Nommé à la tête de l’état-major des forces armées russes en 2012 et responsable, à ce titre, de la planification de l’annexion de la Crimée [mars 2014] et de l’offensive lancée contre l’Ukraine [février 2022], le général Valeri Guerassimov se fait très rare depuis quelques mois, au point que les doigts d’une main suffisent pour compter ses apparitions publiques. Et cela ne peut que faire courir les rumeurs à son endroit.
Désigné par le président russe, Vladimir Poutine, pour remplacer le général Sergueï Sourovikine [surnommé le « général Armageddon »] à la direction des opérations en Ukraine, en janvier 2023, le général Guerassimov a fait édifier une solide ligne défensive qui a mis en échec la contre-offensive lancée par les forces ukrainiennes en juin dernier et permis à l’armée russe de réaliser des gains territoriaux limités.
Début janvier, à la suite d’une attaque ukrainienne contre un centre de commandement en Crimée, des bruits sur le décès du général Guerassimov ont été répandus par Kiev. Puis, ce haut responsable militaire russe n’ayant plus été vu en public depuis près d’un mois [sa dernière apparition remontait au 29 décembre, ndlr], la rumeur a pris de l’ampleur, sans être à aucun moment démentie par le Kremlin, contrairement à ce qu’il avait fait pour l’amiral Viktor Sokolov, dont la mort avait été annoncée après la chute d’un missile sur le quartier général de la flotte de la mer Noire, le 22 septembre.
Finalement, le général Guerassimov a refait surface le 21 février, lors d’une inspection des troupes ayant pris part à la prise de ville ukrainienne d’Avdiïvka. Des images ont été diffusées par le ministère russe de la Défense, via le réseau social VK.
Cela étant, une rumeur en chasse une autre. La dernière en date avance que le général Guerassimov aurait été démis de ses fonctions. Si les bruits précédents à son sujet ne reposaient sur aucune preuve tangible, ce n’est pas le cas cette fois-ci.
En effet, des documents paraphés par le colonel-général Viktor Poznikhir, promu le 19 février, auraient été publiés sur le portail d’informations juridiques de la Fédération de Russie [ce qui ne peut pas être vérifié, faute d’accès au site Internet en question, ndlr]. Or, il les a signés en qualité de « chef d’état-major par intérim des forces armées ».
S’agit-il d’une nouvelle tentative de manipulation ? Le général Guerassimov, 68 ans, n’est-il plus en mesure d’occuper ses fonctions ? A-t-il été limogé ? Si tel est le cas, pourquoi le colonel-général Nikolaï Bogdanovsky, son second depuis juin 2014, ne le remplacerait-il pas, même temporairement ? Enfin, si cette rumeur est confirmée, qui dirige actuellement les opérations russes en Ukraine ?
Par ailleurs, aucun décret relatif à la nomination du colonel-général Poznikhir à la tête de l’état-major des forces russes et signé par M. Poutine n’a été publié. Cependant, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a récemment admis qu’il existait des « décrets secrets » qu’il ne pouvait pas commenter publiquement. L’un d’eux aurait d’ailleurs concerné le limogeage de l’amiral Nikolaï Evmenov, le chef de la marine russe. Limogeage que les autorités russes n’ont pas démenti…
J’ai pris pour habitude de présenter la genèse de mes livres au moment de leur publication. Cet exercice me paraît d’autant plus nécessaire que le sujet est sensible. Je m’attends donc à perdre des amis, ce qui est dommage, ou, c’est moins grave, me faire insulter par des militants qui jugeront que je suis trop complaisant avec Israël et l’action de son armée ou inversement que je suis trop critique. L’expérience du commentaire de la guerre en Ukraine m’a d’ailleurs appris que ces insultes totalement contradictoires pouvaient survenir simultanément. L’embrasement n’est pas un livre militant et je n’y soutiens pas vraiment de thèse politique. J’y fais simplement ce que je fais depuis vingt ans, c’est-à-dire de l’analyse opérationnelle dans un cadre dit politico-stratégique.
Vingt ans, cela correspond au premier travail qui m’a été demandé de faire en 2004 alors que je prenais mes fonctions d’officier en charge d’analyser toutes les opérations en Asie et plus particulièrement au Moyen-Orient. Je faisais le retour d’expérience de nos propres engagements dans la région, à l’époque au Liban et en Afghanistan, mais le plus gros de mon travail consistait à étudier les « guerres d’Israël » d’un côté et celles des Américains en Irak et en Afghanistan. Depuis je n’ai jamais cessé de le faire à travers mes affectations suivantes, au cabinet du chef d’état-major des armées et comme directeur de domaine à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire. J’avais déjà eu l’occasion de réunir dans des livres mes travaux sur la guerre en Irak de 2003 à 2008 (Irak-Les armées du chaos, chez Economica) puis sur la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah (Israël contre le Hezbollah, aux Editions du Rocher) mais pas encore sur le conflit entre Israël et les organisations palestiniennes, et particulièrement le Hamas. Je me suis engagé dans cet exercice à l’occasion de la nouvelle guerre déclenchée par l’horrible attaque terroriste du 7 octobre. Ce qu’il faut retenir c’est qu’il s’agit d’une analyse militaire et non d’un pamphlet politique et je dis ça surtout pour tout ceux qui vont m’interviewer en espérant qu’ils ne se contenteront pas de me demander si j’ai une solution aux conflits dans le monde arabo-musulman, façon OSS 117.
Pour expliquer maintenant comment j’ai procédé, je reprends maintenant largement le propos introductif du livre. Je me suis d’abord posé la question du cadrage du propos. Il paraissait difficile de de se contenter de décrire la série de conflits entre Israël et le proto-Etat Hamas depuis 2005 sans décrire les racines et le contexte à l’origine de l’esprit et des méthodes de chaque camp. Pour bien expliquer les choses, il faut même remonter bien avant l’existence du Hamas. Concrètement, dès sa création Israël a dû faire face à deux types d’ennemis : les États voisins et des organisations armées que l’on qualifiera d’« irrégulières », depuis les groupes plus ou moins organisés de fedayin dans les années 1950-1960, groupes de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) puis groupes islamistes. Ces deux types d’ennemis sont très différents, mais comme Israël n’a pas les moyens de s’offrir deux armées différentes cela a nécessité de trouver une pratique, c’est-à-dire des capacités militaires et un mode d’emploi, compatibles avec les deux menaces. La menace des États arabes étant d’abord prédominante, c’est d’abord elle qui a engagé la culture stratégique israélienne dans une voie dont il a été de plus en plus difficile de sortir avec le temps, d’autant plus qu’elle a été souvent accompagnée de succès.
Pour faire simple, les groupes palestiniens feront les frais dès les années 1940 d’une vision des choses où il apparaît indispensable aux Israéliens menacés sur un petit territoire de frapper l’ennemi très vite et très fort, avant même si possible la concrétisation de la menace. Il ne s’agissait pas de détruire les États arabes, ni de les obliger à négocier une paix impossible, mais de les dissuader de recommencer. Comme me l’expliquait un officier israélien « Quand on ne croit pas à la paix, on est obligé de croire en la sécurité ». Plus exactement, la paix israélienne a coïncidé avec le fait de ne pas être attaqué ou même menacé. Israël a finalement fait la paix avec plusieurs États arabes, mais a continué à appliquer cette vision des choses aux organisations armées qui lui faisaient face, d’abord en périphérie puis à l’intérieur des territoires occupés. Tout cela fait l’objet des deux premiers chapitres, Laboratoire du chaos et Intifada.
Et puis est apparu un phénomène nouveau avec l’effacement des États et la montée en puissance d’organisations armées territorialisées. Les deux phénomènes sont liés. Le Hezbollah s’est développé en opposition à l’occupant israélien au sein d’un Liban faible, mais pour beaucoup d’Israéliens c’est aussi un État affaibli ou faible devant les États-Unis qui a accepté la territorialisation en Cisjordanie et à Gaza de l’OLP sous forme d’Autorité palestinienne, entité politique à la fois opposante et partenaire. Dans cette situation complexe, l’État israélien décide de sortir du bourbier libanais mais aussi de Gaza, en croyant maintenir la menace à distance grâce à la barrière de défense et une puissante force de frappe. Ce faisant les Israéliens ont échangé des bourbiers contre un destin de Sisyphe condamné à recommencer éternellement la même petite guerre. Les chapitres Pluies d’été, Tondre le gazon, Nouveau round, Le retour des combats et Neuf ans, sont comme autant de rochers portés au sommet par un Sisyphe israélien et retombant toujours en bas de la colline dans la foulée. La différence avec le mythe grec est qu’Israël se sentait suffisamment fort pour pouvoir faire cela éternellement sans trop en souffrir.
Cet exercice que l’on croyait établi pour l’éternité, cette sécurité minimale au lieu de la paix, n’a finalement duré que dix-sept ans, et s’il y a bien une première leçon stratégique à apprendre est bien que les périodes stratégiques, ces moments où les règles du jeu international sont bien connues et respectées, durent rarement plus d’une génération et qu’elles ont souvent une fin brutale. La journée du 7 octobre 2023 est donc une coupure épistémologique, une rupture, une surprise stratégique, comme on veut pourvu que l’on comprenne que les règles du jeu ont changé d’un coup. L’ouvrage bascule alors dans le commentaire de l’histoire immédiate en revenant bien sûr sur Le choc du 7 octobre 2023 et en décrivant les premières réactions israéliennes,Fureur, puis la campagne de conquête toujours en cours en cette toute fin d’année 2023, Le fer de l’épée. On y verra que quand on ne sait pas quoi faire on se contente de faire ce que l’on sait faire parfois seulement en augmentant les doses. On change d’ailleurs d’autant moins que l’on a un peu contribué à l’apparition des problèmes que l’on doit résoudre, comme Benjamin Netanyahou au pouvoir presque sans interruption de 2009 à aujourd’hui, non que ce soit le gouvernement israélien qui ait créé le monstre du Hamas, mais que celui-ci par la détestation qu’il suscitait dans le monde et sa rivalité avec le Fatah paralysait le mouvement palestinien. L’embrasement se conclut avec un Bilan et absence de perspectives aussi mince que ces dernières. Un historien est excellent pour prédire le passé, mais comme tout le monde ne peut pas faire grand-chose surtout pour une chose aussi complexe que la guerre, l’affaire humaine sans doute la plus incertain par ses interactions multiples et violentes.
Comme disait Paul Veyne, un historien est d’abord quelqu’un qui raconte une histoire en commençant par le début et en finissant par la fin selon les bons conseils du Roi dans Alice au pays des merveilles, c’est-à-dire chronologiquement. Un militaire est quelqu’un qui analyse les choses de son métier le plus froidement possible alors qu’il est surtout question de morts et de souffrances. En combinant les deux, il s’agit d’abord dans cette suite de chapitres d’une description de l’évolution des pratiques des uns et des autres, et même des uns en opposition des autres. Il est donc nécessaire d’introduire au fil de l’histoire des concepts – la pratique militaire, la distinction guerre-police, les niveaux tactiques, le courbe de stress organisationnel, etc. – permettant de mieux appréhender cette évolution. Elle permet aussi de couper les montées et descentes sinon toujours identiques de Sisyphe. Ces évolutions militaires sont, on le verra, largement spécifiques à ce théâtre d’opérations, mais souffrent parfois de comparaisons utiles avec des situations techniquement comparables, comme les guerres en Irak et en Afghanistan.
La guerre est aussi chose politique, et c’est même ce qui le différencie de la mission de police, l’autre emploi possible de la force légitime. On ne peut donc déconnecter complètement l’action militaire de son contexte politique ne serait-ce que par cette action militaire a pour but justement et normalement de changer ce contexte politique. Je dis bien normalement, car s’il s’agit au contraire de ne pas changer de contexte politique on se trouve plutôt et on y revient dans la recherche de la sécurité et donc au bout du compte une mission de police. On parlera donc de politique en amont et en aval de l’action militaire, le cœur du sujet, pour remarquer combien celle-ci dans les deux camps est au moins autant une politique intérieure où il faut tenter résoudre des tensions internes par une crise externe. Henri Kissinger disait qu’Israël n’avait pas de politique extérieure mais seulement une politique intérieure. On verra combien cela est vrai, surtout depuis qu’Israël est passé de David à Goliath, et on sait que Goliath derrière sa force herculéenne souffrait aussi de maux internes dus à son acromégalie, dont une très mauvaise vue. Mais cela est vrai aussi pour les organisations palestiniennes, souvent corrompues, en conflit permanent pour le leadership entre elles et même à l’intérieur de chacune d’elle. Rien qui puisse contribuer à la stabilité de ce monde. Tous sont condamnés comme dans une tragédie grecque ou comme dans la série israélienne Fauda (chaos) à s’affronter pour des raisons aussi valables qu’incompatibles au cœur d’une arène dont personne ne peut sortir.
