Après l’implosion de l’Union soviétique et la fin de la Guerre froide, la question de la « masse » ne s’est plus posée, les forces armées occidentales ayant privilégié la supériorité technologique [c’est-à-dire la qualité] aux dépens de la quantité. À vrai dire, ce choix a été le plus souvent dicté par des contraintes budgétaires… En tout cas, il s’est traduit par la suspension de la conscription dans plusieurs pays, dont la France.
Seulement, cette période n’a été qu’une parenthèse, le contexte actuel étant marqué par le retour de la compétition stratégique entre les puissances, la contestation du droit international et la guerre. Les dépenses militaires sont reparties significativement à la hausse et la question de la « masse » est de nouveau sur la table. Et cela d’autant plus que l’Otan encourage ses 32 États membres à renforcer leurs forces armées tant au niveau capacitaire qu’à celui de leurs effectifs, son objectif étant actuellement de pouvoir mobiliser plus de 300’000 hommes en moins de 30 jours.
D’où la décision de quelques pays de rétablir la conscription qu’ils avaient suspendue, afin de pallier, pour certains d’entre eux, leurs difficultés en matière de recrutement. Tel est le cas de la Lituanie, de la Suède, de la Lettonie et, plus récemment, de l’Allemagne. Le débat sur le retour du service militaire est ouvert en Pologne, en Roumanie et même au Royaume-Uni.
Pour le moment, en France, l’armée de Terre se tient à l’écart de cette tendance. Cependant, en 2015, elle avait déjà bénéficié d’une hausse assez substantielle de ses effectifs après la décision de porter sa force opérationnelle terrestre [FOT] de 66’000 à 77’000 soldats, afin de lui permettre de mener l’opération intérieure Sentinelle. Mais, à l’heure actuelle, il n’est pas question d’aller plus loin, même si le sujet de la « masse » n’est pas tabou. C’est en effet ce qu’a expliqué le général Pierre Schill, son chef d’état-major [CEMAT], dans les pages du numéro 96 de la revue DSI.
« La résurgence de la concurrence stratégique entre grandes puissances et du combat de haute intensité que des États envisagent impose de se poser de nouveau la question de la masse. Il ne s’agit pas ici d’opposer, mais bien d’équilibrer le rapport entre quantité et qualité, avec la conviction que le fil directeur de la réflexion réside dans la cohérence », a d’abord affirmé le général Schill.
Cela étant, les termes de ce débat se posent différemment en France, où le modèle d’armée, « complet », repose sur la dissuasion nucléaire, censée garantir l’intégrité de son territoire et, plus largement, de ses intérêts vitaux.
« La France a fait le choix de n’abandonner aucune capacité. Elle continue de couvrir ‘tout le spectre’. Elle a conservé une expertise dans chaque domaine et elle peut ainsi décider de monter en puissance sans avoir à reconstruire toute une filière : c’est un atout considérable », a d’ailleurs relevé le CEMAT.
Cependant, comme l’a écrit Antoine de Saint-Exupéry, on n’a pas à prédire l’avenir mais à le permettre. A priori, le général Schill s’inscrit dans cette logique quand il dit que « nous devons préparer un possible engagement dès ce soir ».
« À cet égard, il n’y a pas de tabou au sein de l’armée de Terre sur cette problématique récurrente de la masse. Il s’agit d’un débat ancien. Faut-il privilégier la quantité ou la qualité ? Porter l’effort sur des effectifs nombreux ou sur des unités resserrées très bien formées et équipées ? À mon sens, la réponse est de s’adapter au contexte et de conserver la possibilité de monter en puissance rapidement. La priorité est celle de la cohérence », a poursuivi le CEMAT.
Cette cohérence a deux dimensions : verticale et horizontale. Ainsi, un blindé « seul […] ne sert qu’à défiler », a-t-il ironisé. Pour qu’il puisse incarner une capacité, il lui faut un « environnement », c’est-à-dire les munitions, les pièces de rechange, le carburant et un équipage entraîné. C’est ce que doit permettre justement la Loi de programmation militaire [LPM] 2024-30.
Ensuite, cette cohérence passe par la capacité à agir en « interarmes ». L’armée de Terre est « composée de nombreuses capacités qui doivent interagir pour manœuvrer. Je pense aux capacités de mêlée [infanterie, cavalerie, hélicoptères] mais aussi à celles d’appui [artillerie, génie], de soutien et de logistique. Un équilibre entre ces capacités est indispensable », a fait valoir le général Schill.
Cette cohérence doit servir de socle pour toute remontée en puissance éventuelle. Elle « précède la masse » et « ce dont nous disposons doit être ‘bon de guerre’ », a-t-il insisté.
Si jamais la situation l’exige, l’armée de Terre peut compter sur ses réservistes opérationnels, dont le nombre sera porté à environ 50’000 à l’horizon 2035. Mais le général Schill a également évoqué un possible recours à la réserve opérationnelle de 2ème niveau [RO 2], laquelle concerne les anciens militaires soumis à une obligation de disponibilité durant les 5 années qui suivent leur départ de l’institution.
« Au-delà de ses effectifs permanents, l’armée de Terre s’appuie sur des réservistes formés et entraînés, mais aussi sur d’anciens militaires d’active, pour disposer d’effectifs supplémentaires et renforcer son organisation au quartier comme en opération; elle contribue ainsi à la résilience de la Nation », a-t-il a souligné.
La RO 2 est « en mesure d’être engagée en cas de crise majeure », souligne l’armée de Terre. Seulement, comme il n’a jamais été mis en œuvre, ce dispositif est régulièrement testé lors d’exercices VORTEX, lesquels visent à recenser les anciens militaires d’active concernés, puis à les convoquer pour des formalités administratives et médicales ainsi que pour des séances de formation.
En mai 2022, selon le site interarmées des réserves militaires, la RO 2 était composée de 60’000 anciens militaires, ce qui constitue une ressource à ne pas négliger.
Selon la Loi de programmation militaire [LPM] 2024-30, l’armée de Terre devrait compter 160 chars « rénovés », c’est-à-dire portés au standard XLR, à l’horizon 2030. Il est prévu que les quarante derniers soient modernisés d’ici 2035, ce qui portera la dotation totale à 200 exemplaires à cette échéance. Soit cinq ans après l’objectif qui avait été fixé par la LPM 2019-25.
En outre, le texte indique également que des « travaux de rénovation et de pérennisation du char Leclerc seront complétés par ceux portant sur un démonstrateur de char, dans le cadre plus global du système de combat terrestre du futur » [ou MGCS].
Pour rappel, s’inscrivant dans le cadre du programme SCORPION [Synergie du contact renforcée par la polyvalence et l’infovalorisation], la modernisation du char Leclerc consiste à le doter des capacités nécessaires pour le combat collaboratif, ce qui passe par l’intégration du Système d’information du combat SCORPION [SICS] et celle de la radio CONTACT. Il s’agit aussi de renforcer sa protection contre les mines et d’améliorer sa conduite de tir. Enfin, il recevra un tourelleau téléopéré de 7,62 mm, de nouveaux capteurs optroniques et un viseur PASEO.
Pour le moment, la Direction générale de l’armement [DGA] a commandé 100 Leclerc XLR en deux temps, avec un premier contrat portant sur les 50 premières unités notifié à KNDS France [ex-Nexter] en juin 2021, suivi d’un second, confirmé en janvier 2022. Le premier char « rénovés » a été remis à l’armée de Terre en novembre dernier. Depuis, 19 autres ont suivi, à en croire le dossier de presse [.pdf] diffusé par le ministère des Armées à l’occasion de l’édition 2024 du salon de l’armement aéroterrestre EuroSatory.
Mais ce document recèle une surprise. « Conformément à la Loi de programmation militaire 2024-2030, 130 chars Leclerc seront rénovés d’ici la fin 2030 et quarante autres le seront fin 2035 », y lit-on. Sauf que la LPM en question donne d’autres chiffres et si l’on se fie à ceux donnés de ce document, il en manque 30… Erreur de transcription ou changement dans les plans initiaux de l’armée de Terre ?
Par ailleurs, le dossier de presse précise également que les « dix premières collections de kit de surprotection ventrale contre les mines et les engins explosifs improvisés et de kit de surprotection latérale contre les roquettes [anti RPG] ont été livrées mi-avril [soit un taux d’équipement prévu à 50 %] ».
En attendant, KNDS France a dévoilé, comme annoncé, le Leclerc Évolution [ou EVO] lors du salon EuroSatory. Ce char est doté d’une tourelle armée du canon ASCALON [Autoloaded and SCALable Outperforming guN], pouvant tirer des obus de 120 ou de 140 mm, d’un tourelleau ARX30, d’un viseur PASEO couplé à une mitrailleuse de 7,62 mm, d’un système de protection active Trophy et d’une capacité à mettre en œuvre des munitions téléopérées.
Quant à sa motorisation, elle repose sur le groupe motopropulseur MT883 KA-500 de l’allemand MTU, qui équipe le Leclerc « tropicalisé » utilisé par les forces émiriennes. Un avis budgétaire publié en octobre dernier recommandait justement d’intégrer ce dernier sur les Leclerc de l’armée de Terre afin de pouvoir les maintenir en service jusqu’en 2040.
Selon BFMTV, ce « nouveau Leclerc sera opérationnel en 2030 » et KNDS France aurait des discussions avec « plusieurs pays ». En outre, les actuels Leclerc « pourraient même être modernisés pour se transformer en modèle Évolution ».
