L’EPR de Flamanville, le plus puissant des réacteurs nucléaires français, est enfin raccordé au réseau électrique

L’EPR de Flamanville, le plus puissant des réacteurs nucléaires français, est enfin raccordé au réseau électrique


L’EPR de Flamanville. Stephanie Lecocq / REUTERS

 

Le dernier né des réacteurs français commence un cycle de dix-huit mois, jusqu’à sa première maintenance. Une quinzaine d’arrêts et de redémarrages auront lieu sur le chemin de la pleine puissance, l’été prochain.

Jusqu’au bout du suspens, mais cette fois ça y est. «L’EPR de Flamanville produit ses premiers électrons ! Samedi 21 décembre 2024 à 11h48, l’EPR de Flamanville a été connecté au réseau électrique français et a commencé à produire ses premiers électrons», a annoncé Luc Rémont, le PDG d’EDF ce samedi sur la plateforme LinkedIn. «C’est un évènement historique pour toute la filière nucléaire française.» «Grand moment pour le pays. L’un des réacteurs nucléaires les plus puissants du monde, l’EPR de Flamanville, vient d’être raccordé au réseau électrique. Réindustrialiser pour produire une énergie bas carbone, c’est l’écologie à la française. Elle renforce notre compétitivité et protège le climat», a salué Emmanuel Macron, lui aussi sur Linkedin.

Fierté et soulagement pour les équipes de l’EPR de Flamanville alors que ce premier raccordement au réseau électrique avait été promis par EDF « avant la fin de l’automne », enclenchant un compte à rebours oppressant dans la dernière ligne droite.

D’abord promise pour ce vendredi matin 10 heures, l’opération, dite « couplage » a été repoussée d’abord à 23 heures ce même vendredi, puis à 10h du matin, ce samedi. Finalement l’heure à retenir sera 11h48. Avec un dernier retard de près de vingt-six heures, sur un chantier qui arrive à son terme avec douze années de retard et un coût trois fois plus élevé que prévu, à plus de 13 milliards. Mais qui est parti pour fonctionner 60 ans, au moins, et alimenter en électricité quelque deux millions de foyers chaque année. Une odyssée des temps modernes, avec un long voyage semé d’embûches. «Ce matin, c’est l’accomplissement d’un effort titanesque qui a fini par payer. Un long chemin, qui n’a été ni facile, ni parfait, mais qui aboutit au bénéfice des Français. Nous en tirons tous les enseignements pour réussir la relance du nucléaire que nous avons décidée avec le Président de la République. 
Bravo et merci à toutes les équipes d’EDF mobilisées sur place. Le cœur du réacteur, c’est eux !», salue Agnès Pannier-Runacher la ministre démissionnaire de la transition écologique. 

Des centaines de personnes restent mobilisées sur le site pour jouer cette partition au millimètre. Paradoxalement, ce n’est pas le cœur du réacteur nucléaire, là où le combustible produit de la chaleur, qui a fait l’objet du plus d’attention, mais la turbine. Cette immense machine dont les pales vont tourner à 1500 tours minutes, propulsées par la vapeur produite par le réacteur. Cette vapeur doit être parfaite, car à cette vitesse la moindre goutte d’eau a la puissance d’une balle de pistolet. Les capteurs scrutent les vibrations, la chaleur, l’environnement… Une fois toutes les conditions réunies, l’alternateur, qui produit l’électricité à proprement parler, a été lancé. « Il doit être synchronisé pour produire à 50 hertz, la fréquence du réseau électrique français », explique Régis Clément, directeur adjoint de la production nucléaire chez EDF. Dans un premier temps, cette énorme installation ne produira que quelques mégawatts (MW) d’électricité. Il n’atteindra sa pleine puissance qu’à l’été 2025. 

D’ici là, il reste encore quelques étapes techniques et réglementaires à franchir, avant la mise en service industrielle de l’EPR. Fla3, selon sa dénomination EDF, est couplé au réseau à environ 20% de ses capacités. Pour passer le seuil de 25%, EDF doit obtenir le feu vert de l’autorité de sûreté nucléaire, (ASN), de même pour 60%, puis 80%. Le couplage marque certes l’entrée en production du géant de 1600 MW, le plus puissant des réacteurs du parc français, il marque aussi le début d’une nouvelle phase de tests, faits de variations de puissance, d’arrêts en moins de deux secondes, d’îlotage (test du réacteur quand le réseau électrique a un problème). Tous ces scénarios sont faits pour éprouver l’installation et réduire au minimum tout risque d’incident. Une quinzaine d’arrêts et de redémarrages auront lieu sur le chemin de la pleine puissance, l’été prochain.

Saluons les acteurs qui sont allés jusqu’au bout. Ils n’ont rien lâché et l’ont mis en service, ce qui prépare quand même très bien la relance du nucléaire

Olivier Bard, délégué général du Gifen

Ensuite, la production pourra encore varier, jusqu’à la première visite de contrôle (V1) de l’EPR prévue en 2026, soit environ dans 18 mois. Toutefois, la donnée prise en compte pour cette V1 n’est pas la durée de fonctionnement, mais le volume d’électricité produit, soit 14 TWh. Cela correspond à la consommation d’environ deux millions de foyers pendant un an. Et surtout, cela revient à user le combustible, comme on viderait le réservoir d’une voiture. À 14 TWh, il faudra refaire le plein : décharger et recharger en combustible le cœur du réacteur. À bien des égards, cette première visite complète est similaire à celles effectuées tous les dix ans dans les autres réacteurs du parc, une sorte de contrôle technique en beaucoup plus poussé, version monde du nucléaire.

Le changement du couvercle dans dix-huit mois

Il y a cependant une différence de taille : le couvercle de la cuve contenant les éléments radioactifs sera changé à cette occasion, pour répondre à un engagement pris auprès de l’ASN. « Ce n’est pas un sujet de sûreté, mais de durée de vie », résume Régis Clément. Le métal du couvercle actuel se fragilisera dans le temps au contact des neutrons, « il sera changé avant de présenter un risque », rassure Régis Clément. Dans les faits, de nombreux équipements dédiés au contrôle et au fonctionnement du réacteur sont installés sur le couvercle. Ils seront « retirés pour être installés sur le nouveau», ce qui devrait prendre « un peu plus d’un mois », ajoute Régis Clément. La donnée est connue de longue date. Fin 2014, Areva NP a «découvert une anomalie de fabrication de l’acier du couvercle », explique l’IRSN. En 2017, l’ASN et l’IRSN ont considéré que le remplacement de ce couvercle devrait être réalisé au premier arrêt pour rechargement du réacteur (VC1). Qui aurait dû survenir bien avant 2026…

Le changement du couvercle est un des innombrables déboires rencontrés sur le chantier. Et malgré tout, la mise en service de l’EPR est un sujet de fierté, chez EDF d’abord, mais aussi pour toute une filière industrielle. «Saluons les acteurs qui sont allés jusqu’au bout. Ils n’ont rien lâché et l’ont mis en service, ce qui prépare quand même très bien la relance du nucléaire », souligne Olivier Bard, délégué général du Gifen, le groupement des industriels français de l’énergie nucléaire.

Le nouveau bombardier nucléaire américain à 776 millions $ décolle en guise d’avertissement à Poutine

Le nouveau bombardier nucléaire américain à 776 millions $ décolle en guise d’avertissement à Poutine

Le B-21 Raider, bombardier nucléaire furtif américain à 776 millions de dollars, a effectué ses premiers essais en vol en Californie. Cet appareil, capable de transporter des armes conventionnelles et nucléaires, sera produit à plus de 100 exemplaires. Ces tests envoient un message stratégique face aux menaces globales, notamment de la Russie.

Par Laurène Meghe – armees.com – Publié le 20 septembre 2024

Bombardier Americain Decolle La Reponse Washington Poutine
Le nouveau bombardier nucléaire américain à 776 millions $ décolle en guise d’avertissement à Poutine – © Armees.com

Les États-Unis dévoilent une nouvelle fois leur B-21 Raider, un bombardier furtif de nouvelle génération capable de frapper à tout moment avec une précision redoutable. Cet appareil, dont le coût unitaire s’élève à 776 millions de dollars, représente un tournant dans la dissuasion militaire américaine. Alors que la tension monte sur la scène internationale, notamment face à la Russie, ce bombardier joue un rôle stratégique crucial pour Washington.

Une discrétion maîtrisée autour du B-21

Bien que le B-21 Raider ait été révélé au public en décembre 2022, le gouvernement américain a jusqu’à présent été extrêmement prudent quant à la communication sur cet appareil. Il aura fallu attendre les premiers essais en vol, diffusés récemment, pour que le monde puisse enfin apercevoir cet avion furtif dans les airs. Le 18 septembre 2024, des images de l’appareil décollant de la base aérienne d’Edwards en Californie ont été partagées, marquant une étape clé dans le développement du bombardier.

Le B-21 Raider, conçu par Northrop Grumman, doit encore passer par plusieurs phases de tests avant sa mise en service officielle. Selon l’US Air Force, au moins 100 exemplaires seront construits à l’issue de ces essais, consolidant la place du B-21 comme fer de lance de la force de bombardement américaine.

Un message fort envoyé à la Russie

Face aux tensions croissantes avec la Russie, notamment après les récentes escalades dans la guerre en Ukraine, ce développement prend un sens tout particulier. Le B-21 Raider n’est pas un simple bombardier conventionnel : il est équipé d’une double capacité, pouvant embarquer des munitions conventionnelles ainsi que des armes nucléaires.

Ces essais en vol, largement médiatisés, envoient un message direct à Vladimir Poutine et au Kremlin. Alors que la Russie continue d’intensifier ses menaces nucléaires, les États-Unis répondent par la démonstration de cette capacité de frappe stratégique, capable de traverser les défenses les plus robustes. Comme l’indique l’USAF, ce bombardier est conçu pour pénétrer les environnements de menace les plus contestés et pour frapper n’importe quelle cible à travers le monde, même dans les zones les plus défendues.

Un bombardier furtif aux capacités impressionnantes

Le B-21 Raider représente un bond technologique majeur pour les forces aériennes américaines. Non seulement il est conçu pour éviter les radars adverses, mais il est également modulaire, ce qui permet d’y intégrer rapidement de nouvelles technologies à mesure que les menaces évoluent. Ce système d’arme répond à une stratégie à long terme, garantissant aux États-Unis une supériorité aérienne durable.

Selon l’USAF, les essais en vol actuellement en cours incluent des tests au sol, des roulages et diverses opérations aériennes. Chaque vol est une étape critique pour garantir que cet avion de pointe soit prêt à intervenir en cas de besoin, face aux menaces croissantes qui pèsent sur les alliés et partenaires des États-Unis.

Un futur incertain pour la sécurité internationale

Alors que le B-21 Raider continue de monter en puissance, l’équilibre des forces mondiales semble de plus en plus instable. L’introduction de cet appareil dans l’arsenal américain marque un tournant, non seulement dans la capacité des États-Unis à mener des opérations de dissuasion, mais aussi dans leur manière de communiquer face à des régimes agressifs comme celui de la Russie.

Le message envoyé par ces essais en vol est clair : les États-Unis sont prêts à répondre à toute menace, et avec des armes de cette envergure, ils se positionnent plus que jamais comme un rempart contre les attaques potentielles. L’avènement du B-21 Raider symbolise ainsi une nouvelle étape dans la course aux armements, où la furtivité et la polyvalence nucléaire seront des atouts décisifs.

Avec le B-21, l’Amérique montre qu’elle reste un acteur incontournable dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales, même si cela implique de rappeler à ses adversaires qu’elle détient une force de frappe redoutable.


Laurène Meghe

Rédactrice spécialisée en économie et défense armées. Je couvre également les domaines des enjeux industriels et politique, y compris les relations entre les entreprises et leurs partenaires financiers.

Une révision de la dissuasion française s’imposera-t-elle dès 2025 ?

Une révision de la dissuasion française s’imposera-t-elle dès 2025 ?

 

Par Fabrice Wolf – Méta Défense – publié le

La dissuasion française constitue, aujourd’hui, l’un des piliers de la posture de défense du pays, tout en conférant à Paris son autonomie stratégique lui garantissant une liberté de position et de ton rare, y compris dans le camp occidental.

Son incontestable efficacité, depuis 1964, sera préservée, pour les quatre décennies à venir, par la modernisation de ses deux composantes stratégiques, avec l’arrivée du nouveau missile de croisière supersonique aéroporté ASN4G, dès 2035, et l’entrée en service des nouveaux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins SNLE 3G, à cette même échéance.

C’est, tout du moins, ainsi que la Loi de Programmation Militaire 2024-2030, présente le sujet, qui va consacrer plus de 50 Md€ à cette mission sur son exécution, avec l’objectif de remplacer, presque à l’identique et à partir de 2035, les moyens actuels, par des capacités largement modernisées, donc plus efficaces.

Toutefois, ces dernières années, les menaces pouvant viser, potentiellement, la France, comme ses intérêts vitaux, censées protéger par la dissuasion nationale, ont considérablement évoluer, dans leur nature, leur origine et leur volume.

Alors que de nombreuses voix s’élèvent, outre-Manche comme outre-Atlantique, appelant à une révision profonde et rapide des postures de dissuasion britanniques et américaines, pour répondre à ces évolutions, il est, peut-être, nécessaire de faire de même en France, sans attendre la fin de la LPM en cours, pour transformer l’outil au cœur de la sécurité stratégique du pays, et de ses intérêts vitaux.

Sommaire

  1. La dissuasion française, sa modernisation et le principe de stricte nécessité
  2. L’apparition de nouvelles menaces change les données de l’équation stratégique française
  3. L’émergence de nouvelles menaces stratégiques non nucléaires doit également être considérée et traitée
  4. De nombreuses voix appellent à l’extension et la transformation de la dissuasion américaine
  5. La modernisation itérative de la dissuasion française pour 2035 répond-elle à la réalité de l’évolution de la menace ?
  6. Conclusion

La dissuasion française, sa modernisation et le principe de stricte nécessité

Bâtie sur le principe de stricte nécessité, la dissuasion française a pour fonction de donner aux autorités du pays, les moyens nécessaires et suffisants, pour s’intégrer efficacement dans le discours stratégique mondial, et ce, de manière strictement autonome, tout en assurant la sécurité et l’intégrité du pays.

 

Rafale M armé d'un missile ASMPA nucléaire au catapultage
La FaNu permet à la France de déployer des missiles nucléaires ASMPA à partir de Rafale M embarqués sur le porte-avions Charles de Gaulle. Toutefois, avec un unique porte-avions, la Marine nationale ne peut deployer cette capacité que 50 % du temps, au mieux.

Celle-ci se décompose, aujourd’hui, en deux forces aux capacités complémentaires. La première est la Force aérienne stratégique, forte de deux escadrons de chasse équipés de chasseurs Rafale et d’une cinquantaine de missiles nucléaires supersoniques ASMPA-R, d’une portée de plus de 500 km, et transportant une tête nucléaire TNA de 100 à 300 kilotonnes.

À cette capacité mise en œuvre par l’Armée de l’air, s’ajoute, ponctuellement, la Force Aéronavale Nucléaire, ou FaNu, permettant à des Rafale M de la flottille 12F, de mettre en œuvre ce même missile ASMPA-R, à partir du porte-avions nucléaire Charles de Gaulle.

La seconde est la Force Océanique Stratégique, disposant de quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, ou SNLE, de la classe le Triomphant. Celle-ci conserve, à chaque instant, un de ces navires à la mer, pour évoluer caché dans les profondeurs océaniques, et lancer, à la demande présidentielle, ses 16 missiles balistiques M51.3, d’une portée de 10.000 km, et transportant chacun 6 à 10 têtes nucléaires à trajectoire indépendante TNO de 100 kt.