L’an passé, la livraison potentielle de chars de combat occidentaux à Kiev était au centre des débats, en raison des hésitations de l’Allemagne, dont le feu vert était nécessaire pour permettre à certains pays, dont la Pologne et la Finlande, de céder une partie de leurs Leopard 2 à l’armée ukrainienne.
Pour le chancelier allemand, Olaf Scholz, il fallait agir en « étroite concertation » avec les États-Unis avant de prendre une décision à ce sujet. Mais l’annonce de la livraison d’engins blindés AMX-10 français à l’Ukraine fit bouger les lignes car, peu après le Royaume-Uni se décida à en faire autant avec 14 de ses chars Challenger 2 [soit l’équivalent d’un escadron]. Puis l’Allemagne céda à son tour et alla jusqu’à encourager la formation d’une « coalition Leopard » pour l’Ukraine. De même que les États-Unis, qui acceptèrent de céder 31 M1A1 Abrams SA [Situationnal Awareness].
Cependant, malgré une demande de Kiev, soutenue par certains experts des relations internationales, considérant sans doute le classement de l’institut Kiel comme l’alpha et l’oméga de l’aide militaire fournie à l’Ukraine, la France refusa de se séparer d’une partie de ses 200 chars Leclerc. À raison.
En effet, livrer des chars est une chose… Mais encore faut-il former leurs futurs équipages, tant au niveau technique que tactique, s’assurer de l’approvisionnement en munitions et prévoir le maintien en condition opérationnelle [MCO]. Évidemment, faire cohabiter plusieurs modèles de chars, même s’ils sont conformes aux normes de l’Otan, ne peut que compliquer l’équation.
Ainsi, l’aide militaire américaine [31 milliards de dollars] étant bloquée au Congrès, le soutien des M1A1 Abrams SA, dont au moins deux exemplaires ont été perdus, devient très compliqué. Celui des Leopard A1A5 et Leopard 2 l’est déjà, comme l’a fait savoir, le député allemand Sebastian Schäfer [Alliance 90/Les Verts]. En janvier, celui-ci a en effet déploré une pénurie de pièces de rechange et l’insuffisance de la formation des techniciens ukrainiens, dont les tentatives de réparations ont parfois entraîné des dommages supplémentaires aux chars qu’ils étaient censés remettre en état.
L’emploi des 14 Challenger 2 s’avère également compliqué. Déjà, contrairement à ses homologues occidentaux, le char britannique est doté d’un canon rayé de 120 mm [le L30A1], lequel n’est pas compatible avec les munitions de 120×570 mm au standard Otan.
Selon un reportage du quotidien britannique The Sun sur une unité de la 82e brigade d’assaut aéroportée de l’armée ukrainienne, le Challenger 2 est très précis, grâce à son canon mais surtout à son système de conduite de tir. En outre, il peut toucher une cible à une distance supérieure à 4 km.
Mais il présente quelques défauts, à commencer par un rapport poids/puissance inférieur de 30 % par rapport aux chars T-80 de conception soviétique. Affichant une masse de 64 tonnes, son groupe motopropulseur [GMP] de 1200 ch n’est pas assez puissant [à masse équivalente, le Leopard 2 et le M1A1 Abrams disposent chacun d’un GMP développant 1500 ch, ndlr]. Et cela joue sur sa mobilité. « Il reste coincé dans la boue parce qu’il est trop lourd », a confié un officier ukrainien au Sun.
Aussi, les Challenger 2 ukrainiens sont rarement utilisés pour du combat « char contre char »… En revanche, ils sont sollicités dès qu’il s’agit de détruire des casemates, de soutenir les « charges » de l’infanterie ou de « terrifier les troupes ennemies ».
« Le principal problème des Challenger 2 sur le champ de bataille est un commandant qui ne comprend pas pourquoi ils ont été conçus et qui ignorent leurs avantages et leurs inconvénients », a résumé le chef d’escadron « Kayfarick » dans les pages du Sun.
Lors de la contre-offensive lancée en juin 2023, un seul Challenger 2 a été perdu au combat. Touchés, deux autres ont pu être réparés. Cependant, le MCO peine à suivre, car sur les 14 exemplaires livrés, 7 sont encore opérationnels.
« Cinq sont tombés en panne et les pièces de rechange mettent parfois des mois pour arriver de Grande-Bretagne », a confié « Kayfarick ». Et d’insister : « Il faut beaucoup de temps pour obtenir des pièces de rechange. La logistique est très complexe, tant de notre côté que des Britanniques ». Les patins des chenilles, les composants de la tourelle, les systèmes de visée « ne durent pas longtemps », a-t-il déploré.
Outre les soucis logistiques, l’escadron ukrainien manque de techniciens qualifiés pour maintenir les Challenger 2 en bon état. Par ailleurs, afin de se prémunir des munitions téléopérées russes [le seul exemplaire perdu au combat a été victime d’un drone « Lancet »], les équipages ont installé, à leurs frais, des cages de protection sur deux de leurs chars.
Les huit points clés de l’assistance militaire de la France à l’Ukraine (2/2)
OPINION – « Le Gouvernement peut, de sa propre initiative (…), faire, sur un sujet déterminé, une déclaration qui donne lieu à débat et peut, s’il le décide, faire l’objet d’un vote sans engager sa responsabilité ». C’est sur ce fondement constitutionnel (art. 50-1) qu’un débat aura lieu mardi 12 à l’Assemblée nationale et mercredi 13 au Sénat sur la situation en Ukraine à la suite de la signature le 16 février d’un accord bilatéral de sécurité avec l’Ukraine. A cette occasion, le groupe Mars propose une réflexion en huit points sur notre assistance militaire à l’Ukraine. Après la publication du premier voler lundi 11 mars, voici le second ce mardi. Par le groupe de réflexions Mars.
Qui croit encore que l’Ukraine puisse reconquérir par les armes le territoire perdu depuis dix ans ? A l’inverse, quoi qu’en disent certains, l’OTAN n’a ni vocation, ni envie, ni même les moyens (hors improbable engagement américain) d’intervenir aux côtés des forces armées ukrainiennes (FAU) pour rétablir une situation tactique compromise. C’est pourquoi des voix commencent à s’élever outre-Atlantique pour négocier un armistice durable, débouchant à terme sur une paix de compromis. Certains appellent cela « a Pay for Peace Strategy » qui pourrait reposer sur un accord transactionnel négocié par les Américains consistant par exemple à aider à la reconstruction économique des deux belligérants via la reprise des livraisons à l’Europe des hydrocarbures russes en échange d’un retrait des troupes d’occupation. Il est vrai que la guerre et l’UE ont sauvé la production américaine de gaz de schiste, mais les besoins sont tels qu’il y a de la place pour tout le monde.
Cela fait à vrai dire des mois que la presse mainstream américaine envoie des messages pour prévenir d’un prochain changement d’attitude. Mais la position de l’administration Biden n’est pas encore fixée sur le sujet, et rien ne sera fait pour que le camp républicain puisse lui imputer une seconde défaite stratégique après la chute de Kaboul. Mais, en dehors des idéologues néo-conservateurs qui ne sont plus aussi influents qu’il y a vingt ans, les Américains ont le pragmatisme des « boutiquiers » (pour reprendre le mot de Napoléon à propos des Britanniques) : « it’s the economy, stupid ! », martelait le candidat Clinton. Ils ont sans doute cru en 2022 que l’économie russe s’effondrerait. Comme cet objectif semble aujourd’hui inatteignable, les États-Unis se contenteront d’avoir durablement vassalisé l’économie européenne dans les secteurs stratégiques de l’énergie et de la défense. Mais ils ne veulent à aucun prix d’un effondrement russe qui profiterait à la Chine.
Tout volet économique devrait être accompagné d’un volet stratégique consistant par exemple pour la Russie à accepter l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN en échange de la reconnaissance par l’Ukraine de la souveraineté russe sur la Crimée.
L’historien objectera malgré tout que l’équilibre des puissances en Europe exige parfois le maintien de certains territoires « tampon » en dehors du contrôle des empires. De manière emblématique, il est intéressant d’observer que le choix de Bruxelles comme capitale européenne n’est pas étranger au statut de neutralité de la Belgique, héritière des Pays-Bas espagnols, puis autrichiens avant d’être absorbés dans l’empire napoléonien, exigé par le congrès de Vienne en 1815.
Faut-il chercher à l’autre bout du monde un modèle à suivre ? Une dépêche AFP du 29 février nous apprend que « la Papouasie-Nouvelle-Guinée, qui a longtemps eu des relations difficiles avec l’Indonésie, a ratifié un accord de défense avec son voisin, près de 14 ans après sa signature, a indiqué le gouvernement de Port Moresby dans un communiqué ». « La sécurité est la pierre angulaire du commerce, des investissements et des affaires », a déclaré le ministre des affaires étrangères de Papouasie-Nouvelle-Guinée, pays voisin de l’Australie (et de la Nouvelle-Calédonie) « qui entretient des relations tendues avec l’Indonésie depuis que Jakarta a annexé l’ouest de l’île de Nouvelle Guinée à la suite d’un vote des représentants tribaux en 1969 ».
6. Comment traiter avec le régime russe ?
Cela suppose évidemment de ne pas commencer les tractations en menaçant de faire rendre gorge à Poutine, dont la fiabilité est nulle dans une négociation. Il faut parler son langage : celui de l’intérêt personnel et du rapport de forces. En aucun cas, on n’accule un fauve blessé qui dispose de 6000 têtes nucléaires et d’une doctrine pour s’en servir. Nulle mieux que Julia Navalnaia, veuve du principal opposant russe, n’a esquissé la meilleure conduite à tenir vis-à-vis du régime mafieux qui tient le Kremlin, et avec lui la Russie et toute la gamme de ses capacités de nuisance.
« Vous ne pourrez atteindre Poutine avec une résolution ou un autre paquet de sanctions, ni l’emporter sur lui en pensant qu’il est guidé par la morale et des règles, il ne l’est pas. Alexeï l’a réalisé il y a longtemps. Il ne s’agit pas d’un homme politique mais d’un bandit avec du sang sur les mains, à la tête d’un réseau criminel organisé ». « Nous devons lutter contre ce réseau » et « utiliser les méthodes de lutte contre la criminalité organisée » : « des enquêtes dans les systèmes de montage financier, la recherche d’associés de cette mafia dans vos pays, les juristes discrets, les financiers qui aident à dissimuler cet argent ». « Vous avez des dizaines de millions de russe qui peuvent vous y aider, vous devez travailler avec eux, avec nous ».
7. Quelle architecture européenne de sécurité future ?
Il conviendrait ensuite de profiter de cette dynamique, avec deux protagonistes militairement et économiquement très affaiblis, pour édifier enfin une architecture européenne garantissant la sécurité de chacun, à commencer par l’Ukraine et la Russie. Notons que ce type de proposition émane des voix les plus autorisées qui soient. Ainsi Pierre Vimont, archétype de ce que la diplomatie française peut offrir de meilleur (au point d’avoir servi de modèle à une célèbre bande dessinée portée à l’écran, sous les traits de l’acteur Niels Arestrup), ancien secrétaire général exécutif du SEAE (service européen pour l’action extérieure, a publié récemment une analyse en ce sens pour la Fondation Robert Schuman, cercle de réflexion qui ne passe pas pour un repaire de kremlinophiles.
