses chantiers navals, illustrant le risque que représentaient espions et saboteurs. Il est également probable que la base navale athénienne sur le promontoire du Pirée était étroitement surveillée, avec des accès strictement contrôlés. La vigilance de Démosthène, gardien de la démocratie athénienne, est mise en évidence par l’épisode où il captura un homme qui avait promis à Philippe de Macédoine d’incendier les chantiers navals, ce qui aurait pu compromettre la capacité navale d’Athènes.

La censure des communications était un autre outil utilisé pour prévenir la diffusion d’informations. Énée le Tacticien recommandait qu’aucune lettre émise ou destinée aux exilés ne soit envoyée sans être examinée par des censeurs, démontrant une tentative de contrôler les informations pouvant alimenter le mécontentement ou la révolte. Les villes fermaient leurs portes la nuit afin de garantir leur sécurité, et même pendant la journée, des contrôles étaient effectués. L’exemple de la censure perse le long des grandes routes de l’empire – si précise qu’elle poussa Histiée[1] à recourir à l’expédient de tatouer un message sur la tête d’un esclave – illustre les extrêmes auxquels on pouvait aller pour s’assurer que les communications critiques restent secrètes.

La présence de gardes sur les routes et l’utilisation de passeports ou de permis de voyage indiquent aussi que les mouvements de personnes pouvaient être étroitement surveillés, dans le but de limiter la diffusion d’informations entre différentes régions ou cités-états.

Bien que certains espions, déserteurs, ou exilés aient pu être mus par des motivations patriotiques ou idéologiques, les communautés de l’Antiquité ne reconnaissaient pas ces actes comme dignes de louange, mais bien comme des trahisons.

Comme l’a souligné H. Wilensky[2], une trop grande importance accordée à la protection du secret peut nuire à la capacité d’élaborer des stratégies et d’interpréter correctement les informations. Paradoxalement, les sources d’information les plus fiables pour les organisations en compétition sont souvent celles non secrètes, qu’il est possible de recouper et qui renforce l’idée que les actions « ouvertes » de l’adversaire peuvent offrir les indices les plus précieux et fiables.

La leçon tirée de l’Antiquité par des experts modernes comme Wilensky, est que la qualité des informations et la capacité à les interpréter correctement sont plus importantes que la simple accumulation de données secrètes. La transparence des actions et la visibilité des politiques publiques peuvent servir non seulement à renforcer la confiance au sein d’une communauté ou entre alliés mais aussi à fournir une base plus solide pour l’évaluation des intentions et des capacités ennemies.

Ainsi, dès l’Antiquité, l’analyse du renseignement et la protection du secret étaient déjà des exercices complexes et multifacettes. L’efficacité des mesures prises afin d’y faire face ces stratégies était inévitablement limitée par la nature humaine et la complexité des relations sociales et politiques. La confiance et la loyauté pouvaient être compromises, et des traîtres ou des déserteurs pouvaient agir contre leurs propres États ou communautés, ce qui nécessitait une vigilance et une précaution continues.

L’histoire de l’espionnage et du contre-espionnage dans l’Antiquité grecque, ainsi que dans les époques suivantes, montre que la lutte pour l’information est une constante dans les relations humaines, influençant le cours des événements autant que les forces armées ou la diplomatie. Les stratégies adoptées pour protéger les secrets et acquérir des informations sur les ennemis reflètent un équilibre délicat entre le besoin de sécurité et la promotion d’une société ouverte et informée.

Ainsi, l’histoire offre des leçons précieuses pour le présent. Bien que la technologie et le contexte géopolitique aient changé, les principes fondamentaux de la gestion du renseignement, la valeur des informations ouvertes et la compréhension des motivations humaines restent pertinents.


[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Histiée

[2] https://en.wikipedia.org/wiki/Harold_Wilensky

Près de Perpignan, Marco* raconte ses années au service de l’espionnage français

Près de Perpignan, Marco* raconte ses années au service de l’espionnage français

par Célia Lespinasse – Made in Perpignan – publié le 16 janvier 2024

https://madeinperpignan.com/perpignan-marco-raconte-ses-annees-au-service-de-lespionnage-francais/


Ils agissent dans l’ombre au nom de l’État français. Rattachée au ministère des Armées, la DGSE (Direction générale de la Sécurité extérieure) est le service secret. « Une grande boutique », comme aime l’appeler Marco*. Autrefois, il faisait partie des agents du Service Action, une unité militaire top secrète. Ce Perpignanais profondément amoureux de son pays nous dévoile son parcours sans détour.