Ensemble, ces deux capacités confèrent aux autorités françaises en vaste champ opérationnel et lexical stratégique, la composante aérienne formant la force visible pour répondre aux déploiements de forces ou à la menace d’un adversaire potentiel, et la composante sous-marine, en assurant l’adversaire d’une destruction presque complète, s’il venait à frapper la France ou ses intérêts vitaux, et ce, même si la France était elle-même frappée massivement par des armes nucléaires.

FOST SNLE Le terrible classe Le triomphant
Avec quatre SNLE classe Le Triomphant, la France dispose en permance d’un navire en patrouille, susceptible de déclencher un tir nucléaire stratégique de riposte contre un pays ayant attaqué le Pays, y compris avec des armes nucléaires stratégiques.

Contrairement à ce qui est parfois avancé, la dissuasion française est aujourd’hui correctement dimensionnée, et certainement efficace, pour contenir la menace d’un pays comme la Russie, et ce, en dépit d’un nombre beaucoup plus important de vecteurs et de têtes nucléaires pour Moscou.

En outre, cette dissuasion, face à la Russie, toujours, est également suffisante pour être étendue à d’autres pays européens alliés, le cas échéant. Son efficacité est, en effet, liée à sa capacité de destruction chez l’adversaire, et non au périmètre qu’elle protège, même si, dans ce domaine, la perception de la détermination française pour protéger ses alliés, y compris en assumant le risque nucléaire, joue également un rôle déterminant.

De fait, aujourd’hui, la dissuasion française remplie pleinement, et parfaitement sa mission, et peut même, le cas échéant, le faire sur un périmètre plus étendu. C’est la raison pour laquelle, dans le cadre de la LPM 2024-2030, sa modernisation, avec l’arrivée du missile ASN4G pour remplacer l’ASMPA-R, et du SNLE 3G pour remplacer les SNLE classe Triomphant, est prévue à partir de 2035, avec un périmètre strictement identique.

L’apparition de nouvelles menaces change les données de l’équation stratégique française

Toutefois, ces dernières années, sont apparues de nouvelles menaces, susceptibles de profondément bouleverser l’équilibre stratégique sur lequel est aujourd’hui bâtie la dissuasion française, et qui est transposé, au travers de la LPM 2024-2030, dans la dissuasion NG française, à partir de 2035.

ICBM KN-22 Pyonguang
première présentation publique du missile ICBM KN-22 à Pyongyang en 2020

Ainsi, alors que la menace stratégique pouvant viser la France et ses intérêts vitaux, jusqu’à présent, était avant tout constituée par l’arsenal stratégique russe, d’autres pays, aujourd’hui, se sont dotés de moyens comparables, susceptibles d’atteindre la France, ses territoires ultramarins ou ses intérêts.

C’est en particulier le cas de la Corée du Nord, qui a développé un missile ICBM pouvant atteindre l’Europe, le Hwasong-15, d’une portée de 13.000 km, et qui pourrait, prochainement, être doté de têtes nucléaires à trajectoire indépendante MIRV.

L’Iran, pour sa part, dispose déjà de missiles balistiques susceptibles d’atteindre le sol européen, avec le Shahab-5 d’une portée estimée au-delà de 4500 km. Si le pays ne dispose pas, pour l’heure, d’un arsenal nucléaire, plusieurs services de renseignement, y compris le Mossad israélien, estiment que Téhéran ne serait plus qu’à quelques mois de pouvoir s’en doter.

Dans les deux cas, ces pays pourraient enregistrer, dans les mois et années à venir, des progrès substantiels dans leurs programmes nucléaires et balistiques, avec une aide technologique possible venue de Russie, en échange du soutien de Téhéran et Pyongyang à l’effort militaire russe contre l’Ukraine.

Bombardier Tu-160M
Les forces aériennes stratégiques russes disposeront d’une cinquantaine de bombardiers supersoniques à très long rayon d’action Tu-160M et M2 d’ici à 2040.

La Russie, justement, développe et modernise rapidement son arsenal nucléaire, avec l’entrée en service de nouveaux vecteurs, comme les SNLE de la classe Boreï, les bombardiers stratégiques Tu-160M et les ICBM RS-28 Sarmat, équipés du planeur hypersonique Avangard.

Surtout, les armées russes se dotent très rapidement de nouvelles capacités nucléaires non stratégiques, qu’il s’agisse de missiles balistiques à courte et moyenne portée, ou de missiles de croisières super ou hypersoniques, tous pouvant alternativement être équipés de charges militaires conventionnelles ou nucléaires.

Enfin, la Chine produit un effort sans équivalent, pour accroitre et étendre ses capacités de frappe nucléaire, son arsenal devant être triplé d’ici à 2035, pour atteindre 1000 vecteurs opérationnels.

DF41 ICBM Chine
le missile balsitique ICBM DF41 chinois représente un immense progrès vis-à-vis des DF-5 à carburant liquide en silo, employés jusqu’à présent.

Pékin se dote, notamment, de capacités stratégiques renouvelées, avec le nouveau missile ICBM à carburant solide DF-41, qui existe en version mobile et en silos, et le missile SLBM JL-3 qui arme les nouveaux SNLE Type 09IV chinois. Comme Moscou, toutefois, les forces chinoises s’équipent aussi d’un nombre croissant de vecteurs à plus courte portée, et d’une puissance de destruction non stratégique, à vocation conventionnelle ou nucléaire.

L’émergence de nouvelles menaces stratégiques non nucléaires doit également être considérée et traitée

À ces nouvelles menaces stratégiques nucléaires, pouvant directement menacer la France et ses intérêts vitaux, s’ajoutent, également, de nouvelles capacités au potentiel de destruction stratégique, mais armées de charges conventionnelles et/ou faiblement létales.

L’exemple le plus célèbre, pour illustrer ces nouvelles menaces, est l’arrivée des drones d’attaque à longue portée, mis en évidence avec les drones Shahed-136 iraniens et Geran-2 russes, employés par les forces de Moscou pour frapper les installations civiles clés en Ukraine.

Drone d'attaque Shahed 136 en Ukraine
Les drones d’attaque, comme le Shahed 136 iraniens, se sont montrés très efficaces pour frapper les infrastructures civiles ukrainiennes.

Bien que vulnérables et transportant une charge militaire relativement réduite, ces drones disposent de deux atouts les transformants en menace potentiellement stratégique, pour un pays comme la France.

D’abord, leur portée, pouvant dépasser les 2000 km aujourd’hui, probablement davantage demain, leur permet d’atteindre des cibles très distantes, pour mener des frappes destructrices contre les infrastructures civiles d’un pays, comme le réseau de communication, le réseau de transport, les réserves de carburant, les capacités industrielles et énergétiques, voire les centres de commandement et de coordination militaires et civils, y compris politiques.

Or, au-delà de la possibilité d’atteindre dans la profondeur des infrastructures clés, cette portée augmente, au carré, le nombre d’infrastructures potentiellement ciblées, rendant leur protection presque impossible par des moyens antidrones classiques. Ainsi, si un drone d’une portée de 500 km peut atteindre, potentiellement, les cibles présentes sur 200.000 km² du territoire adverse, une portée de 1000 km, porte cette surface à 800.000 km².

Surtout, ces drones sont relativement simples et rapides à concevoir et à construire, et ils sont peu onéreux. Ainsi, un drone de la famille Geran-2, serait produit pour 2 à 3 millions de roubles en Russie, soit 20 à 30 k$. Ce faisant, une flotte de 5000 de ces drones, susceptibles de saturer, endommager ou détruire la plupart des grandes infrastructures d’un pays comme la France, peut-être construire en une année, et pour à peine 150 m$.

Usine drones d'attaque Geranium-2
La Russie prévoit de construire plus de 8000 Geran-2, version russe modifiée du Shahed 136, sur la seule année 2024.

Ainsi, certains pays hostiles ou sous influence, peuvent se doter, à moindres frais, et sur des courts délais, de capacités de frappes au potentiel de destruction quasi stratégique, contre un pays très développé, qu’il serait presque impossible de contrer, et ce, sans même devoir franchir le seuil nucléaire.

Cette capacité, et d’autres comme les armes à impulsion électromagnétique, les attaques cyber, voire les moyens chimiques ou biologiques, peuvent engendrer, à relativement court terme, un profond bouleversement de la menace stratégique susceptible de viser, potentiellement, la France, contre laquelle la dissuasion, dans son format actuel, et tel que prévu dans les décennies à venir, pourrait ne pas suffire.

De nombreuses voix appellent à l’extension et la transformation de la dissuasion américaine

Si les questions portant sur la dissuasion, sont très rarement débattues sur la scène publique en France, en particulier par les militaires et les Think Tank qui travaillent pour le ministère des Armées, ce n’est pas le cas, bien au contraire, aux États-Unis.

SSBN CLasse Columbia US Navy
L’US Navy prévoit de n’acquerir que 12 SSBN de la classe Columbia. Un nombre jugé très insuffisant par la Heritage Foundation, qui préconise un retour à 16 navires, comme pendant la guerre froide.

Ainsi, le think tank conservateur américain Heritage Foundation, vient de publier une analyse stratégique pour anticiper la nouvelle Nuclear Posture Review (NPR), qui doit être rédigée et débattue en 2025, par la nouvelle administration américaine, qui sortira des urnes en novembre 2024.

Comme évoqué ici, la Heritage Foundation porte un regard critique sur le renouvellement, entamé aujourd’hui presque à l’identique des moyens de la dissuasion américaine, avec le développement de l’ICBM Sentinel, du bombardier stratégique B-21 Raider, ainsi que du nouveau SSBN classe Columbia, alors même que la menace, elle, a considérablement évoluée, en volume comme en nature, ces dix dernières années.

Sans surprise, la principale préoccupation du think tank américain, concerne la montée en puissance très rapide des moyens de frappe nucléaire chinois, venant déstabiliser le statu quo russo-américain hérité de la guerre froide.

Toutefois, là aussi, les analystes américains pointent la transformation des moyens stratégiques et nucléaires non stratégiques russes, et l’émergence de nouvelles menaces avérées (ICBM nord coréens), ou en devenir (programme nucléaire iranien), avec le risque d’une propagation rapide des armes nucléaires dans les décennies à venir.

silos missiles chine
La construction de plusieurs centaines de silos pour missiles ICBM a été observée en Chine

Pour répondre à ces menaces, et bien que d’obédience républicaine, donc proche de Donald Trump, dont le programme Défense demeure très incertain, la Heritage Foundation préconise l’augmentation rapide des moyens de dissuasion américains, avec le retour à une flotte de SNLE à 16 navires, le développement d’une version mobile de l’ICBM Sentinel, et l’augmentation du nombre de B-21 Raider.

Surtout, elle préconise le développement et le déploiement rapide de capacités nucléaires non stratégiques, notamment en Europe, pour contenir l’émergence de ce type de menaces sur les théâtres européens, Pacifiques et, potentiellement, moyen-oriental.

La modernisation itérative de la dissuasion française pour 2035 répond-elle à la réalité de l’évolution de la menace ?

Les arguments avancés par le Think Tank américain, pour appeler à une révision de la dissuasion américaine, dans son format comme dans sa composition, se transposent, évidemment, à la dissuasion française, elle aussi visant une modernisation itérative, des moyens dont elle dispose aujourd’hui.

Ainsi, même si elle intégrera probablement, à l’avenir, des drones de combat de type Loyal Wingmen furtifs pour accompagner les missions Poker, la composante aérienne de la dissuasion française demeurera armée d’un missile sol-air à moyenne portée et forte puissance, comme l’ASMPA-R aujourd’hui, mis en œuvre par des avions de combat tactiques Rafale, comme aujourd’hui, et soutenus par des avions de chasse d’escorte et des appareils de soutien, tanker et Awacs, comme aujourd’hui.

Rafale B missile ASMPA
Le missile nucléaire supersonique ASMPA-R (Rénové) sera remplacé, à partir de 2035, par le missile ASN4G, qui pourrait être doté d’un planeur hypersonique.

En outre, si les équipements seront beaucoup plus modernes, et performants, le nombre d’appareils, de missiles, et de têtes nucléaires, ne semble pas destiner à évoluer, alors que la répartition de la menace, elle, est appelée à sensiblement s’étendre.

De même, la force océanique stratégique à venir, prévoit toujours de s’appuyer sur 4 SNLE, permettant de disposer d’un navire en patrouille à tout instant, d’un navire en alerte à 24 heures, d’un navire à l’entrainement, mobilisable en quelques semaines, et d’un navire en maintenance.

Pourtant, l’arrivée de la Chine dans l’équation stratégique mondiale, et, dans une moindre mesure, de la Corée du Nord, obligera la FOST à diviser ses moyens, pour contenir simultanément ces menaces à la limite de la portée de ses missiles, notamment en déployant, au besoin, un SNLE dans une zone de patrouille mieux adaptée.

En outre, la montée en puissance des flottes sous-marines russes et chinoises, en particulièrement des flottes de sous-marins nucléaires d’attaque ou lance-missiles, SSN et SSGN, viendra accroitre le risque de compromission de l’unique navire en patrouille français, ce d’autant que le nombre de drones de patrouille sous-marine, conçus précisément pour accroitre les opportunités de détection, va nécessairement bondir dans les années à venir.

SNLE 3G Naval Group
Le conception et la construction des 4 SNLE 3G, destinés à remplacer, à partir de 2035, les SNLE classe le Triomphant, sera le chantier industriel et technologique le plus complexe réalisé en France dans les dix années à venir.

Enfin, l’absence de capacités de frappes de basse intensité, dites « Low Yield » en anglais, et de « de frappe nucléaire non stratégique », dans la nomenclature russe et en chinois, pourrait considérablement affaiblir la posture dissuasive française dans les années à venir, qu’il s’agisse de répondre à ce type de déploiement visible, de la part d’un adversaire potentiel, voire de contenir, au besoin, la menace de frappes stratégiques non nucléaires, par l’intermédiaire d’une flotte massive de drones d’attaque, à la portée budgétaire et technologique d’un grand nombre de pays.

Conclusion

On le voit, si la dissuasion française a rempli parfaitement son rôle, jusqu’à aujourd’hui, la trajectoire retenue, pour son évolution, dans les décennies à venir, bénéficierait, très certainement, d’une nouvelle analyse, prenant en considération, non pas le simple remplacement des moyens existants par des équipements plus modernes et performants, mais aussi la transformation qui est à l’œuvre, concernant la menace stratégique dans le monde.

Cet exercice permettrait, sans le moindre doute, de bâtir une vision plus actuelle sur la réalité des menaces, et leur évolution prévisible dans les années et décennies à venir, et ferait émerger une dissuasion française plus homogène, plus résiliente, et donc plus efficace, pour y faire face.

Enfin, cette démarche bénéficierait certainement d’une exposition publique, certes maitrisée pour préserver la nécessaire confidentialité là où elle est requise, mais qui permettrait de mieux cerner la construction de cette dissuasion, les moyens qui lui sont alloués, et donc, l’effort budgétaire et technologique demandé aux concitoyens, pour s’en doter, et pour assurer la sécurité du pays, comme de ses intérêts vitaux.

Faute de quoi, la France pourrait se voir doter, à l’avenir, d’une dissuasion, certes technologiquement très performante, mais incapable d’assurer efficacement sa mission dans sa globalité, avec, à la clé, des risques existentiels non maitrisés sur le pays, lui-même.

Article du 31 juillet, en version intégrale jusqu’au 6 septembre 2024

La Russie intensifie ses exercices militaires nucléaires tactiques

La Russie intensifie ses exercices militaires nucléaires tactiques

Par Jean-Baptiste Leroux -armees.com –  Publié le 2 août 2024

La Russie poursuit ses exercices militaires nucléaires. Wikipedia

La Russie a récemment intensifié ses exercices militaires en mettant l’accent sur l’utilisation d’armes nucléaires tactiques. Ces manœuvres, qui ont débuté en mai dernier, visent à démontrer la puissance militaire russe et à envoyer un message clair aux pays occidentaux.