« La situation politique qui prévaudra après la fin de la guerre sera largement le produit de l’évolution qui se sera progressivement dessinée sur le terrain militaire. En filigrane, se dessine une fois de plus la nécessité d’une réflexion sur la relation à définir au sortir de ce conflit avec la Russie ». L’ambassadeur Vimont ajoute : « Est‑il utopique de vouloir ouvrir dès à présent la réflexion sur un nouvel ordre de sécurité en Europe ? Malgré les apparences, une telle discussion n’a que trop tardé. Elle aurait dû intervenir bien plus tôt, au moment de la fin de l’Union soviétique. Les crises qui se sont multipliées en Europe depuis trente ans ont accompagné en fin de compte le lent processus de dissolution, encore en cours, de l’empire soviétique. Faute de s’être entendus sur la manière de parler avec Moscou, les Européens se sont enfermés dans une absence de diplomatie qui a nui à leurs intérêts. Personne ne doute de la difficulté à dialoguer avec les régimes autoritaires, mais les obstacles rencontrés ces dernières années dans les négociations avec d’autres interlocuteurs, tout aussi difficiles quoique plus lointains, comme la Chine ou l’Iran, montrent la nécessité pour la diplomatie européenne de relever ce défi. Dans le cas de la Russie, il y a urgence si l’objectif est bien d’empêcher à tout prix, au sortir de la guerre d’Ukraine, la répétition d’un tel conflit et de garantir la stabilité de l’Europe sur le long terme » (1).
Ce qu’il convient d’éviter, c’est une nouvelle situation de guerre froide avec une Russie avide de vengeance. La meilleure des garanties de sécurité pour les voisins de la Russie, c’est que chacun soit satisfait dans ses exigences de sécurité. L’Ukraine ne peut plus craindre à nouveau pour sa sécurité. Il en va de l’avenir de la politique de non-prolifération nucléaire. Mais la Russie ne peut non plus se sentir menacée d’encerclement par une alliance hostile. Utopique ? En tout cas, ce qui est assurément utopique, c’est de se croire en sécurité avec une Russie avide de revanche (4).
Dans ce contexte, la France aurait un rôle éminent à jouer (5), un vrai rôle d’équilibre, en tant que puissance nucléaire entretenant avec la Russie, dans le cadre des relations OTAN-Russie, un véritable dialogue stratégique sans « ambiguïté ». En matière de dissuasion nucléaire, la masse compte peu : avec moins de 5% de l’arsenal atomique russe, la France pourrait détruire des dizaines de grandes villes et la plupart des centres industriels russes avec ses seuls moyens en alerte permanente (2). Voilà qui est absolument dénué d’ambiguïté. Preuve s’il en est que le meilleur moyen de rééquilibrer le rapport de forces n’est pas d’envoyer en Ukraine des combattants français. Notre SNLE en patrouille suffit, et il est déjà en place. Tout le reste n’est que communication politique.
8. Pacifisme ou bellicisme, une dialectique faussée ?
Enfermer la réflexion dans des slogans et des anathèmes revient à refuser le débat et à imposer une « pensée unique » qu’il devrait tout de même être permis de contester, surtout si elle conduit à la ruine de notre pays. Les références à « Munich » sont hors de propos quand on sait à quoi a conduit le slogan « l’Allemagne paiera ! ». Non seulement l’Allemagne n’a pas payé, mais elle a réarmé et remilitarisé faute d’un nouveau Congrès de Vienne. A ce titre, le pacifisme allemand, porté notamment par le SPD du chancelier Scholtz, a de solides arguments à faire valoir, tant les crimes perpétrés par la Wehrmacht en Ukraine entre 1941 et 1943 a marqué le peuple allemand d’une empreinte indélébile fondatrice de la démocratie allemande (6).
Face à une Russie impérialiste, l’urgence n’est pas de lui donner des prétextes à pousser plus avant son aventurisme. Comme face à l’Allemagne de 1936 qui réoccupe militairement la Rhénanie, il faut opposer un rapport de forces favorable à la protection des alliés, jusqu’aux confins du limes de l’empire occidental, à commencer par les pays baltes. Cela implique non pas un discours ambigu, mais un budget militaire à la hauteur des nécessités. En revenir aux 3% ne doit pas être un tabou : c’est sans doute un minimum, un bon début. Si tu veux la paix… La protection de nos alliés bénéficierait sans doute d’un soutien massif de l’opinion, au contraire du soutien à la cause ukrainienne en général, et à son éventuelle adhésion à l’Union européenne en particulier (7), qui ne cesse de baisser au point d’être aujourd’hui minoritaire, comme le révèlent les enquêtes périodiques de l’Ifop publiées par la Fondation Jean-Jaurès (8), confirmées par CSA pour le JDD et Ipsos pour la Tribune du dimanche.
Ne faut-il pas voir dans la fuite en avant belliciste de certains une sorte de fatigue démocratique qui, face à l’ampleur de l’effort de redressement à envisager, préfère choisir la fuite en avant dans l’utopie fédéraliste européenne ? En effet, quel meilleur moyen de souder la population européenne dans un nouveau « destin commun » qu’une bonne guerre face à un ennemi commun ? Les petits pas ne suffisent pas, « l’UE de défense » ne fonctionne pas, en dépit des efforts de l’actuelle Commission. Il faut un choc, un « grand geste », pour se lancer enfin dans le « saut fédéral » (9) !
Il est stupéfiant que ces bonnes âmes s’abandonnent ainsi à un projet réactionnaire par essence, puisqu’il consiste à démanteler le cadre national démocratique que la Révolution française a imposé à l’Europe (Russie exclue) pour émanciper ses peuples, et lui substituer le retour à une « Sainte Alliance » bien peu démocratique. Il fut un temps où le projet européen visait avant tout à préserver la paix et garantir la prospérité. Marianne* reviens, ils sont devenus fous !
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Cette tribune est publiée en souvenir de notre ami journaliste et membre du groupe Mars, Jean-Michel Quatrepoint, qui nous a quittés en début d’année.
(*) La carrière de journaliste spécialiste des questions industrielles de notre ami Jean-Michel Quatrepoint l’a conduit à collaborer notamment au journal Le Monde avant de rejoindre l’hebdomadaire Marianne où il laisse de nombreux regrets.
* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.
Les huit points clés de l’assistance militaire de la France à l’Ukraine (1/2)
OPINION – « Le Gouvernement peut, de sa propre initiative (…), faire, sur un sujet déterminé, une déclaration qui donne lieu à débat et peut, s’il le décide, faire l’objet d’un vote sans engager sa responsabilité ». C’est sur ce fondement constitutionnel (art. 50-1) qu’un débat aura lieu mardi 12 à l’Assemblée nationale et mercredi 13 au Sénat sur la situation en Ukraine à la suite de la signature le 16 février d’un accord bilatéral de sécurité avec l’Ukraine. A cette occasion, le groupe Mars propose une réflexion en huit points sur notre assistance militaire à l’Ukraine. Par le groupe de réflexions Mars.
1. Comment les Occidentaux ont-ils dès le départ renoncé à défendre l’Ukraine ?
Rappelons en préambule que, jusqu’à ce jour, la France n’a aucune obligation juridique d’assistance militaire envers l’État ukrainien au titre d’un quelconque traité d’alliance. L’Ukraine n’étant membre ni de l’OTAN, ni de l’UE, les États membres de ces organisations ne lui devaient aucune assistance militaire en cas d’agression. Et même si tel avait été le cas, il n’y a jamais rien d’automatique. C’est pourquoi les militaires occidentaux servant aux côtés des forces armées ukrainiennes (FAU) en février 2022 ont été rappelés par leurs Etats respectifs afin d’une part de les protéger en cas d’agression russe, d’autre part d’éviter tout risque de cobelligérance. De cette réalité tactico-politique découle le dilemme des Occidentaux : comment aider l’Ukraine « from behind », c’est-à-dire sans s’impliquer directement dans le conflit ?
Le signal avait été donné dès 2014, lorsque la Russie a annexé la Crimée, quand les Occidentaux signataires du Memorandum de Budapest de décembre 1994 (Etats-Unis et Royaume-Uni, ndlr) ont renoncé à apporter à l’Ukraine les garanties promises en échange de sa renonciation à la détention d’armes nucléaires. Il est vrai que le Memorandum n’était pas un traité ratifié par les parties, mais la simple réitération d’engagements politiques de même valeur que l’engagement verbal du secrétaire d’État américain James Baker à ce que l’Otan ne « s’étende pas d’un pouce à l’Est » quand il avait fallu lever le veto russe à la réunification allemande. Quand les historiens auront assez de recul et que l’émotion se sera dissipée, ils expliqueront peut-être que la guerre d’Ukraine a soldé les ambiguïtés nées de la dissolution du Pacte de Varsovie et de l’Union soviétique. Dans cette épreuve cathartique et apocalyptique (au sens propre de « révélation des intentions »), l’heure n’est plus aujourd’hui aux ambiguïtés.
Mais dès lors qu’un État membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et doté de l’arme atomique agressait un État non doté, il était évident que le droit international était devenu inopérant et que les relations entre États devaient dorénavant obéir au pur langage de la force. A ce titre, retirer ses conseillers militaires à la veille de l’invasion était plus qu’un signal : un véritable feu vert. Cela revenait à effacer physiquement toute « ligne rouge » tracée sur le territoire ukrainien internationalement reconnu.
Incidemment, le problème se pose dans les mêmes termes aujourd’hui en Arménie. Si la France est sérieuse dans son engagement à protéger l’intégrité de la petite république caucasienne membre de la francophonie qui cherche à s’émanciper de Moscou et confrontée à l’impérialisme turco-azéri, il ne suffit pas de livrer des blindés légers et des missiles sol-air : une présence préventive de troupes au sol s’impose, ne serait-ce que symboliquement ; lorsque l’agresseur est passé à l’acte, il est trop tard pour intervenir (1). Une impasse stratégique.
2. Que fait déjà la France pour aider militairement l’Ukraine ?
Au-delà des querelles d’experts sur le chiffrage des livraisons d’armes et de munitions et des autres dimensions de la coopération militaire bilatérale au profit des forces armées ukrainiennes (FAU), notamment en matière de ciblage et de renseignement, la France est engagée financièrement dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix (FEP). Il s’agit d’un mécanisme intergouvernemental créé en 2021 pour aider certains États africains et que les Européens ont trouvé fort à propos en février 2022 pour financer les premières livraisons aux FAU, en particulier de matériels ex-soviétiques encore en dotation dans les anciens pays membres du Pacte de Varsovie.
L’idée était simple, les uns (Pologne, Slovaquie, Tchéquie en tête) livraient leurs vieux chars, les autres (Allemagne, France, Italie) les leur remboursaient au prix du neuf (2) : dans l’émotion des premiers mois, tout le monde était content, surtout que personne ne déboursait rien dans un premier temps. Mais quand il a finalement fallu passer à la caisse, les principaux contributeurs susnommés ont compris qu’il fallait en finir avec ce mécanisme et en revenir à une aide bilatérale plus lisible. Il reste que la France est engagée à hauteur de plus de deux milliards d’euros auprès de la FEP, notamment pour financer (malgré le veto français) des armes non produites sur son sol ou en Europe, et que nul ne sait encore qui va payer : l’état-major redoute que la facture ne s’impute sur le budget des armées. Une impasse financière.
3. A quoi sert l’accord franco-ukrainien du 16 février 2024 ?
C’est dans ce contexte qu’intervient l’accord franco-ukrainien signé à Paris le 16 février 2024 entre les Présidents Macron et Zelenski. Ce traité d’alliance qu’il faut bien appeler par son nom est une vraie novation dans la mesure où, par cet accord, la France s’oblige juridiquement à s’engager militairement pour la première fois auprès de l’Ukraine. Politiquement, cet accord signifie bien que la France privilégie désormais l’engagement direct bilatéral sur les instruments intergouvernementaux tels que la FEP. Il était impératif d’opter pour une solution bilatérale étant donnés les blocages et l’incurie en Europe pour adapter la FEP, les Allemands ne voulant plus payer autant et les Français voulant restreindre la FEP pour des matériels produits en Europe.
L’idée est avant tout d’en tirer une meilleure visibilité politico-médiatique. Le paragraphe n°7 rappelle ainsi que « la France a fourni à l’Ukraine une aide militaire d’une valeur totale de 1,7 milliard d’euros en 2022 et de 2,1 milliards d’euros en 2023 » dans le cadre du « fonds bilatéral d’aide à la sécurité et à la défense de l’Ukraine, en bonne coordination avec la Facilité européenne de paix ». Dorénavant, « en 2024, la France fournira jusqu’à 3 milliards d’euros de soutien supplémentaire ». Tel est du moins l’engagement du signataire, qui dispose de toute la légitimité et de la compétence pour le faire.