Marco est entré dans l’armée par la petite porte. À seulement 17 ans, il fait ses armes au sein d’une unité parachutiste, déjà affiliée à des missions particulières. « J’avais déjà réalisé mon rêve, le reste ce n’était que du bonus. Je me souviens de cette fierté quand je suis sorti de l’école des troupes aéroportées (ETAP) et qu’on m’a remis mon brevet de parachutiste. Pour moi, j’avais réussi ma vie », confie l’ex-militaire« J’ai des brevets qui font rêver les soldats de l’armée française et pourtant je regarde toujours mon premier brevet de parachutiste avec les yeux qui brillent. » 

Agent secret, un rêve devenu réalité

Après avoir servi dix années comme parachutiste, le jeune soldat se rêve agent du Service Action de la DGSE. Certaines unités des forces armées sont spécifiquement dédiées aux opérations de la Direction générale de la sécurité extérieure. Ces unités viennent piocher au sein des différents corps de la Défense nationale, des profils qui les intéressent. Une première sélection qui fait l’objet de tests pointus. Rien n’est laissé au hasard : psychologie, mémorisation, culture générale, aptitudes physiques…

Ces tests fournissent des informations sur les capacités des volontaires, à réaliser des missions en quasi-autonomie, y compris au niveau de la prise de décision. Les nouvelles recrues ont des capacités en langue, des connaissances en géopolitique et savent manier du matériel de communication complexe. 

Quand l’agent Marco intègre l’unité spéciale de Perpignan

« J’ai voulu intégrer une unité du Service Action de la DGSE, ce qui s’est fait par le biais d’une demande très particulière, une mutation spécifique. La particularité de l’unité de Perpignan c’est qu’il n’y a pas d’écusson bleu, blanc, rouge sur votre épaule. Il s’agit d’une unité clandestine. Il n’y en a que trois en France. »

L’unité de Perpignan intervient sur des théâtres d’opérations aux quatre coins du monde, de l’Arctique, à la jungle, en passant par le désert. Elle est dirigée par le directeur général de la DGSE, qui prend ses ordres directement du chef de l’État. « J’ai passé les tests et j’ai été reçu », raconte Marco. « Mais ce n’est pas parce qu’on a réussi les tests qu’on va y rester ! » Malgré une formation déjà très longue et éprouvante, les recrues remettent le couvert pendant un cycle d’une année complète, afin d’acquérir tous les savoir-faire pour servir cette unité hors norme.

Durant 365 jours, les soldats sont démilitarisés et surentrainés. « On conserve tout leur savoir-faire mais on les démilitarise dans leur posture. Lorsque l’on vous envoie quelque part, il faut que vous soyez invisible. Lorsque l’on est militaire, on est souvent trahi par une assise particulière. » En clair, exit l’image d’un homme au crâne rasé, parfois bourru et toujours en alerte.

Les limites de l’espionnage sans cesse repoussées

L‘ensemble des protocoles inculqués aux futurs agents leur permet de travailler dans un pays, sans apparaître suspects aux yeux de leurs interlocuteurs sur le terrain. Ces derniers doivent agir de manière calme, posée et être certains que leur action n’a pas été décelée. « C’est un apprentissage qui permet d’évoluer dans un pays avec une légende, avec un prétexte, mais pour quelque chose. Plus précisément, on nous demande de réaliser la mission avec la certitude de ne pas avoir été découvert. » 

Marco a réalisé de nombreuses missions en solo ou en petite équipe, dans un pays qu’il ne connaissait pas. « Il est impossible de tomber dans la paranoïa, qui est dangereuse. Lors de nos stages de formation, nous avons des mises en situation très proches de la réalité. Nous gardons le contrôle sur tout. » Tous les domaines dans lesquels les agents sont amenés à évoluer sont proposés lors des modules de stages. « Il est essentiel d’acquérir un socle de connaissances solides pour éviter de se retrouver dans des situations par méconnaissance des us et coutumes d’un pays étranger », poursuit-il.

Les agents participent à des séances d’entraînement qui n’existent pas dans l’armée française. « On s’entraîne à balles réelles »,  souffle l’agent. « Toutes les limites réglementaires qui sont mises dans l’armée, nous sommes capable de les repousser. » Au risque de décevoir les fans, les gadgets à la James Bond n’existent pas vraiment. « Nous avons ce qui se fait de mieux en termes de tenue d’armement et de transmission. Ce ne sont pas des gadgets mais un équipement très spécifique que l’on adapte sur du matériel qui n’existe nulle part ailleurs. » 

« Dans ce métier, la peur est présente »

À partir de la mission qui leur est confiée, les agents élaborent dans les moindres détails les étapes de leur intervention. Ils sont les seuls concepteurs de leur mission, qui est présentée en amont au patron du Service Action et « des personnes ayant le besoin d’en connaître », à Paris. « Ce qui est important dans ces opérations, c’est de conserver l’initiative. Tout ce que vous devez faire a une importance, car le diable se cache dans les détails. »

Selon Marco, chaque décision peut avoir, par effet papillon, des conséquences catastrophiques. « Une phrase de trop, un mauvais comportement et vous êtes repéré. Si c’est le cas, la cavalerie ne viendra pas vous chercher », prévient l’agent. En fin de compte, le temps passé à nourrir sa légende, à construire son personnage est tout aussi important que le temps consacré à l’action. 