Des manœuvres nucléaires de grande envergure

Depuis le début de la semaine, la Russie a lancé des exercices militaires à grande échelle, mobilisant plus de 300 navires pour des manœuvres navales. À partir du 31 juillet, l’accent a été mis sur l’utilisation des armes nucléaires tactiques. Ces exercices, constituant la troisième étape d’un programme commencé en mai, sont menés dans les districts militaires du centre et du sud, incluant le Caucase russe et les régions du sud et de l’est de l’Ukraine.

Les armes nucléaires tactiques, moins puissantes que les armes stratégiques, sont conçues pour être utilisées sur le champ de bataille. Elles peuvent être déployées depuis des véhicules, pièces d’artillerie, navires ou avions, visant des cibles spécifiques plutôt que des villes entières. Le ministère russe de la Défense a précisé que l’aviation et les systèmes de missiles Iskander participent activement à ces manœuvres.

Des objectifs stratégiques et militaires

L’objectif principal de ces exercices est de tester le déplacement et l’armement des armes nucléaires tactiques. Selon le ministère russe de la Défense, ces manœuvres visent à améliorer la capacité de réaction rapide et l’efficacité opérationnelle des forces armées russes dans des scénarios de combat simulés.

L’annonce de ces exercices avait été faite par le président Vladimir Poutine en mai, en réponse aux actions occidentales jugées provocatrices par la Russie, telles que la livraison de missiles à longue portée à l’Ukraine et les déclarations concernant un possible déploiement de troupes occidentales dans le conflit. En renforçant sa présence militaire et en montrant sa capacité à utiliser des armes nucléaires, la Russie cherche à dissuader toute intervention étrangère et à affirmer sa supériorité stratégique.

Un message clair aux Occidentaux

Les exercices militaires russes sont perçus comme un signal fort envoyé aux pays occidentaux. Le ministère russe des Affaires étrangères a déclaré que ces manœuvres visent à rappeler aux Occidentaux les risques stratégiques qu’ils génèrent par leurs actions et leurs conséquences potentielles. Ce message est destiné à dissuader toute aide militaire accrue à l’Ukraine et à mettre en garde contre les implications d’un soutien occidental dans le conflit.

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine alterne entre des déclarations de force et des propositions de dialogue, créant une atmosphère de tension constante autour de la question nucléaire. En exhibant son arsenal tactique, la Russie cherche à maintenir une pression constante sur ses adversaires et à montrer qu’elle est prête à utiliser tous les moyens nécessaires pour atteindre ses objectifs.

Les réactions de la communauté internationale

La communauté internationale a réagi avec une inquiétude croissante face à ces exercices militaires. Les pays occidentaux, en particulier, voient ces manœuvres comme une escalade dangereuse et une démonstration de force inquiétante. Les experts en sécurité et les analystes militaires surveillent de près ces développements, craignant que cette démonstration de puissance puisse conduire à une intensification du conflit en Ukraine et à une instabilité accrue dans la région.

Les États-Unis et l’Union européenne ont appelé à la retenue et à la désescalade, soulignant l’importance de solutions diplomatiques. Ils continuent de soutenir l’Ukraine tout en cherchant à éviter une confrontation directe avec la Russie. La communauté internationale reste vigilante, cherchant à prévenir une crise nucléaire tout en faisant face aux défis posés par l’agressivité militaire russe.


Jean-Baptiste Leroux
Jean-Baptiste Le Roux est journaliste. Il travaille également pour Radio Notre Dame, en charge du site web. Il a travaillé pour Jalons, Causeur et Valeurs Actuelles avec Basile de Koch avant de rejoindre Economie Matin, à sa création, en mai 2012. Il est diplômé de l’Institut européen de journalisme (IEJ) et membre de l’Association des Journalistes de Défense. Il publie de temps en temps dans la presse économique spécialisée.

Le nucléaire britannique à la recherche de financements

Le nucléaire britannique à la recherche de financements

par Baudouin de Petiville – Revue Conflits – publié le 4 juin 2024

https://www.revueconflits.com/le-nucleaire-britannique-a-la-recherche-de-financements/


Alors que la guerre fait rage en Ukraine, le Royaume-Uni ambitionne d’assurer son indépendance énergétique par un mix décarboné et donc…  nucléarisé. Principal défi pour concrétiser cette stratégie, la mobilisation des financements avec la possibilité de se tourner vers les Émirats arabes unis.

Le gouvernement britannique vise à produire 95 % d’électricité décarbonée d’ici 2030. Pour y parvenir, il conçoit un mix électrique combinant éolien offshore (y compris l’éolien flottant), baisse des coûts du gaz, investissements dans l’hydrogène et nouvelles unités nucléaires.

Le Royaume-Uni ambitionne ainsi de redevenir un leader de l’atome, avec un objectif de 25 % d’énergie nucléaire dans son mix énergétique d’ici 2050. Malgré la fermeture imminente de cinq de ses six centrales le Royaume-Uni planifie maintenant de tripler sa capacité nucléaire à l’horizon 2050. A cette date, le gouvernement vise 24 GW de capacité installée. Un objectif ambitieux qui impliquera la construction de plusieurs réacteurs nucléaires pour un quasi-renouvellement de son parc.  Toutefois les deux projets de centrales en cours et menées par EDF rencontrent des difficultés liées aux financements. La porte de sortie pourrait être une solution externe apportée par les Émirats.

Les mésaventures d’EDF

Mais comment le Royaume-Unis en est venu à une situation paradoxale ? Les mésaventures nucléaires britanniques commencent lorsque EDF remporte l’appel d’offre pour diriger l’installation des tranches deSizewell C et d’Hinkley Point, les seuls contrats en cours dans le pays. Critiquée en France, EDF demeure un électricien de rang mondial et qui dispose expérience reconnue dans le domaine nucléaire. Raison pour laquelle le groupe a remporté plusieurs contrats en Europe, notamment face à l’entreprise américaine Westinghouse. Problème, les obstacles rencontrées sur ses chantiers en Angleterre et sur l’EPR de Flamanville ont ternis cette réputation.

C’est en 2012, qu’EDF est sélectionnée pour superviser la construction de la centrale nucléaire de Hinckley Point en Angleterre, composée de deux tranches de réacteurs de type EPR. Le budget initial était fixé à 13 milliards de livres sterling, avec un démarrage des travaux prévu pour 2017. En 2015, EDF a noué un partenariat financier avec la société chinoise CGN, EDF détenant 65,5 % des parts et CGN 33,5 %. Ce projet était alors financé exclusivement par ces deux entreprises, sans aide du gouvernement.

Au fil des années, les coûts du projet ont grimpé et la date de début de la construction a été repoussée à plusieurs reprises. En 2016, le coût du projet était réévalué à 18 milliards de livres, puis à 25 milliards en mai 2022, et enfin à 32,7 milliards en janvier 2023. En France, des critiques ont été formulées à l’encontre du partenaire chinois, accusé de ne pas prendre en charge les surcoûts engendrés par les retards de construction. Initialement, EDF devait investir 4 milliards de livres par an, mais cette somme a augmenté à 5 milliards, laissant EDF seul face à un risque financier croissant. Le coût du projet a ainsi augmenté de 72 % à 89 %.

Le projet a également accumulé quatre ans de retard, repoussant sa mise en service prévue entre 2029 et 2031. La pandémie de Covid-19 a aussi joué un rôle dans ces retards et surcoûts. Aujourd’hui, EDF supporte seul ces dépenses supplémentaires, CGN ayant décidé de ne plus participer au financement tout en restant actionnaire. EDF est donc en quête de nouveaux partenaires pour soutenir ce projet colossal.

Financements privés

L’Angleterre n’est cependant pas arrivé au bout de ses peines, puisque c’est désormais Sizewell C, dont la construction n’a même pas encore commencé, qui connait des difficultés. Seulement, cette fois-ci, elles ne sont pas imputables à EDF. Initialement, le financement devait être assuré par le consortium, mais en 2020, GCN s’est retiré du projet, obligeant le gouvernement de sa Majesté à prendre une participation de 50 % et à assumer le financement du projet. En janvier dernier, le gouvernement britannique a injecté 1,3 milliard de livres sterling pour maintenir le projet à flot. Pour 2023, EDF a déclaré que sa part dans le projet ne dépasserait pas 20 %.

Face à l’ampleur des coûts, le gouvernement cherche à attirer des investisseurs privés pour partager le fardeau financier. Un programme de financement récent permet de poursuivre les travaux en attendant une décision finale sur l’investissement, prévue pour plus tard dans l’année. En septembre 2023, un appel a été lancé aux investisseurs potentiels pour préparer un processus d’appel d’offres, avec l’espoir de boucler la levée de fonds en 2024. Des investisseurs comme l’Universities Superannuation Scheme, Amber Infrastructure, Equitix, et Schroders Greencoat ont déjà manifesté leur intérêt. Toutefois, seulement deux entreprises ont été sélectionnées pour la deuxième phase de l’appel d’offres : Centrica, le plus grand fournisseur d’énergie du Royaume-Uni, et Emirates Nuclear Energy Corporation (ENEC), l’entreprise publique nucléaire des Émirats Arabes Unis.

La piste émiratie

Si la participation de Centrica n’est pas surprenante – l’entreprise détient déjà une participation de 20 % dans les cinq centrales nucléaires opérationnelles du Royaume-Uni – celle d’ENEC est plus inhabituelle. En 2023, The Guardian rapportait que le gouvernement avait approché Mubadala, le fonds d’Abu Dhabi géré par le cheikh Mansour bin Zayed Al Nahyan, propriétaire du club de football Manchester City, pour financer le projet. Par ailleurs, l’offre émiratie s’est révélée plus compétitive que celle de l’entreprise britannique.

Cependant, cette offre reflète une stratégie mise en place depuis plusieurs années qui dépasse les frontières des Émirats. En effet, ENEC est le principal sponsor de la centrale nucléaire de Barakah à Abu Dhabi, d’une capacité de 5,6 GW, qui peut fournir jusqu’à 25 % des besoins en électricité des Émirats arabes unis. Ce projet a été la première centrale nucléaire du monde arabe et les Émirats ont été le premier pays de la région à s’engager dans l’énergie nucléaire. En 2009, le pays a adopté un plan de développement durable comprenant un volet nucléaire. Aujourd’hui, les Émirats arabes unis sont un des leaders de la région du Golfe dans sa politique de diversification énergétique. Alors que le Koweït a abandonné son projet nucléaire, l’Arabie saoudite l’a lancé tardivement, en 2018, avec une mise en service prévue pour 2036.

En participant à cet appel d’offres, les Émirats poursuivent leur stratégie de diversification des ressources. Par ailleurs, lors de la COP de Dubaï, plusieurs pays ont signé un accord pour renforcer leurs capacités dans le domaine nucléaire. Dans cette logique, l’ambition de l’ENEC est de devenir une entreprise internationale d’énergie nucléaire, détenant des participations minoritaires dans les infrastructures d’énergie nucléaire d’autres nations, sans les gérer ni les exploiter. Son soutien financier pourrait aider le Royaume-Uni, qui connaît des difficultés dans ses projets nucléaires, comme un premier pas vers le développement et l’exportation de compétences pour d’autres programmes étrangers.

Les États-Unis installent des missiles à moyenne portée aux Philippines

Les États-Unis installent des missiles à moyenne portée aux Philippines

par Alex Wang – Revue Conflits – publié le 2 mai 2024

https://www.revueconflits.com/les-etats-unis-installent-des-missiles-a-moyenne-portee-a-philippines/


Les États-Unis ont récemment déployé le système de missiles terrestres à moyenne portée aux Philippines en invoquant des exercices conjoints. Cette initiative, la première du genre dans la région indopacifique, est perçue comme provocatrice et irresponsable par de nombreux pays locaux. Elle pourrait aggraver les tensions dans une région déjà très instable, à moins qu’il ne s’agisse d’une action délibérée.

Les États-Unis ont récemment déployé le système de missiles terrestres à moyenne portée (MRC : Mid Range Capability), également appelé système Typhon, aux Philippines pendant un exercice militaire conjoint.

Un geste perçu comme provocateur et irresponsable

Le système Typhon est équipé du missile Standard Missile 6 (SM-6), à tête conventionnelle ou nucléaire, capable de défense antimissile et de ciblage naval jusqu’à 370 kilomètres, ainsi que du missile d’attaque terrestre Tomahawk, avec une portée de 1 600 kilomètres. Son déploiement envoie un message clair selon lequel les États-Unis sont prêts à utiliser des armes offensives près des installations chinoises en mer de Chine méridionale, au sud de la Chine continentale, le long du détroit de Taiwan et même dans la région extrême-orientale de la Russie.

Cette action survient dans un contexte régional déjà tendu, suscitant de vives réactions, notamment de la part de la Chine, qui s’est opposée fermement à cette installation devant sa porte, sachant que la distance entre Luçon et la province du Hainan, terre chinoise la plus proche, est à près de 900 km. Le déploiement du système Typhon soulève des préoccupations quant à l’escalade des tensions et à la possibilité de conflits dans cette région stratégique.

Tout cela nous fait penser tout de suite à la crise des missiles de Cuba.

L’antécédent de la crise des missiles de Cuba

La crise des missiles de Cuba, également connue sous le nom de crise de Cuba, a eu lieu en octobre 1962 et a été l’un des moments les plus tendus de la guerre froide. Elle a été déclenchée lorsque les États-Unis ont découvert que l’Union soviétique déployait des missiles nucléaires à Cuba, à seulement 160 km des côtes américaines.

Cette découverte a provoqué une confrontation intense entre les États-Unis et l’Union soviétique, menaçant de déclencher une guerre nucléaire. Pendant plusieurs jours, le monde a retenu son souffle alors que les deux superpuissances se faisaient face. Les États-Unis ont imposé un blocus naval autour de Cuba pour empêcher d’autres livraisons d’armes, et le président américain de l’époque, John F. Kennedy, a exigé le retrait des missiles soviétiques de Cuba.

Finalement, après des négociations intenses entre Kennedy et le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev, un accord a été conclu. L’Union soviétique a accepté de retirer ses missiles de Cuba en échange de la promesse des États-Unis de ne pas envahir Cuba et de retirer leurs missiles de Turquie, armés de têtes nucléaires. Leur présence en Turquie était considérée comme une provocation par l’Union soviétique, car ils étaient à portée de frappe de certaines régions soviétiques.

Cet épisode a été considéré comme un moment crucial de la guerre froide, soulignant à quel point les tensions entre les deux superpuissances pouvaient être dangereuses et les conséquences catastrophiques d’un conflit nucléaire.

Allons-nous revivre une crise similaire ? Est-ce un accident ou une stratégie délibérée ?

Une stratégie des cercles de feu

Le Centre for Strategic and Budgetary Assessments (CBA) a publié en 2022 une étude détaillée intitulée : « Cercles de feu : une stratégie de missiles conventionnels pour un monde post-traité INF » (Rings of fire : A Conventional Missile Strategy For A Post-INF Treaty World).

Les figues 3 et 4 de ce rapport (Cf. ci-dessous) montrent très clairement que les cercles de feu font partie intégrante d’une stratégie américaine en Indo-Pacifique, avec la Chine comme cible, et en Europe, visant la Russie.

  

FIGURE 3 (gauche) : LES TROIS ANNEAUX DU THÉÂTRE INDO-PACIFIQUE

FIGURE 4 (droit) : LES TROIS ANNEAUX DU THÉÂTRE EUROPÉEN

Le déploiement à Philippines est donc un test de cette stratégie, en utilisant la tactique du Fait accompli.

