La guerre moderne est moins idéologique qu’économique et les formes qu’elle prend sont plus sécurisées qu’il n’y paraît. Sans qu’on y prenne garde, l’enjeu majeur des derniers conflits réside dans la maitrise de l’énergie sous toutes ses formes. La guerre russo-ukrainienne n’échappe pas à ce prisme. Pour bien comprendre ce qui se passe aujourd’hui sur les bords du Dniepr, il faut revenir aux derniers jours de la Deuxième Guerre mondiale.
Souvenons-nous. Les deux acteurs majeurs du conflit, le couple anglo-américain et l’Union soviétique, se quittent en froid, leur amitié toute neuve n’allant pas au-delà de la dernière bombe tombée, malheureusement atomique, sur Nagasaki. La conférence de Postdam, à laquelle la France n’est pas invitée – le général De Gaulle se rattrapera plus tard – ratifie cette brouille et le partage du monde au profit de l’URSS qui fait glisser sa frontière occidentale et celles de la Pologne d’est en ouest.
L’atome, chacun le pressent sans savoir encore sous quelle forme, représente la formidable source d’énergie de demain : encore faut-il le domestiquer. Le général De Gaulle – encore lui – est le premier à créer un Commissariat à l’Énergie atomique (le CEA) dont il confie le haut-commissariat au gendre de Pierre et Marie Curie, Frédéric Joliot-Curie. Pourtant le bougre, prix Nobel de physique avec son épouse Irène, a dans sa poche la carte du Parti communiste. Le chef du gouvernement sait bien qu’il n’est pas temps d’engager de chasse aux sorcières. Il fait bien : de leur côté, Américains et Soviétiques ont commencé une course à la compétence, celle des savants atomistes allemands qui ont bien failli griller la politesse à Oppenheimer et donner à l’irresponsable chancelier nazi la pierre philosophale du triomphe nucléaire. Les services de renseignement OSS et NKVD fouinent, courtisent, enlèvent. On connaît le cheminement. Mais le nucléaire souffre d’un handicap, on ne sait pas convertir sa puissance démesurée en énergie exploitable. Pour tout dire on ne le voit que militaire.
Pour alimenter la surconsommation d’énergie, dopée par la reconstruction, on en reste aux sources classiques, les énergies fossiles, charbon, hydrocarbures. Faciles à transporter et à stocker, elles sont abondantes, bon marché et bien réparties sur le globe non sans privilégier quelques zones dont la plus généreuse se situe au Proche-Orient. Les Américains le savent qui entendent sécuriser leurs approvisionnements. Le président Roosevelt qui sent la mort venir, veut faire un dernier cadeau à son pays : sur le chemin de retour de la conférence de Yalta, il accueille à bord du croiseur Quincy le roi d’Arabie saoudite, Ibn Saoud. Les deux chefs d’État signent un pacte en forme de marché de soixante ans qui assure aux États-Unis, en échange de leur protection à la famille régnante d’Arabie, la disposition des gisements pétroliers les plus pharamineux au monde.
Les Soviétiques ont déjà à disposition Bakou et les champs pétrolifères du Caucase que lorgnait Hitler, les champs pétrolifères roumains de Transylvanie, mais n’ont pas encore idée des gigantesques ressources que recèle le sous-sol de Sibérie.
Chacun chez soi, les cinq majors mondiaux (Exxon Mobil, Chevron, BP, Shell et la compagnie française qui deviendra Total) battent la campagne et mettent en coupe réglée le monde des hydrocarbures. Les profits tombent, les fortunes s’arrondissent… et les guerres commencent.
Une des premières nous concerne directement puisqu’il s’agit de l’Algérie. Aussi longtemps que la France s’est débattue comme elle le pouvait pour se dépatouiller du problème colonial, en Indochine, au Maroc, en Tunisie, en Algérie, le monde de l’indifférence s’est satisfait de ses ennuis. Les Soviétiques ouvertement ravis, les Anglo-Saxons secrètement réjouis, tous voyaient avec amusement les fruits secs tomber de l’arbre. Et puis, l’annonce éclata, avant l’explosion, en février 1960 à Reggane, de la bombe atomique française : le coq gaulois à force de gratter le sable du désert avait fini par faire jaillir le précieux liquide du côté d’Hassi Messaoud. Du coup, notre présence en Algérie devenait une toute autre histoire.