Un second essai concluant pour SYFRALL ? Une douzaine d’années après un premier appel d’offres infructueux, le ministère des Armées relance officiellement la compétition pour le renouvellement des moyens de franchissement de coupures humides de l’armée de Terre.
Après la demande d’information émise en 2021, place à la mise en concurrence en bonne et due forme. Son objet ? Le développement et la fourniture d’au maximum une vingtaine de systèmes de franchissement léger lourd (SYFRALL). Conduit par la Direction générale de l’armement, cet appel d’offres européen débouchera sur un marché composé d’une tranche ferme et de tranches optionnelles.
Destiné à remplacer les engins de franchissement de l’avant et ponts flottants motorisés, un système SYFRALL sera composé de portières de classe MLC 40R et MLC 85C/100R et des ponts de classe MLC 85C/100R, le tout embarqué sur camion porteur protégé ou non. De quoi permettre à toute la gamme de véhicules SCORPION ou à un char Leclerc rénové de traverser rivières, lacs et autres fleuves. Tous les régiments du génie en seront dotés, à l’image d’un 3e régiment du génie au sein duquel sera créée une section de franchissement.
Le ministère des Armées semble cette fois déterminé à matérialiser des réflexions lancées il y a deux décennies. Entre la DI et le lancement de la procédure d’acquisition, de l’eau a coulé sous les ponts. Non seulement les systèmes en service ont près de 40 années de service au compteur, mais le conflit russo-ukrainien aura aussi mis en lumière l’urgence de renforcer les moyens d’appui à la mobilité, axe d’effort parmi d’autres identifiés par le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Pierre Schill, dans un document publié l’an dernier.
Depuis, une nouvelle loi de programmation a été adoptée pour la période 2024-2030. Un document grâce auquel SYFRALL a maintenant un cap : huit portières et 300 mètres de pont devraient être en service en 2030, une capacité portée à 2500 m à l’horizon 2035. Conduite selon une logique incrémentale, l’opération bénéficiera cette année d’une première ligne de 37 M€ en autorisations d’engagement. De quoi assurer le lancement en réalisation et notifier la commande des têtes de série.
De source industrielle, les concepteurs de l’EFA et du PFM, CEFA et CNIM Systèmes Industriels, auraient décidé de combiner les forces pour mieux se positionner face à l’éventuelle concurrence française et étrangère. Un duo renforcé par Soframe et dont le pilier CSI planche depuis quelques années sur un PFM de nouvelle génération.
C’est l’une des autres « repriorisations » issues des arbitrages de la loi de programmation militaire 2024-2030 : seuls 10 des 14 C-130H de l’armée de l’Air et de l’Espace seront finalement modernisés.
Les travaux de programmation conduits en 2021 avaient déjà amputé la cible de deux appareils. Deux autres le cette fois sont en raison des décisions prises dans la LPM 2024-2030, indique un document budgétaire récemment publié. Se pose dès lors la question de l’avenir de ces quatre C-130H car l’un des axes de l’opération de modernisation, piloté par Rockwell Collins France, consiste à mettre la flotte aux dernières normes de navigation civiles (OACI) et militaires. Le cas contraire, les restrictions de vol ne feront que s’accumuler.
Hormis cette mise en conformité, l’opération comprend un second volet axé sur « des améliorations des capacités tactiques au profit des forces spéciales ». Un contrat secondaire a ainsi été notifié à Thales DMS et Sabena Technics BOD pour la rénovation du système d’autoprotection. Selon la documentation budgétaire, seuls huit appareils recevront ce complément capacitaire.
La réduction de voilure vient s’ajouter aux retards. Quatre années séparent l’objectif initial de livraison du premier C-130H modernisé de sa réception par les forces, en mai 2023 et après un nouveau décalage de six mois « d’opérations de maintenance supplémentaires identifiées et traitées lors des opérations de réception de l’appareil». Le second exemplaire n’a pu être livré l’an dernier comme convenu pour des causes similaires.
La prochaine étape relève du Service industriel de l’aéronautique (SIAé), responsable de la modification des huit C-130H suivants grâce aux kits livrés par les industriels. Près de 15 M€ devraient être engagés cette année pour couvrir « la commande de travaux complémentaires d’autoprotection et la mise en chantier de modernisation d’un aéronef de série au SIAé ».
Pour des armées se préparant dans l’hypothèse d’un engagement majeur, il faudra donc faire toujours plus avec un peu moins. Tant les C-130H que les CN-235, également bénéficiaires d’un lifting pour durer « au-delà de 2040 », devront tenir encore deux décennies jusqu’à l’arrivée d’un successeur. Conduit au travers du programme d’ « avion de transport d’assaut du segment médian » (ATASM), l’effort de renouvellement du segment tactique n’a pour l’instant ni ligne budgétaire, ni calendrier précis.
La cible d’avions A400M se retrouve quant à elle réduite à 35 exemplaires à l’horizon 2030 au lieu des 50 attendus, un « socle » avec lequel l’AAE estime être en mesure de conduire « la plupart des missions », indiquait l’an dernier le ministre des Armées, Sébastien Lecornu. Une éclaircie néanmoins au tableau : la réception par l’escadron de transport franco-allemand d’Évreux du dernier des 10 C-130J et KC-130J flambants neufs.
Crédits image : Anthony Jeuland / armée de l’Air et de l’Espace.
OPINION – Face au conformisme de bon aloi du monde politico-médiatique qui prospère sur l’économie de guerre, le groupe de réflexions Mars estime que les gesticulations de l’exécutif ne sont que de la poudre de perlimpinpin. Car au niveau national, un déficit budgétaire est plus important que prévu avec un retour des coupes budgétaires en Europe dès 2025 à cause du nouveau pacte de stabilité auquel la France a dûment adhéré. Par le groupe de réflexions Mars.
Faut-il prendre pour argent comptant les chiffres et les affirmations d’un dossier de presse, quand, du point de vue de la réflexion stratégique, on tangente le zéro kelvin ? Il n’y a plus guère (plus guerre ?) que dans les tribunes de libres opinions que s’expriment, parfois, quand elles ne sont pas convenues, des idées, sinon nouvelles, du moins un peu stimulantes. Nous en retiendrons deux parues récemment dans la grande presse, sous la plume de deux commentateurs autorisés : Le diplomate Gérard Araud et le journaliste spécialisé des questions de défense Jean-Dominique Merchet.
Le premier parvient à élever le niveau de la réflexion stratégique en rappelant l’évidence que la France n’est pas en première ligne contre la Russie. Le second se hasarde à proposer des idées nouvelles sur le partage nucléaire. Ce faisant, les deux prennent le risque de heurter certaines convictions établies et de déplaire au petit monde politico-médiatique qui prospère sur un conformisme de bon aloi.
Car, évidemment, ces idées entrent avec difficulté dans le « plan com » (pour comédie) de l’exécutif sur « l’économie de guerre », dont on rappelle que le slogan a été lancé pour la première fois au salon Eurosatory en juin 2022, il y a près de deux ans, avec l’efficacité que l’on sait. Nul doute que le prochain salon donnera une nouvelle fois l’occasion à nos médias préférés d’emboucher les trompettes de Jéricho qui donneront l’illusion de faire trembler les murs du Kremlin. Mais tout cela n’est qu’illusion et poudre aux yeux, comme le titre justement l’hebdomadaire satirique Le Canard Enchainé. N’y a-t-il donc plus que le palmipède du mercredi dans le paysage médiatique français pour apporter un peu d’esprit critique à l’offensive médiatique du gouvernement sur « l’économie de guerre » ?
Entendons-nous bien. Il y a tout lieu d’applaudir la pièce de théâtre « Eurenco de Bergerac », et même de se tenir les côtes à lire sous certaines plumes renommées la confusion entre corps d’obus et affût de canon, charge militaire et poudre propulsive. Tout cela est plaisant. Nous nous montrerons à nouveau bon public quand tombera (pour Eurosatory ?) l’annonce officielle du retour en France de la production de munitions de petit calibre : la presse confidentielle a déjà vendu la mèche, si l’on ose dire. Ces annonces, qui ne se concrétiseront pas avant l’an prochain, sont de toute façon de bonnes nouvelles. Ne boudons pas notre plaisir. Mais ces mesures de bon sens, qui ne font que revenir sur des errements antérieurs, n’ont rien à voir avec l’économie de guerre.
Économie de guerre : des crédits, de l’argent et des fonds
Alors, à l’occasion de la publication du décret d’application d’une mesure législative de la LPM sur les réquisitions, on accroît l’intensité dramatique de la pièce avec une nouvelle formule magique : « pouvoir de police » ! On n’oublie simplement de dire que, si réquisition rime avec expropriation, il convient de ne pas les confondre, alors même que, dans les deux cas, il existe une contrepartie sonnante et trébuchante. Et surtout, à quoi servent ces « pouvoirs de police » quand il n’y a plus rien à réquisitionner ? Car pour qu’il reste des stocks intermédiaires ou de produits finis, il eût fallu que ces stocks fussent financés par l’État client. Mais cela fait belles lurettes que le « management par la performance » a vidé les stocks*. D’où la difficulté à aider l’Ukraine. Autrement dit, on amuse la galerie avec de la poudre de perlimpinpin quand il suffirait de décider d’augmenter les crédits destinés à la constitution de stocks.