L’impact sur l’équilibre géopolitique de la région

Les États-Unis cherchent à empêcher la Chine de gagner du terrain dans le Pacifique en établissant, avec ses alliés, des bases militaires à proximité de ses frontières. L’introduction de missiles à moyenne portée marque une évolution significative dans cette stratégie.

La stratégie des chaînes d’îles, également connue sous le nom de « containment » maritime, fait partie de son approche. Cela fait référence à la méthode de défense employée par les États-Unis et leurs alliés pour empêcher la Chine de sortir vers le Pacifique. Dans cette stratégie, les États-Unis et leurs partenaires cherchent à maintenir une présence navale importante dans les eaux stratégiques de la région.

Les États-Unis utilisent également des alliances et des partenariats régionaux pour renforcer cette stratégie. Par exemple, des exercices militaires conjoints sont régulièrement organisés avec des pays comme le Japon, les Philippines et l’Australie pour renforcer la coopération en matière de sécurité, sous prétexte de garantir la stabilité de la région.

Cette dynamique entre les États-Unis et la Chine dans la région Asie-Pacifique reste l’un des points chauds de la géopolitique mondiale, avec des implications importantes pour la sécurité régionale et la stabilité économique. La Chine, de son côté, considère cette stratégie comme une tentative d’endiguer son ascension en tant que puissance régionale et mondiale. Elle a régulièrement appelé à des négociations bilatérales pour résoudre les différends maritimes.

On a beaucoup de mal à croire que l’installation des missiles à moyenne portée capable de porter des têtes nucléaires devant la porte de la Chine vise à garantir la stabilité de la région.

Les missiles à moyenne portée américains déployés aux Philippines pourraient aussi potentiellement menacer les installations militaires russes dans l’Extrême-Orient, y compris des villes comme Vladivostok, en fonction de leur portée et de leur capacité à atteindre ces cibles. Le déploiement de tels missiles et leur utilisation éventuelle dans une région aussi sensible auraient des implications stratégiques majeures et pourraient rapidement intensifier également les tensions entre les États-Unis et la Russie, ainsi que perturber davantage l’équilibre géopolitique de la région.

Dans un contexte de relations tendues entre les États-Unis et la Russie, tout mouvement visant à déployer des missiles américains à sa proximité est perçu comme une provocation par la Russie, et cela pourrait entraîner des réponses militaires ou diplomatiques de la part de Moscou.

Une série d’escalades possibles ?

L’installation des missiles à moyenne portée aux Philippines a déclenché des réactions importantes de la part de la Chine et de la Russie, en raison de leurs propres intérêts géopolitiques dans la région.

La Chine considère le déploiement de missiles américains aux Philippines comme une provocation directe et une menace pour sa sécurité nationale. La Chine peut intensifier ses activités militaires dans la région pour contrebalancer la présence américaine, ce qui pourrait inclure le déploiement de ses propres missiles et d’autres systèmes de défense, ainsi que des démonstrations de force navale.

Lors d’une conférence de presse régulière la semaine dernière, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Lin Jian, a accusé les États-Unis de chercher à obtenir un « avantage militaire unilatéral » et a souligné l’opposition vigoureuse de la Chine au déploiement. Il a appelé les États-Unis à prendre sincèrement en compte les préoccupations sécuritaires des autres pays, à cesser de nourrir les confrontations militaires, à cesser de compromettre la paix et la stabilité régionales, et à prendre des mesures tangibles pour réduire les risques stratégiques.

Les actions concrètes suivent les paroles. Un drone du type WZ-7 chinois, capable des longues heures de vol, a été envoyé immédiatement à la proximité de 55 km des Philippines. Il se peut également que l’Armée populaire de Libération (APL) renforce davantage ses forces en mer de Chine méridionale, notamment près des Philippines.

La Russie a perçu également ce geste américain comme une menace pour ses propres intérêts régionaux, en particulier en ce qui concerne ses bases militaires dans l’Extrême-Orient russe. Ils peuvent répondre en renforçant sa présence militaire dans la région, en augmentant le déploiement de forces navales et aériennes, ainsi qu’en renforçant les défenses antiaériennes et antimissiles autour de Vladivostok. La Russie peut chercher à renforcer sa coopération stratégique avec la Chine et d’autres acteurs régionaux pour contrer l’influence américaine.

Le vice-ministre des Affaires étrangères russe Sergey Ryabkof a déclaré très récemment

« Comme cela a été récemment discuté lors de la visite du ministre russe des Affaires étrangères [Sergueï Lavrov] à Pékin, nous devons répondre au double confinement par une double contre-mesure. L’un des points de cette contre-attaque sera sans aucun doute une révision de notre approche du moratoire unilatéral sur le déploiement de tels systèmes annoncés en 2018 par notre président [Vladimir Poutine] »» Le message est très clair.

Washington devrait considérer que certaines opérations ou installations militaires de leurs concurrents pourraient également être situées à proximité géographique des États-Unis comme dans le cas de la crise de Cuba. Une série d’escalades est tout à fait possible.

Il ne faudrait pas jouer avec le feu

Dans un contexte géopolitique aussi complexe, même une présence temporaire de missiles à moyenne portée aux Philippines entraînerait des conséquences significatives pour la sécurité et la stabilité régionales.

Selon certains généraux, l’Armée américaine va installer, cette année, de nouveaux missiles à moyenne portée dans l’Asie-Pacifique. Les États-Unis doivent se rendre compte de l’impact de ses actions provocatrices et y réfléchir sérieusement quant à la suite des événements.

Il est essentiel pour tous les acteurs de trouver rapidement une solution pour apaiser cette source de tension dans la région. Il est préférable de ne pas prendre de risques inutiles en jouant avec le feu.

Admission au service actif du sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Duguay-Trouin

Admission au service actif du sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Duguay-Trouin


Le jeudi 4 avril 2024, l’amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la Marine, a prononcé l’admission au service actif du sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Duguay-Trouin. Il est le second de la série de six SNA de type Suffren qui remplaceront l’intégralité des SNA de type Rubis à l’horizon 2030.

L’admission au service actif est prononcée après des phases d’essais à la mer débutées en mars 2023. Ces phases de Vérification des caractéristiques militaires (VCM) permettent aux équipages de tester les performances, l’endurance du bâtiment ainsi que la conformité des équipements aux spécifications demandées.

Durant ses essais, le Duguay-Trouin a navigué en eaux froides comme en eaux chaudes, avec une escale à Fort-de-France en mars 2024 ; une première pour un SNA de type Suffren. Il sera désormais déployé en opérations.

Le SNA Duguay-Trouin, à l’instar du premier de série, le SNA Suffren, assurera les mêmes missions que les SNA de type Rubis, avec des capacités supérieures. Il dispose en particulier d’une capacité de frappe contre terre avec le Missile de croisière naval (MdCN) et d’une capacité de mise en œuvre des forces spéciales par un sas nageurs et par son hangar de pont.

Les forces sous-marines et la force océanique stratégique 

  • Les forces sous-marines françaises sont composées de 3 200 marins. Elles disposent de 10 sous-marins nucléaires : 6 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) et 4 sous-marins nucléaires lanceur d’engins (SNLE).
  • Chaque sous-marin est armé par 2 équipages (bleu et rouge) qui se succèdent à bord. Le métier de sous-marinier est un métier hors norme, de haut niveau, nécessitant exigence et une grande rigueur au quotidien.
  • Depuis 1972, au moins un SNLE est en mer pour assurer, n’importe où dans les mers et océans du globe, la permanence à la mer de la dissuasion nucléaire.
  • Les SNA, eux, constituent une composante essentielle des forces armées françaises. Ils sont à la fois des navires de combat et des instruments de puissance. La possession de SNA confère à la Marine nationale des capacités permettant d’appuyer l’efficacité opérationnelle (en termes d’endurance, de discrétion et de performance).
  • Les SNA ont 4 grandes missions : soutien à la dissuasion nucléaire (notamment blanchiment de zone lors des départs des SNLE) ; protection d’une force aéronavale (notamment lors des déploiements du porte-avions) ; connaissance-anticipation et intervention (frappe dans la profondeur et mise en œuvre de forces spéciales).

Les sous-marins constituent une capacité clef de la Défense française.

Marine & Océans

Marine & Océans

La revue trimestrielle « Marine & Océans » a pour objectif de sensibiliser le grand public aux grands enjeux des mers et des océans. Informer et expliquer sont les maîtres mots des contenus proposés destinés à favoriser la compréhension d’un milieu fragile. Même si plus de 90% des échanges se font par voies maritimes, les mers et les océans ne sont pas dédiés qu’aux échanges. Les ressources qu’ils recèlent sont à l’origine de nouvelles ambitions et peut-être demain de nouvelles confrontations.

Ukraine : les enjeux cachés d’une guerre prévisible

Ukraine : les enjeux cachés d’une guerre prévisible

Yves Bonnet* – CF2R – publié en mars 2024

https://cf2r.org/tribune/ukraine-les-enjeux-caches-dune-guerre-previsible/

Préfet honoraire, ancien directeur de la DST, ancien député, conseiller régional de Normandie, membre du Conseil stratégique du CF2R

La guerre moderne est moins idéologique qu’économique et les formes qu’elle prend sont plus sécurisées qu’il n’y paraît. Sans qu’on y prenne garde, l’enjeu majeur des derniers conflits réside dans la maitrise de l’énergie sous toutes ses formes. La guerre russo-ukrainienne n’échappe pas à ce prisme. Pour bien comprendre ce qui se passe aujourd’hui sur les bords du Dniepr, il faut revenir aux derniers jours de la Deuxième Guerre mondiale.

Souvenons-nous. Les deux acteurs majeurs du conflit, le couple anglo-américain et l’Union soviétique, se quittent en froid, leur amitié toute neuve n’allant pas au-delà de la dernière bombe tombée, malheureusement atomique, sur Nagasaki. La conférence de Postdam, à laquelle la France n’est pas invitée – le général De Gaulle se rattrapera plus tard – ratifie cette brouille et le partage du monde au profit de l’URSS qui fait glisser sa frontière occidentale et celles de la Pologne d’est en ouest.

L’atome, chacun le pressent sans savoir encore sous quelle forme, représente la formidable source d’énergie de demain : encore faut-il le domestiquer. Le général De Gaulle – encore lui – est le premier à créer un Commissariat à l’Énergie atomique (le CEA) dont il confie le haut-commissariat au gendre de Pierre et Marie Curie, Frédéric Joliot-Curie. Pourtant le bougre, prix Nobel de physique avec son épouse Irène, a dans sa poche la carte du Parti communiste. Le chef du gouvernement sait bien qu’il n’est pas temps d’engager de chasse aux sorcières. Il fait bien : de leur côté, Américains et Soviétiques ont commencé une course à la compétence, celle des savants atomistes allemands qui ont bien failli griller la politesse à Oppenheimer et donner à l’irresponsable chancelier nazi la pierre philosophale du triomphe nucléaire. Les services de renseignement OSS et NKVD fouinent, courtisent, enlèvent. On connaît le cheminement. Mais le nucléaire souffre d’un handicap, on ne sait pas convertir sa puissance démesurée en énergie exploitable. Pour tout dire on ne le voit que militaire.

Pour alimenter la surconsommation d’énergie, dopée par la reconstruction, on en reste aux sources classiques, les énergies fossiles, charbon, hydrocarbures. Faciles à transporter et à stocker, elles sont abondantes, bon marché et bien réparties sur le globe non sans privilégier quelques zones dont la plus généreuse se situe au Proche-Orient. Les Américains le savent qui entendent sécuriser leurs approvisionnements. Le président Roosevelt qui sent la mort venir, veut faire un dernier cadeau à son pays : sur le chemin de retour de la conférence de Yalta, il accueille à bord du croiseur Quincy le roi d’Arabie saoudite, Ibn Saoud. Les deux chefs d’État signent un pacte en forme de marché de soixante ans qui assure aux États-Unis, en échange de leur protection à la famille régnante d’Arabie, la disposition des gisements pétroliers les plus pharamineux au monde.

Les Soviétiques ont déjà à disposition Bakou et les champs pétrolifères du Caucase que lorgnait Hitler, les champs pétrolifères roumains de Transylvanie, mais n’ont pas encore idée des gigantesques ressources que recèle le sous-sol de Sibérie.

Chacun chez soi, les cinq majors mondiaux (Exxon Mobil, Chevron, BP, Shell et la compagnie française qui deviendra Total) battent la campagne et mettent en coupe réglée le monde des hydrocarbures. Les profits tombent, les fortunes s’arrondissent… et les guerres commencent.

Une des premières nous concerne directement puisqu’il s’agit de l’Algérie. Aussi longtemps que la France s’est débattue comme elle le pouvait pour se dépatouiller du problème colonial, en Indochine, au Maroc, en Tunisie, en Algérie, le monde de l’indifférence s’est satisfait de ses ennuis. Les Soviétiques ouvertement ravis, les Anglo-Saxons secrètement réjouis, tous voyaient avec amusement les fruits secs tomber de l’arbre. Et puis, l’annonce éclata, avant l’explosion, en février 1960 à Reggane, de la bombe atomique française : le coq gaulois à force de gratter le sable du désert avait fini par faire jaillir le précieux liquide du côté d’Hassi Messaoud. Du coup, notre présence en Algérie devenait une toute autre histoire.

Comme De Gaulle avait réglé en deux temps trois mouvements le problème de « l’Empire » en donnant l’indépendance à tout ce petit monde africain, il agit de même avec l’Algérie en prenant la précaution de signer des accords, dits d’Evian, qui assuraient la France la disposition du pétrole et du gaz sahariens. Comme il fallait s’y attendre, ledit accord fut dénoncé par Boumediene en 1971, une compagnie algérienne créée – la Sonatrach –, mais une forme adoucie de coopération algéro-française tout de même maintenue. Pour prix de nos renoncements, nous obtenions la « faveur » d’être approvisionnés en gaz à un prix d’ami, c’est-à-dire en le payant au-dessus des cours mondiaux.

 

La domination mondiale du pétrole

Nous entrons alors dans l’ère du pétrole tout-puissant. Les grandes compagnies – qui reprennent sans le savoir la dénomination des « grandes compagnies » du Moyen Age, des troupes de détrousseurs de grands chemins – quadrillent le monde et imposent leurs prix à ceux qui possèdent le sous-sol comme à ceux qui achètent, y compris les États. De ce rackett planétaire, les principaux bénéficiaires sont évidemment les plus grands. Cela se passe sur deux registres comme sur les grandes orgues de Notre-Dame. À la manœuvre, les États-Unis qui jugulent les tentatives auxquelles se livrent les pays possesseurs des gisements. Ainsi, l’Iran du Dr Mossadegh apprend à ses dépens que la CIA ne laissera pas déposséder les majors.

Cela dure ce que cela devait et pouvait durer : l’espace de quelques décades. Puis la révolte vient, sous l’impulsion du shah d‘Iran, le plus intelligent de la bande, qui, parallèlement, entre dans l’ère nucléaire au prix d’un exercice de séduction mutuelle avec le président français, Valéry Giscard d’Estaing. Reza Pahlavi, tombé injustement dans les oubliettes de l‘Histoire ne va pas seulement financer les installations françaises d’enrichissement de l’uranium, il défend la valorisation des hydrocarbures, matière première avant d’être source d’énergie, et convainc ses partenaires de l’OPEP de la nécessité et de la légitimité d’une augmentation du prix des hydrocarbures qui parait alors phénoménale, passant de 4 à 16 dollars le baril. Du jour au lendemain, tous les voyants d’une économie mondiale énergivore passent au rouge, il s’en faut de peu que la fin du monde n’intervienne et … miraculeusement, tout s’apaise. La vie reprend son cours mais l’alerte a été chaude qui ne sera pas oubliée de sitôt.

