Justice et reconnaissance : acquittement d’un Gendarme du GIGN, symbole du courage des forces de l’ordre

Justice et reconnaissance : acquittement d’un Gendarme du GIGN, symbole du courage des forces de l’ordre

Dans une décision marquée par la sagesse et la reconnaissance de la complexité des missions des forces de l’ordre, la Cour criminelle de Saint-Omer (62) a rendu un verdict de clémence à l’encontre d’un membre dévoué du GIGN. 

Le 22 février, après un examen minutieux et quatre jours d’audience chargés d’émotion, le Gendarme impliqué dans l’intervention tragique à Fouquières-lès-Lens (62) en 2018, qui a conduit à la mort d’Henri Lenfant, âgé de 22 ans, a été acquitté.

Face à une situation d’extrême tension et dans le cadre de ses fonctions pour garantir la sécurité publique, l’agent a dû prendre une décision rapide lors d’une tentative d’interpellation qui a malheureusement tourné au drame.

L’engagement sans faille des Gendarmes du GIGN, reconnus pour leur professionnalisme et leur courage, a été une fois de plus mis en lumière lors de cette opération délicate visant à interpeller des individus sur un parking près de l’aire d’accueil des gens du voyage.

La réactivité de l’agent, appelé en renfort, face à un suspect refusant d’obtempérer et mettant potentiellement en danger la vie d’autrui, souligne la complexité des décisions que les membres des forces de l’ordre doivent prendre dans l’instant, sous la pression et dans des circonstances souvent imprévisibles.

Bien que le parquet ait requis deux ans de réclusion, estimant qu’il n’y avait pas légitime défense, la Cour a jugé autrement, reconnaissant implicitement les défis auxquels sont confrontés les Gendarmes dans l’exercice de leurs fonctions. 

L’acquittement du Gendarme souligne la nécessité de soutenir nos forces de l’ordre qui sont régulièrement confrontées à des situations périlleuses pour assurer notre sécurité.

La réaction vive des proches d’Henri Lenfant à l’annonce du verdict, bien que compréhensible dans le contexte douloureux de la perte d’un être cher, ne doit pas occulter l’engagement des forces de l’ordre à servir et protéger avec honneur et détermination. 

La sécurité renforcée autour du tribunal pour ce procès témoigne de l’importance accordée à la protection de nos institutions judiciaires et de ceux qui y œuvrent.Ce verdict n’est pas seulement l’acquittement d’un Gendarme; il représente une reconnaissance des risques et des sacrifices endurés par les membres des forces de l’ordre dans l’accomplissement de leur devoir. Il rappelle à la société la nécessité de soutenir ceux qui nous protègent, tout en continuant à œuvrer pour la justice et la compréhension mutuelle dans des situations extrêmement complexes.

Photo par Florence Piot

Guerre du droit entre Etats-Unis et Europe

Guerre du droit entre Etats-Unis et Europe

par Achille Christodoulou (*) – Esprit Surcouf – publié le 16 février 2024
Etudiant


L’EXTRA-TERRITORIALITÉ DU DROIT, ENJEU DE PUISSANCE ET GUERRE SECRÈTE ENTRE LES ÉTATS-UNIS ET L’EUROPE

Les États-Unis n’ont jamais accepté que l’Europe existe réellement en témoignant d’une distanciation stratégique face à leur puissance économique. Aussi, le droit apparaît-il comme un vecteur central dans un rapport de force dont les conclusions sont toujours incertaines.

Dans un climat de complexification constante des relations internationales où de nombreux enjeux s’avèrent désormais globaux au sein d’une arène où les acteurs se sont démultipliés, il est nécessaire d’apporter une analyse rigoureuse et précises des différents mécanismes d’influences. Ainsi il s’agit de mieux comprendre comment fonctionne ce jeu international qui s’avère d’une complexité accrue.
L’extraterritorialité du droit est alors devenue une arme redoutable. Ici nous allons parler de la façon dont les États-Unis, grands adeptes de cette pratique, ont étendu leur puissance au détriment de l’Union Européenne qui tend doucement à s’adapter à cette pratique.

Depuis la seconde moitié du XXème siècle, et l’apparition du droit international ayant comme ambition de régir un ordre mondial, est apparu parallèlement l’utilisation de plus en plus courante de l’extraterritorialité du droit. Il s’agit de l’une des réponses ayant pour objectif de faire régner une justice globale négociée à condition qu’elle soit en concordance avec le droit international, qui est basé sur la charte des nations unies. Il s’agit du principe selon lequel un état applique sa justice et son droit sur un territoire étranger lorsqu’il estime qu’il en a la légitimité. Selon, monsieur Cohen-Tanugi, avocat et essayiste français, l’extraterritorialité du droit entre l’Europe et les États-Unis conduit à une harmonisation du droit international. Les trois domaines principaux de l’extraterritorialité à savoir le droit de la concurrence, l’anti-corruption et les sanctions, convergent entre ces états. Cependant il faut noter qu’il existe un danger lorsqu’elle est pratiquée avec des pays qui ne sont pas des états de droit. Ce danger est important du fait du caractère arbitraire de la réplique qui peut être engendrée, par exemple la détention de deux ressortissants canadiens lors de l’affaire Huawei entre les US et la Chine, nous n’allons cependant pas traiter ce sujet dans cette analyse.

Enjeux d’influences, les Etats-Unis experts en la matière.

La riposte européenne, une nécessité pour conserver sa souveraineté?

C’est en ce sens que l’Union Européenne a commencé à s’atteler à contrer les attaques de l’oncle Sam. Elle a ainsi mis en place une stratégie adaptée à de tels enjeux qui se fonde sur des mécanismes d’intelligences économiques. Ces derniers consistent à collecter, analyser et valoriser l’information économique et stratégique afin de protéger les intérêts des entreprises concernées et ainsi l’Europe. Cela se matérialise par la mise en place d’outils législatifs de protection et d’attaque. Dans cette mesure a été

 mis en place l’INSTEX, qui est un mécanisme financier mis en place par l’Europe en 2019 pour faciliter le commerce avec l’Iran malgré les sanctions américaines rétablies à la suite du retrait des États-Unis de l’accord nucléaire de 2015. En matière d’intelligence économique, ce mécanisme joue un rôle crucial dans la défense des intérêts européens face à l’extraterritorialité du droit américain. Il vient ainsi pallier ce problème en établissant un système de paiement sécurisé, qui contourne le système financier américain pour les transactions commerciales entre l’Europe et l’Iran. En agissant ainsi, l’Europe protège ses entreprises des sanctions américaines, garantissant ainsi leur compétitivité et leur accès au marché iranien, tout en préservant la souveraineté de son système juridique. Dans ce sens, a aussi été mis en place en France le Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Économique (SISSE) qui a pour but de protéger les actifs stratégiques de l’économie française face aux menaces étrangères en détectant, caractérisant et en traitant les menaces étrangères.

De façon plus pragmatique l’Union Européenne a mis en place d’autres outils législatifs plus offensifs qui vont au-delà des questions de territoire. Ainsi Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) joue un rôle crucial dans la défense des intérêts de l’Europe. Adopté en mai 2018, le RGPD établit un cadre réglementaire solide pour la protection des données personnelles des citoyens européens. Cette réglementation renforce la confiance des consommateurs européens dans les services numériques et les entreprises qui traitent leurs données. C’est ainsi que le RGPD renforce donc la souveraineté européenne en matière de protection des données et offre une protection contre l’ingérence étrangère dans les affaires européennes. En imposant des normes strictes de protection des données, l’Europe se positionne comme un acteur mondial influant en matière d’intelligence économique, car elle protège ses citoyens, ses entreprises et ses informations stratégiques des tentatives d’accès non autorisées de la part d’acteurs étrangers. Ce règlement permet de contrer l’activité extraterritoriale des États-Unis permis par le Cloud Act qui leur donne le droit d’accéder à des données détenues par des entreprises américaines, et ce peu importe où elles sont stockées dans le monde. 

Dans la continuité de cette stratégie d’autres outils législatifs ont été mis en place à l’instar de la directive concernant une finance plus durable dans le cadre de la Corporate Social Responsability Directive (CSRD), qui s’appliquera à partir de 2024 aux premières entreprises atteignant un certain seuil pour leurs rapports 2025. Dés lors, leurs sera imposées des obligations de déclaration de performance extra-financière fondée sur l’impact environnemental, social et sur les droits de l’Homme des sociétés concernées, et ainsi permettra d’étendre les valeurs européennes à l’internationale.

Il s’agit ainsi pour l’Union européenne d’établir une approche stratégique d’intelligence du droit qui passe par une extraterritorialité en accord avec les droits des autres puissances. Dès lors il sera possible de répondre tout en dépassant la notion de territoire et assurer sa souveraineté. Pour cela il est nécessaire de devoir assurer une bonne entente entre les institutions européennes afin d’accéder à une effectivité sans tomber dans le piège d’une lourdeur administrative. En effet cette dernière est à l’origine de nombreux des maux de l’Union et empêche l’aboutissement de ses projets législatifs ambitieux. C’est dans cette mesure que l’Europe pourra garantir sa souveraineté sur son territoire et pour ses habitants qui résident à l’étranger.