« On rentre dans cette unité parce que c’est profondément ancré dans notre ADN », assure Marco. Les agents doivent être créatifs et imaginatifs afin de répondre aux cas non conformes et d’élaborer les scénarios d’entrée et de sortie de leur mission. « À l’issue de la présentation d’une mission, il y a quand même une moulinette derrière, les gens qui décident de ces opérations veulent avoir des garanties. On engage l’État français, les membres de son équipe et sa propre vie. Il y a beaucoup de choses à prendre en compte et c’est ça qui est stimulant », jubile l’agent. 

« Dans ce métier, la peur est présente. Une personne qui n’a peur de rien, soit elle est folle, soit c’est une mythomane. Dans les deux cas, je ne travaillerais pas avec elle. » Bien souvent, Marco et ses équipiers ont craint ne pas revenir au complet d’une opération. Mais, d’après l’ex-agent, aucun métier ne mérite d’y laisser la vie. C’est une vocation, qui, dans le cas du militaire est née très tôt, lorsqu’il était âgé de six ans. « Le cousin de mon père était adjudant-chef dans une unité parachutiste. Un jour, il est passé nous voir en tenue camouflée avec un béret rouge, il rentrait de mission. Je m’en souviens comme si c’était hier, ça m’a fait un choc, je me suis dit je veux faire ça ! »

« Chaque départ en mission est un vrai dilemme »

Marco a toujours veillé à ne pas s’enfermer dans une caricature de militaire. Au sein de son unité, il a travaillé avec « des gens bien dans leurs pompes », bien en famille. « On est tous des papas, des maris aimants. Mais on a quelque chose à l’intérieur, qui nous dit qu’à un moment donné on est capable de quitter nos proches. » Ils s’écoulent parfois des mois sans que les agents aient la possibilité de donner des nouvelles à leur famille. « Des fois on a de la chance, on assiste aux naissances, puis des fois on rentre de mission et le gamin a déjà fait ses premiers pas et il ne reconnaît pas son père (…). J’ai eu la capacité d’hypothéquer la santé psychologique de ma femme et de mes enfants. »

« J’ai une épouse particulière. Elle est très forte, je n’aurais pas pu le faire sans elle », confie Marco. D’après l’agent, son métier s’adresse davantage aux célibataires. « D’un côté, c’est un métier de rêve parce qu’on s’éclate ! Quand on sait qu’il y a une mission qui se trame, on veut tout de suite la faire ! Mais quand vous vous dites ça, vous avez une boule à l’estomac car vous pensez à votre famille. Chaque départ en mission est un vrai dilemme. » Quand il annonce à son épouse qu’il va partir, Marco décèle la peur dans son regard. 

Bien que les agents connaissent leur mission sur le bout des doigts, ils ne sont pas l’abri d’un évènement impromptu. Les choses peuvent rapidement prendre une mauvaise tournure. « La nature de la mission, ce que l’on y fait, le pays où l’on travaille, nos proches ne sont pas au courant. » Les opérationnels sont placés dans une sphère hermétique et opaque pour protéger l’État français, leur famille et eux-même. « C’est important dans un monde où tout se sait et où tout se photographie. Il faut maintenir ce bouclier, c’est la seule garantie que l’on a de ne pas se retrouver en difficulté par rapport à la mission. » 

Une cellule familiale pulvérisée

En plus de leur identité de mission, les agents ont un pseudonyme interne, ce qui peut mener à des situations incongrues. « Il y a quelques années, mon épouse a retrouvé une amie d’enfance, qui elle aussi est mariée à un agent de la citadelle. Son nom ne me disait rien évidemment. Elle a décidé d’organiser un dîner. Quelle fut ma surprise quand je me suis retrouvé nez à nez avec mon adjoint ! », se remémore Marco.

Pendant des mois, les opérationnels vivent dans la démesure. Une vie souvent en décalage avec les problèmes du quotidien vécus par leurs proches, restés en France. « En fin de compte, on pulvérise la cellule familiale quand on s’en va et on la pulvérise quand on rentre », avoue Marco. Quand son épouse lui explique ses problèmes du quotidien, qui lui pèsent, l’agent se demande bien de quoi elle parle. « Moi je n’ai pas vécu ça, rester en vie chaque jour, c’était une performance. Mais ce décalage ramène sur Terre », assure-t-il. 

Marco s’est marié quand il est arrivé à Perpignan. Sa femme ne lui a jamais demandé d’arrêter, même si elle en avait envie tous les jours. Après dix années passées au Service Action, l’agent a choisi sa famille. « Prendre des décisions, c’est ce qui fait la qualité de l’être humain. Choisir c’est renoncer. À un moment donné, il y a un combat en interne qui se fait. » Une décision loin d’être anodine, au vu de l’investissement et des sacrifices réalisés pour servir cette unité à part entière. « Finalement, c’est ce que ma femme méritait. »

*prénom d’emprunt.