En tout cas pas en France. Quelques mois auparavant le choc pétrolier, le gouvernement de Pierre Messmer a pris la décision courageuse de lancer le plus ambitieux programme de construction de centrales nucléaires qui ait jamais été entrepris. Il ignore alors qu’il va faire un cadeau inestimable aux générations futures – qui sont les nôtres d’aujourd’hui – et sauver l’économie française des péripéties d’un second choc pétrolier, effectivement intervenu en 1979, et d’autres désagréments dans la gestion du pétrole et du gaz.

Les États-Unis veillent toujours jalousement sur le pétrole, protégeant leurs affidés – les monarchies du Golfe – et persécutant les rebelles en puissance – les régimes arabes laïcs. Le sang du pétrole comme le caractérise malicieusement le général Pierre-Marie Gallois[1] coule dans les veines des majors américaines. Il ne fait pas bon les défier. Saddam Hussein en fait l’expérience. 

Quelle est alors la stratégie des États-Unis en matière d’énergie et de production pétrolière ? Elle est très simple : ils doivent contrôler l’économie mondiale et, pour ce, le marché mondial des hydrocarbures, pétrole et gaz. Le professeur américain Michael Hudson[2] nous l’explique en février 2022 au moment où éclate la guerre russo-ukrainienne.

La ligne de Washington tient en quatre postulats :

– la doctrine Clinton de l’Advocacy Policy qui organise la maitrise américaine sur le commerce mondial ;

– l’interdiction de toute relation commerciale directe entre les Européens d’une part, la Chine et la Russie, d’autre part ;

– la priorité du gaz de schiste américain par rapport au gaz naturel ;

– le contrôle des voies d’approvisionnement de l’Europe en pétrole (oléoducs) et en gaz (gaz naturel liquéfié).

Explicités, ces postulats nous enseignent que :

1- l’Advocacy Policy, organisation intelligente de conquête des grands marchés mondiaux conçue par le président Clinton – probablement sur le modèle de la VPK soviétique – est le premier pilier de l’expansion économique américaine. Le principe en est simple : mettre au service des entreprises américaines tous les moyens de contrôle des marché mondiaux en identifiant les pays-cibles et les domaines d’intervention. Pour y parvenir, l’Advocacy Center (ou War Room) met à contribution toutes les administrations, services et organismes américains, de ceux du commerce extérieur jusqu’aux agences de renseignement comme la CIA et la NSA. Elles reçoivent mission d’accaparer les avancées et les potentialités des économies les plus dynamiques et les plus prometteuses. Le pouvoir politique intervient dans un second temps en détournant, quitte à les faire capoter, au profit des firmes américaines les transactions en cours dans le monde, commerciales ou industrielles ;

2- sous le prétexte d’empêcher une montée en puissance militaire de la Chine et de la Russie, les exportateurs américains ont l’exclusivité des fournitures militaires à leurs alliés. L’industrie française de l’armement en fait l’expérience ;

3- depuis son apparition, dans les années1980, l’extraction du gaz de schiste par fracturation hydraulique est devenue concurrentielle en dépit des atteintes graves qu’elle fait subir à l’environnement. Les Américains sont même redevenus premiers producteurs mondiaux d’énergie fossile gazeuse (devant les Russes) avec une croissance impressionnante de leur production, de 10 Bcf (Billion cubic feet) par jour en 2006 à 42 Bcf en 2015. L’industrie américaine a créé plus de 2 millions d’emplois au sein des énergies lourdes les plus énergivores : sidérurgie, verre, ciment, pétrochimie. Seule avancée à cet égard ; le recul du charbon et la réduction de 13 % des émissions de gaz à effet de serre entre 2007 et 2015. La compétition entre GNL russe et GNL américain se stabilise au bénéfice du premier, moins coûteux à extraire et plus proche de ses lieux de consommation, ce qui induit des frais de transports inférieurs surtout s’ils se font par gazoducs et non par méthaniers. La Russie s’attache à diversifier ses acheteurs en privilégiant la Chine et l’Inde ;

4- conscients du handicap rédhibitoire de l’éloignement, les États-Unis cherchent à bloquer tous les projets de gazoducs européens qu’ils ne contrôleraient pas.

 

Les enjeux autour de Nord Stream

C’est alors que le gazoduc du Nord Stream apparait au cœur du dossier de la desserte de l’Europe en gaz russe.

La situation est la suivante : au début des années 2000, l’Europe est alimentée par un gazoduc dénommé Brotherhood qui, partant de la Russie, traverse l’Ukraine de part en part, puis la Slovaquie, la République tchèque, et l’Allemagne. Le transit par l’Ukraine a généré de multiples incidents de paiement, le pays traversé étant en droit de prélever à ce titre une taxe mais devant payer ses propres prélèvements à l’opérateur. Des années durant, les deux pays ont eu à régler ces différends. C’est la principale justification de la recherche d’autres dessertes de l’Europe occidentale à partir de la Russie : le gazoduc Yamal à partir de la péninsule de Yamal transite par la Biélorussie et la Pologne en évitant l’Ukraine ; et surtout Nord Stream dont le parcours se fait pour la plus grande partie au fond de la mer Baltique et qui évite les parcours terrestres pour émerger dans les eaux territoriales allemandes. La compagnie russe Rosneft qui l’exploite s’est donné un président de son comité des actionnaires et membre de son conseil de surveillance qui siègera jusqu’en avril 2022 en la personne de Gerhard Schröder, ancien chancelier de la République fédérale.

En 2015, la Russie a produit 55,5 Billion cubic feet par jour dont elle a exporté le tiers, soit 17,5 Bcf, à trois groupes de clients, l’Union européenne, le duo Ukraine et Biélorussie, et enfin la Turquie. Face au GNL américain, le groupe gazier russe est largement compétitif en raison de ses moindres coûts d’exploitation et de la faiblesse du rouble. Bypasser le Brotherhood en doublant North Stream pourrait, à terme, coûter à l’Ukraine jusqu’à 2 milliards de dollars par an. Un tel manque à gagner serait insupportable pour un pays aux finances exsangues. Aussi l’Ukraine, mais aussi les Slovaques, les Tchèques, les Polonais – qui verraient réduire le trafic de Yamal – et enfin les États-Unis s’opposent donc au doublement de Nord Stream qui intéresse en revanche fortement Allemands et Russes. 

Ces mêmes Allemands qui peuvent compter sur l’activisme de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ancienne ministre fédérale de la Défense, font entériner par l’Union européenne la reconnaissance du gaz naturel comme énergie verte, ce qui est refusé, dans un premier temps, au nucléaire, pourtant très faible émetteur de gaz à effet de serre.

On le voit, les ingrédients sont réunis d’une compétition sans concession, entre producteurs d’abord, puis entre le binôme producteur russe et client allemand d’une part, et le bloc producteur américain et autres clients européens d’autre part.

 

Le démantèlement des centrales nucléaires françaises et allemandes

Un pays s’est préservé tout seul de ces menaces, la France et son nucléaire que les décisions absurdes de Lionel Jospin et Dominique Voynet n’ont pas réussi à couler complètement. Œuvre qu’Emmanuel Macron et Nicolas Hulot reprennent à leur compte en s’appliquant à poursuivre la réduction du nombre des réacteurs en fermant près d’une vingtaine de centrales. Ils sont les acteurs du sabotage d’une production qui a porté l’économie française depuis quarante ans.

Ils y ont été fortement aidés par le lobby antinucléaire dont la force ne doit peut-être pas tout au hasard. Contre l’arrivée en force du nucléaire, les grandes compagnies pétrolières ne pouvaient que s’émouvoir. L’apparition sur la scène médiatique d’organisations antinucléaires mystérieusement financées n’est peut-être pas le fait du hasard, alors qu’en toute objectivité la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre et de pollutions de toutes sortes devrait prendre compte parmi ses principaux vecteurs le nucléaire civil fournisseur d’une énergie propre et bon marché.

En France, pays de référence du nucléaire civil – et accessoirement du nucléaire militaire avec la construction de SNLE intégralement français – le nucléaire devenait un enjeu politique avec une gauche antinucléaire, à l’exception notable du Parti communiste, et une droite pronucléaire. Se réclamant d’un apolitisme qui a rapidement volé en éclats, le parti autoqualifié écologiste a fait alliance avec la gauche socialiste pour se porter ensemble au pouvoir.

Le retour des socialistes au gouvernement s’est accompagné d’un brutal virage vers la mise au rancard des projets de développement du nucléaire. Victorieux des législatives de 1997, Lionel Jospin s’est affiché aux côtés de Dominique Voynet comme sauveur de la planète. Comme sauveur on aura connu mieux : l’arrêt de Superphénix, premier réacteur à neutrons rapides (RNR) est le premier mauvais coup porté au secteur le plus compétitif de notre économie. Ce que l’on appelait improprement le lobby nucléaire, centré autour d’EDF et du CEA, n’était pas de force, politique, face aux antinucléaires, surtout quand disparaissaient les grands artisans de l’épopée électrique. Marque et symbole de ce retournement de tendance, EDF et la COGEMA devenaient des fromages pour les « petits copains », Gilles Ménage, François Roussely, Anne Lauvergeon.

Il y avait cependant pire. L’Allemagne dont la chancelière, Angela Merkel confondait tsunami de Fukushima et catastrophe industrielle, décidait de démanteler le parc nucléaire d’un pays fortement industrialisé et d’avoir recours aux énergies dites renouvelables, en réalité intermittentes, et au gaz naturel. Elle se plaçait ainsi sous la dépendance de la Russie, fournisseur le plus proche et le moins cher. A Bruxelles, les Allemands avaient suffisamment d’influence pour faire reconnaître le gaz « naturel » comme « énergie verte », ce qu’il ne peut être dès lors que son utilisation génère des rejets nocifs dans l’atmosphère. Les Verts – die Grünen – parvenus à constituer une coalition avec les sociaux-démocrates pouvaient enchaîner et, sous le prétexte de sauver la planète, se livrer à leur objectif majeur, le démembrement des centrales nucléaires. Pour ne pas être en reste, la France de François Hollande et d’Emmanuel Macron fixait un plafond à la production d’électricité d’origine nucléaire à 50 % pour justifier les aides considérables accordées aux promoteurs des éoliennes. Gage de sa détermination et de l’incohérence européenne, le président de la République le plus jeune de notre histoire fermait la centrale de Fessenheim, pendant que l’Allemagne ouvrait à proximité (à Datteln) une centrale à charbon qui s’ajoutait aux 70 centrales – dont nombre fonctionnant au lignite – qui font de ce pays voisin le principal pollueur de l’Europe, juste derrière la Pologne.

Ce fut l’âge d’or du gaz naturel avec comme plus gros fournisseur, la Russie proche, si proche que les gazoducs pouvaient en acheminer à moindre coût la précieuse production. En 2014, année du Maïdan, 6 % des exportations européennes de gaz russe se faisaient vers l’Europe, 21% vers la Biélorussie et l’Ukraine, 15% vers la Turquie, outre les exportations vers le Japon.  Le réseau russe du nord (la Sibérie) alimentait les îles britanniques et l’Allemagne par l’intermédiaire des Nordstream I et II. Afin de se passer du transit du gaz par l’Ukraine, le projet fut mis à l’étude d’un nouveau gazoduc appelé Nabuco qui relierait le Bluestream, lui aussi dans les cartons, au réseau principal. Il traverserait la mer Noire en évitant l’Ukraine et referait surface en Bulgarie.

Les États-Unis intervenaient alors pour dissuader le gouvernement de Sofia de consentir à cette nouvelle desserte. Ce que constatant, la Russie, à son tour, faisait interdire par la Syrie le passage sur son sol d’un gazoduc reliant la péninsule arabique – et accessoirement l’Iran – à la Turquie.

Pierre-Marie Gallois conseillait en son temps, pas si lointain, de porter attention à la carte des oléoducs et des gazoducs dont il pensait qu’elle était la clef de la plupart des conflits Proche et Moyen Orientaux. Il avait raison. Nous en avons la démonstration.

 

Le glissement de la guerre commerciale vers un conflit armé

Tous les ingrédients d’une nouvelle guerre, commerciale celle-ci, entre l’Amérique et la Russie, sont en effet réunis depuis l’écroulement de l’Union Soviétique, son éclatement en 15 États indépendants correspondant aux anciennes républiques soviétiques aux tracés établis de manière autoritaire, voire fictive, et à la Russie désormais sous la bannière de la Fédération de Russie. Au passage, notons que les premières de ces sécessions, celles intéressant les trois pays baltes, se sont faites unilatéralement, créant, sans le vouloir le précédent dont pourrait se réclamer d’autres territoires comme, dans le cas qui nous intéresse, les républiques autonomistes du Donbass.

Les enjeux en étaient la maîtrise du marché de l’énergie et la remise au goût du jour de la vieille obsession russe de l’accès permanent aux mers chaudes. Encore fallait-il un prétexte pour entraîner Poutine dans une surenchère que la propagande américaine transformerait en agression délibérée et qui permettrait d’abattre, une fois pour toutes, l’ours russe. Phantasme, anticipation ? Encore une fois c’est Victoria Nuland, citée par l’universitaire Michaël Hudson, qui nous donne la réponse. Dans une conférence de presse au Département d’Etat le 27 janvier 2022, elle déclare : « Si la Russie envahit l’Ukraine, d’une manière ou d’une autre, Nord Stream II n’ira pas de l’avant ». Le professeur Hudson poursuit par cette remarque personnelle : « Le problème est de créer un incident suffisamment offensif et de dépeindre la Russie comme l’agresseur[3] ».

Le paradoxe est que Madame Nuland qui vient de quitter l’état-major du président Biden et qui a pour l’Union Européenne des mots d’une vulgarité affirmée, se montre autrement prudente quant à une intervention directe de l’OTAN dans la guerre. Il serait imprudent et malhonnête de lui prêter comme au président Biden des intentions bellicistes à l’encontre de Moscou. Disons plus simplement que tout s’est passé, depuis les promesses inconsidérées de M. Barroso, comme si la reprise par la force des provinces autonomistes de l’est devenait une priorité nationale ukrainienne :

– coup d’État de Maïdan, généreusement financé de l’extérieur selon les déclarations de Victoria Nuland (5 milliards de dollars),

–  fuite du président prorusse Victor Ianoukovitch,

–  venue au pouvoir de Petro Porochenko, chassé en 2019, puis élection de Volodimir Zelensky,

– sécession de la Crimée (16 mars 2014),

–  sécession des oblats de Donetsk et de Louhansk, (avril 2014),

–  protocoles de Minsk (5 septembre 2014), garantis par l’Allemagne et la France « afin de gagner le temps nécessaire » à la reprise des combats contre les républiques autonomistes et la Russie, selon les aveux d’Angela Merkel et François Hollande,

– bombardement pendant sept ans des provinces sécessionnistes de l’est (16 000 morts),

– préparation intensive de l’armée ukrainienne avec assistance américaine (5 000 conseillers américains, et européenne pour la préparation),

– livraison de matériel militaire et d’armes à l’Ukraine,

– implantation de douze bases de la CIA à la demande du service ukrainien,

– reprise des combats en février 2022, chaque partie en rejetant la responsabilité sur l’autre, une augmentation très importante (sic) des bombardements et explosions (ukrainiens) au Donbass étant enregistrée le 17 février, la Russie intervenant le 22 février

En réalité les accords de Minsk n’ont jamais été respectés, l’Ukraine allant jusqu’à interdire la langue russe dans les terres contestées et n’accordant, comme elle s’y était engagée, aucune autonomie au Donetz et à Louhansk. Elle complétait le tableau en bombardant le Donbass, c’est-à-dire ceux qu’elle revendiquait comme étant sa propre population. Pour sa part, la Russie soutenait en sous-main lesdits territoires en leur envoyant des « volontaires ».