Achille Christodoulou, fort d’un Master en Relations Internationales de l’ILERI, a préalablement obtenu une licence en Sciences Sociales Économiques et Politiques à l’Institut Catholique de Paris. Son parcours académique, de la diplomatie aux sciences sociales, reflète sa polyvalence et sa capacité à appréhender des enjeux diversifiés.

Des officiers et un sous-traitant de l’armée française jugés en septembre pour favoritisme dans la logistique

Des officiers et un sous-traitant de l’armée française jugés en septembre pour favoritisme dans la logistique


Un avion-cargo A400M de l’armée françaiseAFP PHOTO / État-major des Armées

Des officiers et un sous-traitant de l’armée française seront jugés en septembre 2024 à Paris pour des soupçons de corruption et favoritisme.

Plusieurs haut gradés de l’armée française et un de ses principaux sous-traitants pour la logistique des opérations extérieures (Opex) seront jugés en septembre 2024 à Paris pour des soupçons de corruption et favoritisme, a indiqué mardi une source judiciaire, sollicitée par l’AFP.

Au terme d’une enquête du Parquet national financier (PNF) démarrée début 2017 après un signalement de la Cour des comptes, un procès se tiendra à Paris du 9 au 25 septembre pour diverses infractions dont favoritisme, prise illégale d’intérêts, corruption, violation du secret professionnel et abus de biens sociaux. Il concernera plusieurs marchés relatifs à l’affrètement d’avions-cargo ou de navires dédiés au transport militaire.

« Il ne nous appartient pas de commenter une procédure en cours », a répondu le ministère des Armées, sollicité par l’AFP.

Parmi les prévenus figurent huit militaires, dont l’ancien chef d’état-major du Centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA), le colonel Philippe Rives, qui sera jugé pour favoritisme, corruption passive, violation du secret professionnel et prise illégale d’intérêts. Son avocat Matthieu Hy n’a pas souhaité commenter.

Coût élevé des opérations de fret militaire

Un ancien commandant du CSOA, le général Philippe Boussard, mais aussi un lieutenant-colonel du Commandement des opérations spéciales (COS), Christophe Marie, seront également jugés pour favoritisme.

Tous sont soupçonnés, à des degrés divers, d’avoir participé dans les années 2010 à une opération ayant permis de favoriser la société privée International Chartering Systems (ICS) dans l’attribution de marchés de logistique, notamment concernant le transport aérien, pour les opérations extérieures de l’armée française. Sur le banc des prévenus figureront également la société ICS, en tant que personne morale, son président Philippe de Jonquières et sa directrice administrative.

Les magistrats de la rue Cambon s’étaient étonnés, dans un rapport publié fin 2016, du coût élevé des opérations de fret militaire via des avions-cargos attribués à ICS, faute de solution militaire française.

L’enquête a révélé, selon la cellule investigation de Radio France en 2018, des échanges soutenus entre plusieurs hauts gradés et les responsables d’ICS aux moments clés de passation de marchés. Les investigations de la section de recherches de la gendarmerie de Paris ont également mis au jour plusieurs manipulations potentielles qui auraient permis que la société soit mieux notée dans les processus d’attribution.

La législation ITAR américaine s’invite à bord de l’Eurofighter Typhoon

La législation ITAR américaine s’invite à bord de l’Eurofighter Typhoon

Eurofighter italy e1654864479374 Modernisation Retrofit équipements de défense | Allemagne | Aviation de chasse

La législation ITAR américaine s’invite à bord de l’Eurofighter Typhoon


Certains des composants du Glass Cockpit qui équipera les futurs Eurofighter Typhoon Tranche 3, seront soumis à licence d’exportation ITAR américaine. Pourtant, cela ne semble nullement émouvoir industriels et observateurs des quatre pays membres du consortium Eurofighter.

À l’instar de très nombreux pays, les Etats-Unis supervisent finement les exportations de technologies de défense en provenance de leur outil industriel. C’est ainsi que toutes les exportations d’équipements majeurs doivent obtenir l’aval de l’exécutif, mais aussi celui d’une sous-commission dédiée appartenant à la commission des forces armées du Sénat américain.

Cette supervision s’étend également à des composants à vocation duale, c’est-à-dire pouvant être employés aussi bien pour la conception de systèmes d’armes, que pour celui d’équipements civils. Ces composants sont répertoriés dans une liste spécifique, obligeant les industriels d’obtenir une autorisation d’exportation spécifique comparable avant de pouvoir le faire.

Ainsi, en 2006, Boeing s’est vue infliger une amende de 15 m$, pour avoir vendu à l’exportation une centaine d’avions civils qui étaient équipés d’un capteur gyroscopique, par ailleurs employé par le missile AGM-65 Maverick américain, sans avoir préalablement obtenu l’autorisation de le faire.

AGM-65 Maverick missile
Le missile AGM-65 Maverick était équipé d’une puce gyroscopique inscrite sur la liste ITAR des composants à usage dual soumis à autorisation d’exportation.

La réglementation ITAR américaine

Cette liste est souvent désignée abusivement par l’acronyme ITAR. En effet, l’International Traffic in Arms Regulations, ou ITAR, englobe l’ensemble des règles législatives américaines encadrant l’exportation et l’importation d’armes ou de systèmes et composants assimilés.

Celle-ci fut promulguée en 1976, afin de protéger les industries et technologies américaines, et par ailleurs pour servir les intérêts des Etats-Unis sur la scène internationale.

Par l’ampleur et la position dominante des industries technologiques américaines sur la scène internationale, cette législation est devenue, au fil des années, un puissant outil aux mains de l’exécutif américain, pour davantage protéger ses intérêts économiques et politiques, qu’éviter que des technologies critiques ne fuitent à l’étranger.

En outre, la liste des composants concernés par cette réglementation est particulièrement dynamique, de sorte qu’un composant spécifique peut y être ajouté au seul jugement de l’exécutif, pour appuyer ses ambitions internationales.

C’est ainsi qu’en 2018, le président Trump a fait ajouter à cette liste, un composant de géolocalisation employé à bord des missiles de croisière Storm Shadow et Scalp, dans le seul but de faire dérailler les négociations en cours entre Paris et le Caire en vue de l’acquisition d’avions de combat Rafale supplémentaires.

ITAR Glass Cockpit Collins Aerospace Typhoon
Le futur Glass Cockpit de Collins Aerospace qui équipera l’Eurofighter Typhoon ne sera pas ITAR-Free

De fait, l’étiquette « ITAR-Free », c’est-à-dire dépourvu de composants soumis ou pouvant être soumis à la législation ITAR, est désormais devenue un argument de vente efficace pour l’exportation d’équipement de défense, notamment auprès de certains clients ayant une posture politique pouvant parfois diverger des attentes de Washington.

Avec son nouveau Glass Cockpit, l’Eurofighter Typhoon ne sera plus ITAR-Free

En dépit de la proximité politique et technologique des Etats-Unis avec les quatre pays membres du consortium Eurofighter (Allemagne, Espagne, Italie et Royaume-Uni) le chasseur Typhoon était jusqu’à présent ITAR-Free. Mais cela ne devrait plus être le cas des nouveaux chasseurs de la Tranche 3, et de la Tranche 4 à venir.

En effet, le britannique BAe vient d’annoncer que l’appareil européen serait dorénavant équipé d’un nouveau glass cockpit, à l’instar du F-35, avec un unique écran interactif couvrant l’ensemble de la planche de bord.

L’écran retenu par l’avionneur britannique est fourni par l’américain Collins Aerospace, et s’appuie en particulier sur un composant employé pour la sauvegarde des données, appartenant à la liste ITAR.

De fait, les prochains Eurofighter Typhoon équipés de ce cockpit avancé et modernisé, devront obtenir une licence d’exportation américaine avant de pouvoir être livrés, y compris, d’ailleurs, aux membres du consortium Eurofighter.

Rafale SCALP
Donald Trump fit ajouter à la liste ITAR un composant employé à bord du missile SCALP pour faire dérailler l’acquisition de Rafale supplémentaires par l’Égypte. Cela obligea MBDA à revoir l’électronique de navigation de son missile, et retarda la commande de plusieurs années.

Une contrainte assumée par les européens

Toutefois, le sujet ne semble pas particulièrement inquiété ni les industriels, ni même la presse spécialisée, que ce soit en Grande-Bretagne, en Italie ou en Allemagne. Seul le site espagnol Infodefensa a traité le sujet, tout en multipliant les superlatifs au sujet de la nouvelle avionique à venir.

On notera, à titre d’illustration, que le refus allemand d’autoriser la vente de 48 Typhoon supplémentaires à l’Arabie Saoudite, n’aura créé que des remous superficiels et de courte durée, dans les trois autres pays, en dépit des conséquences économiques et politiques que cette décision entrainait.