Pour autant, quelle que soit sa dénomination, il ne fait aucun doute que ce traité d’alliance franco-ukrainien, en ce qu’il stipule une aide militaire de 3 milliards d’euros en 2024, figure au nombre des traités ou accords « qui engagent les finances de l’État » au sens de l’article 53 de la Constitution. Or ils « ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi » et « ils ne prennent effet qu’après avoir été ratifiés ou approuvés ». Par conséquent, l’accord est, légalement, inapplicable tant que le Parlement ne s’est pas prononcé.
Pourquoi le débat parlementaire des 12-13 mars ne repose-t-il pas sur l’article 53, plutôt que 50-1 ? Mystère. Or c’est bien une loi qui est requise par la Constitution afin d’autoriser la ratification du traité par le même président de la République. Certes, une loi sans amendement, mais adoptée dans les formes prévues par la Constitution. Rappelons qu’historiquement, le Parlement n’a refusé qu’une fois une telle autorisation : en 1954 à propos de la communauté européenne de défense. Tout décret de publication du traité ou d’autorisation de ratifier serait soumis à la censure du juge administratif non sur le fond, mais par défaut d’autorisation législative. Passer outre est inimaginable. Une impasse juridique. De là à penser que cet accord n’est que de la com…
4. Faut-il envoyer des troupes au sol ?
Loin de nous l’idée de « tirer sur l’ambulance » ou de chercher à interpréter de manière rationnelle ou psychologique la parole présidentielle : prenons-la au mot puisque « ce sont des sujets suffisamment graves. Chacun des mots que je prononce sur cette matière est pesé, pensé et mesuré ». On comprend qu’il s’agit de troupes combattantes destinées à repousser les forces russes, et non de simple conseillers en déminage ou formateurs.
Qu’est-ce que cela signifierait concrètement ? A supposer qu’il existe des plans d’intervention (ce qui ne peut être exclu puisque c’est le rôle d’un état-major de produire des plans, y compris pour les missions les plus improbables), qui peut croire sérieusement que la France (même épaulée de contingents en provenance du Canada, d’Estonie, de Lituanie, des Pays-Bas ou de Tchéquie, qui ont annoncé leur soutien à une intervention) puisse inverser le rapport de force ? A-t-on mesuré les conséquences d’une telle entrée en guerre ?
Notons que, à ce jour, il ne peut s’agir d’une intervention au titre de la légitime défense collective reconnue par l’article 51 de la Charte des nations unies (comme en 2013 au Mali et en 2015 en Irak), puisque l’Ukraine n’a pas demandé officiellement de « troupes au sol » combattantes en provenance d’États alliés ou amis.
Rappelons incidemment que la Constitution (encore elle !) dispose (article 35) que « la déclaration de guerre est autorisée par le Parlement ». Or c’est bien d’une déclaration de guerre à la Russie qu’il s’agit (et non d’une simple opération extérieure) afin de voler au secours d’un allié agressé, comme en 1939 aux côtés des Polonais. Avec le même résultat. Et les mêmes conséquences. Sauf qu’en 1939, c’est toute la nation polonaise qui appelait au secours. Aujourd’hui dans une Ukraine où les pouvoirs publics ne veulent pas mobiliser davantage de peur de nourrir l’émigration, il est permis d’en douter. Manifestement, la Crimée-Donbass de 2024 n’est pas l’Alsace-Lorraine de 1914. Dans sa grande sagesse, le constituant de 1958 a donné au chef de l’État, chef des armées, de nombreux pouvoirs, encore accrus par la pratique depuis 65 ans ; mais il lui a refusé le pouvoir de vie ou de mort sur la Nation. Fort démocratiquement, c’est au Parlement, représentant du peuple souverain, qu’il appartient.
Supposons à présent que des « troupes au sol » combattantes soient envoyées sans déclaration de guerre. Supposons en outre que soit réglées les questions relatives au commandement opérationnel (OPCOM) entre les forces françaises et les FAU (3). Deux hypothèses : soit elles sont engagées au feu, soit elles ne le sont pas. Dans le premier cas, il est non seulement évident que l’article 5 du traité de l’Atlantique nord ne s’appliquerait pas au profit de la France, mais il est encore possible que la France soit mise au ban de l’OTAN au titre de l’article 8 du même traité de Washington qui stipule « l’obligation de ne souscrire aucun engagement international en contradiction avec le Traité ».
Dans le second cas, les forces ennemies évitent le combat dans la zone de déploiement des unités françaises pour prévenir tout risque d’escalade entre puissances nucléaires. Au bout de quatre mois de « drôle de guerre », comme le prévoit la Constitution, le Parlement français est (enfin) consulté sur cette intervention et siffle la fin de la récréation. Ou pas.
Autre hypothèse, à vrai dire très théorique : envoyer des troupes au sol sous uniforme ukrainien. Mais la loi française prohibe le mercenariat.
A supposer donc que l’option d’une intervention « au sol » ait été évoquée sérieusement entre les alliés, il s’agit en réalité d’une impasse opérationnelle. A moins que l’idée de « troupes au sol » françaises soit de signifier que leur neutralisation par les forces russes déclencherait aussitôt une riposte nucléaire ? Dans ce cas, il faut le dire clairement, car c’est à vrai dire le seul moyen d’empêcher la Russie d’atteindre ses objectifs opératifs. Mais la « grammaire de la dissuasion » impose de ne jamais placer deux puissances nucléaires en situation de confrontation directe. Là encore, c’est sans ambiguïté. Personne n’a besoin d’un chef des armées jouant au « docteur Folamour ».
L’histoire militaire tend à montrer que la seule solution conventionnelle pour vaincre la Russie dans cette guerre serait d’ouvrir un second front, comme cela a été fait en Baltique (Bomarsund) lors de la guerre de Crimée de 1854. Qui y croit sérieusement ? La France du second empire a perdu des dizaines de milliers de morts en Crimée. Qu’en reste-t-il, à part le boulevard de Sébastopol et les communes de Malakoff et du Kremlin-Bicêtre ? A l’inverse, coïncidence ou pas, l’Ukraine a commencé à douter de la victoire à partir du moment où un second front a été ouvert à Gaza le 7 octobre dernier, détournant l’attention et l’aide militaire des Américains, les seuls militairement capables d’inverser le rapport de forces.
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Cette tribune est publiée en souvenir de notre ami journaliste et membre du groupe Mars, Jean-Michel Quatrepoint, qui nous a quittés en début d’année.
3 Rappelons le mot de Foch : « depuis que je sais ce qu’est une coalition, j’admire beaucoup moins Napoléon ! »
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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.
Devenu le deuxième soutien militaire de l’Ukraine, l’Allemagne voit sa politique étrangère ébranlée depuis plusieurs entre semaines, entre le rejet du Chancelier Olaf Scholz de livrer des missiles Taurus de longue portée désirés par Kiev et l’espionnage russe d’une conversation confidentielle entre officiers allemands. Comment ces récents épisodes fragilisent-ils la position allemande sur le conflit ? Quelles divergences opposent Paris et Berlin ? Entretien avec Jacques-Pierre Gougeon, directeur de recherche à l’IRIS et auteur de « L’Allemagne, un enjeu pour l’Europe » (Éditions Eyrolles, 2024).
Comment peut-on évaluer l’engagement et l’aide de l’Allemagne pour la défense de l’Ukraine depuis le début de la guerre ?
Si l’Allemagne a pu faire montre d’une certaine hésitation au début de la guerre en Ukraine dans la nature et l’ampleur de son soutien, en dépit d’un discours ferme du Chancelier Olaf Scholz annonçant dès le 27 février 2022 devant le Parlement fédéral « un changement d’époque » et prévoyant la création d’un fonds spécial destiné à équiper l’armée allemande, Berlin est dorénavant le deuxième pays à contribuer à l’aide militaire ukrainienne à hauteur de 17 milliards d’euros, derrière les États-Unis et loin devant la France. Après cette première période où les hésitations étaient largement liées aux débats internes à la coalition et au parti du chancelier, le parti social-démocrate dont une aile était et est toujours marquée par une tradition pacifiste, les choses sont ensuite allées assez vite avec la décision du 26 avril 2022 de livrer des armes lourdes à l’Ukraine, action complétée ensuite par la livraison de plusieurs séries d’armes incluant les puissants chars Leopard 2 et des systèmes de défense antiaérien. Actuellement, l’Allemagne refuse de livrer les missiles Taurus d’une portée de plus de 500 km par crainte que ceux-ci ne puissent atteindre le territoire russe, et même Moscou à partir de la frontière du nord-est de l’Ukraine. Aux yeux des dirigeants allemands, cette situation provoquerait une escalade, voire une cobelligérance. Par ailleurs, selon un récent sondage publié par Der Spiegel du 2 mars 2024, 56 % des Allemands se prononcent contre la livraison de cette dernière catégorie de missiles. Il faut bien mesurer que ces différentes étapes, aussi incomplètes peuvent-elles apparaître aux yeux de certains, marquent la fin de deux tabous en Allemagne. Il s’agit d’abord de la dimension militaire de la politique extérieure, certes parfois acceptée difficilement, comme en 1999 lors de l’engagement de l’Allemagne au Kosovo, toujours avec mauvaise conscience et après des débats violents, mais dorénavant pleinement assumée. Ensuite, la nécessité de livrer des armes lourdes dans un pays en guerre où l’Allemagne avait sévi dans le passé est aussi, selon les circonstances et au cas par cas, reconnue.
Une conversation entre officiers gradés de l’armée allemande, au sujet notamment des missiles Taurus, a été interceptée et diffusée en Russie. Quelles répercussions politiques et géopolitiques peuvent-avoir cette affaire d’espionnage russe en Allemagne ? Pourquoi ces écoutes mettent-elles Olaf Scholz dans une position inconfortable ?
Cette affaire d’espionnage est d’abord grave sur la forme. En effet, elle montre une pratique peu professionnelle de hauts gradés de l’armée fédérale qui utilisent pour leurs conversations ultra-sensibles la plate-forme publique Webex alors que la procédure normale serait au moins d’avoir recours à une ligne cryptée. De la part notamment du commandant en chef de l’armée de l’air, cela peut être même inquiétant et peut laisser présager d’autres « fuites ». Sur le fond ensuite, car l’on peut sous-entendre que contrairement aux affirmations publiques du Chancelier, certains responsables s’interrogent sur une utilisation par les forces ukrainiennes de missiles Taurus, certes en cas de validation politique, et de leur capacité à détruire le pont de Kertch reliant la Russie à la péninsule de Crimée. Dans les deux cas, cela pose un sérieux problème de confiance et de crédibilité, à la fois en interne et auprès des alliés de l’Allemagne.
En quoi la guerre en Ukraine cristallise-t-elle les divergences entre la France et l’Allemagne depuis plusieurs semaines ?
La récente polémique autour de la sortie du président français Emmanuel Macron qui a évoqué une possible augmentation du degré d’ambiguïté stratégique face à la Russie en envisageant – même seulement en réponse à une question de journaliste – une éventuelle utilisation de « troupes au sol » révèle, au-delà du mécontentement du Chancelier qui s’est senti floué alors qu’il avait exprimé son désaccord sur cette approche lors de la réunion des Chefs d’États et de gouvernement, l’absence de consensus stratégique sur la sécurité entre l’Allemagne et la France. De surcroît, Olaf Scholz peut difficilement s’engager sur un tel sujet sans en référer au Parlement fédéral, l’armée fédérale étant « une armée du Parlement ». Une partie de la presse allemande a d’ailleurs vivement réagi aux propos du président français, le Süddeutsche Zeitung lançant le lendemain de la réunion de Paris à l’attention d’Emmanuel Macron qu’il était préférable de « réfléchir avant de parler ». Cette opposition frontale révèle aussi un rejet du côté allemand d’un postulat français. La France, seule puissance nucléaire de l’Union européenne après le départ de la Grande-Bretagne, conçoit du fait de cette situation une forme de leadership sur ce sujet, ce que rejette l’Allemagne. Plus globalement, cette dissonance franco-allemande est le point culminant d’une série de désaccords sur des sujets centraux comme la réforme du marché de l’électricité ou la réforme du pacte de stabilité pour lesquels un compromis a finalement été trouvé, d’ailleurs jugé bancal par les spécialistes des deux sujets. La coopération militaire demeure insatisfaisante, même si le projet d’avion du futur avance lentement, après être resté longtemps enlisé, sort qui plane encore sur le char commun. Quant au libre-échange et plus précisément aux accords signés par la Commission européenne dans ce domaine, comme le Mercosur, le désaccord demeure profond.