Et voilà, le mot interdit est lâché : des crédits ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! L’économie de guerre, c’est trois choses : des crédits, de l’argent et des fonds. L’économie de guerre, c’est la reconversion de la population active et la mobilisation de la population jusqu’alors inactive pour produire du matériel de guerre, c’est-à-dire des engins motorisés, des armes et des munitions. Et le débouché de toute cette production est assuré par les achats du gouvernement. Et quand on dit « achat », cela demande des fonds et des crédits, donc beaucoup d’argent public. Est-ce que la réduction envisagée de la durée du chômage indemnisé entre dans cette politique ? Il est permis d’en douter.
Au contraire, qu’observe-t-on « en même temps » ? Au niveau national, un déficit budgétaire plus important que prévu et « le retour des coupes budgétaires en Europe » (1) dès 2025 à cause du nouveau pacte de stabilité auquel notre pays a dûment adhéré. Les masques tombent, on ne rigole plus.
Le sécateur est déjà prêt
A force de « faire la guerre » au moindre microbe et à n’importe quoi, de « réarmer » tout et son contraire, nul ne prête plus attention au mauvais plaisantin qui joue à crier « au loup ». La fête du « quoi qu’il en coûte » est finie, il faut passer à la caisse. Telle est la réalité budgétaire qui attend nos armées. Alors, pour continuer à faire semblant, on joue à « l’économie de guerre ». Mais personne n’y croit.
Sous couvert de « revue des dépenses », l’inspection générale des finances est déjà en train de passer au peigne fin chaque ligne de la LPM, dans le but de réaliser ce que le jargon des consultants appelle des « quick wins », des « victoires rapides », c’est-à-dire des économies budgétaires de court terme. Comment ? Mais c’est très simple, la technique est éprouvée depuis la grande époque des « dividendes de la paix » : bourrage et décalage sont les deux mamelles de la régulation budgétaire.
D’un côté, pour montrer que je ne touche pas aux dimensions de la « valise » LPM (promis, juré), je « bourre » l’édredon avec tout un tas de (très coûteuses) mesures qui n’étaient pas prévues : trois milliards par ci promis aux Ukrainiens, deux milliards par là pour le SNU, etc. Et si l’OTAN décide effectivement d’un nouveau fonds de cent milliards pour aider l’Ukraine, qui paiera d’après vous ? De l’autre, je m’engage aussi tardivement que possible auprès de mes fournisseurs : c’est la fameuse « bosse » que le bousier pousse devant lui depuis trente ans. Tout le contraire de « l’économie de guerre », qui impliquerait de tout accélérer. Et, pour ne pas faire de jaloux, on rabote tout ce qui dépasse, à commencer par la trésorerie « dormante ».
Une LPM qui décale à 2035 le modèle 2030
Pas grave, entend-on, la LPM garantit à nos armée un financement historiquement haut. C’est vrai. Alors, où est le problème ? En fait, il n’y en aurait pas si l’espace médiatique n’était pas saturé par l’appel à la guerre pour protéger l’empire du bien des forces du mal qui le menace. De deux choses, l’une : soit il faut se préparer à la guerre pour rester en paix, et alors l’effort budgétaire est dramatiquement insuffisant, surtout dans l’hypothèse d’un retrait américain ; soit l’effort est suffisant par rapport à la réalité des menaces (ce que semble indiquer la LPM qui décale de cinq ans, donc à 2035, le modèle d’armée 2030 défini en 2017), mais alors, pourquoi hurler au loup ?
Au fond, comme le groupe MARS l’écrivait il y a un an (2) , le problème de cette LPM n’est pas le niveau des crédits promis, c’est l’absence de réelle réflexion stratégique permettant de répondre à la question : des armées, pour quoi faire ? C’est pourquoi les rappels de bon sens de Gérard Araud et les idées « disruptives » de Jean-Dominique Merchet interviennent à point nommé.
La France n’est pas en première ligne face à la Russie et le chef d’état-major de l’armée de terre vient de rappeler qu’elle était capable de projeter une division en appui de ses alliés (une brigade logistique est d’ailleurs créée à cet effet). Point. En effet, l’horizon stratégique de notre pays ne se limite pas aux rives du Boug et au marais du Pripiat : la France a des intérêts à défendre sur tous les continents et tous les océans, ou presque. Et ce n’est faire injure à personne que de penser que la « FR DIV » otanienne, quelle que soient les qualités de ses quelque 20.000 soldats et de ses équipements, n’emporterait pas la décision face aux centaines de milliers d’hommes que l’armée russe est capable de mettre en ligne.
Partage nucléaire ?
Alors, si la formule « gagner la guerre avant la guerre » est autre chose de plus sérieux qu’un slogan, c’est ailleurs qu’il faut investir. La France est en effet le seul « État doté » parmi les 27 États membres de l’Union européenne. C’est à la fois notre spécificité stratégique au sein de l’UE et notre « avantage comparatif » au sein de l’OTAN. C’est en outre, depuis exactement 60 ans, le moyen le plus économique d’assurer notre défense et de garantir la paix à l’horizon de tous nos intérêts vitaux, sans mobiliser (loin s’en faut !) toute l’économie au service de l’effort de défense.
C’est là que l’idée de Jean-Dominique Merchet est intéressante, même si tout est discutable dans sa proposition de « partage nucléaire » de la dissuasion française sur le modèle de la « double clé » de la bombe américaine B61-12. A l’évidence, si la France a un rôle à jouer dans la défense d’une Europe privée de la protection américaine, c’est dans la redéfinition de nos intérêts vitaux à l’échelle européenne, et non dans un effort conventionnel qui restera toujours insuffisant même si « l’épaulement stratégique »impose de redimensionner convenablement notre corps de bataille afin de garantir un continuum entre dissuasion conventionnelle et dissuasion atomique. Mais ce continuum est déjà assuré par nos alliés, Polonais en tête.
Ouvert à la notion de dissuasion élargie, le groupe MARS considère néanmoins que le « sceptre nucléaire » ne se partage pas. La dissuasion repose sur la crédibilité technique des têtes nucléaires, opérationnelle des unités de mise en œuvre et politique de sa chaîne de commandement qui remonte in fine jusqu’au chef des armées. Cela ne se partage pas. On peut toujours imaginer des gadgets : un renfort de sous-mariniers alliés pour armer nos SNLE, des pilotes, mécaniciens et artificiers alliés dans nos escadrons nucléaires, voire (soyons fous !) des pilotes « Top gun » alliés sur notre porte-avions. Mais à la fin des fins, celui qui donne l’ordre ultime, c’est le président français.
L’idée de Jean-Dominique Merchet est intéressante et généreuse, mais, en ralliant le « groupe des plans nucléaires » de l’OTAN, elle supposerait d’abandonner notre doctrine de « l’ultime avertissement » pour endosser celle de la guerre nucléaire limitée que servent (en ont-ils seulement conscience ?) nos alliés certes britanniques, mais aussi allemands, belges, néerlandais, italiens et turcs. Il n’existerait pas de consensus politique en France pour un tel changement de doctrine.
Alors, comment élargir le parapluie nucléaire français ? La toute première mesure consisterait, si l’on est sérieux et qu’on ne se contente pas de confondre « signalement stratégique » et gesticulation théâtrale, à conforter la crédibilité de la dissuasion française en investissant tous azimuts dans toutes ses composantes (et leur environnement) afin d’augmenter le nombre et la performance de nos armes atomiques et de nos vecteurs. Investir dans la stratégie des moyens, c’est se donner, dans le temps long, les moyens de sa stratégie.
Une fois garantie la capacité de frappe en second, c’est-à-dire l’assurance de faire payer à l’adversaire le prix fort de son agression, les alliés viendront d’eux-mêmes se placer sous le parapluie français. A nos conditions. C’est certes plus modeste et beaucoup moins visible que la tonitruante « économie de guerre », mais c’est aussi beaucoup plus efficace pour faire face aux temps difficiles qui attendent une Europe désarmée, menacée et sur le point d’être abandonnée par son protecteur historique.
* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.
« Viel vorgenommen ». De fait, la coopération franco-allemande a fait plusieurs bonds en avant hier à Berlin, les ministres de la Défense de chaque pays actant notamment le lancement de la prochaine phase de développement du système appelé à succéder aux chars Leclerc et Leopard à l’horizon 2040-2045.
Progresser sur huit piliers
« Nous avons un accord », s’est félicité Sébastien Lecornu lors d’une conférence de presse conduite avec son homologue allemand, Boris Pistorius. Repris en main il y a huit mois par les deux ministres, le dossier du « Main Ground Combat System » (MGCS) franchit enfin un nouveau jalon après un temps de latence.
Parfois âpres mais toujours maintenues, ces discussions principalement étatiques débouchent sur une clef de répartition à 50/50 de la charge de travail entre industriels français et allemands tant pour la phase de développement que pour celle de production. Exit les 13 « Main Technological Demonstrators » qui prévalaient jusqu’alors, place à une phase dite « 1A » et à une logique de piliers capacitaires, deux notions héritées de l’équivalent aérien du MGCS, le programme « système de combat aérien du futur » (SCAF).