Dans les faits, à l’exception de l’industrie de défense française qui fait figure d’exception en Europe, aucun pays européen n’a développé d’offre industrielle orientée vers l’autonomie stratégique, et donc vers la conception de systèmes ITAR-Free.

Dès lors, les conséquences des arbitrages US, par ailleurs souvent impliqués directement dans les programmes majeurs de défense de ces pays, sont considérés comme normales, et ne donnent lieu à aucune tension particulière.

On comprend, dans ces conditions, les divergences de perception qui ont amené ces mêmes pays à privilégier un turbopropulseur de conception américaine plutôt que française, pour équiper le futur Eurodrone RPAS.

 

Extraterritorialité du droit : quand le « lawfare » sert la guerre économique

Extraterritorialité du droit : quand le « lawfare » sert la guerre économique

En juillet, une économiste américaine a renoncé, face au scandale, à rejoindre un poste clé à la direction de la concurrence de la Commission européenne. Mais dans ce domaine, c’est aussi l’application planétaire du droit américain qui inquiète entreprises, spécialistes et législateurs.

Extraterritorialité du droit : quand le « lawfare » sert la guerre économique

Le 17 juillet, Fiona Scott Morton a renoncé à son poste d’économiste en chef de la puissante Direction générale de la concurrence de la Commission européenne. Le parcours de cette Américaine auprès de géants technologiques comme Microsoft, Apple ou Amazon, ainsi que dans les services antitrust de l’administration Obama, avait suscité une bronca sur le continent : comment pouvait-elle désormais préconiser des sanctions contre ces mêmes groupes, souvent visés par des enquêtes européennes ?

En creux, cette polémique a mis en lumière la rude concurrence que se livrent les entreprises à l’échelle mondiale, et son intrication avec le droit commercial édicté par les États (ou l’UE, en l’occurrence). Des quatre cercles du périmètre de la défense nationale, le deuxième, celui de la défense nationale, englobe les mesures à prendre pour se protéger des menaces visant notamment l’économie d’un pays. Et parmi celles-ci, l’extraterritorialité du droit prend une ampleur croissante depuis la fin des années 1990.

Les États-Unis sont historiquement la nation la plus proactive en la matière. Dès le début du XIXe siècle, le président Thomas Jefferson promulguait des embargos contre l’ancienne puissance coloniale britannique ou la France de Napoléon. Ses successeurs en ont ensuite régulièrement adopté. À la fin du XXe siècle, des embargos contre le commerce avec Cuba ou l’Iran touchent ainsi de nombreuses entreprises américaines ou étrangères.

LES ÉTATS-UNIS SANCTIONNENT DES ENTREPRISES ÉTRANGÈRES PARTOUT DANS LE MONDE

Mais les textes votés à Washington visent aussi la corruption. « À une époque, les entreprises françaises pouvaient déduire de leurs impôts les pots-de-vin versés pour gagner des marchés », rappelle le consultant Augustin de Colnet, auteur de l’ouvrage « Compétition mondiale et intelligence économique »[1]. « Les États-Unis partaient du constat que les entreprises européennes et autres pratiquaient la corruption, et que donc leurs entreprises perdaient des parts de marché. »

Aujourd’hui, les lois extraterritoriales américaines permettent de sanctionner toute entreprise étrangère pour des délits effectués n’importe où dans le monde, dès lors qu’une seule parmi plusieurs conditions est avérée : des transactions en dollars ; des échanges d’e-mails ou l’hébergement de données sur des serveurs basés aux États-Unis ; la présence d’une filiale dans ce pays ; y être coté sur un marché financier… Le champ est donc très large.

En se basant sur des rapports parlementaires (comme le rapport Gauvain rendu au Premier ministre en 2019), des articles de presse ou d’autres publications, Augustin de Colnet a réalisé une « cartographie des principales sanctions extraterritoriales américaines de plus de 100 millions de dollars » prononcées entre 2008 et fin 2022. La cadence s’est en effet accélérée depuis la présidence de Barack Obama, visant souvent des secteurs stratégiques. Des groupes basés aux États-Unis mais aussi en France, en Allemagne, au Japon, au Royaume-Uni ou au Brésil remplissent le graphique de Colnet. « Mais tous les États ne sont pas concernés au même titre », commente-t-il. « Tout le monde n’a pas des multinationales comme la France. Et la somme des amendes infligées à toutes les entreprises américaines est inférieure au seul montant payé par BNP Paribas. »

8,9 MDS $ D’AMENDE POUR BNP PARIBAS, 3,6 MDS € POUR AIRBUS…

En 2015, la banque française a versé une amende record de 8,9 milliards de dollars pour avoir contourné des sanctions américaines imposées à l’encontre de Cuba, de l’Iran et du Soudan, entre 2004 et 2012. Réagissant à l’affaire Scott Morton dans une interview au Figaro, Frédéric Pierucci estimait, lui, que « les entreprises européennes ont payé depuis 2010 pas moins de 50 milliards de dollars d’amende (dont environ 15 pour les sociétés françaises) au Trésor américain pour clore des enquêtes du DOJ », le ministère de la Justice américain.

Ancien cadre dirigeant d’Alstom, Pierucci a été arrêté en 2013 sur le sol américain et y a passé 25 mois en prison au total. Selon lui, c’est cette procédure enclenchée contre le groupe pour corruption d’agents publics (en Arabie saoudite, en Indonésie, en Égypte, à Taïwan et aux Bahamas) qui a poussé Alstom à vendre en 2015 sa branche énergie à son plus gros concurrent, le groupe américain General Electric (GE). En plus de payer 772 millions de dollars d’amende. PDG de l’énergéticien français à l’époque, Patrick Kron « n’avait plus le choix : s’il souhaitait échapper à la prison pour les vingt prochaines années, il devait vendre Alstom à General Electric ».

C’est ce que déclare Frédéric Pierucci dans un récent documentaire d’Arte intitulé « La bataille d’Airbus », qui explore les effets de l’extraterritorialité juridique américaine. En 2013, l’avionneur européen est lui aussi accusé de corruption par Washington. Cette affaire et d’autres poussent le gouvernement français à réagir. Promulguée en 2016, la loi Sapin II permet à la France de mener des procédures anticorruption conformes aux normes américaines, afin de protéger les entreprises hexagonales de sanctions prononcées outre-Atlantique. L’affaire Airbus s’est soldée par une transaction entre le groupe et les justices française, britannique et américaine. Sur un total d’environ 3,6 milliards d’euros d’amende, la France a reçu un peu plus de 2 milliards, le Royaume-Uni, 984 millions, et les États-Unis, 525 millions.

« COMME POUR UN BUT DE GUERRE, IL Y A UN TRIBUT À PAYER »

« La loi Sapin II transpose à peu de chose près la loi américaine », relève l’avocat Olivier de Maison Rouge, docteur en droit et spécialiste du droit de l’intelligence économique. « Avec ses effets d’extraterritorialité, elle est très clairement une réplique aux textes américains. Mais le nôtre ne frappe que les entreprises françaises, pas les américaines, indiennes ou autres… »

Dans l’affaire BNP Paribas, l’avocat observe que ce sont des embargos décrétés par les États-Unis qui s’appliquent, pas des sanctions de l’ONU : « Indépendamment du droit international, ils s’arrogent le droit d’être le gendarme du monde qui applique le droit, avec deux types de sanction : pour les entreprises américaines, et pour les entreprises étrangères. Dans ce cas, BNP Paribas ne pouvait se priver des transactions en dollar, qui représentent aujourd’hui 44% des transactions mondiales. » Quitte à payer cette amende faramineuse.

Le juriste file une métaphore martiale : « Comme pour un but de guerre, il y a un tribut à payer à la fin, et on affaiblit une cible. » Mais il se refuse à voir une stratégie délibérée dans les poursuites contre Alstom puis la vente d’une branche stratégique du groupe à son principal concurrent : « Oui, le DOJ a été à la manœuvre et a mis l’entreprise sous enquête ; mais l’acquisition répond à un schéma plutôt classique, et nulle part il n’a été démontré que les accusations de corruption ont été mises en place dans le but de cette acquisition. »

« POUR L’INSTANT, NOUS N’AVONS PAS D’ARSENAL AU MÊME NIVEAU »

Augustin de Colnet n’est pas du même avis : « Il y a pour moi une collusion évidente entre GE et le ministère de la Justice américain. Alstom est d’ailleurs la cinquième entreprise rachetée par GE après des sanctions du DOJ. » Pour lui, la « guerre juridique » (lawfare en anglais) est « juste une arme économique comme une autre » dans les rivalités mondiales. Il estime d’ailleurs que l’Union européenne et la France ne s’arment pas suffisamment : « Nous sommes à peine sur la défensive. Parler d’offensive, rien dans l’actualité ne le présage. Mais dans l’UE, nous n’avons pas tous les mêmes intérêts économiques. Tout montre qu’on n’a juste pas envie de froisser notre allié américain, notamment en raison de son poids militaire et commercial. »