Comme De Gaulle avait réglé en deux temps trois mouvements le problème de « l’Empire » en donnant l’indépendance à tout ce petit monde africain, il agit de même avec l’Algérie en prenant la précaution de signer des accords, dits d’Evian, qui assuraient la France la disposition du pétrole et du gaz sahariens. Comme il fallait s’y attendre, ledit accord fut dénoncé par Boumediene en 1971, une compagnie algérienne créée – la Sonatrach –, mais une forme adoucie de coopération algéro-française tout de même maintenue. Pour prix de nos renoncements, nous obtenions la « faveur » d’être approvisionnés en gaz à un prix d’ami, c’est-à-dire en le payant au-dessus des cours mondiaux.
La domination mondiale du pétrole
Nous entrons alors dans l’ère du pétrole tout-puissant. Les grandes compagnies – qui reprennent sans le savoir la dénomination des « grandes compagnies » du Moyen Age, des troupes de détrousseurs de grands chemins – quadrillent le monde et imposent leurs prix à ceux qui possèdent le sous-sol comme à ceux qui achètent, y compris les États. De ce rackett planétaire, les principaux bénéficiaires sont évidemment les plus grands. Cela se passe sur deux registres comme sur les grandes orgues de Notre-Dame. À la manœuvre, les États-Unis qui jugulent les tentatives auxquelles se livrent les pays possesseurs des gisements. Ainsi, l’Iran du Dr Mossadegh apprend à ses dépens que la CIA ne laissera pas déposséder les majors.
Cela dure ce que cela devait et pouvait durer : l’espace de quelques décades. Puis la révolte vient, sous l’impulsion du shah d‘Iran, le plus intelligent de la bande, qui, parallèlement, entre dans l’ère nucléaire au prix d’un exercice de séduction mutuelle avec le président français, Valéry Giscard d’Estaing. Reza Pahlavi, tombé injustement dans les oubliettes de l‘Histoire ne va pas seulement financer les installations françaises d’enrichissement de l’uranium, il défend la valorisation des hydrocarbures, matière première avant d’être source d’énergie, et convainc ses partenaires de l’OPEP de la nécessité et de la légitimité d’une augmentation du prix des hydrocarbures qui parait alors phénoménale, passant de 4 à 16 dollars le baril. Du jour au lendemain, tous les voyants d’une économie mondiale énergivore passent au rouge, il s’en faut de peu que la fin du monde n’intervienne et … miraculeusement, tout s’apaise. La vie reprend son cours mais l’alerte a été chaude qui ne sera pas oubliée de sitôt.
En tout cas pas en France. Quelques mois auparavant le choc pétrolier, le gouvernement de Pierre Messmer a pris la décision courageuse de lancer le plus ambitieux programme de construction de centrales nucléaires qui ait jamais été entrepris. Il ignore alors qu’il va faire un cadeau inestimable aux générations futures – qui sont les nôtres d’aujourd’hui – et sauver l’économie française des péripéties d’un second choc pétrolier, effectivement intervenu en 1979, et d’autres désagréments dans la gestion du pétrole et du gaz.
Les États-Unis veillent toujours jalousement sur le pétrole, protégeant leurs affidés – les monarchies du Golfe – et persécutant les rebelles en puissance – les régimes arabes laïcs. Le sang du pétrole comme le caractérise malicieusement le général Pierre-Marie Gallois[1] coule dans les veines des majors américaines. Il ne fait pas bon les défier. Saddam Hussein en fait l’expérience.
Quelle est alors la stratégie des États-Unis en matière d’énergie et de production pétrolière ? Elle est très simple : ils doivent contrôler l’économie mondiale et, pour ce, le marché mondial des hydrocarbures, pétrole et gaz. Le professeur américain Michael Hudson[2] nous l’explique en février 2022 au moment où éclate la guerre russo-ukrainienne.
La ligne de Washington tient en quatre postulats :
– la doctrine Clinton de l’Advocacy Policy qui organise la maitrise américaine sur le commerce mondial ;
– l’interdiction de toute relation commerciale directe entre les Européens d’une part, la Chine et la Russie, d’autre part ;
– la priorité du gaz de schiste américain par rapport au gaz naturel ;
– le contrôle des voies d’approvisionnement de l’Europe en pétrole (oléoducs) et en gaz (gaz naturel liquéfié).