Non détaillés pour l’instant, ces huit piliers se concentreront sur des fonctions principales telles les feux « classiques », les feux « innovants », les plateformes, les systèmes de communication et de commandement (C2) et autres clouds de combat, la simulation, les capteurs, protections et infrastructures nécessaires pour accueillir le futur « système de systèmes » en unité. À l’inverse de MTD éphémères, ces piliers sont destinés à structurer le programme tout du long.
Le ministre des Armées l’a plusieurs fois répété, MGCS sera bien plus qu’un simple successeur des chars actuels. L’innovation s’étendra par exemple aux feux, ceux-ci comprenant potentiellement des armes lasers privilégiées pour se prémunir de la menace anti-drones mais pas seulement. « Il y aura un usage massif de l’intelligence artificielle », complète le cabinet ministériel, mentionnant une IA injectée non seulement dans les systèmes de C2 mais aussi dans les capteurs.
« Un bon accord »
L’effort à venir mobilisera plusieurs acteurs. Les deux maîtres d’œuvre du programme bien sûr, KNDS (Nexter+KMW) et Rheinmetall, mais aussi d’autres grands noms du secteur comme MBDA, Thales, ou encore Safran. Et jusqu’à quelques PME, dont au moins relevant du domaine des armes à énergie dirigée. Il s’agira pour l’équipe constituée de plancher sur un pré-démonstrateur ainsi que de répondre à plusieurs questions en suspend, dont celle du nombre et de la tailles des plateformes composant un système MGCS.
Le cabinet ministériel a salué l’obtention d’« un bon accord », non seulement « parce qu’il permet d’avancer » mais aussi parce qu’il consolide les intérêts industriels de chaque pays. Ainsi, si chaque pilier sera piloté par un industriel allemand, français, ou par un duo binational, « Nexter sera un acteur très important de la partie française, KMW sera un acteur très important de la partie allemande ». « Ce qui est important pour nous et est respecté par cet accord, c’est que le groupe KNDS est bien le centre du projet », nous explique-t-on.
La suite ? La signature, le 26 avril à Paris, de l’engagement juridique relatif à cette phase 1A. L’alignement obtenu, les industriels retenus se verront notifier les contrats correspondants d’ici la fin de l’année par l’Allemagne, pilote du projet. Coût de la manœuvre ? De l’ordre de « plusieurs centaines de millions d’euros ». Côté français, 500 M€ sont sanctuarisés par la loi de programmation militaire pour 2024-2030 pour abonder le sujet MGCS. Un engagement qui prend une autre dimension au vu des 30 M€ investis depuis 2017.
Cette avancée ouvre, enfin, de nouvelles perspectives en matière d’élargissement. « D’autres pays frappent à la porte, et notamment en Europe », pointe l’entourage ministériel. Désormais observatrice à part entière, l’Italie est l’une des premières concernées par une bascule vers un « dialogue beaucoup plus étroit ». Dans un second temps, certes, mais cette fois avec un horizon bien dégagé.
L’armée française n’est qu’un tigre de papier sans stocks de munitions
OPINION – La guerre en Ukraine démontre chaque jour que l’accès aux munitions et missiles représente la condition essentielle pour tenir face à un adversaire dans un conflit de haute intensité. Sans cela, la bravoure des soldats pourrait s’avérer vaine au bout de quelques semaines, voire de quelques jours… Par le groupe de réflexions Mars.
La guerre ne se gagne pas avec des mots et des postures, aussi brillantes soient-elles. Elle se gagne avec les matériels et les munitions dont disposent nos soldats. Entre les objectifs du discours sur l’économie de guerre et la réalité des engagements budgétaires, il faut être clair : le compte n’y est pas – et de très loin ! Pourtant, cette situation n’est pas nouvelle. Déjà lorsque les troupes françaises ont été déployées en Afghanistan il y a plus d’une décennie, nos soldats tiraient le diable par la queue faute de stocks adéquats.
La situation vécue aujourd’hui par les armées ukrainiennes devrait pourtant produire un sursaut. Faut-il rappeler que l’artillerie ukrainienne consomme chaque jour un nombre d’obus correspondant à ce que notre industrie peut fabriquer en un mois ? Depuis trois décennies, les armées ont vu leurs stocks de munitions et de missiles se réduire sans cesse pour ne conserver qu’un niveau minimal et aboutir à une « armée bonzaï ». Cela ne peut pas fonctionner : dès que nos soldats sont engagés en opération, l’absence de munitions met rapidement en danger nos soldats qui n’ont plus les moyens nécessaires pour conduire leurs missions, voire pour se protéger des forces adverses.
Stocks échantillonnaires
Le constat de stocks échantillonnaires dépasse les frontières de l’Hexagone. Le général Richard Barrons, ancien chef d’État-major britannique, déclarait en février 2023 qu’après des années de réduction des livraisons, « pour certains types d’armes clés, l’armée serait à court de munitions après une après-midi chargée ». Il estimait que le Royaume-Uni disposait de stocks permettant uniquement de soutenir un engagement de haute intensité pendant une semaine environ.
Le principe de stricte suffisante fonctionne bien dans la dissuasion nucléaire mais il est trompeur, voire criminel pour les munitions et les missiles. La dissuasion fonctionne sur le principe de non-emploi, c’est-à-dire que l’existence de ces armes doit empêcher en soi une action de l’ennemi. Pour les munitions et les missiles, il est nécessaire d’engager ces armes face à l’adversaire pour le contraindre à revoir ses plans et lui imposer notre volonté. C’est pourquoi, dans les armes conventionnelles, la quantité est une qualité en soi.
Il est difficile de connaître l’état des stocks de munitions, car il s’agit d’une donnée classifiée, et donc de jauger la pertinence des stocks actuels. Toutefois, il est très probable que la France et ses principaux alliés soient dans une situation semblable à celle du Royaume-Uni compte tenu des commandes très réduites qui ont été passées au cours des dernières années. Une situation des plus préoccupantes…
Le stock vient avant le flux
Entre les objectifs du discours sur l’économie de guerre et la réalité des engagements budgétaires, il y a un grand écart évident. Imposer un changement de tempo à l’industrie, qui a fonctionné à rythme ralenti pendant des années, était nécessaire mais ce changement de cadence et de volume ne peut être efficace qu’en accroissant aussi la taille des stocks à pourvoir.
Il ne faut pas confondre la logique de flux et la logique de stocks. Certes, l’industrie a réussi à accroître ses cadences de production de manière somme toute rapide en quelques mois, mais cet effort peut être vain si les armées ne révisent pas les stocks dont elles doivent disposer. Du point de vue militaire, le stock vient avant le flux, car il permet d’encaisser le choc de la bataille. Et le flux est nécessaire pour maintenir le niveau des stocks de manière à préserver une capacité d’engagement permettant de contenir l’adversaire et, si possible, de le repousser.
Afin d’être capables de répondre à une menace majeure (la pierre d’angle de toute défense efficace et crédible), deux objectifs sont prioritaires : accroître les stocks de munitions et augmenter la capacité de production.Ces deux dimensions sont liées. Les commandes justifient un accroissement des capacités de production en augmentant les moyens de fabrication et en accroissant les achats intermédiaires. Une capacité de production plus importante permet de régénérer rapidement les stocks en cas de consommation accélérée ou inattendue.
Un changement de tempo de l’État
Le changement de tempo doit concerner l’État tout autant que l’industrie. It takes two to tango… Jean-Dominique Merchet soulignait le 22 février 2024 sur France Info que passer en économie de guerre, « cela veut dire des commandes. L’industriel ne va pas produire s’il n’a pas de commandes ». Ceci est en particulier vrai pour les PME et ETI qui n’ont pas une trésorerie aussi importante que les grands groupes qui, eux, dépendent des livraisons de leurs partenaires industriels pour être en mesure de répondre aux besoins des armées.
Rheinmetall va produire 700.000 obus en 2024 tous pays confondus, alors que la France peut en produire seulement 3.000 par mois (ce qui représente déjà un triplement de la production par rapport à 2022). Il n’y a pas là de miracle. En 2023, le groupe allemand a conclu un accord-cadre avec la Bundeswehr d’une valeur globale de 1,2 milliard d’euros d’ici à 2029. Ceci explique que Rheinmetall puisse investir 300 millions d’euros pour agrandir sa capacité de production à Unterlüß.
Le Royaume-Uni a passé des commandes de munitions à BAE Systems pour 430 millions de livres sterling en 2023, qui font partie d’un accord-cadre de 2,4 milliards sur 15 ans appelé Next Generation Munitions Solution. Pour Charles Woodburn, PDG de BAE Systems, ce partenariat stratégique de long terme avec le ministère britannique de la Défense « permettra d’augmenter considérablement la production et de maintenir une capacité souveraine vitale pour fournir des munitions de pointe » (obus de 155 mm et 30 mm et cartouches de 5,56 mm).
Même des pays plus petits s’engagent dans ces contrats pluriannuels. Ainsi, la Belgique négocie actuellement un contrat d’une valeur de 1,7 milliard d’euros avec FN Herstal, qui permettra d’ouvrir de nouvelles lignes de production.
De la constance
La constance est un élément important pour disposer des capacités industrielles adéquates. Le ministère des Armées examine en ce moment la réimplantation en France d’une capacité de production de munitions de petits calibres. Rappelons qu’un projet similaire piloté par Thales, NobelSport et Manurhin avait été envisagé sous Jean-Yves Le Drian en 2017. Si Florence Parly et Bercy n’avaient pas arrêté ce projet considéré non viable économiquement, la France serait aujourd’hui autonome en la matière. Pourtant, ces activités ont toujours été rentables en Allemagne, Scandinavie, Suisse, Italie, République tchèque… qui n’ont pas pour autant des besoins nationaux si différents de ceux de la France.