En attendant, forts de leurs lois, les États-Unis ne se gênent pas. Citée dans le documentaire d’Arte, une note de la DGSI rédigée au moment de l’affaire Airbus parle d’une « stratégie de conquête » des Américains dans les secteurs « de l’aéronautique, de la santé et de la recherche », les entreprises françaises faisant l’objet d’« attaques ciblées » par le biais de « contentieux juridiques ».  L’ancien député Raphaël Gauvain l’affirme dans le même film : « C’est très clair que les entreprises européennes sont la cible privilégiée des pouvoirs publics américains, et que les plus lourdes condamnations se sont faites à l’encontre des entreprises européennes. »

Pour Olivier de Maison Rouge, tout cela « renvoie à la question de la domination paraéconomique » : « Les Américains eux-mêmes n’ont-ils pas d’autres moyens pour créer des distorsions de concurrence ? Leur soft power, leurs outils d’influence comme les fondations, les programmes de type « Young Leaders »… En Europe, les cerveaux sont formés à l’esprit anglo-saxon, un alignement cognitif s’opère, et il n’est pas nécessaire de rémunérer d’une manière ou d’une autre. Même s’ils ont aussi des paradis fiscaux dont l’opacité permet de dissimuler des règlements financiers, comme l’État du Delaware dont est issu Joe Biden. »

L’avocat en appelle donc, lui aussi, à bâtir une « réciprocité. Pour l’instant, nous n’avons pas d’arsenal au même niveau ».

[1] VA Editions, 2021.

Pourquoi l’armée française est-elle surnommée la « Grande Muette » ?

Pourquoi l’armée française est-elle surnommée la « Grande Muette » ?

Image d’illustration. Un soldat apposant son doigt sur ses lèvres, en signe de silence. © Libre de droits

 

À l’occasion de l’anniversaire du droit de vote des militaires, le 17 août 1945, retour sur le surnom de « La Grande Muette » désignant l’armée et ses membres durant IIIe République française, qui lui est historiquement lié, ainsi que son évolution jusqu’à aujourd’hui.

 


Un peu plus d’un an après les femmes le 21 avril 1944, les militaires de carrière sont les derniers représentants français — à l’exception faite de plus d’un million femmes musulmanes en Algérie (1958) et des personnes sans domicile fixe (1998) — à obtenir le droit de vote.

L’ordonnance du 17 août 1945 dispose en effet : « Les militaires des trois armées (de terre, de mer, de l’air et de l’espace) sont électeurs dans les mêmes conditions que les autres citoyens », rompant avec une loi de 1872 les excluant du suffrage universel, héritée de l’époque où l’armée était regardée avec suspicion et tenue hors de la vie politique du pays. Explications.

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Un droit de vote « en pointillé » pour les militaires

À la suite de la Révolution française de 1848, de l’abdication du roi Louis-Philippe et ainsi, de la chute de la monarchie de Juillet (1830-1848), la IIe République française est instituée cette même année.

Elle met fin au suffrage censitaire, où seuls les citoyens dont le total des impôts directs dépasse le seuil (le cens) peuvent voter. L’élection d’un président de la République se fait désormais au suffrage universel masculin, pour tous les hommes âgés d’au moins 21 ans jouissant de leurs droits civils et politiques (décret du 5 mars 1848). Le droit d’être élu est accordé aux plus de 25 ans. Le vote est secret. Femmes, membres du clergé, détenus et militaires de carrière en sont toutefois exclus.

Pour cause, dans cette période de vives tensions entre la France et la Confédération germanique, il paraît inconcevable que les troupes soient dispersées au moment des élections à travers le territoire national, dans chaque commune ou canton. Elles seront donc des abstentionnistes forcées du premier scrutin d’avril 1848, où le corps électoral — passé de 250 000 à 9 395 000 inscrits avec le nouveau mode de suffrage — est convoqué dans les bureaux pour élire 880 députés.

C’est finalement la loi du 15 mars 1849 qui, si elle réduit d’une part le corps électoral par de nouvelles conditions, accorde le droit de vote aux soldats : « Les militaires en activité de service et les hommes retenus pour le service des ports ou de la flotte, en vertu de leur immatriculation sur les rôles de l’inscription maritime, seront portés sur les listes des communes où ils étaient domiciliés avant leur départ ». Les sections de vote sont alors organisées dans les établissements militaires.

Le 2 décembre 1851, le président Louis-Napoléon Bonaparte, premier chef d’État français élu au suffrage universel, renverse la République à travers un coup d’État, aidé par l’armée.

Il maintient le droit de vote des militaires pour les plébiscites (consultations populaires pour approuver ou refuser les grandes orientations, sortes de référendums) qui approuvent son accession au pouvoir entre décembre 1951 et novembre 1852 — ainsi que lors des élections (plus ou moins galvaudées) organisées sous le Second Empire, établi un an pile après le renversement du précédent régime.

Face à la méfiance des Républicains, « la Grande Muette »

Ce droit demeure ouvert aux soldats jusqu’à la défaite de Sedan le 2 septembre 1870, la chute de Napoléon III et l’instauration de la IIIe République. Le 27 juillet 1872, la loi Cissey instaure le service militaire obligatoire par tirage au sort… et prononce, à travers l’article 5, l’interdiction du vote pour les militaires de tous grades en activité : « Les hommes présents au corps ne prennent part à aucun vote ».

À une période où la République est encore fragile, les partisans de celle-ci y voient là, entre autres arguments, une volonté de rompre avec un régime antérieur (auquel l’armée était impliquée) et une manière d’instaurer une neutralité et un loyalisme de l’institution envers la Nation.

Pour exemple, Léon Gambetta, alors l’une des personnalités politiques les plus importantes des premières années de la III République, préconisait ainsi cette suspension du droit de vote pour « empêcher, au foyer de la famille militaire, les dissentiments politiques » (discours du 4 juin 1874 – Dominique Colas, L’État de droit, Presses universitaires de France, 1987).

Les soldats se voient donc dotés de ce statut particulier et, privés de droits civiques, ne peuvent contester ; ils sont « muets ». L’armée, à la fois grande et silencieuse dans les urnes, se voit attribuer le surnom de « Grande Muette ». Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre Mondiale, dans une considération des actes accomplis et un rétablissement égalitaire, que ce droit de vote est rétabli.

Le Code de la Défense, droits et libertés actuelles

Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Si le statut général militaire est prévu en vertu de l’article 34 de la Constitution française, il est codifié au sein du Code de la Défense, regroupant l’ensemble des dispositifs législatifs et réglementaires relatifs à la défense française et à son exercice, adopté en 2004.

Son article L4121-1 réaffirme que « les militaires jouissent de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens ». Il précise aussi les droits accordés aux fonctionnaires civils et aux militaires dépendant du Ministère des Armées, avec la possibilité de restreindre l’exercice de certains d’entre eux.

Il leur est ainsi interdit d’adhérer à des groupements ou des associations à caractères politiques. La syndicalisation, par exemple, est à ce titre prohibée. En déniant ce droit, la juridiction du Conseil de l’Europe jugeait en 2014 que les autorités françaises violaient l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’Homme, garantissant la liberté de réunion et d’association.

Si un membre des forces armées en exercice choisit de se porter candidat à une élection, l’interdiction précédemment évoquée est suspendue le temps de la campagne, et le temps du mandat en cas de victoire. Il est alors placé en position de détachement durant l’exercice. Il n’est pas rémunéré, mais continue de bénéficier des droits à l’avancement et à la pension de retraite.

Sur le fond (et si elles sont libres), « les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques […] ne peuvent être exprimées qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire », rappelle également le texte. Ce dernier prévoit en outre que cet « état militaire » exige, entre autres, un esprit de « neutralité », de « loyalisme », de discipline ».

Des législateurs ont toutefois favorisé l’expression des militaires en dehors du service, en facilitant à travers la réforme du nouveau statut général militaire de 2005, notamment, leur adhésion et à des groupements, qu’elle qu’en soit la forme — à l’exception de ceux à vocation professionnelle ou politique.

Un statut des militaires français voué à évoluer ?

Dans la forme, un soldat est également soumis, comme l’ensemble des fonctionnaires, au secret professionnel, à la discrétion, mais également à un devoir de réserve : pendant ou en dehors de son service, il est tenu de peser ses propos et de conserver une certaine mesure dans l’expression de ses opinions personnelles, pour ne pas laisser apparaître une irrévérence envers l’État.

Cette distinction est complexe. Elle se veut purement théorique, car en pratique, seuls les abus de droit sont (officiellement) susceptibles de faire l’objet de sanctions disciplinaires. Ce n’est pas pour autant, en revanche, que la « Grande Muette » a acquis le nouveau surnom de « Grande Pipelette ». Si toutes formes de critiques ne sont pas proscrites, elles se sont avérées plutôt rares.