Guerre en Ukraine : « Des explosions grosses et précises… », pour la première fois, l’Ukraine a utilisé une bombe guidée AASM Hammer livrée par la France
L’insertion d’une image partielle d’une AASM 250 en fin de vidéo sur laquelle un message a été écrit en cyrillique confirme leur présence en Ukraine et leur utilisation sur le champ de bataille./ Capture d’écran Telegram Mykola Oleshchuk
Vidéo à l’appui, l’armée de l’air ukrainienne a officiellement confirmé qu’elle avait reçu et commencé à utiliser la bombe française AASM Hammer sur le champ de bataille.
Le 16 janvier dernier, Emmanuel Macron annonçait le transfert en Ukraine de « plusieurs centaines de bombes ». Dans la foulée, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, avait précisé qu’il s’agirait de bombes air-sol propulsées AASM. Depuis lors, aucune image ou vidéo témoignait de l’utilisation de cette bombe en Ukraine.
Or, une vidéo publiée ce lundi 4 mars sur Telegram par le commandant de l’armée de l’air des forces armées ukrainiennes, Mikola Olechtchouk, montre une explosion dans un village de l’oblast de Kherson. Sur la fin de la vidéo, on voit l’insertion d’une image partielle d’une AASM 250 sur laquelle un message a été écrit en cyrillique, confirmant leurprésence en Ukraine et leur utilisation sur le champ de bataille.
Ukraine has released a first video confirming that it is now dropping French-donated AASM Hammer guided bomb against Russian positions.
These weapons will take their toll on the Russian Army
L’Armement Air-Sol Modulaire (AASM ou A2SM), également dénommé Hammer (Highly Agile Modular Munition Extended Range), est une bombe développée et produite par Safran Electronics & Defense. Contrairement aux bombes aériennes classiques, celle-ci dispose d’un système de guidage mais d’un système de propulsion permettant un tir allongé lors d’un largage en très basse altitude alors que l’avion vole à portée des systèmes antiaériens ennemis.
L’AASM Hammer peut être lancé à partir de différentes plates-formes, notamment les Mirage et Rafale conçus par Dassault, mais l’AFU est susceptible d’utiliser ces bombes avec les avions soviétiques Su-24, Su-25, Su-27 et MiG-29.
Version agrandie et actualisé de l’article du Mook que l’on peut trouver ici
L’univers du roman Dune de Frank Herbert est d’une grande richesse, mélangeant dans un ensemble baroque, mais très cohérent des éléments de sociétés humaines passées et des éléments de pure imagination. La guerre s’y exerce de manière particulière, mais elle reste la guerre avec sa grammaire propre.
Comment détruire une Grande Maison
Le système politique de Dune en 10 191 AG (après la Guilde) est issu d’une grande convention qui régit les rapports entre la Maison impériale, les grands féodaux réunis dans l’assemblée du Landsraad et la Guilde des navigateurs qui dispose du monopole du vol spatial. S’y ajoutent d’autres acteurs à peine évoqués dans le premier livre, comme le Combinat des honnêtes ober marchands (CHOM) qui gère en commun les échanges économiques interplanétaires, le Bene Tleilax maître de la génétique ou les planètes industrielles Ix et Richèse. Il y a surtout l’ordre politico-mystique féminin du Bene Gesserit. Dans cet ensemble complexe, seules les maisons féodales disposent du monopole de l’emploi de la force afin de régler leurs différends. Les autres acteurs n’en ont pas besoin pour assurer leur protection et leurs desseins politiques. S’il faut faire une analogie, l’univers de Dune est assez proche du système de relations des grands États européens du moyen-âge central ou du Japon des époques Kamakura-Muromachi, le CHOM faisant grossièrement office de pouvoir économique bourgeois et le Bene Gesserit d’Église catholique ou d’école bouddhiste.
La guerre, entre Maisons donc, est régulée par plusieurs facteurs politiques, culturels et matériels. Le premier est la fragmentation des pouvoirs et le souci de maintenir un équilibre entre eux. Si l’Empereur dispose d’un prestige et d’une autorité certaine, personne ne souhaite le voir devenir hégémonique, comme d’ailleurs sans doute n’importe quel autre acteur. C’est pourtant apparemment le projet de Shaddam IV qui trouve devant lui le duc Léto Atréides, champion et modèle de la noblesse conservatrice. Abattre les Atréides permettrait de changer significativement le rapport de forces en sa faveur et d’imposer plus facilement un pouvoir absolu. Une attaque directe trop puissante de l’Empereur contre une Maison susciterait cependant une forte réaction de l’ensemble de la noblesse. Aussi l’Empereur envisage-t-il une opération par procuration en faisant appel aux Harkonnen. Les Harkonnen constituent la famille impure de l’univers de Dune, considérée par tous comme de lâches et brutaux parvenus anoblis par l’argent et non le mérite. Leur monde, Giedi Prime, est une version nazie de la Stahlstadt des Cinq Cents Millions de la Bégum de Jules Verne et une préfiguration de l’Apokolips dans l’œuvre dessinée de Jack Kirby publiée quelques années seulement après Dune. Les Harkonnen sont cependant riches, surtout après reçu le droit de récolter l’épice d’Arrakis pendant 80 ans, sans aucun respect des conventions féodales, et surtout ils détestent les Atréides, leur parfait inverse.
Ce sont donc des alliés idéaux pour l’Empereur. Retenons ce point : l’Empereur veut détruire les équilibres féodaux immémoriaux et progresser vers un régime absolutiste en s’appuyant sur la haine d’une Maison contre une autre, à la manière des Armagnacs et des Bourguignons au début du XVe siècle en France. Un pouvoir absolu va effectivement survenir par la faute de Shaddam IV mais pas du tout celui qui était prévu.
Derrière les freins politiques et culturels, il y a de nombreux facteurs matériels qui compliquent les choses. Si Dune est l’Europe médiévale, il faut imaginer les fiefs séparés par des mers que contrôlerait une compagnie maritime unique et neutre. Par simplification, les fiefs ou les sièges des sociétés diverses sont des planètes entières qui pour communiquer entre elles et donc se combattre sont obligées de passer par la Guilde des navigateurs. Pas de batailles spatiales donc dans Dune mais des raids chez les planètes ennemies, et beaucoup plus rarement des grandes batailles rangées. Là, encore on est largement sur un art de la guerre très médiéval.
Premier problème : c’est très coûteux. Les puissances de Dune sont comme celles de l’Europe médiévale toujours à la recherche de financements ou de remboursements pour leurs campagnes militaires. Le second problème, lié au premier, est comme pendant la guerre de Cent Ans, que l’on ne peut projeter via la Guilde que des armées réduites, quelques centaines de milliers de combattants au maximum, alors que l’on parle de guerres entre mondes entiers. Toutes les maisons connaissant sensiblement les mêmes problèmes de financement, les forces en présence sont plutôt équilibrées. Les troupes qui débarquent doivent également faire face aux grands champs de force Holtzman, que l’on peut comparer aux murailles des châteaux forts, qui protègent les villes et les grandes bases. La défense l’emporte dès lors nettement sur l’attaque. On peut imaginer de grandes opérations de siège, mais qui dit siège dit longue durée avec toutes les conséquences logistiques que cela peut impliquer et puis il y a les atomiques.
Le dernier facteur est en effet qu’il faut imaginer toutes ces grandes maisons médiévales dotées d’armes nucléaires. L’emploi de celles-ci est prohibé par la Convention, mais, contrairement aux machines pensantes, pas leur possession. Les grandes maisons disposent donc depuis des millénaires d’un stock d’« atomiques » mystérieusement entretenu. Il y a un grand tabou sur l’emploi en premier de ce type d’armes et la famille qui s’y risquerait provoquerait sa mise au ban par toutes les autres. Aussi l’emploi des atomiques n’est-il réellement envisageable qu’en second ou, plus probablement, comme ultima ratio avant la possibilité d’une destruction totale, les fameux « intérêts vitaux » proclamés sans plus de précision par la doctrine française. Point particulier, dans Dune frapper une planète ennemie ne peut se faire en quelques minutes comme actuellement entre les puissances nucléaires à l’aide de missiles balistiques. Encore une fois, il faut en passer par un transport spatial et donc la complicité peu évidente de la Guilde, sauf si elle-même se trouve en danger mortel. Il faudra donc probablement les employer sur son propre sol et les seuls objectifs ne peuvent être que les forces ennemies. Notons que si ces forces d’invasion n’ont pas amené d’armes atomiques avec elles, elles ne pourront pas riposter de cette façon.
La guerre est donc à la fois probable entre toutes ces puissances à l’éthos très guerrier mais également difficile à organiser. Bien souvent, il s’agira plus de confrontation, ou de « guerre des assassins », utilisant tous les moyens de pression — sabotages économiques, corruption, pression diplomatique, raids sur les stocks d’épice, assassinats, etc. — que de guerre ouverte et de grandes batailles. Et si cette guerre ouverte survient, elle n’aura probablement pas le temps de s’achever pas la destruction de l’adversaire, du fait des rétroactions des environnements stratégiques à plusieurs puissances rivales. Une famille qui engage toutes ses forces pour en vaincre une autre se trouve à la limite de la banqueroute et surtout se rend elle-même vulnérable à une attaque tierce.
La seule solution est donc de foudroyer l’adversaire par une attaque suffisamment rapide et massive pour obtenir un résultat décisif avant que des décisions contraires, l’emploi d’armes atomiques ou l’intervention d’autres acteurs, puissent survenir. C’était le scénario d’engagement dans la « marge d’erreur » de la dissuasion que décrivait le général britannique Hackett en 1979 dans La troisième guerre mondiale en imaginant l’invasion de la République fédérale allemande par les Soviétiques en deux jours. C’est évidemment le choix qui est fait par le baron Vladimir Harkonnen et l’Empereur Shaddam IV. L’attaque sera menée par les Harkonnen mais appuyée par des légions de Sardaukars, les soldats d’élite de l’Empereur camouflés pour l’occasion en Harkonnen, afin d’obtenir un rapport de forces écrasant. Elle sera grandement facilitée par l’action d’une « cinquième colonne » à l’intérieur du camp ennemie qui en sapera les défenses. Un cheval de Troie, mais cette fois opposé aux Atréides, descendants du roi Agamemnon vainqueur de Troie.
L’offensive pourrait se dérouler sur Caladan, le fief-planète des Atréides, mais l’Empereur préfère déplacer les Atréides sur la planète Arrakis qui leur est confiée en fief à la suite des Harkonnen. Les déracinés y seront croît-on plus faibles et les Harkonnen auront eu le temps préparer le terrain. Une stratégie à court terme qui va s’avérer désastreuse à long terme. Arrakis est une planète très particulière, qui recèle en son sol, le produit, l’épice, indispensable au fonctionnement de toute la civilisation ne serait-ce qu’en autorisant seule le voyage spatial, mais aussi la plus puissante armée de l’univers connu : les Fremen. L’alliance envisagée des Atréides avec les Fremen rend l’attaque d’autant plus urgente. Tout pousserait à ce qu’Arrakis soit maintenue dans la plus grande stabilité au profit de tous, les plans de Shaddam IV et de Vladimir Harkonnen vont y introduire un cocktail explosif d’autant plus dangereux que la politique du Bene Gesserit a aussi fait en sorte d’y introduire, plus ou moins volontairement, un individu détonateur.
Achille et Holtzman
Au niveau tactique, il y a des engins de tout type dans Dune comme les ornithoptère à ailes battantes, mais peu de machines de combat, la faute en grande partie à l’existence des boucliers de champs de force Holtzman invulnérables à tous les projectiles sauf les plus lents. Inutile donc de leur envoyer des balles ou des obus, même si ou pourrait imaginer que le souffle des explosions puisse avoir quelques effets. Il est possible d’y utiliser des armes à faisceaux laser, une arme d’avenir évidente à l’époque où écrit Herbert. Le problème est que la rencontre entre un faisceau laser et un bouclier produit des effets indésirables pour le tireur, pouvant aller jusqu’à une petite explosion atomique d’une kilotonne. Cela pourrait donner naissance à des tactiques suicide, un combattant forcé à la manière Harkonnen ou un volontaire venant tirer au laser contre les grands boucliers protecteurs jusqu’à l’explosion, mais cela paraît très aléatoire. Les lasers sont donc peu utilisés, leur emploi très surveillé et les véhicules servent surtout au transport d’une troupe qui est presque entièrement composée de fantassins.