La constance est d’autant plus importante qu’accroître la production de munitions et de missiles prend du temps, plus encore s’il s’agit de développer de nouveaux moyens industriels. Grâce à son contrat-cadre au Royaume-Uni, BAE Systems va multiplier par huit sa capacité de production d’obus de 155 mm. Pour Woodburn, l’une des leçons du conflit en Ukraine est que, même si les entreprises peuvent accroître l’utilisation de l’outil industriel existant, « il y a des limites à ce que vous pouvez faire (…) Vous pouvez quasiment doubler votre débit en ajoutant des équipes et en exploitant votre capacité jusqu’à saturation, mais vous ne pouvez pas faire plus que doubler le volume de livraisons ».
Pour doubler ce volume, ajoute-t-il, cela prend du temps : il faut anticiper un délai de l’ordre de deux ans. Il s’agit ici d’une deuxième dimension essentielle : matériels, munitions et missiles sont des équipements complexes, requérant des multiples étapes de fabrication qui impliquent de nombreuses entreprises. Il n’est donc pas possible de commander à la dernière minute. L’enjeu porte notamment sur l’approvisionnement en matières premières et en produits élaborés de base comme les explosifs.
Cela veut dire que si l’État commande aujourd’hui, la filière industrielle ne sera pas capable de livrer le matériel correspondant avant plusieurs mois, voire plusieurs années. Même aux États-Unis, en dépit d’une industrie gigantesque comparée à celle de la France, les livraisons nécessitent des délais incompressibles en dépit de capacités industrielles prêtes à l’emploi. Pour produire un missile Patriot, il faut entre 35 et 40 mois.
Commandes pluriannuelles
Des commandes pluriannuelles (et non de vagues promesses qui n’engagent que ceux qui y croient) sont essentielles pour justifier des investissements massifs, longs à mettre en œuvre et nécessitant plusieurs années de production pour être amortis.Faute de commandes, serait-il raisonnable pour une entreprise d’accroître ses investissements et de produire par anticipation « juste au cas où » ?
Les stocks de munitions et de missiles ont bien entendu un coût. Au Royaume-Uni, le général Barrons estimait en 2023 dans une tribune publiée par le Sun que « reconstruire l’armée afin qu’elle puisse faire face à une attaque surprise russe coûterait 3 milliards de livres sterling en plus des dépenses déjà programmées chaque année pendant la décennie à venir ».
Un chiffre équivalent serait certainement nécessaire pour la France au-delà de ce que la LPM 2024-2030 prévoit déjà : 16 milliards d’euros (2,3 milliards par an). Ce montant peut sembler important, mais il faut garder en tête qu’un obus de 155 mm coûte 4.000 euros pièce, un obus intelligent type Bonus 30.000 euros, un missile Mistral 300.000 euros et un missile Aster 2 millions d’euros. Compte tenu des niveaux de consommation en situation de guerre, les budgets actuels sont nettement insuffisants et ne couvrent que les besoins déjà identifiés avant 2022.
Un tigre de papier
Cette approche par la dépense est d’ailleurs la raison qui a conduit les décideurs publics, quelle que soit leur couleur politique, à réduire progressivement les stocks. Cependant, tout coût doit être mis en parallèle avec les bénéfices attendus. Ils constituent une assurance pour la sécurité internationale de la France à deux niveaux.
D’une part, les armées doivent être en mesure d’assurer dans la durée une réponse militaire à une menace. Sans de tels stocks, une armée n’est qu’un tigre de papier dont la réalité apparaît rapidement après le choc de l’affrontement. Que peuvent faire les troupes les mieux aguerries sans les moyens de leurs actions ? La constitution de stocks à bon niveau est une nécessité pour garantir de pouvoir tenir face à l’adversaire, comme le montrent une fois encore les difficultés que rencontrent les troupes ukrainiennes ces dernières semaines.
D’autre part, les stocks de munitions et de missiles participent de la protection de la France en crédibilisant notre capacité à faire face à une agression. En effet, l’épaisseur des moyens a, en soi, un effet dissuasif car l’adversaire doit en tenir compte lorsqu’il estime ses chances de victoire. Qui s’y frotte s’y pique… À l’inverse, l’absence de stocks peut donner à l’adversaire le sentiment qu’il pourrait rapidement nous faire plier.
De ce fait, les stocks sont certes une dépense mais ils contribuent en même temps à la posture de défense en crédibilisant nos armées dans leur capacité à agir et à tenir. Ils représentent un investissement qui entre pleinement dans l’équation de notre sécurité internationale et doivent être considérés au-delà d’une évaluation purement budgétaire. Une conclusion s’impose : nous ne sommes pas prêts à faire face à un contexte de guerre majeure face à un pays doté de moyens militaires conséquents. En conséquence, la France doit accroître les stocks de munitions pour garantir sa sécurité.
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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.
Le Socle Défense propose une approche innovante et pertinente pour répondre aux enjeux de financement de l’effort de défense en France dans le présent contexte marqué par des contraintes budgétaires fortes, et des besoins de modernisation et d’extension des capacités militaires du pays toutes aussi importantes.
Dans la première partie de cet article, nous avons présenté la structure et les paradigmes qui sous-tendent cette approche de financement basée sur quatre piliers : une société de financement portant une offre de location des équipements à destination des armées, un modèle de financement avec un recours à l’épargne, une analyse moderne de l’efficacité budgétaire des investissements industriels de défense pour améliorer la soutenabilité de l’effort, et un nouveau paradigme pour la conception et l’emploi dans la durée des équipements de défense.
Dans cette seconde partie, nous allons détailler l’application de ce modèle pour les quatre grands acteurs de cette problématique : les Armées afin de répondre à leurs besoins d’équipements, la Base Industrielle et Technologique Défense française pour en optimiser l’efficacité et l’attractivité notamment à l’exportation, les finances publiques et la politique d’aménagement du territoire, ainsi que son applicabilité aux programmes en coopération.
Sommaire
Le Socle Défense pour les Armées
Le Socle Défense est avant tout conçu pour permettre aux armées de disposer des crédits d’équipements et de fonctionnement cohérents avec l’évolution de la menace globale. En effet, si l’action du projet porte avant tout sur le financement des équipements majeurs, sa mise en œuvre permettrait aux Armées de ventiler l’utilisation de leurs crédits de manière souple et efficace pour répondre aux enjeux sécuritaires à court, moyen et long terme.
Une bulle d’investissements pour répondre aux enjeux immédiats
En premier lieu, le SD permettrait aux Armées de voir leurs capacités d’équipement croitre très rapidement et sensiblement. Dans le graphique ci-contre, l’hypothèse retenue est une augmentation des investissements d’équipement de 5 Md€ en 2025, pour atteindre 20 Md€ en 2032, hors inflation.
Les couts de location, quant à eux, évoluent de manière progressive de 500 m€ en 2025 à 18,5 Md€ en 2039, sur la base d’un taux d’intérêt de 2,5% par an, d’une V0 à 10%, d’une VR à 35% et d’un leasing sur 15 ans.
La progressivité de la hausse des investissements répond aux contraintes industrielles. Sur la base d’un effort de défense amené à 3% du PIB sur 7 ans (euros constants), le modèle génère alors une plus-value budgétaire pour les armées de 20 Md€ au-delà de la hausse de 20 Md€ des crédits consacrés à l’équipement des forces.
Les équipements éligibles au Socle Défense
Le Socle Défense permet de financer par son modèle de nombreux équipements de défense et programmes à effet majeur, pour peu qu’ils puissent être réexportés potentiellement en fin de leasing.
Ceci exclut donc les systèmes dédiés à la dissuasion nucléaire, ainsi que les équipements ayant un potentiel d’efficacité limité dans le temps ne permettant pas de les exporter dans de bonnes conditions, comme certaines munitions.
Pour autant, les besoins principaux des armées en termes d’équipements reposent précisément sur des matériels répondant aux critères d’éligibilité au Socle Défense.
Le transfert de crédits disponibles vers des postes critiques
Si le Socle Défense aide à financer une majorité d’équipements de défense conventionnels, il offre également de nombreux bénéfices dépassant de ce cadre pour les armées.
Ainsi, à court terme, il permet de libérer des crédits attribués au financement des PEM éligibles pour financer d’autres postes de dépenses critiques, comme la dimension RH des armées, le développement des infrastructures, la reconstitution des stocks de munitions et de pièces détachées, ainsi, bien évidemment, que la dissuasion.
Sur les 5 premières années de mise en place, les armées disposeraient alors d’un surplus budgétaire de plus de 50 Md€ de crédits libérés sur la base d’une hausse du budget des armées de 3 Md€ de 2025 à 2027, puis de 2,5 Md€ de 2028 à 2032.
Le Socle Défense pour l’industrie de défense
La mise en œuvre du Socle Défense constituerait, pour la Base Industrielle et technologique de Défense française, une évolution comparable à celle qui fut entreprise à la suite de l’affaire de Suez en 1956, et qui permit 15 années plus tard à la France de disposer d’une industrie de Défense globale de premier plan sur la scène internationale, y compris dans les domaines technologiques les plus ardus comme la dissuasion, les sous-marins à propulsion nucléaire, les avions de combat ou le spatial.