L’avènement d’une société où l’information circule librement et instantanément, ainsi que le recrutement d’une jeune génération de militaires, pourrait changer la donne. Certains apportent désormais leur avis sur des questions touchant à la Défense, à travers des livres, blogs ou leurs réseaux sociaux, outrepassant la nécessité de discrétion imposée par le Ministère et s’exposant ainsi à des sanctions.

Avec l’augmentation du budget alloué à la défense et la volonté de renforcer massivement les rangs de la réserve opérationnelle, et face à ces enjeux, le statut des militaires pourrait être voué à évoluer.

 

Interpellation de casseurs par des militaires à Lorient : l’analyse du général Bertrand Cavallier

Interpellation de casseurs par des militaires à Lorient : l’analyse du général Bertrand Cavallier


Des interpellations de casseurs à Lorient dans la nuit du 30 juin au 1er juillet par des militaires en civil agissant à titre personnel ont suscité de nombreuses et diverses réactions. D’un côté la population lorientaise qui a majoritairement applaudi cette initiative selon le Télégramme, et de l’autre, trois députés Bretons de la France insoumise qui ont effectué un signalement au parquet dans le cadre de l’article 40 du code de procédure pénale. (*) Les parlementaires émettent un doute sur l’intervention des militaires dans le cadre de l’article 73 du code de procédure pénale qui dispose que “dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche”.

La Voix du Gendarme a sollicité l’analyse de l’un de ses conseillers, le général de division (2S) Bertrand Cavallier, expert en maintien de l’ordre, mais aussi ancien chef militaire ayant exercé de multiples commandements dans la Gendarmerie départementale et dans la gendarmerie mobile et ancien instructeur à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr et instructeur commando.

La Voix du Gendarme : à votre sens, des militaires qui, à titre personnel, ont arrêté des émeutiers, auraient-ils agi sans aucune espèce de loi, ou de règlement, qui le permet, comme le prétend le ministre de l’Intérieur ?

Bertrand Cavallier : dans la nuit du 30 juin au 1er juillet, à Lorient, le centre de la ville, mais aussi certains quartiers ont été la proie de plusieurs  dizaines d’émeutiers qui se sont livrés aux casses de commerces, à des multiples dégradations notamment par l’effet d’incendies. Comme dans nombre d’autres communes, les forces de l’ordre ont été confrontées à des troubles d’une ampleur et d’une intensité inédite, rendant ainsi plus complexe leur capacité à rétablir l’ordre. 

Le général (2S) Bertrand Cavallier, spécialiste du maintien de l’ordre (Photo DR)

Dans ce contexte dégradé, qui a sidéré la population, quelques personnes ont procédé à l’interpellation des fauteurs de troubles, et les ont remis aux fonctionnaires de la police nationale.

Que ces jeunes gens soient des militaires ou non, la question centrale n’est pas là. Dès lors que ces personnes ont interpellé des auteurs de délits flagrants punis d’emprisonnement (incendies volontaires…), et qu’ils les ont mis à disposition, en l’occurence de fonctionnaires de police, ils ont possiblement agi dans le cadre de l’article 73 du code de procédure pénale (*), ce qui est principalement l’objet de l’enquête judiciaire ouverte.

LVDGpour bon nombre de nos compatriotes , il s’agit d’actes de civisme exemplaire, mais il semblerait que cela ne soit pas un avis partagé. Qu’en pensez-vous ? 

BC : selon les informations qui sont ouvertes, il semblerait que ce soit bien des individus appartenant à des unités militaires de la Marine nationale implantées localement, lesquelles en tant qu’entités sont étrangères à ce qui s’est passé. L’action de ces militaires, hors service – il faut le rappeler-, aurait relevé d’une initiative personnelle qui est celle de citoyens prêtant main forte aux forces de l’ordre. Ce serait là plutôt, de mon point de vue, un acte de bon citoyen. Il tranche évidemment avec la passivité générale que l’on constate aujourd’hui dans la population, mais qui est compréhensible eu égard aux risques physiques mais aussi juridiques pris – l’actualité le révèle souvent – pour ceux qui prennent de telles initiatives.

LVDG : en tant que chef militaire, que ce soit lors de votre passage comme instructeur à Saint-Cyr, où lors de vos commandements en gendarmerie mobile et en gendarmerie départementale, comment auriez-vous réagi ?

BC Je n’ai point besoin de rappeler tout d’abord qu’un chef soutient ses subordonnés. J’ajoute cependant que je suis attaché à la loi, mais également que j’ai acquis une certaine expérience s’agissant du courage d’une grande partie des politiques, mais aussi de la haute fonction publique.

Dans des circonstances analogues, je les aurais donc félicités pour leur audace, en cohérence avec l’essence même de leur engagement professionnel : servir leur patrie, protéger la nation. En cohérence, également, avec l’élan inhérent à la jeunesse, du moins ce qu’elle devrait être plus largement, dans cette société rabougrie et conservatrice.

Je les aurais aussi mis en garde. Car dans l’état actuel de notre société, et de ses faiseurs d’opinions, ils se seraient ainsi exposés physiquement, juridiquement, mais également socialement.

LVDGquels enseignements tirez-vous de cet évènement ?

BC : tout d’abord, je prends acte du soutien massif qu’apporte la population à ces marins d’élite, héritiers de Léon Gauthier dont on vient d’honorer la mémoire au niveau national, qui ont ainsi agi. J’ajoute que les retours des policiers et Gendarmes engagés à Lorient, cette nuit là,  n’ont pas été négatifs, loin s’en faut.

D’autre part, je fais confiance aux magistrats. Leur sagesse et leur indépendance seront précieuses pour apprécier les faits considérés avec justesse.

Mais au-delà, ces actions doivent nous inciter à nous poser les vraies questions. Des questions évidemment dérangeantes.

Ces émeutes constituent un nouvel épisode de la dégradation de la situation notre pays, de son affaiblissement, de la généralisation de la violence, de l’expansion continue de zones dites de non droit, y compris au coeur de territoires jusqu’ici préservés…Ces violences sont révélatrices d’une nouvelle oppression, qui contraint dans le quotidien les populations, qui réduit leurs libertés fondamentales. Qui peut nier cela aujourd’hui ? Qui peut nier l’émergence d’un phénomène hybride, qui combine le goût de l’argent facile, le désir de conquête, un suprémacisme contestant nos valeurs culturelles ?

Un pays où, depuis des décennies  – le mal est profond -, l’on recommande aux militaires de ne plus se circuler en tenue, du fait du risque élevé de se faire agresser, notamment dans certaines zones.

Cette lâcheté rationalisée – nous nous sommes soumis – donne un goût amer à ces cérémonies marquant le sacrifice de ceux s’étant battus pour une France souveraine, pour un peuple libre, le sacrifice de ceux ayant osé résister. Que n’entends-je point des dites élites, des dits intellectuels, sur ce qui serait incompréhensible, inimaginable, dans la majorité des nations que j’ai l’honneur de visiter fréquemment. Je pense au Maroc, à la Suisse, à l’Allemagne, à l’Italie…?

Les forces de l’ordre ont été massivement engagées, mais elles ont été, en maints endroits, objectivement dépassées. 

L’ordre républicain, le pacte social républicain, ont été sérieusement ébranlés. Dans certaines communes, des maires, désemparés, ont désormais évoqué leur objectif de mieux armer leur police municipale, de la doter de drones, de doubler les effectifs… Mesure compréhensible compte tenu de leur désarroi et de celui de leurs administrés, notamment de humbles commerçants, mais dénaturant cependant le principe d’une police municipale, et qui ne saurait régler le problème de fond.

L’ordre républicain, plus globalement, le pacte républicain, doivent être impérativement restaurés. Partout et en tout temps. Comme je l’ai maintes fois dit, cela va nécessiter des mesures éminemment politiques, énergiques, radicales et globales, telles qu’un Georges Clémenceau pourrait les prendre. Mesures qui ne sauraient d’ailleurs, même si ce n’est qu’un aspect du problème, exempter les forces de sécurité d’une vraie réflexion sur leur productivité et la réalité de leur proximité avec la population.

Une prochaine crise, qui serait pire, doit être impérativement écartée.  À défaut, avec l’effondrement du dit monopole de la violence légitime de l’État, le peuple pourrait être tenté de l’assumer. 

Cette éventualité nous renvoie à des questionnements essentiels sur la conception de notre société, qui ont marqué notre histoire, et qui ont notamment opposé Robespierre et Condorcet en 1793. Le premier affirmant que “quand la garantie sociale manque à un citoyen, il entre dans le droit naturel de se défendre lui-même”, le second rappelant que “ dans tout gouvernement libre, le mode de résistance à l’oppression doit être réglé par la constitution”

Philosophiquement, sans évoquer mon état d’ancien Gendarme, je serais davantage dans le principe rappelé par Condorcet. Mais qui tient à l’existence d’un gouvernement vraiment libre, c’est à dire dégagé des inhibitions, apte à réellement agir pour protéger les bons citoyens de l’arbitraire, dans le quotidien comme en situation de crise. Cette majorité immense de gens paisibles, d’anonymes qui travaillent, mais dont le silence cache une grande colère.