Les champs de force Holtzman, apparemment peu coûteux et faciles d’emploi, sont très courants. Leur principale faiblesse est de pouvoir être percés par des armes blanches utilisées avec lenteur ou éventuellement des objets particuliers comme les chercheurs-tueurs ou les projectiles à faible vitesse des pistolets maula. La haute technologie impose donc paradoxalement de revenir à des formes ancestrales d’affrontement. Herbert exclut les tactiques collectives de type phalange, qui devraient pourtant être possibles, au profit d’un combat purement homérique fait d’une collection d’affrontements individuels ou en petites équipes. Le combat dans Dune oblige à l’excellence individuelle obtenue par un mélange de courage et de maîtrise de l’escrime. L’acquisition de cette excellence demande du temps et impose une professionnalisation de fait ainsi que la constitution d’une aristocratie guerrière. Cette aristocratie développe ensuite une culture spécifique qui lui assure le monopole de la violence, ce qui explique peut-être en retour le refus de toute tactique de masse, mais la rend également vulnérable à l’apparition de cette même masse sur le champ de bataille. Les civils-amateurs sont exclus culturellement d’un champ de bataille où ils n’ont aucune chance de survie, mais aussi largement des guerres elles-mêmes.
Dans l’Illiade, il y a les héros, qui ont un nom, et les guerriers anonymes qui servent de faire valoir aux premiers. Dune possède son lot de héros-escrimeurs comme Duncan Idaho, Gurney Halleck ou le comte Hasimir Fenring et ses soldats ordinaires qui font leur chair à épée. Duncan Idaho peut ainsi se vanter d’en avoir tué plus de 300 pour le compte du Duc Léto. Mais les héros sont rares et s’ils sont flamboyants ils ne font guère la différence au sein de batailles qui sont des agrégations de milliers de microcombats. Frank Herbert introduit donc une catégorie intermédiaire qui associe le nombre et la qualité : les combattants d’élite, comme les Sardaukars, les Fremen et les Atréides. Les Fremen ont les plus fortes qualités guerrières, les Atréides sont d’excellents techniciens et les Sardaukars associent les deux caractéristiques dans des proportions moindres. Chacun de ces hommes est capable de vaincre plusieurs soldats ordinaires du Landsraad et leur présence décide du sort des batailles. C’est tout l’intérêt de la présence des Sardaukars dans la force d’attaque déployée par Vladimir Harkonnen contre les Atréides, avec cette crainte toutefois que ces quelques brigades puissent être utilisées par l’Empereur contre le baron. L’intérêt de ces combattants d’élite, évident au niveau tactique, est encore plus flagrant au niveau opératif lorsqu’on considère le coût de projection interplanétaire d’un seul homme.
Au passage, Frank Herbert insiste beaucoup sur l’importance des milieux extrêmes comme le désert d’Arrakis ou l’oppression de la planète prison Salusa Secundus, pour développer des qualités guerrières. Il pense certainement aux bédouins arabes du VIIe siècle ou de la révolte arabe de 1916 contre les Ottomans (le film Lawrence d’Arabie est sorti trois ans avant Dune) qui constituent son modèle pour les Fremen. Cette théorie, qu’il reprend dans Dosadi, est très discutable, les milieux physiques extrêmes sécrétant surtout des sociétés adaptées… à leur milieu, mais souvent figées, voire piégées. Les Inuits ou les Indiens d’Amazonie n’ont par exemple jamais constitué d’armées de conquérants. En creux, cette théorie suppose aussi que les sociétés riches et agréables sont amollissantes et que leurs armées sont faibles. L’Histoire montre que les choses sont nettement plus complexes. La création d’une force militaire est d’abord un phénomène social. Les Atréides échappent à cette théorie sans que l’on sache trop comment leur excellence a été atteinte.
Les Fremen constituent un cas particulier dans l’univers militaire de Dune puisqu’ils sont à la fois parfaitement adaptés à leur milieu, très durs au combat et nombreux. Ils introduisent ainsi la masse à une échelle inconnue dans l’équation. L’attaque Harkonnen, considérée comme considérable, a mobilisé 10 légions soit quelques centaines de milliers d’hommes, là où le mentat Thufir Hawat s’attendait à un raid d’au maximum quelques dizaines de milliers, ce qui semblait constituer la norme des batailles. Tous ces chiffres paraissent par ailleurs assez faibles dès lors qu’il s’agit de contrôler une planète entière, mais il est vrai que les populations ne semblent pas considérables non plus. Avec une population de culture guerrière de dix millions de Fremen, on passe à un potentiel de deux à trois millions de combattants adultes. Cela change évidemment la donne comme l’arrivée des piquiers suisses dans la deuxième moitié du XVe siècle ou la levée en masse révolutionnaire de 1792 ont changé le visage de la guerre menée jusque-là en Europe avec de petites armées professionnelles. On peut penser aussi aux contingents professionnels occidentaux face aux 10 millions de Pashtounes en âge de porter les armes en Afghanistan ou au Pakistan. L’attitude et l’allégeance des Fremen constituent donc une donnée essentielle de la géopolitique de l’Empire.
COIN sur Arrakis
L’offensive Harkonnen-Sardaukars est un modèle d’offensive éclair. Tout lui réussit, avec il faut bien le dire un peu de chance. La double action décisive du docteur Yueh, la levée du bouclier défensif et la neutralisation du duc Léto, facilitent évidemment considérablement les choses alors que sa réussite n’était pas si évidente. Si Yueh avait échoué, l’opération aurait sans doute réussi au regard du rapport de forces mais aurait connu des évolutions plus compliquées. Cet « effet majeur » atteint, le destin de l’attaque qui bénéficie d’une énorme supériorité numérique et de la surprise ne fait plus aucun doute. Les Atréides sont submergés. Pour autant, il y a comme dans tous les plans complexes quelques grains de sable : Dame Jessica et Paul Atréides parviennent à s’enfuir dans le désert à la suite d’une erreur grossière de Vladimir Harkonnen. Ils retrouveront ensuite les quelques Atréides qui auront survécu, comme Gurney Halleck, mais aussi, atout essentiel et raté incroyable des Harkonnen, les atomiques de famille. Ce n’est pas tout.
Hormis les cas, très rares, d’extermination de l’ennemi, une victoire militaire ne devient victoire politique que s’il y a acceptation de la défaite par celui qui a perdu le duel des armes. Dans le schéma trinitaire clausewitzien, c’est le pouvoir politique qui constate la défaite et accepte la paix, le peuple ne pouvant que suivre les décisions de son gouvernement. Si l’action militaire ne se contente pas de vaincre l’armée adverse, mais a également pour effet de détruire le pouvoir politique, on se prive d’un interlocuteur et on prend le risque d’en voir apparaître un ou plusieurs autres qui vont continuer la guerre d’une autre manière. Les Américains ne sont pas les Harkonnen (mais la Maison impériale peut-être) et Paul Muad’Dib n’est ni Oussama Ben Laden, le mollah Omar ou Saddam Hussein, mais la situation sur Arrakis en 10 191 après la prise d’Arrakeen présente quelques similitudes avec celle de l’Afghanistan en 2001 et surtout de l’Irak en 2003, mais un Irak qui serait le seul producteur au monde de pétrole.
La guerre ne se termine pas en effet avec la mort du duc Léto, elle se transforme simplement. Les survivants Atréides se joignent à la guérilla endémique des Fremen contre les Harkonnen, qu’ils détestent, pour constituer une forme très efficace de « combat couplé » entre une puissance extérieure et des combattants locaux. Les Fremen apportent le nombre, leurs qualités de combattants et leur parfaite adaptation au milieu désertique ; les Atréides apportent les atomiques de famille, une « assistance militaire technique » pour la formation tactique et surtout un leader charismatique fruit des manipulations du Bene Gesserit, mélange de Lawrence d’Arabie, de Prophète Mahomet et de Mahdi soudanais. Ce n’est plus une réaction d’anticorps à une présence étrangère hostile, mais un véritable jihad.
Face à cette opposition qui se développe progressivement, se pose systématiquement le problème du diagnostic initial avec presque toujours la tentation de le minimiser et de le modeler en fonction de ses besoins. Pour le gouvernement français de 1954, les attentats de la Toussaint rouge en Algérie sont le fait de bandits et pour le commandement américain de 2003, les attaques de guérilla qui apparaissent dans le triangle sunnite irakien en mai-juin sont les derniers feux du régime déchu et de son leader en fuite. Cette appréciation initiale conditionne une réponse dont il est difficile par la suite de s’affranchir. S’écartant de la politique traditionnelle de pure exploitation économique de la planète Arrakis, et peu gênés par des considérations humanitaires qui n’existent, au mieux, que dans le cadre des signataires de la Grande Convention, les Harkonnen et les Impériaux qui reprennent le contrôle d’Arrakis voient les Fremen comme une nuisance dont ils sous-estiment par ailleurs l’importance et qu’il faut éliminer par l’extermination.
Tactiquement, on se trouve là encore dans le cas classique d’une force de technologie supérieure face à une guérilla protégée par son adaptation à un milieu particulier et protecteur (jungle, montagne, population locale des rizières ou des cités de l’Euphrate en Irak). Ce milieu est d’autant plus favorable que l’emploi des boucliers Holtzman y est très délicat car ils ont la particularité d’énerver les vers des sables, ce qui n’est jamais une bonne idée. Les Fremen pratiquent donc une escrime normale, là où leurs adversaires sont habitués à une escrime de champ de force très différente. Ils sont par ailleurs beaucoup plus nombreux que leurs adversaires, à l’inverse de tous les abaques de contre-guérilla. L’armée de Rabban la bête même aidée des Sardaukars n’a tout simplement pas les effectifs suffisants pour faire face à une guérilla d’un tel volume, d’autant plus que grâce à la maîtrise du « transport par vers » la mobilité opérative des Fremen est équivalente à celle de leurs ennemis et de leurs ornithoptères.
La tentation est alors forte pour les Harkonnen de limiter les risques en utilisant la maîtrise de l’air pour traquer l’ennemi à l’aide de machines volantes transformées en bombardiers en essayant si possible de décapiter l’ennemi par la mort de Paul Muad’Dib. Les Fremen y répondent par les méthodes classiques de dissimulation à une force aérienne, association au milieu, dispersion, enterrement, etc. À cette stratégie d’attrition des Harkonnen, par ailleurs peu efficace, ne serait-ce que par le manque de moyens, les Fremen coordonnés par Paul Atréides répondent par une stratégie de pression économique en empêchant l’ennemi d’exploiter l’épice. Les moissonneuses d’épices sont semble-t-il plus faciles à trouver et détruire que les nombreux sietchs Fremen. Les Sardaukars quittent finalement le front sur décision de l’Empereur, mais les Harkonnen ne changent pas de stratégie. Ils n’envisagent pas une seule seconde de négocier, ni même de faire l’effort de former des combattants adaptés au désert. Rabban la bête n’est clairement pas un fin stratège et il n’a même pas de mentat à ses côtés. Celui du baron, Thufir Hawat retourné contre son gré après la mort de Piter de Vries, n’influence en rien les évènements. Il est très probable que selon un schéma classique dans les dictatures, la réalité de la situation sur le terrain reste masquée au sommet de l’organisation jusqu’à la catastrophe.
Au bout de cinq ans, la stratégie de Paul Atréides permet de contrôler la majeure partie de la planète et de provoquer une accélération des évènements. La menace enfin évidente sur la production d’épice provoque la formation d’une coalition de toutes les Maisons et d’une expédition sur le sol même d’Arrakis menée par l’Empereur en personne. On atteint ainsi le stade final de la guerre populaire telle que la décrivait Mao Tsé-Toung après la mobilisation et la guérilla. La bataille finale contre l’Empereur est l’équivalent en 10 196 AG de celle de Diên Biên Phu en 1954.