Une approche consolidée pour une planification optimisée
Outre l’augmentation des investissements annuels, qui passeraient en 5 ans de 12 à plus de 30 Md€ par an, justifiant d’une profonde transformation structurelle, le Socle Défense offre à la BITD une visibilité en termes de planification qu’elle n’a plus connu depuis plus de 30 années.
En effet, après trois décennies de programmes marqués par de nombreux reports, révisions de volume, voire annulations, les industriels français comme européens ont été amenés à transformer leur approche de l’activité pour s’adapter à ces contraintes et cette imprévisibilité.
Par sa capacité à garantir le financement des programmes, mais également à concevoir la dotation des armées au sein d’un plan global à long terme d’une quinzaine d’années, le SD permettra aux industriels de défense de revenir sur des bases industrielles favorisant la compétitivité des offres, la progression technologique ainsi que l’attractivité des équipements sur la scène internationale, ce d’autant que les Armées françaises auront une puissance relative bien plus sécurisante pour nos alliés.
Vers une offre globale et compétitive
L’augmentation massive de l’activité de production industrielle induite par la mise en œuvre du Socle Défense permettra à l’Industrie de Défense Française de sensiblement augmenter son attractivité sur la scène internationale, par une gamme d’équipements disponibles plus étendues, des délais de production plus réduits et des offres plus compétitives.
Ce changement d’échelle permettra notamment de disposer de capacités de production industrielle robustes et réactives, susceptibles de répondre aux attentes d’un marché en forte demande. En outre, l’attractivité des équipements de défense français sera renforcée par le dynamisme induit par les offres de matériels d’occasion en fin de leasing, ainsi que par le rôle plus prépondérant des armées françaises sur la scène internationale.
Ce changement d’échelle associé à la diminution des cycles technologiques permettra également de proposer des équipements plus économiques, donc plus abordables pour de nombreux clients potentiels.
Rappelons à ce titre que des programmes comme FREMM ou Tigre ont vu leurs couts unitaires presque doublés lorsque les quantités furent divisées par deux et plus. Enfin, l’utilisation des acquis de la DVP permettra de mettre en œuvre des solutions originales de coproduction avec certains clients disposant d’une industrie de défense partielle tout en préservant l’efficacité du Solde Budgétaire.
Vers un renforcement et une meilleure intégration de la Supply Chain
La gestion de l’effort d’investissement industriel de défense au travers de la Défense à Valorisation Positive permettra de mieux connaître l’ensemble de la Supply Chain nationale de ce secteur industriel, et doit mener à la révision de certaines pratiques héritées des paradigmes actuels, privilégiant l’utilisation d’équipements et de technologies importées afin de réduire les couts d’acquisition, au détriment de l’efficacité budgétaire finale.
De fait, le Socle Defense permettra de consolider la Supply Chain nationale, au bénéfice premier de l’emploi, donc, du Solde Budgétaire, mais également de la résilience industrielle, de sorte à amener les grands industriels finaux à renforcer et à mieux intégrer leur propre Supply Chain, à l’image de ce qui se pratique, par exemple, outre-rhin.
Le Socle Défense pour les finances publiques et l’économie
À l’instar de toute grande politique d’investissement sectorisée, le Socle Défense a le potentiel d’induire de nombreux bénéfices pour l’économie nationale, et de manière plus originale, pour les finances publiques.
Des ressources supplémentaires à court terme
La hausse rapide des investissements en matière d’équipements, pour atteindre 25 Md€/ an en 2032, induira la création de 500.000 emplois directs, indirects et induits liés à l’activité industrielle de défense sur la même période, selon les paramètres ayant cours aujourd’hui pour cette activité en France.
Notons que cette estimation ne prend pas en compte le nombre d’emplois créés par la réorientation de certains crédits de défense libérés par l’application du Socle Défense, ni les emplois créés par différents effets d’entrainement probables, mais difficilement quantifiables.
Ces emplois vont engendrer une hausse sensible des recettes fiscales et sociales appliquées au budget de l’État (qui compense les déficits sociaux), engendrant un surplus budgétaire sensible vis-à-vis de la hausse planifiée de l’effort de défense.
Sur la période 2025-2032 correspondant à la prochaine LPM, si les hausses cumulées de budget des armées atteignent 113 Md€, la hausse des recettes et économies budgétaires pour l’état dépassera les 190 Md€, soit un solde budgétaire global de presque 10 Md€/an hors inflation.
À terme, et en tenant compte d’un retour budgétaire moyen de 50% concernant les crédits non industriels des armées, le surcout annuel liés à la hausse du budget des armées à 3% PIB (75 Md€ 2024) serait alors strictement égal au retour budgétaire global.
Différents effets d’entrainement
Bien qu’ils soient difficiles à modéliser de manière efficace, de nombreux investissements supplémentaires pourraient résulter de la hausse des crédits d’équipements des armées consécutifs de l’application du Socle Défense :
Investissements Industriels
Afin de répondre à la hausse des commandes venant des Armées françaises, et, par effet d’entrainement, de l’amélioration de l’attractivité des équipements de défense sur la scène internationale, l’industrie de défense dans son ensemble sera amenée à mettre en œuvre un vaste plan d’investissement, ce d’autant qu’elle disposera alors d’une visibilité étendue quant à l’activité industrielle nationale dans la durée.
Infrastructures et aménagement du territoire
Le déploiement de nouvelles infrastructures industrielles, mais également militaires, ouvre de nombreuses opportunités pour une politique ambitieuse d’aménagement du territoire, y compris dans les territoires ultra-marins, susceptible de mobiliser, au-delà de l’État, des Armées et des Industriels, les acteurs locaux ainsi que les instances européennes, agissant tel un coefficient multiplicateur de l’efficacité économique et sociale du Socle Défense.
Grappes technologiques
La hausse des investissements d’équipement des Armées induit une hausse des crédits consacrés à la Recherche et au Développement des technologies de défense embarquées, engendrant par la suite des grappes technologiques qui stimulent l’économie et la compétitivité industrielle. Une étude menée aux États-Unis avait ainsi montré que 40% du PIB californien résultaient de technologies développées initialement par les Armées américaines.
Effets de la hausse du nombre d’emplois industriels qualifiés
Pour répondre à la hausse de l’activité induite par l’application du Socle Défense, les industriels français de défense, épaulés par l’état et les collectivités territoriales, devront fournir un important effort de recrutement, mais également de formation pour pourvoir les quelque 200 000 emplois industriels directs et les 160 000 emplois industriels indirects ainsi créés.
La hausse du nombre de personnels qualifiés en France ainsi que les infrastructures de formation qui auront été créées à cet effet, renforceront sensiblement l’attractivité française en matière d’implantation industrielle, ce d’autant que les infrastructures auront, elles aussi, évoluées positivement.
Vers une soutenabilité globale de l’effort de défense
L’application du Socle Défense permet, comme le suggère la DVP, de neutraliser pour les finances publiques l’augmentation progressive, mais indispensable, des crédits de défense jusqu’à 3% du PIB.
En étendant cette doctrine à l’ensemble du budget des Armées, il serait possible de parvenir à un équilibre global autour de l’activité défense nationale, tenant compte des retours budgétaires spécifiques de chaque type d’activité, de sorte à atteindre un seuil de soutenabilité globale de l’effort de défense.
Sur la base des premières conclusions de la DVP, avec un retour budgétaire industriel de 130%, un retour budgétaire de 100% pour l’activité de soutien, et de 60% pour la dimension RH des armées, il serait possible de ramener le cout effectif annuel des armées pour les finances publiques à moins de 5 Md€ en ventilant les investissements de manière équilibrée entre ces trois grands postes de dépense.
Limites et Effets de seuil
Si l’efficacité budgétaire de l’investissement industriel de défense en France est établie, elle ne représente cependant pas une martingale socio-économique absolue. En effet, celle-ci est contrainte par plusieurs effets de seuil qui limitent son applicabilité :
Marché de l’emploi
Le retour budgétaire de l’investissement dépendant du nombre d’emplois directs, indirects et induits créés, un marché de l’emploi en tension (chômage < 5%) entraverait sa pleine efficacité.
Marché export
L’équilibre du solde budgétaire est lié à la performance des exportations, qui doivent se maintenir au même taux qu’au cours de 20 dernières années. Si le modèle est conservatoire (le marché export était réduit durant cette période), il ne peut pas excéder le marché effectivement adressable par les industries de défense françaises.
Déficits sociaux
Enfin, le modèle suppose de l’existence de déficits sociaux compensés par l’état pour atteindre sa pleine efficacité. Si les déficits sociaux venaient à être résorbés, y compris par l’action du Socle défense, l’efficacité budgétaire du modèle serait altérée. En d’autres termes, le Socle Défense ne peut pas être appliqué au-delà de 20 Md€/an et 500.000 emplois dans la conjoncture socio-économique actuelle.
Le Socle Défense et la coopération internationale et européenne
Bien que conçu sur des bases économiques et industrielles nationales, les effets et l’applicabilité du Socle Défense dépassent largement les frontières, avec une influence positive et de nouvelles opportunités en matière de coopération européenne et internationale.