(*) Article 40 du CPP Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs.

Les drones MQ-9 Reaper block 5 de l’armée de l’Air et de l’Espace ne sont toujours pas autorisés à voler en France

Les drones MQ-9 Reaper block 5 de l’armée de l’Air et de l’Espace ne sont toujours pas autorisés à voler en France

https://www.opex360.com/2023/07/16/les-drones-mq-9-reaper-block-5-de-larmee-de-lair-et-de-lespace-ne-sont-toujours-pas-autorises-a-voler-en-france/


 

Depuis, il a été décidé de porter ces MQ-9 Reaper au standard dit « Block 5 ». Ainsi modernisés, ces appareils disposent d’un nouveau système électrique, de capacités accrues, dont la possibilité d’emporter des missiles air-sol Hellfire et des bombes GBU-48 à guidage laser et GPS en plus des GBU-12 de 250 kg ainsi que d’une suite logicielle et des capteurs plus performants. En clair, il s’agit presque d’un nouveau drone… Et pour le faire voler en France, il faut à nouveau obtenir un certificat de navigabilité. Et, visiblement, cela pose un problème qui n’a toujours pas été réglé à ce jour.

Ainsi, lors d’une audition parlementaire, en juin 2021, Joël Barre, alors Délégué général pour l’armement, avait que expliqué la difficulté avec les MQ-9 Reaper Block 5 venait de ses équipements américains. « L’affaire montre notre degré de dépendance dans ce genre de processus, face à une configuration de logiciel entièrement nouvelle et à un niveau de qualité dont nous ne savons pas s’il est suffisant, alors que nous sommes responsables du niveau de sécurité associée à la mise en œuvre des matériels », avait-il développé.

« Il a fallu instruire la façon dont nous pourrions permettre l’emploi des Reaper Block 5 en opération au Mali, malgré l’incertitude liée au logiciel. Nous avons donc donné un avis technique permettant à l’autorité d’emploi [c’est à dire l’AAE, ndlr] d’utiliser ce drone, uniquement en opération », avait-il ensuite ajouté. Cependant, avait-il ensuite insisté, « il est hors de question qu’il survole le territoire national, parce que nous ne pouvons pas garantir la sécurité du vol d’un tel matériel ».

Deux ans plus tard, on en est toujours au même point. Actuellement, l’AAE – plus précisément la 33e Escadre de reconnaissance et de surveillance – dispose encore de trois MQ-9 Reaper Block 1, lesquels ont d’ailleurs récemment été engagés dans une campagne de tir de GBU-12 à Captieux. Trois autres ont été envoyés aux États-Unis pour être portés au standard Block 5. Quant aux six derniers, déjà « rétrofités », trois sont déployés au Niger et trois se trouvent sur la base aérienne 709 de Cognac… sans pouvoir être utilisés, faute de certificat de navigabilité valable pour l’espace aérien français.

« En France, nous avons trois Block 5 mais nous n’avons pas encore l’autorisation de les faire voler : nous sommes en attente de l’accréditation du certificat de navigabilité pour opérer dans l’espace aérien en métropole. Une nouvelle version logicielle doit être intégrée sur ces appareils, puis être testée et validée par la DGA [Direction générale de l’armement] », a expliqué le commandant de l’escadron de drones 2/33 Savoie au magazine spécialité Raids Aviation.

« Dès que nous aurons la ‘clearance’ pour voler avec les Block 5 en France, nous enverrons nos trois derniers Block 1 en rétrofit », a ajouté l’officier.

Le souci est que du retard est pris pour l’intégration des missiles Hellfire et des bombes GBU-49 sur le Reaper Block 5.

« Nous sommes tributaires de l’accréditation du certificat de navigabilité pour l’intégration de ces nouveaux armements », a en effet affirmé le commandant du 2/33 Savoie. « Le missile Hellfire sera intégré en premier, il sera suivi par la GBU-49 », a-t-il précisé.

Cela étant, un rapport du Sénat, publié en juin 2021, avait dénoncé des « règles de navigabilité et d’insertion dans le trafic aérien » trop « contraignantes » pour les drones militaires.

Ceux-ci sont « soumis à des règles spécifiques, inspirées de celles de l’aviation civile, en ce qui concerne tant leur navigabilité – que leur circulation dans l’espace aérien. Ces règles sont parfois souvent ressenties comme très contraignantes dans la mesure où elles conduisent à freiner la mise en service et l’utilisation de ces systèmes », avaient relevé ses auteurs, avant de recommander un « assouplissement ».

La « phase de certification, nécessaire à la sécurité des zones survolées, est parfois perçue comme excessivement longue , alors que les forces armées ont souvent un besoin urgent des équipements concernés » et les « restrictions constituent un frein à l’utilisation des drones sur le territoire national pour la formation, l’entraînement mais aussi pour les missions de surveillance [postures particulières de sûreté aérienne et de sauvegarde maritime, missions intérieures comme Harpie…] », avaient encore soutenu les sénateurs.

L’extraterritorialité chinoise, la prochaine menace ?

L’extraterritorialité chinoise, la prochaine menace ?

 

par Guillaume Le Duc et Laure Deron – Revue Conflits – publié le 2 février 2023

https://www.revueconflits.com/lextraterritorialite-chinoise-la-prochaine-menace/


Comme les États-Unis depuis les années 1990, la Chine commence à utiliser le droit extraterritorial pour défendre ses intérêts dans l’arène internationale. Recherchant l’équilibre entre coercition et attractivité, le PCC développe un arsenal juridique puissant. 

Le milieu des années 1990 a vu une évolution dans l’utilisation par les États de leurs lois pour tenter d’encadrer les activités économiques de portée mondiale. À partir de 2013, les États-Unis infligent de amendes à des sociétés étrangères – notamment européennes – pour des faits commis en dehors du territoire américain qu’ils estimaient porter atteinte à leurs intérêts aussi bien économiques que diplomatiques[1]. L’affaire de la BNP[2], et plus encore celle d’Alstom[3], leur vaut alors de vives critiques au sujet de l’extraterritorialité de leurs lois. Des craintes naissent aujourd’hui au sujet de la Chine. Ce pays, au poids économique considérable, pourrait poursuivre la même ambition extraterritoriale.

Une technique juridique devenue instrument de pouvoir

Une loi extraterritoriale est une loi promulguée unilatéralement par un État et qui concerne des situations hors de ses frontières. Bien qu’elle soit souvent contestée, cette technique juridique est de longue date considérée comme légale par le droit international[4] dans la mesure où l’État n’utilise pas, pour l’exécuter, la coercition au-delà de son territoire. Le droit pénal en fait une large application à travers le monde tant concernant les auteurs de faits répréhensibles à l’étranger que les victimes d’une agression à l’étranger. L’extraterritorialité se retrouve également dans le droit de la concurrence ou le droit fiscal.

La technique n’a cependant d’effet véritable que lorsque l’État qui l’emploie dispose sur son territoire d’actifs ou de personnes lui permettant d’exercer une coercition afin de contraindre au respect de sa loi (par des saisies ou des arrestations par exemple). Plus un État est impliqué dans le commerce international, plus il est susceptible d’héberger de tels actifs, et plus la force de sa compétence juridictionnelle s’accroît. Les États-Unis, dont la monnaie est la référence des échanges internationaux et d’où beaucoup d’entreprises de nouvelles technologies sont issues, disposent d’une capacité extraterritoriale particulièrement remarquable. La Chine, fortement intégrée au commerce mondial (bien que sa monnaie ne rencontre pas le même succès que le dollar), dispose de ce fait également d’une compétence juridictionnelle significative. La production chinoise a décuplé en 20 ans pour atteindre en 2019 les deux tiers de la valeur ajoutée produite aux États-Unis[5]. Cet accroissement s’est accompagné d’un renforcement des flux d’investissement direct à l’étranger, entrant et sortant[6].

L’application des lois extraterritoriales étrangères entraîne des conséquences variables pour les pays qui la subissent. La poursuite de la corruption n’aura ainsi d’effet majeur pour l’économie du pays concerné que si elle vise des entreprises présentant un caractère stratégique (ayant atteint une masse significative ou détentrice d’une technologie clé).  L’expérience américaine a démontré que trois domaines juridiques peuvent modifier les rapports de force économiques et revêtent donc une importance particulière : l’arsenal pénal contre la corruption, les sanctions internationales, et le traitement des données.

Le développement de l’arsenal juridique chinois

À la suite du déclenchement en 2018 de la guerre commerciale[7] avec les États-Unis et particulièrement depuis 2020[8], la Chine a renforcé son arsenal juridique visant à définir sa politique et ses capacités extraterritoriales, en particulier dans les deux[9] secteurs stratégiques des sanctions internationales et du traitement des données.

Elle s’est dotée en 2020 d’un régime de sanctions[10] et de contrôles des exports[11] ainsi que  d’une législation visant à neutraliser les effets[12] de sanctions étrangères en 2021. Cette législation de blocage ressemble d’ailleurs fortement aux outils européens[13].