Il faut être clair sur ce point. Dans un premier temps qui court jusqu’au protocole de Minsk, les oblasts de Donetz et de Louhansk demandaient leur autonomie et non leur indépendance. L’Ukraine s’est engagée à la leur donner, mais n’a jamais tenu cette promesse. La sécession de la Crimée a changé la donne. Elle constitue la pierre d’achoppement d’un imbroglio juridique insoluble.

Les éléments en sont les suivants : lors de la dislocation de l’URSS, un référendum est organisé en Crimée le 12 février 1991 sur la question de savoir si cette république entend redevenir une République socialiste soviétique autonome de l’URSS : le résultat en est sans équivoque avec 94,3% de « oui » et 81,37% de participation. La RSSA de Crimée est pourtant dissoute le 26 février 1992 et reçoit la qualification de République autonome. On oublie, du côté de Kiev, que c’est d’une décision personnelle de Nikita Khrouchtchev qu’est résulté le rattachement de la Crimée à l’Ukraine.

Deux ans plus tard, un nouveau référendum est organisé par la République autonome de Crimée portant sur son éventuel rattachement à la Fédération de Russie. Une fois encore, le résultat en est sans équivoque ave 96,6 % de « oui ». Le caractère majoritaire du vote est indéniable. Pourtant, le gouvernement ukrainien dénie aux Criméens le droit de disposer d’eux-mêmes alors qu’il le reconnait aux Bosniens ou aux Kosovars. Le président de la Serbie, Aleksandar Vucic, ne s’est pas fait faute de dénoncer l’hypocrisie de l‘Occident à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2023.

La querelle juridique n’est pas près de s’éteindre dans l’incapacité des instances internationales à trancher entre le principe de l’intangibilité des frontières et celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. A tout le moins conviendrait-il de garder la mesure dans un conflit où rien de probant ne ressort du débat de fond.

Ces données, incontestables, posent clairement l’équation que les parties au conflit doivent résoudre, ou par la force, ou par la négociation, ou par leur combinaison. Avant de poursuivre une guerre fratricide, les protagonistes ont recherché les voies du dialogue. Nous savons aujourd’hui que des pourparlers ont effectivement eu lieu en Turquie en avril 2022 et que Russes et Ukrainiens étaient proches d’un accord. Mais les pressions américaines ont été suffisamment fortes et convaincantes pour dissuader Kiev de signer quelque document que ce soit. Cela se comprend : les États-Unis avaient besoin d’un conflit qui affaiblisse durablement la Russie. Une issue rapide ne faisait pas leurs affaires. Les déclarations du ministre Lemaire promettant « de mettre à genoux » la Russie en quelques mois corroborent cette thèse. Effectivement, les troupes russes, (135 000 hommes dont 60 000 pour la première vague d’assaut) insuffisantes pour occuper un territoire comme l’Ukraine, se sont repliées dès les premiers affrontements afin de sauvegarder ce qui leur paraissait essentiel, la sécurité des républiques devenues sécessionnistes, puis leur intégration au sein de la Fédération de Russie. Leur avancée vers l’ouest ne visait qu’à faire diversion afin de réduire la pression du pouvoir central de Kiev sur le Donbass.

Les belligérants ont alors mis en place deux stratégies opposées :

Ayant reconstitué sa puissance de feu grâce à l’artillerie et l’aviation, le commandement russe a choisi la défensive et ancré ses positions au sol par trois lignes de défense successives qui sont devenues très difficilement délogeables. Le choix a été fait d’user les forces ukrainiennes, sachant que les pertes de l’adversaire seraient de plus en plus difficiles à combler. C’est la stratégie de l’usure, dans laquelle les Russes, dont l’armée est conçue pour la défensive, sont passés maîtres.

Les Ukrainiens, au contraire, ont engagé leurs meilleures troupes dans l’offensive, suivant les ordres donnés par le président Zelensky, contre l’avis des militaires, d’avancer à tout prix. Il en est résulté des combats inutiles et coûteux en vies humaines. La bataille de Bakhmout est emblématique de ce choix. Perdue ou gagnée, elle a surtout été meurtrière pour les deux camps. L’offensive dite « de printemps » – en réalité en juin 2023 – n’a pas dérogé à ce schéma. En partie au moins pour convaincre ses partenaires occidentaux de l’aider puissamment, Volodimir Zelensky a engagé son corps de bataille dans des assauts visant à conquérir ou reconquérir la ville de Bakhmout. Les Russes se sont contentés d’envoyer au casse-pipe les mercenaires bien entraînés de la société Wagner. Les pertes se sont avérées insupportables pour les Ukrainiens et leurs meilleures unités y ont laissé beaucoup de plumes. Etendue à l’ensemble d’un front de plus de deux mille kilomètres, la stratégie Zelensky n’a pas pleinement convaincu. L’annonce de l’offensive de printemps, des mois à l’avance, a sonné l’alarme dans le camp d’en face qui a fait un gros effort de renseignement, sachant que 260 satellites du dispositif otanien surveillait ses forces, déployées en profondeur sur trois lignes de défense. Dans une interview donnée le 20 février 2024 à l’agence Tass[4], le ministre russe de la Défense, le général Choïgou a expliqué que tout l’art de la guerre avait été dans le conflit ukrainien de se montrer patient et de minimiser les pertes russes tout en maximisant celles des Ukrainiens. Il a donné des chiffres impossibles à vérifier et probablement exagérés. L’agence Tass donne quotidiennement l’état des pertes ennemies en matériel et en personnel mais aucune donnée relative aux forces russes.  De l’avis des experts indépendants comme le colonel Jacques Baud, ancien responsable du renseignement suisse, ou Alain Juillet, ancien directeur du renseignement de la DGSE et initiateur de la sécurité économique en France, et en l’absence de comptage contradictoire, il semble acceptable de dire que le rapport des pertes serait d’environ 1 à 5 en faveur des Russes, ce qui situerait le chiffre des morts ukrainiens aux environs de 500 000 et celui des Russes à 100 000. Ce qui en revanche est avéré, c’est la minoration incroyable de ses pertes faite par le président Zelensky qui les situe à 31 000 à ce jour.

Pendant que se déroulent les combats sur le terrain, une attaque, maritime et même sous-marine contre des objectifs civils intervient en septembre 2022. Ce sont les deux attentats commis en mer Baltique contre les gazoducs Nord Stream I et II, le premier le 26 septembre 2022, le second quelques jours plus tard. Facilement imputables, ces actes terroristes (c’est le mot qui convient) ont fait l’objet d’enquêtes allemande, danoise et suédoise dont les résultats n’ont pas été publiés. Preuve évidente d’un embarras général. Des sources occidentales en ont rejeté la commission sur les Ukrainiens, mais il parait peu probable que la marine ukrainienne dispose des équipements et des personnels pour mener à bien pareille mission par une centaine de mètres de fond nécessitant de grosses quantités d’explosifs.

On a tenté d’accréditer la thèse que les Russes eux-mêmes auraient commandité l’attentat : cette accusation ne résiste pas à l’analyse, pour trois raisons : l’ampleur des dommages ; l’identification très claire du premier bénéficiaire de l’interruption de tout ou partie du trafic gazier entre l’Allemagne et la Russie ;  enfin et surtout la localisation des attentats, à proximité de l’île danoise de Bornholm où sont localisés des moyen de détection américains très puissants qui surveillent les entrées et sorties des sous-marins russes dans la mer Baltique. Ce qui peut être affirmé sans risque d’erreur, c’est que rien n’a pu se faire sans le contrôle des Américains. Ce qui induit leur aval. Peut-être ne saura-t-on jamais avec certitude qui a fait quoi, mais cela n’a plus tellement d’importance face à l‘immense défi qui attend la communauté internationale : celui d’une guerre mondiale totale qui rayerait de la carte l’Europe et les États-Unis, fortement urbanisés, moins durement la Russie des immensités, encore moins la Chine et le reste du monde.

Pour les bellicistes déclarés, la solution serait de combattre jusqu’au dernier soldat… ukrainien. Leur camp peut compter sur l’appui de la quasi-totalité des médias, la propagande officielle et l’argent. Dans les débuts de la guerre, l’opinion s’est ralliée presqu’unanimement à leurs thèses, d’autant plus facilement que les médias russes ont été purement et simplement interdits au niveau européen. Cette même opinion a évolué au fur et à mesure de la prolongation des combats, de l’insensible retrait américain et des dissensions européennes.

 

La fin annoncée de la suprématie occidentale

Qui dit OTAN dit États-Unis. Les bons petits soldats de l’organisation de l’Atlantique Nord suivent aveuglément les injonctions venues de Washington. Ils ont réagi à propos de l’Ukraine comme ils l’avaient fait au sujet de l’Irak, de la Libye ou de l’Afghanistan. Ils ont plus de mal à propos de la Chine qui s’installe désormais comme seule rivale de la puissance la plus riche, mais aussi la plus endettée au monde. Cette lente modification des sphères d’influence dans le monde fait les affaires de la Russie, pas mécontente de sortir du halo américain. Car cela signifie que Washington ne mettra pas autant de hargne à défendre Kiev qu’il l’eût accepté voici quarante ans. Jusqu’alors assurés d’imposer la pax americana au reste du monde, Asie, Afrique, Amérique latine, et d’installer le dollar – accessoirement l’euro – comme les monnaies universelles, les alliés de l’OTAN ont perdu leurs certitudes. Quant à leurs positions géostratégiques, ils comprennent qu’ils doivent désormais compter avec les BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud –, auxquels se sont ajoutés depuis le 1er janvier l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui conjuguent leurs moyens pour affaiblir l’Occident confondu avec l’OTAN, a fortiori depuis que les pays scandinaves ont rallié cette dernière. Leur alliance, d’économique tend à devenir politique et vise à faire contrepoids au G7. Forts de leurs trois milliards six cent onze millions d’habitants, contre 783 millions d’Occidentaux, les BRICS contrôlent l’essentiel du marché pétrolier surtout depuis qu’ils accueillent les deux principaux fournisseurs de la péninsule arabique et détiennent une bonne partie de la dette américaine et européenne.

Les premiers effets de cette inversion des rapports de force se constatent en Afrique et dans la péninsule arabique. La France s’est vu chasser sans ménagement de l’Afrique subsaharienne en une décade et deux présidences. Celles de François Hollande et d’Emmanuel Macron. Il suffit de regarder une de ces cartes Vidal de La Blache qui illustraient sur tous les murs de classe l’œuvre coloniale de la Troisième République pour mesurer ce qu’est devenu l’influence de la France, désormais ramenée à l’hexagone. En moins de temps qu’il n’en faut pour passer du CM 1 à la classe de philosophie, le président de tous les abandons – ENA, corps préfectoral, corps diplomatique – aura réduit à néant l’œuvre de tant d’administrateurs, métropolitains ou ultramarins, que De Gaulle ne s’en retournera même pas dans sa tombe. Car « sa » France, celle de Charles De Gaulle, indépendante – ou souveraine si l’on préfère – politiquement, économiquement, militairement, énergétiquement – ne représente plus qu’une ligne sur le grand livre de l’Histoire. Le sentiment européen d’appartenance à une entité considérable – au sens premier du terme – ne suffirait pas à effacer la conscience du déclin. L’Europe coloniale a vécu, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose mais l’idée gaullienne d’une Communauté, dont il fut le premier Président, n’a pas davantage prospéré. Faute de s’être montrés solidaires de leurs amis français, les pays de l’UE ont perdu eux aussi leur crédibilité pendant que les États-Unis jouaient le grand air de la décolonisation.

Qui le leur reprocherait ? Les Américains n’ont guère changé depuis que Tocqueville soulignait leur vibrant patriotisme. De la doctrine Monroe à leurs interventions tardives mais décisives dans les deux guerres mondiales, les États Unis ont su garder le cap d’une rectitude et d’une honnêteté morale héritées de leurs origines WASP[5], tout en cultivant leur appétence pour les affaires :  business is business. Simplement, ils ont adopté depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ce que l’on pourrait appeler la « doctrine Patton ». Ce général, champion de l’offensive à la tête de son unité blindée, a préconisé, alors que les opérations militaires n’étaient pas encore terminées, de se retourner contre l’Armée Rouge qui venait de porter les coups les plus sévères à la Wehrmacht. Harry Truman, à peine installé à la Maison Blanche, a repris cette doctrine qui allait enfanter le maccarthysme et figer les relations entre les États Unis et l’URSS dans des postures de mutuelle méfiance. Il est clair que la personnalité de Staline et la nature dictatoriale du régime communiste ont joué un rôle décisif dans la venue de la guerre froide et le bouclage du rideau de fer.

Quarante- cinq ans plus tard, le 25 décembre 1991, la dislocation de l’URSS actée à Minsk (!) par la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine aurait pu et dû ouvrir une nouvelle ère, celle d’une coexistence pacifique que la Russie de Gorbatchev puis de Boris Eltsine, appelait de ses vœux. La réponse américaine fut la doctrine Wolfowitz qui prenait acte de la suprématie américaine et en posait les conditions du maintien. Qui commençaient par le démembrement cette fois de la Fédération de Russie en quinze entités indépendantes. Dans les faits, ce fut la Russie moribonde, moquée, humiliée.

 

Le relèvement de la Russie

C’était préjuger de la capacité de rebond d’un pays aux ressources gigantesques et au patriotisme indéracinable. Un homme l’incarna, choisi par Boris Eltsine, dont ce fut sans doute le coup de génie, le kgbiste Vladimir Poutine.

On a tout dit de cet homme secret mais moderne dans son appréhension du pouvoir, et il n’est pas indispensable d’y revenir. Sauf pour souligner qu’il a rendu au peuple russe sa fierté.

La Russie de Vladimir Poutine est très éloignée du modèle soviétique, quand bien même elle présenterait des aspects contestables au regard des droits de l’homme. Toutefois son évolution s’est opérée dans le sens d’une certaine libéralisation, alors que les États-Unis, seuls maîtres du monde et inconscients de l’éveil de la Chine, suivaient le chemin inverse et écrasaient les obstacles réels ou supposés à leur toute puissance avec le lourd passif d’agressions contre des États souverains – Irak, Viêt-Nam, Grenade, Panama, Somalie, Afghanistan–, les activités douteuses de la CIA et l’ouverture de camps de détention hors de leur territoire, Pendant que la Russie se reconstruisait.

En ce début de troisième millénaire, l’image que renvoient l’un de l’autre les anciens alliés contre l’hitlérisme est, de ce fait, plus nuancée qu’on ne la présente communément. La guerre d’Ukraine, dont il est de bon ton d’imputer le déclenchement à la seule Russie et forcément à Poutine, n’a pas éclaté par hasard pas plus que ses protagonistes ne sont à ranger tous dans le même camp. En particulier, il n’est nullement assuré que la stature de Poutine entre dans le costume que lui taillent sans vergogne les médias occidentaux. Le manichéisme s’applique malaisément aux péripéties des relations internationales surtout quand s’y ajoute une inculture consternante telle celle qui fait dire à la tête de liste Renaissance aux européennes qu’Edouard Daladier était un défaitiste, assertion rigoureusement fausse à l’égard du seul politique de la Troisième République qui ait fait du réarmement son crédo invariable. De même, qu’il est devenu périlleux d’oser nuancer les jugements sur le conflit en cours.

Pour les supposés pro-ukrainiens (sic), l’entièreté de la responsabilité revient à Vladimir Poutine. Les comparaisons – peu flatteuses – n’ont pas manqué : Hitler, Staline, mais pas Napoléon pourtant peu chiche en déclarations de guerre. Faisant litière de la parole non tenue des dirigeants américains, Poutine a effectivement lancé ses troupes contre un adversaire qui bombardait depuis sept ans deux provinces de son propre territoire, au prix modique de 16 000 morts. L’avancée des forces russes, condamnable au regard du droit international – mais pas davantage que les interventions américaines sur quatre continents – pose paradoxalement plus de problèmes que de satisfactions aux Russes. Ils sont en effet pris pour cibles des va-t-en guerre de salon, l’énoncé de toute réserve à la perfection démocratique de l’Ukraine rejeté comme un crime, le moindre commencement de compréhension de la politique russe tenu pour une apologie honteuse. Les voix autorisées d’Alain Juillet, de Caroline Galactéros, d’Éric Denécé ou du colonel Jacques Baud ne sont plus écoutées mais stigmatisées. En attendant mieux.