Adaptation aux équipements développés en coopération
En premier lieu, rien ne s’oppose à ce que le Socle Défense puisse financer l’acquisition d’équipements conçus et construits dans le cadre d’une coopération européenne ou internationale. Il conviendra toutefois que les dits matériels respectent certaines contraintes de fonctionnement relatives aux mécanismes du modèle :
Contraintes de propriété
Les partenaires contribuant au programme en collaboration devront préalablement accepter que l’équipement puisse être vendu à la société PPP Ad hoc au cœur du modèle.
Contraintes de réexportation
Les partenaires des programmes devront également accepter la notion de réexportation des équipements financés au-delà de la période de location, au seul arbitrage des autorités françaises dans ce domaine.
Contraintes d’efficacité socio-économique
Enfin, afin de garantir l’efficacité budgétaire du modèle dans le cadre de la DVP, il convient que les investissements financés par le Socle Défense correspondent proportionnellement parlant à l’activité industrielle déployée en France par l’ensemble du programme.
Corolaire : Baisse de pression sur les programmes en coopération
En étendant les capacités d’investissement et d’équipements des Armées à court et moyen terme, le Socle Défense permettrait, de manière induite, de réduire la pression qui aujourd’hui entrave les avancées de certains programmes de coopération, comme SCAF ou MGCS.
Ainsi, le Socle Défense permettrait à la France de développer, par exemple, une solution intermédiaire pour succéder au Rafale et au Leclerc, moins ambitieuse que celle visée par les programmes européens, mais sur des calendriers plus réduits.
Ceci permettra de réduire la dépendance des Armées françaises vis-à-vis du calendrier de ces programmes, tout en permettant aux industriels de préserver et de développer les savoir-faire ,qui auraient été perdus dans le cadre de la coopération du fait du partage industriel.
Modèle transnational : exemple de la Grèce
Le Socle Défense peut également servir de base à des coopérations étendues transnationales. Ainsi, le projet avait été étudié par le parti politique Nouvelle Démocratie en Grèce dans le cadre des élections législatives de 2019, et avait donné lieu à l’élaboration d’une stratégie transnationale pour l’acquisition de Rafale, de FDI et de Gowind dans un partage industriel mutuellement profitable.
Renforcement de l’autonomie stratégique
Enfin, par le changement de format des armées et de l’industrie de défense française induit par l’application du Socle Défense, celui-ci contribuera de manière sensible au renforcement de l’autonomie stratégique nationale et par transitivité européenne, notamment en constituant des armées susceptibles de constituer le pilier fédérateur d’une stratégie défensive purement européenne y compris pour faire face à la Russie.
Un tel outil pourrait de fait constituer l’argument le plus efficace pour faire émerger une notion effective d’Europe de la Défense.
ANNEXE : ANALYSE COMPARATIVE des MODES de FINANCEMENT
Notes : l’analyse initiale ayant été réalisée en 2022, elle portait sur la période 2023-2030. Il convient, aujourd’hui, de la considérer sur la période 2025-2032, avec les mêmes progressions.
Hypothèses Socle Défense : 3% PIB en 15 ans – Invest PEM 25 Md€ – Leasing 2,5% – 15 ans – V0=10% – VR = 35%
Hypothèses Classique : 2,65 % PIB en 9 ans – Invest PEM 15Md€/an/30 ans (==25 Md€/an/15 ans SD)
Plus de 18 mois se sont écoulés depuis le lancement par le président de la République du chantier d’ « économie de guerre ». Le processus demande de la patience et reste semé d’embûches, mais les premières actions entreprises permettent déjà de « produire plus, plus vite et moins cher » en plusieurs endroits.
« Ce n’est pas le tout d’avoir un objet ou un équipement qui compte, encore faut-il l’avoir dans des délais raisonnables, dans des prix raisonnables et évidemment, dans des contingences techniques qui sont aussi raisonnables», résumait le ministre des Armées Sébastien Lecornu, jeudi dernier lors d’un déplacement en région toulousaine auprès du droniste Delair. Cette équation, c’est celle que tente de résoudre la Direction générale de l’armement depuis une vingtaine de mois.
« Mes équipes et celles de mes collègues ne chôment pas », expliquait l’ingénieur général de l’armement Alexandre Lahousse, en marge du déplacement ministériel. Passé le sempiternel débat sur ce qu’est, doit être ou devrait être une économie de guerre, force est de constater le changement de cap instauré après le discours présidentiel du 13 juin 2022 au salon de défense parisien Eurosatory.
DGA et industriels progressent de concert autour de cinq piliers : donner de la visibilité, simplifier, sécuriser les chaînes d’approvisionnement, recruter et garantir le financement, « parce qu’il faut de l’argent pour faire tourner toute cette belle mécanique », rappelle celui qui à la fois à la tête du service des affaires industrielles et de l’intelligence économique (S2IE) et chef d’orchestre du dispositif d’adaptation de la filière au sein de la DGA.
Ce chantier « global » et « tentaculaire » nécessite de progresser simultanément sur chaque axe pour conserver l’équilibre et éviter de gripper ladite mécanique, pointe le représentant d’une DGA qui, elle aussi, se transforme et dont la réorganisation vient d’être publiée au Journal officiel. Et si certaines entreprises ont encore du mal à décoller, reconnaissait le ministre des Armées, la démarche produit de premiers résultats encourageants. Tour d’horizon tout sauf exhaustif et perspectives pour les mois à venir.
« Faire autrement »
« La première visibilité que l’on donne à nos industries, à nos filières c’est la LPM [loi de programmation militaire] », rappelle l’IGA Lahousse. Dotée de 413,3 Md€ entre 2024 et 2030, cette LPM « de transformation et de cohérence » prévoit 16 Md€ pour consolider les stocks de munitions, 5 Md€ pour poursuivre la dronisation des armées ou encore 5 Md€ pour muscler la défense surface-air. « Cela donne une certaine vision du budget susceptible d’être capté pour les industriels, qui peut leur donner envie d’investir dans leur outil industriel ».
L’enveloppe a permis d’anticiper quelques opérations dès l’an dernier, pour la plupart relevant du top 12 des matériels critiques établi au lancement des travaux. Ce sont les 109 CAESAR Mk II commandés auprès de Nexter, les 329 missiles MISTRAL, 1300 missiles MMP et plus de 300 missiles Aster commandés auprès de MBDA. S’y ajoutent « plusieurs dizaines de milliers de munitions commandées en deux lots courant 2023 ». L’ensemble relève de commandes globales matérialisant la visibilité demandée par les industriels et nécessaire pour muscler la production et réduire les délais. Combinée aux investissements sur fonds propres, la logique vient soutenir Nexter dans son objectif de production de huit CAESAR par mois au tournant de 2024-2025, soit le quadruplement de la cadence et la division par deux du cycle en l’espace de deux ans.
« Le logiciel a un peu changé », constate l’IGA Lahousse. L’accélération est ainsi palpable grâce aux premiers engagements réalisés en activant un nouveau mécanisme d’acquisition réactive. Un levier activé avec Delair, bénéficiaire d’une commande de 150 drones UX11 et DT26 produits et livrés en quelques mois à l’Ukraine, mais aussi avec MBDA, chargé de fournir deux systèmes de défense sol-air VL MICA. Acquis l’an dernier sur étagère, ils permettront d’entamer le remplacement des systèmes CROTAL NG de l’armée de l’Air et de l’Espace.
Exit certains processus chronophages, il s’agit maintenant de réagir à un besoin urgent en misant sur l’existant, à l’instar de ce drone intercepteur de drones RapidEagle que la DGA est parvenue à contractualiser en quatre mois avec Thales en vue d’une participation à la sécurisation des Jeux olympiques et paralympiques de Paris. Toujours dans la lutte anti-drones mais adaptée au domaine naval, la Marine nationale installe des boules optroniques de la gamme PASEO de Safran sur ses frégates multi-missions (FREMM), retour d’expérience des attaques perpétrées en Mer Rouge. « Un prototypage a été réalisé en décembre sur une des frégates présentes sur place. La DGA a placé un contrat en février pour étendre l’idée et équiper les autres frégates », explique le chef du S2IE.
L’ingénierie des contrats évolue, bientôt illustrée par la commande annoncée de 2000 munitions téléopérées pour des livraisons réparties sur 2024 et 2025. Entre autres nouveautés, ce futur contrat comprendra autant une date ferme de livraison qu’une prime à l’avance. Livrer jusqu’à six mois avant la date butoir se traduira dès lors par l’octroi d’un bonus. « Importante », la prime le sera aussi dans l’attribution des tranches. : « au plus vous allez vite, au plus vous aurez de quantités ».
La commande de MMP actée en novembre dernier voyait aussi l’inclusion d’un nouveau mécanisme d’accélération, une clause qui autorise le donneur d’ordre à demander une hausse de la cadence de production atteignant jusqu’à 50% sans modifier le contrat. De quoi inciter à constituer des stocks d’approvisionnements longs dès l’attribution du marché « parce qu’ils ont la certitude de pouvoir les écouler vu que nous les achetons ». Idem pour le missile Aster, objet d’une « Tiger Team Aster » oeuvrant elle aussi à contracter les délais de production. Sujet sensible car relevant d’une coopération franco-italienne, l’objectif de réduction du cycle n’est pas encore pleinement défini pour ce segment.