Dans un deuxième temps, constatant l’insuffisance d’une défense passive contre les sanctions étrangères, la Chine a ensuite adopté une loi prévoyant des contre-mesures lui permettant d’y répliquer,[14] afin de rechercher un équilibre par le rapport de force. L’Union européenne, parvenant au même constat, travaille elle aussi à la mise en œuvre d’un régime similaire[15].

Probablement inspiré par le RGPD européen, Pékin a adopté des lois sur les données chinoises[16] lui permettant d’en conserver la maîtrise économique et sécuritaire (au-delà de la protection des droits individuels).

Des textes extensibles sous contrôle politique

Ces dispositions présentent les mêmes caractéristiques techniques que l’ensemble des lois chinoises[17] (formulations évasives, clauses générales attribuant la compétence finale dans l’interprétation aux administrations, renvoi à des appréciations discrétionnaires, etc.). Ce facteur d’incertitude est d’autant plus préoccupant que contrairement au droit américain, aucun garde-fou n’est offert par un pouvoir judiciaire indépendant et apte à freiner une application arbitraire des textes. En effet, en Chine, le juge n’est pas systématiquement le véritable décisionnaire. Le pouvoir judiciaire[18], tout comme les pouvoirs législatif et exécutif, est soumis au Parti communiste chinois (PCC), lequel peut intervenir pour atteindre ses objectifs à chaque étape du processus juridique : de la promulgation à l’application des normes, ainsi que dans le cadre de la nomination des juges et la définition de leurs priorités.

Parmi ces objectifs figurent la défense de la Chine contre ses adversaires et la promotion du développement économique du peuple chinois. À la suite des guerres de l’opium, les “traités inégaux” (consentis par le pouvoir impérial chinois) avaient soumis durant un siècle une partie du territoire chinois à une double extraterritorialité : prescriptive et exécutive. Ainsi, pour des faits commis en Chine, les Occidentaux y étaient jugés par des tribunaux occidentaux selon des lois occidentales. Le phénomène a pris fin en 1943 ; mais en raison de ce précédent historique, depuis la proclamation de la République Populaire de Chine en 1949, l’indépendance et la protection de l’intégrité du territoire national constituent des éléments “sacrés”[19] pour le pouvoir chinois.

Le développement économique est tout aussi important. Il accroît les capacités de la Chine et sert donc sa défense, et représente de plus un élément essentiel de la paix sociale intérieure et de la légitimité du PCC[20]. Lors du dernier congrès du parti, le président XI Jinping a listé les huit “tâches et objectifs à accomplir lors des cinq prochaines années”, au premier rang desquels figure le développement économique[21].

Au sein des institutions chinoises, le droit constitue un instrument pour atteindre des objectifs politiques, qu’ils soient tournés vers le développement ou la confrontation. La conception maoïste du droit est profondément utilitariste[22]: l’important n’est pas le bien-fondé des principes qui sous-tendent l’ordre juridique (contrairement aux systèmes occidentaux qui y voient la clé de voûte d’un ordre social accepté), mais l’effet produit par la norme au service d’un objectif politique. Dans cette vision, l’extraterritorialité, de même que la coercition économique peuvent donc légitimement être employées pour obtenir un avantage concurrentiel ou soutenir la politique étrangère de la Chine.

À la recherche de l’équilibre entre puissance et attractivité

Le PCC s’est récemment montré disposé à utiliser le droit de façon plus coercitive afin de promouvoir ses intérêts à l’étranger. Ce fut le cas en 2018, quand une autorité administrative chinoise (l’Administration de l’aviation civile de Chine) demanda à des compagnies aériennes étrangères de cesser de référencer l’aéroport de Taipei comme une ville de Taiwan et non de Chine, sous peine de sanction. Beaucoup obtempérèrent[23]. Plus récemment, en août 2022, le porte-parole du bureau de la sécurité de Hong Kong, justifiant la poursuite d’un journaliste vivant au Canada, s’est adressé à la presse de ce pays pour rendre tout à fait explicite l’extraterritorialité du droit chinois[24].

Il existe à l’heure actuelle bien peu de jurisprudence des tribunaux et des autorités administratives de la RPC rendue sur le fondement de l’extraterritorialité du droit chinois[25]. Or, étant donné les dispositions légales vagues et l’influence du PCC, seule la pratique effective de ces dispositions pourrait éclairer sur le périmètre réel de l’extraterritorialité du droit chinois. La jurisprudence chinoise doit encore montrer quelles mesures et quelle intensité le PCC entend employer pour atteindre ses objectifs.

Ce dernier doit cependant arbitrer entre marge de manœuvre et stabilité. Les sanctions et les législations extraterritoriales américaines ont suscité mesures défensives[26] et tentatives de contournements[27]. L’extraterritorialité peut constituer un facteur de puissance pour l’État qui l’emploie, mais elle peut aussi dégrader son cadre de développement économique. Alors que la sécurité juridique constitue l’une des conditions essentielles de toute croissance[28], l’utilisation de lois pour atteindre des objectifs politiques génère de l’instabilité, les normes variant au gré des objectifs (comme ce fut le cas avec l’Iran entre les administrations Obama et Trump).

Dans quelle mesure ces considérations préoccupent-elles le président chinois XI Jinping, réputé plutôt dogmatique ? Dans son rapport au XXe Congrès du PCC, il paraît prioriser l’objectif de développement. Après avoir réitéré son opposition de principe aux législations extraterritoriales étrangères[29], il a ainsi affirmé que la Chine “continuera de promouvoir la mondialisation économique qui est la bonne direction à suivre ; de favoriser la libéralisation et la facilitation du commerce et de l’investissement ; […]. Elle s’opposera au protectionnisme, à la « construction de murs et de barrières », au « découplage » et à la « rupture des chaînes industrielles et d’approvisionnement », ainsi qu’aux sanctions unilatérales et à l’exercice des pressions extrêmes.”[30]

Un plaidoyer aux accents libéraux qui, de la part d’une dictature démocratique populaire communiste, est moins étonnant qu’il n’y paraît dans la mesure où l’économie “socialiste” de marché[31] et la mondialisation[32] ont certainement joué un rôle majeur dans la puissance actuelle de la Chine[33]. Bien que sémantique, ce plaidoyer tranche néanmoins avec la tendance protectionniste qui se fait jour en Occident, et jusqu’aux États-Unis[34].

Cette volonté d’employer davantage l’outil juridique pour gouverner[35] passera sans doute par une logique de réalisme juridique (ou instrumentalisme) conforme à la conception maoïste, en envisageant le bénéfice des effets de la norme plutôt que la permanence de ses principes.

Au-delà de conserver son “rôle directeur”[36] intérieur, le PCC ambitionne, pour son deuxième siècle de pouvoir, de gouverner la première puissance mondiale[37]. La Chine, dont le PIB par habitant est encore au moins trois fois inférieur à celui des États-Unis[38] et qui fait elle aussi face au ralentissement de l’activité économique mondiale, n’a pas intérêt à mettre en péril son développement par un emploi inconsidéré de l’extraterritorialité de son droit.

Dans ces conditions, il semble plus probable qu’elle fasse usage de cette technique, non pas pour exercer une coercition et ainsi fragiliser les échanges internationaux dont elle a besoin, mais pour obtenir des renseignements utiles à son développement économique.

Effets internationaux des normes internes chinoises

La Chine, de par la taille de son marché intérieur, est susceptible d’exercer une forte influence sur les normes et les décisions internationales sans même devoir recourir à une législation expressément extraterritoriale. Ses décisions normatives, même purement nationales, peuvent ainsi modifier l’état du droit à travers le monde.

Un épisode illustre ce fait. En mars 2019, suite à plusieurs accidents, l’autorité de l’aviation civile chinoise[39] a pris la décision de suspendre l’autorisation de vol des Boeing 737-MAX. La Chine représentait alors près de 15% du nombre de passagers aériens du monde[40] et de ses compagnies, un débouché capital pour les ventes de l’appareil. À la suite de cette décision, l’intégralité des régulateurs dans le monde a pris des mesures similaires, contraignant ainsi l’autorité régulatrice américaine à réviser sa position et revoir ses procédures internes de certification de l’avion.

La Chine pourra être d’autant moins tentée d’accroître son usage de l’arme extraterritoriale que des moyens moins sujets à contestation lui permettront d’atteindre l’effet recherché, à mesure que son impact économique mondial s’affirme.


[1] Raphaël GAUVAIN, “Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale”, Rapport parlementaire, Paris, 2019, p. 22.

[2] “La BNP Paribas formellement condamnée à une amende record aux États-Unis”, Le Monde, 1er mai 2015.

[3] “Vente d’Alstom : un ex-dirigeant incarcéré accuse les États-Unis de chantage”, Le Figaro, 16 janvier 2019.

[4] Cour permanente de justice internationale, affaire “LOTUS”, 7 septembre 1927.