On aura rarement connu pareil déchaînement de propagande contre un pays qui n’est certes pas un allié traditionnel de la France, mais dont il serait léger d’oublier le rôle décisif qui fut le sien pour abattre le nazisme. Les dix millions de soldats porteurs de l’étoile rouge pèsent moins que les quatre centaines de milliers de GI.  Il y a donc fort à parier que, pour commémorer le 80e anniversaire du débarquement en Normandie, l’Allemagne sera invitée, qui était alors notre ennemie, mais pas la Russie qui était notre alliée, que sera également de la fête l’Ukraine qui fournissait des SS par dizaines de milliers et des gardiens de camps de la mort par centaines ou milliers, mais pas la Yougoslavie, essentiellement la Serbie, qui eut plus de morts que les États-Unis.

Sans aucun doute, les autorités russes ne sont pas davantage respectueuses du droit à la contestation ou, tout simplement à l’information. Il n’est nullement question d’absoudre Vladimir Poutine des crimes qu’il aurait commis. A une condition toutefois : que ces crimes soient avérés et qu’il ait pu s’en expliquer.

Les accusations ne sont pas des verdicts. Celles portées contre les dirigeants russes nommément désignés ne vaudraient que confirmées par une juridiction qui ne soit pas de circonstance. Mais rappelons que les États-Unis, la Russie, Israël, la Chine et l’Inde n’ont pas ratifié la création de la CPI. Convenons que le décès en détention d’un opposant peut exiger des explications. Mais rappelons à ce sujet que la mort dans la prison de La Haye du président de la Serbie, Slobodan Milosevic, en 2006, n’a suscité aucune interrogation, encore moins d’indignation. Pour ma part, je peux modestement attester de ce que, quelques semaines avant cette issue fatale, le président serbe qui n’avait pas été condamné, rappelons-le, paraissait en bonne forme.

En tant que démocrates, nous avons le devoir de l’exemplarité et de l’honnêteté. Entendre toutes les versions, cesser de bâillonner les adversaires, faire valoir nos appréciations sans exclusive.

Il y a plus important encore.

Au nom de la simple humanité, il faut cesser le feu le plus vite qu’il se peut. Il faut mettre un terme aux pertes terribles que subissent les Ukrainiens et dont ils mettront des dizaines d’années à se remettre. Tant pis pour les Russes s’ils doivent faire taire les canons. Tant mieux pour les soldats qui reverront leurs familles. La porte des négociations n’est pas ouverte, mais elle n’est pas non plus fermée à double tour. A nous de tourner la poignée et de rendre un sens au mot de diplomatie.

Jean-Pierre Chevènement et Hubert Védrine, tous deux grands serviteurs de l’État, appellent à la discussion. Quel qu’en soit le déroulement, la négociation vaudra toujours mieux que la poursuite de la guerre. Ce constat qui n’a rien d’original s’avère d’autant plus impératif que les torts ne sont l’exclusivité de personne, que nous devons à la Russie au moins partie de la reconnaissance dont nous ne sommes pas chiches envers les États-Unis et à l’Ukraine le respect de ses droits, rien que ses droits mais tous ses droits.


[1] https://www.lagedhomme.com/ouvrages/pierre-marie+gallois/le+sang+du+petrole+%3A+irak/1886

[2] https://cf2r.org/tribune/les-veritables-adversaires-de-lamerique-sont-ses-allies-europeens-et-autres/

[3] https://cf2r.org/tribune/les-veritables-adversaires-de-lamerique-sont-ses-allies-europeens-et-autres/

[4] https://reseauinternational.net/linterview-de-serguei-choigou-par-mikhail-petrov/

[5] White Anglo-Saxon Protestant.

La Corée du Nord – l’obsession nucléaire. Entretien avec Juliette Morillot 

La Corée du Nord – l’obsession nucléaire. Entretien avec Juliette Morillot 

 

par Juliette Morillot* – Revue Conflits – publié le 1er avril

https://www.revueconflits.com/la-coree-du-nord-lobsession-nucleaire-entretien-avec-juliette-morillot/


Journaliste, auteur de nombreux ouvrages sur la Corée du Nord, Juliette Morillot explore les évolutions culturelles et politiques des Corées et de l’Asie du Sud-Est. Elle vient de publier La Corée du Nord en 100 questions (Tallandier).

Propos recueillis par Alban de Soos.

La Corée du Nord : L’obsession nucléaire en 100 questions, Taillandier, 2024, 19,90€. 

Au début de votre ouvrage, vous expliquez l’histoire de la Corée, colonie japonaise de 1910 à 1945. Une histoire marquée par les guerres, les pillages et les invasions, ce qui a conduit la Corée à fermer ses frontières, devenant un « royaume ermite ». Peut-on dire ainsi que la Corée, et en l’occurrence la Corée du Nord, tient dans son ADN ce renfermement sur elle-même ?

Je pense que l’expression « royaume ermite » utilisée par les médias étrangers pour parler de la Corée du Nord est une manière pratique de décrire un pays qui est fermé. Cependant, cette expression fait référence aux siècles passés, remontant à l’époque avant la partition de la Corée. J’explique dans le livre que jusqu’au XVIIe siècle, la Corée était du fait de sa volonté face aux invasions et destructions récurrentes un royaume totalement fermé, bien avant la colonisation japonaise. Cette tendance s’explique en partie par la position géopolitique de la Corée, prise en tenaille historiquement par deux puissants empires, la Chine et le Japon. Cette méfiance envers le monde extérieur est profondément enracinée dans l’identité coréenne, tant au Nord qu’au Sud.

Bien que la Corée du Sud soit aujourd’hui ouverte à l’Occident et accepte désormais l’immigration, cette transition reste complexe. En revanche, la Corée du Nord, en raison de sa nature fermée, accentuée davantage depuis la pandémie de COVID-19, est effectivement isolée de la communauté internationale. Cependant, ce n’est pas nécessairement une volonté d’isolement de sa part, mais plutôt une tentative de se protéger, conforme à sa doctrine du juche.

Pour résumer, cette caractéristique est commune aux deux Corées et est profondément enracinée dans leur histoire. La pandémie de COVID-19 l’a accentuée en Corée du Nord, mais il est important de noter que le pays entretient des liens avec de nombreux pays à l’étranger, en Asie du Sud-Est, en Afrique, au Moyen-Orient, avec les anciens pays du bloc soviétique et bien sûr la Russie… Malgré son image d’isolement, la Corée du Nord cherche à rayonner à l’étranger et à établir aussi des relations à l’international, y compris avec les États-Unis, comme en témoignent les rencontres avec Trump en 2018 et 2019.

On parle souvent de l’arme nucléaire comme l’assurance-vie de la Corée du Nord contre une invasion américaine. Au-delà de cette méfiance vis-à-vis du monde occidental, j’imagine qu’il y a un caractère historique à cette volonté de garantir une indépendance longtemps mise à l’épreuve.

C’est une continuation de ma réponse précédente, qui se résume par un proverbe coréen : « Quand les baleines se battent, les crevettes ont le dos rompu ». Les baleines représentent les grandes puissances, autrefois la Chine et le Japon, après ça a été la guerre froide, et aujourd’hui la Chine et les États-Unis. Le destin du pays, ainsi que sa partition en 1945, a été décidé par les dernières grandes puissances sans que les Coréens n’aient leur mot à dire, ce qui explique ce sentiment de menace extérieure permanente.

En discutant avec les Nord-Coréens, on perçoit aussitôt cette peur d’être à nouveau écrasé, c’est un sentiment profondément ancré. Les destructions majeures du pays pendant la guerre de Corée, notamment l’utilisation massive du napalm, ont marqué les esprits. C’est pourquoi le développement de l’arme nucléaire est une priorité. Les menaces américaines d’utiliser l’arme atomique pendant la guerre de Corée ont été un catalyseur majeur dans la décision de Kim Il Sung de doter le pays de cette arme. À Pyongyang, on me rappelle, quand j’y vais, les déclarations de Charles de Gaulle sur la dissuasion nucléaire. Cette volonté d’une défense indépendante est au cœur de l’identité actuelle de la Corée du Nord, malgré sa taille modeste en comparaison avec les grandes puissances. En effet, la péninsule coréenne, dans son ensemble, fait approximativement la taille de la Grande-Bretagne, avec une grande partie de son territoire recouverte de montagnes (80 % au Nord et 70 % au Sud), ce qui souligne le contraste entre la petite Corée et les grandes puissances mondiales.

À la question 27, « Qui est vraiment Kim Jong Un ? », vous décrivez un homme qui a eu une enfance à l’occidentale : il a grandi à Berne en Suisse ; passionné de basket et de ski, il joue à la PlayStation, il voyage en Europe, dont à Paris, et se rend à Disneyland au Japon. Comment expliquer cet endoctrinement, cette fermeture sur le monde, et ce rejet de la culture occidentale, alors que Kim Jong Un a grandi en Europe ?

Il n’y a pas de rejet de la culture occidentale en Corée du Nord ; au contraire, il existe des liens étroits entre l’élite nord-coréenne et la France dont l’image est bonne. Kim Jong Un s’est rendu à Paris, Kim Jong Nam, qui a été assassiné, y allait, la femme de Kim Jong Il a été soignée d’un cancer à Paris et Kim Jong Il, mais aussi Kim Jong Un ont tous les deux fait appel à des chirurgiens français qui se sont rendus à Pyongyang !  Des liens anciens existent donc entre les deux pays. Les années d’études de Kim Jong Un en Suisse ont été significatives, il a même suivi des cours sur la démocratie, ce qui lui a donné une certaine connaissance du monde occidental. Cependant, il ne faut pas leur donner trop d’importance : Kim Jong Un n’était qu’un adolescent et vivait dans un milieu totalement coréen.

Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, Kim Jong Un a sincèrement eu l’intention de provoquer des changements et d’ouvrir un peu le pays et l’économie. Ses premières années à la tête du pays ont été marquées par des réformes économiques visant à permettre une certaine liberté d’entreprise en Corée du Nord, des réformes qui avaient déjà commencé sous Kim Jong Il après la grande famine. Il y avait donc une volonté réelle de moderniser le pays, et lorsque Kim Jong Un disait qu’il ne voulait pas que son peuple souffre, cela semblait sincère.

Cependant, les sanctions internationales se sont multipliées avec les essais nucléaires et balistiques et c’est la population qui en souffre le plus. Elles n’ont aucun effet sur les programmes qu’elles sont censées limiter. Aujourd’hui, la Corée du Nord est étouffée par ces sanctions. Son économie souffre d’autant que, pendant la pandémie, elle a refermé ses frontières, devenant pour le coup un vrai royaume ermite. En refermant ses frontières avec la Chine pour se protéger, elle s’est par la même occasion coupée d’un commerce vital.

Cet isolement accru, combiné aux sanctions internationales et à l’échec des pourparlers avec Donald Trump, a marqué un tournant dans la politique nord-coréenne, renforçant sa détermination. Après cela, les orientations ont changé et Kim Jong Un est revenu sur les réformes initiales qu’il avait entreprises à son arrivée au pouvoir. Le temps des réformes et de l’ouverture, même timide, est passé. Beaucoup ont voulu croire en un adoucissement de la situation avec l’émergence de Kim Yo Jong, la sœur de Kim Jong Un, peut-être parce que c’est une femme, mais non, cela n’a pas été le cas.

Vous évoquez dans votre ouvrage le rôle prépondérant de la Suède en Corée du Nord. Vous soulignez à ce titre le rôle de médiateur dans la diplomatie officieuse qu’a joué la Suède, notamment pour préparer la rencontre en Mongolie entre la fille de Megumi Yokota, une kidnappée japonaise, avec ses grands-parents, ainsi que pour obtenir la libération d’Otto Warmbier, étudiant américain emprisonné à Pyongyang.

Comment la Suède a réussi à développer des liens diplomatiques avec Pyongyang. Est-elle le seul pays occidental à entretenir ce genre de relations avec la Corée du Nord ?

Cette question est complexe : il s’agit d’une diplomatie souterraine, mais en effet, elle revêt une grande importance, notamment pour ce qui est de la libération des Occidentaux retenus en Corée du Nord. Elle a permis aussi l’organisation de rencontres sensibles sur le nucléaire entre les États-Unis et la Corée du Nord. Les canaux de communication alternatifs jouent un rôle crucial dans ce contexte. Bien que l’on ait espéré que les Suisses pourraient également avoir un impact sur le terrain, puisqu’ils accueillent une ambassade nord-coréenne, Genève ne semble pas être centrale dans ce processus de diplomatie officieuse.

Je n’ai pas grand-chose d’autre à vous dire là-dessus, car cette diplomatie se fait par des réseaux parallèles, dont on ne parle pas, mais qui sont pour autant très solides et très anciens. Quand on en parle ouvertement dans les médias, c’est à l’occasion de situations extraordinaires liées à des Occidentaux, comme lorsque la Suède a joué un rôle d’intermédiaire pour la libération de Kenneth Bae, missionnaire américain détenu en Corée du Nord pour prosélytisme. Ou lorsqu’elle a organisé la rencontre en Mongolie des parents de Megumi Yokota, japonaise kidnappée par la Corée du Nord et depuis décédée, avec leur petite fille.

Comme vous l’écrivez dans votre ouvrage, en avril 2022, lors de la parade militaire célébrant les 70 ans de la fondation de l’armée, Kim Jong Un a pris ses distances vis-à-vis de la doctrine de persuasion. En effet, il explique que l’arme nucléaire ne peut se limiter à une simple dissuasion, mais pourrait être utilisée dans le cas ou la Corée du Nord serait face à une situation non souhaitée.

Peut-on dire que la menace nucléaire nord-coréenne a augmenté avec ce changement de direction dans la doctrine nucléaire de Pyongyang, où cela relève simplement d’une volonté d’affirmation de puissance, la Corée du Nord étant déjà prête à faire usage du nucléaire, au-delà de la dissuasion ?

Non, la Corée du Nord n’était pas prête à faire usage du nucléaire au-delà de la dissuasion. Cependant, le contexte mondial a évolué, et la décision de Kim Jong Un de passer à une arme qui dépasse le simple aspect dissuasif et de durcir sa position découle probablement de l’échec du sommet de Hanoï. À ce moment-là, les Américains n’ont pas pleinement pris la mesure de ce que la Corée du Nord leur proposait comme concessions. En 2018, Kim Jong Un avait proposé de fermer l’Institut national sur le nucléaire dans une lettre adressée à Donald Trump, ce qui constituait une offre significative, mais qui n’a pas été prise en compte. À Hanoï, il a proposé de démanteler la centrale nucléaire de Yongbyon, mais cette proposition n’a pas été retenue non plus. Je pense qu’à ce stade, les Nord-Coréens en ont eu assez et ont décidé que cela ne se reproduirait pas. Je pense que les Américains n’ont pas saisi l’importance du geste de la Corée du Nord, car le dialogue aurait pu continuer avec peut-être des avancées à la clé. En rentrant à Pyongyang, il était clair que Kim Jong Un considérait que c’était fini. Il recherchait la levée des sanctions ou au moins la poursuite du dialogue sur ces bases, mais ses efforts ont été balayés. Le sommet de Hanoï s’est terminé par un échec.