Le problème tactique majeur qui se pose à nouveau est celui de l’élimination du bouclier de défense de l’Empereur. Le mode d’action utilisé est une grande tempête de sable dont on sait que l’électricité statique va saturer le champ de force. Il faut pour cela détruire auparavant les montagnes qui empêchent son passage et c’est là que les atomiques interviennent. Le tabou atomique est donc brisé, il est vrai de manière indirecte par un emploi sur un obstacle naturel, pour permettre la pénétration dans le camp adverse. Avec la supériorité numérique des Fremen et l’emploi surprise des vers des sables, la suite du combat ne fait plus alors aucun doute. Étrangement le combat se termine par un duel entre Paul Atréides et Feyd-Rautha Harkonnen, héritage des pratiques féodales, risque considérable tant la personne de Muad’Dib est importante, qui ne se justifie pas stratégiquement. Il aurait suffi que le comte Fenring, peut-être le meilleur escrimeur de l’Empire, accepte de combattre à la place de Feyd-Rautha pour changer le cours de l’Histoire, mais Fenrig refuse, ce qui en fait d’un seul coup un personnage très intrigant.
Paul Atréides/Muad’Dib l’emporte donc. La Guilde est obligée de lui obéir, car il dispose désormais du monopole de l’épice, un peu comme si Lawrence d’Arabie avait pris le contrôle de toute la production mondiale du pétrole. La Guilde n’est plus neutre et réserve ses long-courriers aux Fremen. Les Maisons sont donc isolées et obligées d’attendre les assauts des légions de Fremen qui peuvent les attaquer en masse et les soumettre, sans que l’on sache trop pourquoi les armes atomiques ne sont pas utilisées. Le jihad se répand dans l’univers connu et impose le pouvoir absolu du Mahdi. Le jeu dangereux de l’Empereur a entraîné la fin d’une ère stratégique cohérente et le début d’une nouvelle époque.
Photo: Anatolii Stepanov Agence France-Presse Détonations et sirènes se sont mises à retentir quelques minutes après le discours de Vladimir Poutine, non loin de la capitale ukrainienne.
Billet du Lundi rédigé par Jean-Bernard Pinatel* – Geoprgma – publié le 4 mars 2024
La guerre en Ukraine est un révélateur impitoyable soit de la soumission des dirigeants européens à des intérêts qui ne sont pas les nôtres, soit, si on veut leur laisser le bénéfice du doute, de leur totale incompétence géopolitique.
Ils n’ont pas compris ou n’ont pas voulu croire que Biden et les stratèges qui l’entourent prenaient très au sérieux la menace de Poutine d’utiliser si nécessaire l’arme nucléaire dans une guerre que les Russes perçoivent comme défensive de leurs intérêts vitaux. Avec pour conséquence les consignes données par Biden au Pentagone et à son administration dès le 24 février 2022 et que « The Economist (1) » a révélé en septembre 2023 : « Joe Biden, America’s president, set objectives at the start of Russia’s invasion : to ensure that Ukraine was not defeated and that America was not dragged into confrontation with Russia (2) . »
Avec comme conséquence dramatique que, depuis le 24 janvier 2024, l’Ukraine a sacrifié la vie de centaines de milliers de ses citoyens non pas pour repousser victorieusement l’agression russe mais pour interdire à l’économie européenne de disposer en Russie de l’énergie abondante et peu chère dont elle a besoin et pour favoriser l’économie énergétique américaine et ses industries d’armement.
Ils ont cru ou voulu nous faire croire avec Bruno Lemaire que l’on pourrait stopper l’agression de la Russie par des sanctions qui « mettraient à genoux » son économie alors qu’elles se sont retournées contre nous.
Ils n’ont pas anticipé le refus de 162 états sur les 195 que compte notre planète de voter les sanctions qu’ils ont décidées unilatéralement. Ainsi plus de 80% des pays du monde ont continué à commercer avec la Russie et de nombreuses entreprises des états qui avaient décidé de les appliquer ont continué à le faire en les contournant. Ces pays et ces entreprises se sont senties confortées dans leur refus d’appliquer les sanctions par les déclarations des autorités chinoises et indiennes qui ont rappelé aux Etats-Unis leur responsabilité d’avoir bafoué les premiers les règles internationales par leurs interventions au Kosovo et en Irak, déclenchées sous de fallacieux prétextes, ouvrant ainsi la porte à la Russie.
Ils ont espéré, en diabolisant Poutine, que les Russes se débarrasseraient de lui sans avoir conscience que, dans leur immense majorité, ces derniers sont reconnaissants à leur Président d’avoir entre 2002 et 2012 multiplié par dix leur niveau de vie et de leur avoir donné la fierté d’être redevenu une nation puissante et respectée.
A part la minorité argentée qui a quitté la Russie, ils ont cru que les Russes n’étaient que des moujiks incultes et qu’en fournissant aux ukrainiens quelques armes d’une technologie militaire intelligente et précise comme les drones pour l’observation et les canons César ou les Himars pour la puissance de feu, ils allaient les conduire facilement à la victoire. Au lieu de cela, ils ont dû admettre à regret que la Russie s’était adaptée très rapidement à ces innovations, que leurs très nombreux et compétents ingénieurs (3) avaient trouvé et mis en place rapidement des parades électroniques qui avaient annihilé cet avantage. Bien plus, ils se sont rendu compte que les canons et les munitions des années 80, utilisés massivement par les Russes qui les avaient stockées au lieu de les mettre au rebut comme nous pour éviter de payer les coûts humains et de fonctionnement de leur stockage, causaient des ravages dans les rangs ukrainiens. Et, à la fin de l’année 2023, ils ont dû se résoudre à accepter que l’armée russe fût plus forte (4) qu’au début de l’offensive et que la contre-offensive ukrainienne s’était soldée par un échec cuisant.
Toutes ces erreurs d’analyse géopolitique ajoutées à la désinformation permanente distillée par les médias européens ont amené nos dirigeants, dont le Président Macron, à croire ou à vouloir faire croire que le succès des forces ukrainiennes était certain et ils ont encouragé sans relâche le Président Zelensky à continuer la guerre en s’engageant à l’aider « jusqu’à la victoire. » Au lieu d’avoir fait l’effort de rechercher avec la Russie un compromis qui prenne en compte ses besoins de sécurité, Ils seront devant l’histoire co-responsables des 500 000 ukrainiens tués ou gravement blessés à ce jour.
Après deux ans de guerre, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne estiment qu’ils ont atteint leur objectif : éviter la création de l’Eurasie en créant un mur de haine entre l’Europe et la Russie et, pour se désengager de ce conflit, ils demandent à l’UE de monter en première ligne.
C’est pour cela, que depuis le début de l’année 2024, on entend un discours nouveau des dirigeants européens, dociles affidés des intérêts anglo-saxons, nous engageant à préparer une guerre longue.
Grossissant démesurément la menace que la Russie ferait peser sur l’Union Européenne alors qu’en deux années de combat acharnés, elle n’a été capable de conquérir et de conserver que 17% du territoire ukrainien peuplé de Russes et d’Ukrainiens déterminés à conserver leur culture russophone.
Bien plus, ils cherchent à nous convaincre que la Russie menace l’UE et que pour notre sécurité il faut aider encore plus l’Ukraine, quitte à laisser disparaitre la moitié de nos agriculteurs.
Last but not least, des voix s’élèvent ici et là, y compris dans la bouche du Président Macron, pour évoquer la possibilité ou même pour prôner l’envoi de nos soldats sur le champ de bataille. Ces propos sont relayés dans les médias par des intellectuels et des soi-disant spécialistes de défense qui, au lieu d’utiliser leur intelligence pour proposer un chemin vers la Paix, tiennent le discours habituel des bellicistes de salon : « armons-nous et partez. »
« L’Europe c’est la Paix » le slogan fondateur de l’Union Européenne est-il en train de devenir obsolète ?
1. Est un hebdomadaire britannique majoritairement détenu par la famille Agnelli avec une participation des familles Rothschild, Cadburry et Shroders, dont la ligne éditoriale du journal est proche du patronat et des milieux financiers internationaux. Il est considéré comme un des médias les plus influent dans le monde occidental.
2. Joe Biden, président américain, a fixé des objectifs au début de l’invasion Russe : « S’assurer que l’Ukraine ne sera pas vaincue et que l’Amérique ne sera pas entraînée dans la confrontation avec la Russie. »
3. « Ce qui distingue fondamentalement l’économie russe de l’économie américaine, c’est, parmi les personnes qui font des études supérieures la proportion bien plus importante de celles qui choisissent de suivre des études d’ingénieurs : vers2020,23,4% contre 7,2% aux Etats-Unis. » Emmanuel Todd, la défaite de l’occident, Gallimard, page 50.
4. Comme l’avait déclaré le général Cavoli qui commande l’OTAN en avril 2023 devant une commission du Congrès des USA, déclaration révélée six mois plus tard par le Washington Post.
Catherine Durandin, Professeur des Universités, historienne, ancien élève de l’ENS, ancienne auditrice de l’IHEDN. Ex – consultante à la DAS, ministère de la Défense, C. Durandin a publié un grand nombre d’articles et d’ouvrages consacrés à la Roumanie et aux équilibres géopolitiques du monde contemporain.
La Russie est en mesure d’utiliser la Transnistrie comme une arme régionale. Pourquoi ? Catherine Durandin donne les clés en éclairant sur une longue durée l’histoire d’une région moldave, la Transnistrie, érigée en phare de l’URSS depuis 1924. Elle explique clairement comment cette question « gelée » pourrait être réactivée par la Russie dans le cadre de sa guerre en Ukraine, et contre l’OTAN dont la Roumanie voisine est membre depuis 2004. Avec deux photos et une carte.
UNE INTÉGRATION à venir de la Transnistrie dans la Fédération de Russie ? Le scénario s’est esquissé à la veille du discours à la Nation du 29 février 2024 de Vladimir Poutine.
Un premier signal d’alerte est lancé : le président de la République Moldave de Transnistrie, Vadim Krasnosselski, élu en 2016 et réélu en 2021, annonce que le Congrès des députés transnistriens compte, lors de sa réunion du 28 février 2024, demander ou organiser un referendum sur l’annexion de la Transnistrie à la Russie. Il avance la nécessité de protéger les citoyens russes et les « compatriotes » de Transnistrie des menaces de la République de Moldavie et de l’OTAN. Dont acte : le 28 février 2024, le Parlement de la Transnistrie demande à la douma russe « des mesures de défense de la Transnistrie étant donné que plus de 220 000 citoyens russes résident en Transnistrie. » La République de Moldavie a imposé de nouveaux droits de douane sur les importations et les exportations de la Transnistrie en janvier 2024. Mais, nulle information n’a circulé quant à des citoyens de Transnistrie molestés par des ressortissants de Moldavie…
En septembre 2006 déjà, la population de Transnistrie a été consultée sur la question de l’indépendance et de l’intégration à la Fédération de Russie, répondant positivement à plus de 96% des voix. En 2014, ce projet a été de nouveau évoqué. Moscou conservait ainsi une épée de Damoclès sur l’Ukraine et la Moldavie. Or, l’attaque russe, lancée le 24 février 2022 contre l’Ukraine, fragilise fortement la sécurité de la République de Moldavie. Odessa, le port des rêves de grandeur russe, n’est qu’à 193 km de Chisinau, capitale de Moldavie et à 139 km de Tiraspol, capitale de laTransnistrie. La Moldavie et l’Ukraine sont solidaires, des dizaines de milliers d’Ukrainiens ont émigré en Moldavie.
Moscou est en mesure d’utiliser la Transnistrie comme une arme régionale.
Pour comprendre comment, il faut retrouver le passé en longue durée d’une région moldave, la Transnistrie, érigée en phare de l’URSS depuis 1924, à la frontière alors de la Bessarabie intégrée dans la Grande Roumanie de 1918/1920. L’histoire de la Transnistrie est liée à l’URSS, à la Moldavie soviétique, puis à la Russie. La Transnistrie a fait sécession, rompant avec la Moldavie, proclamant son indépendance en 1991, une indépendance qui n’est reconnue ni par la Russie ni par la Moldavie. La Transnistrie entretient des relations diplomatiques avec l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et le Haut-Karabagh.