[5] Sophie AMSILI, “Commerce : les chiffres fous de l’économie chinoise”, Les Échos, 10 décembre 2021.

[6] Richard HIAULT, “Investissements dans le monde : la Chine tire son épingle du jeu en 2020”, Les Échos, 21 juin 2021.

[7] Jeremy DIAMOND, “ Trump hits China with tariffs, heightening concerns of global trade war”, CNN, 23 mars 2018.

[8] “America tries to nobble China’s tech indu

“America tries to nobble China’s tech industry. Again”, The Economist, 20 décembre 2022.

[9] La Chine ne poursuit pas les étrangers pour des actes de corruption commis à l’étranger. Voir DLA PIPER, Global Bribery Offenses – A multijurisdictional guide, 2022, p. 53 ; CMS, Guide to Anti-Bribery and Corruption Laws, 2021, p. 17.

[10] Ministry of Commerce (MOFCOM) Regulations on Unreliable Entity List, 19 septembre 2020.

[11] PRC Export Control Law, 17 octobre 2020.

[12] PRC Ministry of Commerce (MOFCOM) Rules on Counteracting Unjustified Extraterritorial Application of Foreign Legislation and Other Measures, 9 janvier 2021.

[13] Par exemple, c’est ainsi que, tant le Règlement européen (EC) No 2271/96 du 22 novembre 1996 que les règles du MOFCOM du 9 janvier 2021 prévoient l’obligation de signaler l’application extraterritoriale de lois étrangères, interdisent de donner effets à de telles lois, et déploient des mécanismes d’indemnisation en cas de dommages résultant de l’application de telles lois.

[14] Law of the PRC on Countering Foreign Sanctions, 10 juin 2021.

[15] Proposition de RÈGLEMENT DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL relatif à la protection de l’Union et de ses États membres contre la coercition économique exercée par des pays tiers, 8 décembre 2021.

[16] PRC Data Security Law, 10 juin 2021 et PRC Personal Information Protection Law, 20 août 2021.

[17] “La brièveté et l’imprécision d’une grande partie de la législation est un problème souvent occulté du droit chinois. En effet, les lois de la République populaire ont souvent un caractère général et déclamatoire qui plonge de nombreux utilisateurs (justiciables et tribunaux) dans une grande perplexité.” in Jean-Pierre CABESTAN, “Chine : Un État de lois sans État de droit”, Revue Tiers Monde, Vol. 37, No. 147, La Chine après Deng (Juillet-Septembre 1996), p. 661.

[18] L’article 128 de la Constitution de la République Populaire de Chine, telle qu’amendée en 2018, dispose que : « La Cour populaire suprême est responsable devant l’Assemblée populaire nationale et son Comité permanent. Les tribunaux populaires locaux aux différents niveaux sont responsables devant les organes du pouvoir étatique qui les ont créés. »

[19] Voir dans la Constitution de la République Populaire de Chine, le préambule “le territoire sacré de la République populaire de Chine”, l’article 55 “C’est le devoir sacré de chaque citoyen de la République populaire de Chine de défendre la patrie et de résister à l’agression”. Voir également le discours de Mao Zedong du 21 septembre 1949 : “Les Chinois ont toujours été une grande nation, courageuse et industrieuse ; ce n’est que dans les temps modernes qu’ils ont pris du retard. Et cela est entièrement dû à l’oppression et à l’exploitation par l’impérialisme étranger et les gouvernements réactionnaires nationaux.” ; “Notre nation ne sera plus une nation soumise aux insultes et aux humiliations. Nous nous sommes levés.”

[20] “La Chine est elle-même un pays en développement, et maintenant que le maoïsme et le socialisme n’ont plus la cote en tant qu’idéologie auprès de la population, le développement économique est devenu une source de légitimité.”Maria Adele CARRAI, Sovereignty in China – À Genealogy of a Concept since 1840, Cambridge University Press, 2010, p. 193-194.

[21] “Les cinq prochaines années constitueront une période cruciale pour assurer le bon démarrage de l’édification intégrale d’un pays socialiste moderne. Les tâches et objectifs principaux à accomplir sont les suivants : le développement économique centré sur la qualité devra réaliser de nouvelles percées, nos capacités en matière d’indépendance et de progrès scientifiques et technologiques devront sensiblement augmenter, et la mise en place d’un nouveau modèle de développement et d’un système économique moderne devra considérablement progresser ; (…)” ou encore “ le développement s’impose à notre parti comme la tâche primordiale dans son exercice du pouvoir en vue d’assurer le renouveau de la nation.” Xi Jinping, Rapport au XXe Congrès du Parti communiste chinois, 16 octobre 2022.

[22] « Tout en reconnaissant la nécessité d’un système juridique dans une société, il [Mao] considérait néanmoins la loi comme un simple outil utile à des fins politiques et ne laisserait pas les règles et procédures formelles entraver l’intérêt de la révolution. » Shao-Chuan LENG, “The Role of Law in the People’s Republic of China as Reflecting Mao Tse-Tung’s Influence”, Northwestern University School of Law (Chicago, USA), Journal of Criminal Law and Criminology, Volume 68, Issue 3, septembre 1977, article 2, p. 357.

[23] Adam JOURDAN, “U.S. airlines’ website changes to Taiwan references ‘incomplete’, says China”, Reuters, 26 juillet 2018.

[24] “Il faut souligner que la NSL [la loi de Sécurité nationale de Hong Kong de 2020] a un effet extraterritorial” ; “Toute personne ou entité qui enfreint la NSL, quels que soient ses antécédents ou sa situation géographique, sera traitée par le gouvernement de la Région administrative spéciale de Hong Kong conformément à la loi.” in Tom BLACKWELL, “Hong Kong says it can target anyone in the world after Canadian journalist charged”, National Post, 31 août 2022.

[25] « Le nombre d’affaires dans lesquelles des décisions ont été prises sur la base de la compétence extraterritoriale du droit interne chinois est, comme on peut s’y attendre, très faible. En effet, les recherches sur les principales bases de données juridiques en ligne, (…), n’ont produit qu’un petit nombre de cas à analyser. » in Zhengxin HUO and Man YIP, “Extraterritoriality of Chinese Law: Myths, Realities and the Future”, The Chinese Journal of Comparative Law, 2021, Vol. 9 No. 3, p. 343.

[26] Pour des mesures défensives, voir notamment le Règlement européen (EC) No 2271/96 du 22 novembre 1996, la loi de blocage française n° 68-678 du 26 juillet 1968, la loi Sapin II de 2016, les règles du ministère du Commerce chinois (MOFCOM) du 9 janvier 2021, ou encore la loi de la République populaire de Chine visant à contrer les sanctions étrangères de 2021.

[27] Pour des tentatives de contournements, voir notamment le mécanisme INSTEX, annoncé dans une déclaration conjointe des ministres des Affaires étrangères de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni le 31 janvier 2019 afin de préserver le JCPOA avec l’Iran ; ou encore la conclusion le 27 mars 2021 du programme de coopération (ou partenariat stratégique global) Iran-Chine sur 25 ans.

[28] Voir dans ce sens Enrico COLOMBATTO, “IT WAS THE RULE OF LAW Will it be the Rule of Judges?”, Revue économique, Presses de Sciences Po – vol. 58, N° 6, novembre 2007, p. 1164.

[29] “Nous améliorerons également les mécanismes de lutte contre les sanctions, les ingérences et les “juridictions à bras long”” XI Jinping, Rapport au XXe Congrès du Parti Communiste Chinois, 16 octobre 2022, p.53. Le terme “juridictions à bras long” fait référence aux législations extraterritoriales.

[30] XI Jinping, Rapport au XXe Congrès du Parti Communiste Chinois, 16 octobre 2022, p.61-62.

[31] Initiée par DENG Xiaoping dès 1979. Voir notamment Abraham DENMARK, “40 years ago, Deng Xiaoping changed China — and the world”, The Washington Post, 19 décembre 2018.

[32] La Chine intègre l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) le 11 décembre 2001.

[33] La courbe révèle une corrélation entre les réformes des années 80 et le décollage économique de la Chine : https://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.MKTP.KD?locations=CN

[34] Clyde PRESTOWITZ, “Is the U.S. Moving On From Free Trade? Industrial Policy Comes Full Circle”, Wall Street Journal, 11 décembre 2022.

[35] XI Jinping, Rapport au XXe Congrès du Parti Communiste Chinois, 16 octobre 2022, p.59-41.

[36] XI Jinping, Rapport au XXe Congrès du Parti Communiste Chinois, 16 octobre 2022, p. 22, 25, 40.

[37] Revue nationale stratégique 2022, 9 novembre 2022, page 10.

[38] https://donnees.banquemondiale.org/indicator/NY.GDP.PCAP.PP.KD?locations=CN-EU-US

[39] Civil Aviation Administration of China.

[40] https://data.worldbank.org/indicator/IS.AIR.PSGR?end=2020&locations=CN-1W-US-EU&start=1970&view=chart