Ensuite, il y a eu la pandémie de Covid, suivie par une déclaration en avril 2022, puis en septembre de la même année, avec une nouvelle doctrine nucléaire. Comparée à la précédente, cette nouvelle doctrine est plus directe, les termes ont changé et les références historiques ont disparu. Elle justifie désormais l’utilisation de l’arme nucléaire en cas d’estimation d’une menace ou d’un danger, ce qui représente un changement significatif, car il ne s’agit plus de dissuasion, mais de frappes préventives, revendiquant ainsi le droit de le faire. Le ton de cette nouvelle doctrine est beaucoup plus technique, moins idéologique, avec la possibilité de frapper en dehors du cadre de la dissuasion.

Les discours ultérieurs de Kim Jong Un confirment cette tendance, et le deuxième point majeur est le fait que la Corée du Sud ait été désignée comme ennemi numéro un, même avant les États-Unis. De plus, il n’y a plus non plus de perspective de réunification, ce qui marque un changement majeur. En janvier dernier, Kim Jong Un a déclaré que la réunification n’était plus un objectif de la Corée du Nord. Il s’éloigne ainsi radicalement de la politique de Kim Il Sung et de Kim Jong Il, dont l’objectif officiel était de réunifier la péninsule. Désormais, Kim Jong Un considère cela comme une erreur et a abandonné toute référence à la Corée du Sud et à la réunification.

Tout cela se produit dans un monde en mutation, comme en témoignent les événements à Gaza et en Ukraine avec la Russie. Les cartes sont en train d’être redistribuées, et Kim Jong Un prend position pour se défendre, notamment en se rapprochant de la Russie. Donc oui, la doctrine nucléaire nord-coréenne est plus dangereuse, au même titre que le monde est devenu plus dangereux.

« Le rêve commun de réunification était un mythe, il est aujourd’hui une utopie. Et « une erreur », ainsi que Kim Jong Un l’a affirmé à la fin de l’année 2023, excluant dès lors toute réconciliation ou réunification avec la Corée du Sud.

Face à ces propos, une réunification semble très compliquée, comme vous l’évoquiez dans votre réponse précédente, tant le fossé entre le Nord et le Sud s’est creusé. Est-ce que les États-Unis et l’Europe ont compris et se rendent à l’évidence qu’une fusion des deux Corées est à exclure, et que jamais la Corée du Nord ne sera prête à se dénucléariser ?

Le fossé entre les deux Corées est indéniable, mais il semble plus évident du côté sud-coréen. Les Sud-Coréens ne peuvent ignorer l’impact économique d’une Corée du Nord affaiblie, si une réunification était effectuée. De plus, dans la jeune génération sud-coréenne, le lien avec les ancêtres nord-coréens est dépassé. Pour eux, c’est une histoire de grands-parents. En Corée du Nord, la question est davantage idéologique. Comme je l’ai mentionné précédemment, la réunification était autrefois un objectif officiel, mais elle est désormais considérée comme une erreur.

Il est difficile de comprendre pourquoi Kim Jong Un a pris cette direction. Peut-être cherche-t-il à mobiliser son peuple en désignant un ennemi commun, ce qui pourrait renforcer l’unité autour d’une nouvelle idéologie et accroître son propre pouvoir en tant que dirigeant. À ce stade, il est difficile d’en être certain.

Après avril 2022, le langage utilisé a changé. Alors qu’auparavant, on parlait d’exercices d’entraînement en Corée du Nord, désormais, il est question d’exercices de préparation à la guerre. Les mots ont de l’importance et trahissent un changement radical.

Il y a eu un semblant d’ouverture sur le monde en 2018, notamment avec la rencontre du président Donald Trump, qui a été un échec. Malgré cet échec, j’imagine que cela a quand même été bénéfique pour Kim Jong Un, qui a obtenu le statut de chef d’État respectable.

Cela a été largement bénéfique, et ce n’est pas perçu comme un échec en Corée du Nord. Cette rencontre a considérablement amélioré l’image de Kim Jong Un, car dans la philosophie du juche, l’idéologie nationale, il y a cette aspiration à négocier d’égal à égal avec les grandes puissances, notamment les États-Unis. Jusqu’en 2018, 2019, la Corée du Nord était largement ignorée et raillée par les Occidentaux, dans les médias et sur la scène internationale. Par exemple, pendant longtemps, les Occidentaux ont nié que la Corée du Nord possédait des armes nucléaires. Même récemment, j’ai encore été interrogée sur ce point sur un plateau de télévision. Combien de fois faudra-t-il le répéter ? Oui ils ont l’arme nucléaire ! On a trop longtemps voulu nier cela ; un peu la méthode Coué ! Maintenant, en outre, avec le soutien russe, ils pourront développer les aspects balistiques qu’ils ne maîtrisent pas ou qui sont à perfectionner. Aujourd’hui, les cartes dans les médias représentent enfin la Corée du Nord avec 50 têtes nucléaires, et maintenant, Pyongyang est au centre des discussions dans les journaux.

Cette rencontre a donc permis de donner une visibilité et de changer l’image de Kim Jong Un. Auparavant, il était souvent dépeint comme un fou avec des missiles, complètement instable, selon des articles datant d’il y a une dizaine d’années dans des médias tels que L’Express ou Le Point. Désormais, il est reconnu qu’il dirige un régime dictatorial, avec des objectifs clairs d’indépendance et de survie, mais qu’il faut prendre au sérieux. Certes il inquiète, nous savons que son programme s’est développé, et que technologiquement, les Nord-Coréens sont au point, mais il est maintenant pris au sérieux en Occident.

Cela a totalement transformé son image en Occident, ce qui constitue un succès pour la Corée du Nord, même s’il n’y a pas eu une levée concrète des sanctions internationales. Aujourd’hui, Kim Jong Un attend avec impatience les élections américaines. En attendant, il teste ses capacités balistiques et renforce sa puissance militaire, peut-être dans l’optique de relancer une offensive diplomatique si Trump était réélu, mais cela reste une supposition.

Spécialiste de la Corée du Nord comme du Sud, j’imagine que vous avez eu l’occasion d’aller en Corée du Nord. Si demain, je souhaite moi aussi visiter ce pays, quelles seront les démarches à faire, et dans quel climat s’effectuera une visite en Corée du Nord ?

Cela fait des années que je visite la Corée du Nord, j’ai commencé à y aller il y a très longtemps. Pour voyager en Corée du Nord, vous serez bien accueilli, car les Nord-Coréens apprécient les Français, et une fois dans le pays, le fait d’avoir franchi toutes les formalités signifie que vous êtes accepté. Cependant, il est important de se comporter correctement. Si l’on prend l’exemple de l’étudiant américain emprisonné et décédé juste après sa libération, Otto Warmbier, on voit bien qu’il ne faut pas jouer avec le feu. Il est essentiel d’être respectueux, de se rendre là-bas pour apprendre quelque chose, tout en gardant à l’esprit que ce que l’on ne voit pas, ce qui n’est pas montré, est tout aussi intéressant que ce qui est visible, mais il faut être intelligent et éviter de provoquer des situations dangereuses. Warmbier est entré dans une zone interdite dans son hôtel et cela était clairement indiqué. Son arrestation et sa mort sont démesurées par rapport à son présumé « crime ». Mais, il faut bien comprendre que la Corée du Nord n’est pas un jeu vidéo ! Il est important de respecter les règles.

Si l’on agit de manière appropriée, il n’y a absolument aucun danger en Corée du Nord, d’autant plus que les gens y sont très gentils et accueillants. C’est un pays magnifique où l’on peut voir des choses que l’on ne trouve nulle part ailleurs.


*Juliette Morillot est rédactrice en chef adjointe d’Asialyst, Juliette Morillot travaille et voyage en Asie depuis plusieurs décennies. Elle a publié de nombreux ouvrages dont, avec Dorian Malovic, La Corée du Nord en 100 questions (Tallandier, 2016), prix du meilleur livre géopolitique Axyntis/Conflits 2018.

La fusion IRSN-ASN pour plus d’efficacité ou plus de sûreté  ?

La fusion IRSN-ASN pour plus d’efficacité ou plus de sûreté  ?

ANALYSE. La fusion entre l’autorité de sûreté nucléaire (ASN) et son bras armé, l’IRSN, en charge du travail de terrain aborde sa dernière ligne droite. Le projet avait été recalé à l’été 2023. La nouvelle mouture a-t-elle résolu les craintes (de perte d’indépendance). Il faut trancher. Le texte sera examiné en séance publique les 7, 8 et 13 février 2024. Par Charles Cuvelliez, Ecole Polytechnique de Bruxelles, Université de Bruxelles

(Crédits : DR)

Une structure duale est un avantage pour l’indépendance des décisions : l’ASN peut, en cas de pression du gouvernement dont il dépend, s’appuyer sur l’autorité scientifique et technique de l’IRSN comme contrepoids. Au sein d’une même entité, l’ASRN, qui verra le jour au 1er janvier 2025, ce bras de levier disparaît. L’organisation devra compenser en séparant le processus d’instruction des dossiers de sûreté nucléaire de l’expertise qui y est apportée, en bref, tenter de recapturer l’indépendance… dans un règlement d’ordre intérieur.

À lire les rapporteurs, les avantages de la réforme ne sont pas négligeables : il s’agit d’éviter la dispersion des compétences scientifiques et techniques rares, les différences de priorisation entre ISRN et ASN qui génèrent des délais dans la prise de décision, un facteur important avec le flux à venir de demandes. Il y a un foisonnement technologique inédit dans le secteur avec des startups qui ne doivent pas être que régulées et supervisées, mais d’abord accompagnées pour élaborer un nouveau référentiel de sûreté à appliquer.

C’est vrai aussi qu’en cas de crise, cela ferait désordre que l’IRSN et l’ASN activent leurs propres centres de crise alors qu’il faudrait un interlocuteur unique. Parler d’une voix commune éviterait des confusions préjudiciables, nous disent les travaux parlementaires. Avec cette fusion, on pourrait être recruté sous différents statuts, d’en changer ce qui renforce la mobilité professionnelle et géographique, des critères plaisants de nos jours.

Plus de sûreté ?

Mais cette fusion ASN-IRSN renforcera-t-elle ou a minima maintiendra-t-elle le niveau de sûreté qu’on attend. Il y a le risque de placer l’expertise sous l’influence de la décision comme le dit un rapporteur ou inversement. Démontrer la sûreté, c’est douter, pas être assertif. Bien séparer l’expertise de la décision, quand l’IRSN et l’ASN sont séparées, cela va de soi. Une fois ensemble, c’est plus qu’un règlement d’ordre intérieur qu’il faut. Et d’imaginer la séparation des fonctions, comme on le voit souvent dans le secteur financier ou dans certaines autorités administratives : la personne responsable de l’expertise doit être distincte de la personne responsable de l’élaboration de la décision. Il y a moyen de mettre plus d’accent sur les groupes permanents d’experts avec une assise juridique plus forte, des experts nommés pour leur compétence et expérience. Plusieurs pays mettent en place cette expertise tierce (USA, Finlande, Royaume-Uni).

La transparence est un autre objectif à préserver : chaque crise récente a vu la mise en avant d’organismes amenés à la gérer et des soupçons de complotisme. L’éviter, c’est leur imposer une transparence absolue et l’obligation de rendre des comptes. Il faudra plus qu’un règlement d’ordre intérieur.

L’ASN a comme missions : la réglementation, les décisions ou autorisations individuelles, le contrôle du respect des normes par les exploitants, l’information du public et l’assistance au gouvernement en plan d’urgence. Elle compte 516 agents et un budget annuel de 68,30 millions d’euros (2022). L’IRSN fait office d’expert et a une mission de recherche en sûreté nucléaire et radioprotection. Elle est placée sous la tutelle des ministres de l’environnement, de la défense, de l’énergie, de la recherche et de la santé, avec quatre missions : l’expertise technique, la recherche, l’information du public et l’assistance aux pouvoirs publics en cas d’accident. L’IRSN dispose d’un effectif de 1744 personnes et d’un budget annuel de 285 millions d’euros (2022).

Il y a un dialogue continu et régulier et une convention qui lient aujourd’hui IRSN et ASN. Le président de l’ASN est membre du conseil d’administration de l’IRSN et la direction de l’ASN est membre du comité d’orientation des recherches de cet établissement.

La structure duale IRSN-ASN revient de loin. Tout a commencé avec un service central de sûreté des installations nucléaires (SCIN) en 1973, et la création, au CEA, d’un département de la sûreté nucléaire (DSN) en 1970. Un Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) a vu le jour en 1976. Après Tchernobyl, le SCIN devient une Direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN) et le SCPRI est transformé en un Office de protection contre les rayonnements ionisants (OPRI). En 2002, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) est créé, en regroupant l’IPSN et l’OPRI, et la DSIN est remplacée par une Direction générale de la sûreté nucléaire et de la radioprotection (DGSN) devenue ensuite l’ASN.

Fusionner l’ASN et l’IRSN semble alors la dernière étape : cela signifie le passage d’un système où l’expertise est « externalisée » à un système où elle est « intégrée ». Selon le pays, les deux formules existent.

Aux USA, le contrôle et l’expertise reposent sur la Regulatory Commission (NRC), créée en 1974. La NRC est dirigée par un collège de cinq commissaires L’expertise technique y est internalisée, mais fait écho à l’IRSN.

Au Japon, le contrôle repose sur une autorité de sûreté, la Nuclear Regulation Authority (NRA), créée en 2012 après Fukushima avec cinq commissaires. La NRA a à sa disposition à la fois une expertise technique interne, assurée par un département dédié, la Regulatory Standard and Research Department (RSRD), et deux organismes externes à la NRA : le Japan Atomic Energy Agency (JAEA) et le National Institute for Quantum and Radiological Science and Technology (QST).

La gouvernance de la sûreté nucléaire au Canada suit un modèle pleinement intégré.

Au Royaume-Uni, la gouvernance de la sûreté nucléaire s’appuie sur l’Office for Nuclear Regulation (ONR), créé en 2011, pour relancer le nucléaire civil. L’ONR a le statut de société indépendante avec des compétences d’expertise internes, assurées par sa Technical Division (TD), qui s’appuie sur des organismes externes, notamment privés.

La Belgique repose sur un modèle externalisé. Il y a une autorité de sûreté nucléaire, l’Agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN), rattachée au ministère de l’intérieur. Les missions techniques de l’AFCN sont confiées via un contrat de gestion à un organisme externe, Bel V, fondation de droit privé placée sous la tutelle de l’AFCN

Les mauvaises langues (qui ont peut-être raison) voient surtout dans la fusion ASN-IRSN une volonté de limiter l’indépendance un peu trop visible de l’IRSN. Ces dernières années, elle a pu imposer à l’exploitant d’aller plus loin que ce dernier n’aurait accepté. Les défauts de soudure ont été la dernier exemple en date avec EDF pensant pouvoir procéder aux inspections en fonctionnement, l’IRSN émettant de grands doutes à ce sujet. Il faut dire que l’IRSN dispose du pouvoir de publier ses avis indépendamment de l’ASN. Redoutable. Et si on préservait la liberté de parole de l’IRSN, même au sein de l’ASN ? Car l’ASRN dépend d’un état qui est le seul actionnaire d’EDF.

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Pour en savoir plus

Projet de loi relatif à l’organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour répondre au défi de la relance de la filière nucléaire, Rapport No 300 de M. Pascal MARTIN, fait au nom de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable (31.01.2024), Avis No 296 de M. Patrick CHAIZE, fait au nom de la commission des affaires économiques (30.01.2024)

Rapport au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifique et technologiques sur les conséquences d’une éventuelle réorganisation de l’ASN et de l’IRSN sur les plans scientifiques et technologiques  ainsi que sur la sûreté nucléaire et la radioprotection ; M. Jean-Luc FUGIT, député, et M. Stéphane PIEDNOIR, sénateur, Juillet 2023