Les opérations intègrent par ailleurs une prise en compte croissante de l’analyse de la valeur, un compromis sur le cahier des charges qui garantit en échange une réduction des cycles et des coûts. Elle s’est avérée centrale pour un marché passé en décembre dernier pour 103 véhicules sanitaires. Plutôt que de concevoir un véhicule spécifique – méthode parfois longue et onéreuse -, l’analyse conduite avec les armées « a permis de réduire le besoin à la modification d’un véhicule existant. (…) Cela permet de réduire les délais d’acquisition de plus d’un an. Les coûts d’acquisition vont être divisés par deux, le soutien également ». Autre réussite de la force d’acquisition réactive mise sur pied par la DGA, ce marché se matérialisera par de premières livraisons dès cette année.
Également appliqué pour l’acquisition des systèmes VL MICA, le principe sera étendu cette année à d’autres domaines, dont le futur bateau de guerre des mines de la Marine nationale, plusieurs drones et le futur Serval de lutte anti-drones.
L’ingéniosité interne, enfin, est mise à profit. « Nous avons des ingénieurs, nous nous en servons », souligne l’IGA Lahousse. En témoigne ce projet conduit avec EURENCO et Nexter et trouvant un écho particulier au vu du contexte : le recyclage de charges propulsives utilisées sur les canons de 155 mm AUF1 et TRF1, d’anciens modèles retirés du service ou en passe de l’être. Une fois récupérée, la poudre est recyclée puis réutilisées dans les charges destinées aux canons CAESAR. « Assez important », le stock disponible a déjà permis de livrer plus de 10 000 charges modulaires – l’équivalent de plus de 1500 coups complets – à l’armée de Terre.
Relocaliser, sécuriser, embaucher
La France cherche par ailleurs à réduire ses dépendances pour renforcer sa souveraineté et planche pour cela sur la réinstallation de certaines productions critiques pour les armées françaises sur son territoire. Emblématique et soutenue par le ministère, la relocalisation par EURENCO d’une ligne de production de poudre propulsive sur son site de Bergerac prendra prochainement corps avec la pose de la première pierre, jalon symbolique préfigurant une mise en route courant 2025.
Autre exemple avec Selectarc, retenu par Naval Group pour concevoir le futur sous-marin nucléaire lanceur d’engin de 3ème génération (SNLE 3G). Un projet soutenu par la DGA, qui relocalisera la production de baguettes de soudure au sein de l’entreprise de Belfort afin de supprimer une dépendance. L’unité de production sera opérationnelle pour la fin 2025.
D’autres projets sont sur la table de la DGA, qui envisage « des annonces à court terme » sur plus d’une dizaine de relocalisations dans les domaines de l’impression 3D, de l’énergie, des matériaux. Quand les dossiers EURENCO et Selectarc ont été financés par le ministère car relevant exclusivement du domaine défense, les autres sont des projets duaux co-montés avec le ministère de l’Économie dans le cadre du dispositif d’appui « France 2030 ».
Accélérer et sécuriser imposait de détecter et d’éliminer les fameux goulets d’étranglement, ces écueils susceptibles de grever un cycle de production. L’analyse conduite en 2023 parmi toutes les filières prioritaires liées « aux urgences du moment » aura permis de recenser 200 maillons faibles. Seuls 50 subsistent aujourd’hui. Entre réorganisation et gain de visibilité, les plus simples ont été traités en premier. Pour le reste, des moyens de remédiation plus importants sont « en train d’être mis en place » pour corriger ce qui peut relever d’une carence en machines ou en main d’oeuvre. Diagnostiquer est une chose, réparer parmi les 4000 acteurs de la BITD en est une autre et la DGA a donc mis en place plusieurs outils spécifiques. Elle a créé en 2023 un accélérateur opéré par Bpi France, chargé de mettre à disposition des capacités de conseil et d’ingénierie pour aider les PME à réorganiser leur production pour mieux accélérer.
La LPM tout juste engagée a mis en place des outils législatifs pour lesquels les décrets d’application sont en cours de révision au Conseil d’État. Ces textes participeront à leur tour à l’accélération en cadrant la priorisation des ressources, donc permettre à la production de défense de doubler celle destinée au monde civil dans la file d’attente d’un sous-traitant. Ils permettront aussi d’obliger certains industriels à monter des stocks de précaution. « Le ministre pourra prendre un arrêté qui obligera à garantir un stock de production suffisamment épais, non pas un stock mort mais un stock utilisé et recomplété pour avoir la garantie d’être en capacité d’accélérer », indique Alexandre Lahousse.
La remontée en puissance de la filière implique, enfin, de mettre des gens derrière les machines. Or, et cela n’a rien d’une surprise, la BITD peinait déjà à recruter avant juin 2022. Fraiseurs, soudeurs et autres compétences critiques sont en pénurie, celle-ci venant handicaper la remontée en cadence. Entre autres efforts, la DGA conduira fin mars un premier salon de l’emploi virtuel centré sur la BITD. Un événement mis en place avec France Travail et qui rassemblera une petite centaine de recruteurs pour répondre aux problématiques de recrutements urgents touchant principalement les PME. Durant deux semaines, recruteurs et candidats pourront se retrouver dans des salles d’entretien virtuelles ouvertes dans toutes les régions de France. La démarche s’accompagne de la montée en puissance de la réserve industrielle, qui devrait compter plusieurs centaines de membres d’ici 2025.
Il est normal que les grands programmes d’armement prennent la lumière étant donné les enjeux auxquels ils sont censés répondre et les investissements qu’ils engendrent. Inscrits dans les Lois de programmation militaire [LPM], il peut cependant arriver que leur ambition soit revue à la baisse [comme celui des frégates multimissions en 2008] ou que leur réalisation fasse l’objet d’ajustements, le plus souvent pour des considérations budgétaires.
Cependant, d’autres programmes, dits de cohérence, ne bénéficient pas de la même visibilité… alors qu’ils sont tout autant essentiels aux missions assurées quotidiennement par les forces armées. Or, ces derniers mois, certains d’entre eux n’ont pas eu d’arbitrages favorables… alors que le budget de la mission « Défense » est en hausse continue depuis au moins 2017.
Tel est, par exemple, le cas des douze Vedettes de fusiliers marins [VFM] commandées au chantier naval Ufast en 2018 pour le compte de la Force maritime des fusiliers marins et commandos [FORFUSCO]. Aux dernières nouvelles, et après avoir pris du retard [deux unités ont été livrées à la Marine nationale], ce programme est suspendu, à cause d’importants surcoûts. En décembre dernier, l’hebdomadaire Le Marin avait indiqué qu’il allait faire l’objet d’une renégociation avec la Direction générale de l’armement [DGA].
Un autre programme serait en difficulté : celui relatif au renouvellement d’une partie des remorqueurs de la Marine nationale. Notifié par la DGA au chantier naval Piriou en mai 2020, il prévoit l’acquisition de vingt unités, à savoir quinze RP-30 [remorqueurs portuaires de 30 tonnes de traction] et cinq RPC-30 [remorqueurs portuaires côtiers de 30 tonnes de traction].
À l’époque, le ministère des Armées n’avait pas précisé le montant de cette commande. En revanche, il avait souligné qu’elle se traduirait par une activité d’environ 40’000 heures de travail par unité, soit une « charge annuelle d’environ 100 personnes en équivalent temps plein pour produire 4 remorqueurs par an entre 2021 et 2027 ».
Affichant un déplacement de 275 tonnes et mis en œuvre par quatre marins, le RP30 est destiné à des opérations portuaires à la journée. D’un tonnage équivalent, le RPC-30 est conçu pour naviguer en haute mer, avec une autonomie [carburant et vivres] de cinq jours. L’un et l’autre doivent remplacer les 22 remorqueurs RP12 et autres remorqueurs côtiers actuellement en service.
« Ils bénéficient ainsi d’une puissance de traction accrue à 35 tonnes pour pouvoir intervenir sur des navires militaires aujourd’hui plus grands et plus lourds » et leur « passerelle est très étroite pour permettre les manœuvres flanc contre flanc avec des navires dont la coque est en forme de ‘V’ », avait expliqué le ministère des Armées pour justifier ce programme.
Or, après la livraison de quatre unités, celui-ci est à l’arrêt. C’est en effet ce qu’a révélé le site spécialisé Mer et Marine, qui parle même d’un abandon.
« Entre l’impact de la crise sanitaire puis celui de la guerre en Ukraine sur le coût des matériaux et équipements, ainsi que l’inflation qui est venue encore accroître la hausse des prix, certains programmes d’armement notifiés avant 2021 n’entrent plus dans les enveloppes budgétaires initialement fixée », écrit-il. Aussi, poursuit-il, « certains, comme celui des 20 remorqueurs portuaires et côtiers de la Marine nationale, sont abandonnés ».
Certes, le contrat prévoyait une réévaluation des coûts de construction de ces remorqueurs, dans le cadre de discussions avec la DGA. Mais la hausse des prix a été beaucoup trop importante, au point que le chantier naval perd de l’argent sur chaque unité construites [il serait question d’un million d’euros par RP/RPC30].
Pour autant, la Marine nationale a besoin de renouveler ses actuels remorqueurs portuaires et côtiers, ceux-ci arrivant, pour certains, au bout de leur potentiel, après quarante années de service pour les plus anciens. Deux solutions pourraient être envisagées : le lancement d’un nouvel appel d’offres, avec un cahier des charges moins ambitieux, ou un achat sur étagère auprès d’un chantier naval étranger.