En 2024, la Transnistrie compte près de 500 000 habitants, pour une étendue de 4 000 km2, les Russophones y sont majoritaires aux côtés des Moldaves, des Ukrainiens, et de quelques minorités polonaises et bulgares. La population est russophone, souvent bilingue, russe/ moldave et russe/ukrainien. La Transnistrie reconnait trois langues officielles : le russe, l’ukrainien et le moldave. En fait, le russe est la langue partout parlée. La Transnistrie est un pays à plus de 90 % orthodoxe tout comme la Moldavie voisine.
Que signifie, en février 2024, cette initiative de proposition de referendum d’intégration à la Russie ? Quelles en seraient les conséquences éventuelles ?
Une telle initiative de projet de consultation de la population s’inscrit dans le contexte présent de la guerre russo-ukrainienne et de la politique d’expansion russe, associée à une volonté de déstabilisation des marches est européennes de l’Union européenne. Le projet menace, en premier lieu, la République de Moldavie, depuis peu candidate à l’UE.
Pour Moscou, annexer la Transnistrie répondrait à deux objectifs : établir une tête de pont militaire visant l’Ukraine par son flanc Ouest, casser la République de Moldavie. La neutralité est inscrite dans la Constitution moldave mais sa candidature à l’intégration dans l’Union européenne été retenue en juin 2022 et le processus est en cours.
La fracture entre l’histoire de la République de Moldavie et celle de la Transnistrie, remonte aux temps de la rupture, de la guerre et des hostilités entre la Roumanie, alliée de l’Entente entre 1916 et 1918, contre les Russes en marche révolutionnaire en 1917/1918. Sous domination de l’empire russe auquel la Bessarabie a été rattachée depuis 1812, la province partageait les secousses révolutionnaires russes depuis 1905 et vibrait au rythme des émancipations nationales au sein de cet empire en faillite. Les intellectuels moldaves, à la tête des mouvements nationalitaires et sociaux proches de l’intelligentsia socialiste d’Odessa sont passés alors de la revendication d’autonomie à celle d’indépendance au cours des mois de 1917/1918. Les violences des bolcheviks, des soviets de soldats en particulier, des révolutionnaires d’Odessa, ont poussé les démocrates, les libéraux et les conservateurs de Bessarabie à faire appel à l’armée roumaine pour rétablir l’ordre en janvier 1918 et à voter à la hâte l’intégration dans la Grande Roumanie, sortie de la victoire de l’Entente.
Cette perte de la Bessarabie, jamais les Soviétiques ne l’ont acceptée. Durant l’entre-deux guerres, phase d’histoire roumaine de la Bessarabie, Moscou cherche à déstabiliser la province : agents soviétiques, incursions venues de l’autre côté du Dniestr, soulèvement paysan organisé à Tatar Bunar, gros bourg de Bessarabie roumaine, réprimé très violemment par Bucarest.
Moscou prend une initiative radicale en créant à la frontière de la Roumanie sur la rive droite du Dniestr, une république soviétique modèle, anti roumaine, avec une ville nouvelle Tiraspol, la capitale soviétique de référence. Tiraspol est conçue comme une ville nouvelle industrielle alors que la Bessarabie demeure essentiellement rurale, peu développée. Dès 1924, la République autonome soviétique socialiste moldave (RASSM) est née. Du point de vue stratégique, l’objectif est clair : faire pression sur la Roumanie, à sa frontière occidentale.
Au fil d’une histoire d’empire puis d’URSS, jamais les Russes n’ont accepté la perte de la Bessarabie. Ils ont négocié sa récupération, en juin 1940, avec l’Allemagne nazie, lors de l’accord du Pacte Ribbentrop-Molotov. Forts de ce Pacte, ils ont exigé, le 16 juin 1940, du gouvernement roumain l’évacuation en 24h du territoire de la Bessarabie et de la Bucovine du Nord. Les forces soviétiques ont occupé la Bessarabie le 28 juin 1940 et créé la République Soviétique Socialiste Moldave (RSSM) qui englobait la Transnistrie.
Cette histoire soviétique perdure jusqu’à l’éclatement de l’URSS en 1990/1991 avec une brève présence d’occupation roumaine de 1941 à 1944. La Transnistrie n’a jamais connu de respiration démocratique .En effet, en 1941, elle s’est trouvée sur la voie des armées roumaines alliées d’Hitler et de l’Allemagne nazie sous le gouvernement du maréchal Antonescu. Les Roumains ont occupé la Transnistrie : ils en ont fait une zone de déportation des Juifs de Roumanie amenés par trains et ont procédé à la quasi-liquidation de la population juive d’Odessa. Victorieuse ici dès 1944, l’URSS rétablit la République Socialiste Soviétique Moldave…
Ce n’est qu’avec le complexe processus de la fin de l’empire soviétique, les revendications libertaires et identitaires de ses républiques, les aspirations concernant l’usage de la langue nationale, le roumain, que le 23 juin 1990, le Soviet Suprême Moldave adopte la déclaration de souveraineté et le drapeau tricolore. La frontière s’ouvre entre la Moldavie ex -soviétique et la Roumanie post-Ceausescu, avec plus de 100 000 Roumains et Moldaves qui fraternisent.
La Transnistrie n’est pas roumaine. Les élans unionistes romantiques pro roumains de la Moldavie pèsent comme une menace sur la Transnistrie qui se refuse à toute union avec la Roumanie ! La guerre, une quasi guerre civile, une guerre fratricide éclate, en 1992, entre Moldaves et Transnistriens qui sont soutenus par des éléments de la XIV e armée issue de feu le Pacte de Varsovie [1]. Avec du côté russe, le commandement du général Lebed, des vétérans d’Afghanistan, des Cosaques. L’on se bat auprès du Dniestr, à Bender dont les maisons conservent les traces de balles sur leurs façades. Les combats font plus d’un millier de morts, des centaines de blessés pour déboucher sur un accord de cessez-le-feu, le 21 juillet 1992, signé par le président moldave Mircea Snegur et le président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine. La Russie, l’OSCE sont médiatrices dans le processus de cessez-le-feu.
Ces mois de guerre de 1992 n’ont pas été oubliés. Nombreux sont les ouvrages qui reviennent en Moldavie sur cette confrontation. En 2013 encore, parait la deuxième édition de l’ouvrage très lu de la journaliste Valentina Ursu, « La rivière de sang » (éditions Arc, Chisinau).
Depuis la cessation des hostilités en 1992, les plans de résolution du dossier Transnistrie se sont suivis sans succès en dépit d’un espoir du côté russe en 2003. Tous portaient un projet de fédéralisation. En vain, les Russes, les Etats-Unis, l’OSCE se sont impliqués. Une Transnistrie indépendante ? Une fédération avec démilitarisation de la République de Moldavie ? Cette solution est refusée par la Moldavie. Mais, les hostilités n’ont pas repris.
Les forces russes, peu nombreuses, 1 500 hommes, sont toujours présentes auprès du Dniestr, les dépôts d’armes toujours présents à Cobasna en Transnistrie, non loin de la frontière ukrainienne. Les forces armées de Transnistrie sont philo-russes, nombre d’appelés font leur service militaire en Russie. L’économie de cette ex-Moldavie soviétique, très industrialisée au temps de l’URSS, fonctionne bien, une métallurgie puissante, une industrie textile développée. Mais le trafic rentable, armes, alcools, cigarettes, entre Tiraspol et Odessa est très fortement perturbé par la guerre en Ukraine. L’Ukraine contrôle sa frontière.
La Moldavie vogue, à pas difficiles, vers l’UE sous la présidence de Maia Sandu, élue en décembre 2020, à la tête d’un gouvernement pro-européen. Les élections municipales de l’automne 2023 ont vu l’affaiblissement du parti PAS (Action et Solidarité) de Maïa Sandu. L’émigration, une véritable hémorragie depuis l’indépendance, affaiblit ce pays de 2 600 000 habitants, lassés par la pauvreté et la grande corruption qui a pénétré profondément le domaine judiciaire. Cependant, une nouvelle génération émerge, attachée en priorité à l’étude et au traitement des problèmes socio-économiques, refusant de se laisser enfermer dans le dilemme UE ou Russie, considérant que l’obsession identitaire est un alibi pour ne pas se concentrer sur les urgences économiques. A l’Ouest comme à l’Est du Dniestr, les maffieux richissimes, ceux que l’on appelle « les barons », interfèrent dans le jeu politique. Le gouvernement de Chisinau lutte contre cette présence. Poursuivis par la justice, plusieurs grands « barons », Ilian Shor, Vladimir Plahotniuc, ont choisi le repli à l’étranger.
A Tiraspol, en revanche, le groupe Sheriff, fondé au début des années 1990, prospère tranquillement, jouissant d’une puissance économique sans pareil qui va des super marchés aux stations- services, à la propriété d’une chaine de télévision, sans oublier la mainmise sur le club de foot national, marquée par la construction d’un complexe sportif en 2000 de plus de 100 millions de dollars. Le fils d’Igor Smirnov, premier président pro-soviétique de la Transnistrie, est l’un des membres dirigeants du groupe Sheriff…
A Tiraspol, le parti unique règne en maître, les citoyens et les visiteurs sont accueillis par une statue colossale de Lénine flanquée d’un tank rouillé, proche d’un vaste bâtiment administratif de style architectural soviétique, alors que les étudiants de sciences politiques de l’université à qui il me fut interdit de parler roumain en 2009, sont capables de s’exprimer en anglais. En 2009, ils s’intéressaient au sort de Ségolène Royal à la suite de l’échec de sa candidature à la présidence de la République française ! Les étudiants s’informent via internet !
Alors ? Le paysage est fidèlement, fièrement soviétique.
Les mentalités ? Plutôt pragmatiques, en temps de paix. La circulation est aisée entre les deux capitales, Tiraspol et Chisinau, certains Moldaves ont de la famille à Tiraspol, les citoyens de Transnistrie fréquentent Chisinau.
La Russie est puissante, la République de Moldavie ne l’est pas. Que la Transnistrie devienne une future base russe renforcée ? Cette évolution est probable. Il est dans l’intérêt de Moscou de développer des réseaux pro – russes à la frontière de l’Ukraine et de la Moldavie.
La Transnistrie n’est pas pro roumaine, ne l’a jamais été, n’a aucune expérience démocratique. C’est un ex-joyau soviétique, jusqu’à quel point gangrené de l’intérieur ? L’économie de la Transnistrie a évolué : 70 % des exportations se font vers l’UE, l’Ukraine et la Moldavie. Mais, pour des populations attachées à la paix, une paix préservée depuis 1992, l’OTAN représente une menace de guerre parfaitement inculquée dans les mentalités par la propagande russe…Or l’Ukraine est soutenue par les alliés de l’OTAN, la Roumanie est membre de l’OTAN, avec 6 bases américaines, 2 bases françaises, dont l’une au bord de la Mer noire. L’obsession de la sécurité a gagné la République de Moldavie qui a passé le 25 septembre 2023 un accord de défense avec la France et négocié l’acquisition d’un radar Thales de protection aérienne, lors de la visite à Chisinau du ministre des armées Sébastien Lecornu.
La Russie sera-t-elle pressée d’opter pour l’annexion de la Transnistrie ? Poutine attendra-t-il les prochaines élections présidentielles de 2024 en République de Moldavie pour faire tomber le parti pro-européen et éliminer Maia Sandu par les urnes ? Imaginons une République de Moldavie, déçue par les contraintes et la lenteur du processus d’intégration européenne, sous influence de la propagande russe, tentée par un rapprochement avec la Russie. Imaginons le scénario du pire pour la démocratie moldave : une fédération Transnistrie/ République de Moldavie qui pourrait s’associer à la Fédération de Russie.
L’initiative du président Vadim Krasnosselski a ouvert la boite de Pandore. La configuration actuelle, République de Moldavie sous gouvernance pro européenne mais clivée et Transnistrie pragmatiquement tranquille mais enclavée, pourrait s’effondrer. Tiraspol appelle à l’aide contre des malversations supposées de Chisinau, Poutine restera- t-il insensible à cet appel ? Quelles seront les modalités de l’action russe, delà de la déclaration du ministère russe des Affaires Étrangères en réponse immédiate à l’appel du 28 février 2024 lancé par le président de la Transnistrie : « La protection des intérêts des habitants de Transnistrie, nos compatriotes, est l’une des priorités. »