Explicités, ces postulats nous enseignent que :
1- l’Advocacy Policy, organisation intelligente de conquête des grands marchés mondiaux conçue par le président Clinton – probablement sur le modèle de la VPK soviétique – est le premier pilier de l’expansion économique américaine. Le principe en est simple : mettre au service des entreprises américaines tous les moyens de contrôle des marché mondiaux en identifiant les pays-cibles et les domaines d’intervention. Pour y parvenir, l’Advocacy Center (ou War Room) met à contribution toutes les administrations, services et organismes américains, de ceux du commerce extérieur jusqu’aux agences de renseignement comme la CIA et la NSA. Elles reçoivent mission d’accaparer les avancées et les potentialités des économies les plus dynamiques et les plus prometteuses. Le pouvoir politique intervient dans un second temps en détournant, quitte à les faire capoter, au profit des firmes américaines les transactions en cours dans le monde, commerciales ou industrielles ;
2- sous le prétexte d’empêcher une montée en puissance militaire de la Chine et de la Russie, les exportateurs américains ont l’exclusivité des fournitures militaires à leurs alliés. L’industrie française de l’armement en fait l’expérience ;
3- depuis son apparition, dans les années1980, l’extraction du gaz de schiste par fracturation hydraulique est devenue concurrentielle en dépit des atteintes graves qu’elle fait subir à l’environnement. Les Américains sont même redevenus premiers producteurs mondiaux d’énergie fossile gazeuse (devant les Russes) avec une croissance impressionnante de leur production, de 10 Bcf (Billion cubic feet) par jour en 2006 à 42 Bcf en 2015. L’industrie américaine a créé plus de 2 millions d’emplois au sein des énergies lourdes les plus énergivores : sidérurgie, verre, ciment, pétrochimie. Seule avancée à cet égard ; le recul du charbon et la réduction de 13 % des émissions de gaz à effet de serre entre 2007 et 2015. La compétition entre GNL russe et GNL américain se stabilise au bénéfice du premier, moins coûteux à extraire et plus proche de ses lieux de consommation, ce qui induit des frais de transports inférieurs surtout s’ils se font par gazoducs et non par méthaniers. La Russie s’attache à diversifier ses acheteurs en privilégiant la Chine et l’Inde ;
4- conscients du handicap rédhibitoire de l’éloignement, les États-Unis cherchent à bloquer tous les projets de gazoducs européens qu’ils ne contrôleraient pas.
Les enjeux autour de Nord Stream
C’est alors que le gazoduc du Nord Stream apparait au cœur du dossier de la desserte de l’Europe en gaz russe.
La situation est la suivante : au début des années 2000, l’Europe est alimentée par un gazoduc dénommé Brotherhood qui, partant de la Russie, traverse l’Ukraine de part en part, puis la Slovaquie, la République tchèque, et l’Allemagne. Le transit par l’Ukraine a généré de multiples incidents de paiement, le pays traversé étant en droit de prélever à ce titre une taxe mais devant payer ses propres prélèvements à l’opérateur. Des années durant, les deux pays ont eu à régler ces différends. C’est la principale justification de la recherche d’autres dessertes de l’Europe occidentale à partir de la Russie : le gazoduc Yamal à partir de la péninsule de Yamal transite par la Biélorussie et la Pologne en évitant l’Ukraine ; et surtout Nord Stream dont le parcours se fait pour la plus grande partie au fond de la mer Baltique et qui évite les parcours terrestres pour émerger dans les eaux territoriales allemandes. La compagnie russe Rosneft qui l’exploite s’est donné un président de son comité des actionnaires et membre de son conseil de surveillance qui siègera jusqu’en avril 2022 en la personne de Gerhard Schröder, ancien chancelier de la République fédérale.
En 2015, la Russie a produit 55,5 Billion cubic feet par jour dont elle a exporté le tiers, soit 17,5 Bcf, à trois groupes de clients, l’Union européenne, le duo Ukraine et Biélorussie, et enfin la Turquie. Face au GNL américain, le groupe gazier russe est largement compétitif en raison de ses moindres coûts d’exploitation et de la faiblesse du rouble. Bypasser le Brotherhood en doublant North Stream pourrait, à terme, coûter à l’Ukraine jusqu’à 2 milliards de dollars par an. Un tel manque à gagner serait insupportable pour un pays aux finances exsangues. Aussi l’Ukraine, mais aussi les Slovaques, les Tchèques, les Polonais – qui verraient réduire le trafic de Yamal – et enfin les États-Unis s’opposent donc au doublement de Nord Stream qui intéresse en revanche fortement Allemands et Russes.
Ces mêmes Allemands qui peuvent compter sur l’activisme de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ancienne ministre fédérale de la Défense, font entériner par l’Union européenne la reconnaissance du gaz naturel comme énergie verte, ce qui est refusé, dans un premier temps, au nucléaire, pourtant très faible émetteur de gaz à effet de serre.
On le voit, les ingrédients sont réunis d’une compétition sans concession, entre producteurs d’abord, puis entre le binôme producteur russe et client allemand d’une part, et le bloc producteur américain et autres clients européens d’autre part.
Le démantèlement des centrales nucléaires françaises et allemandes
Un pays s’est préservé tout seul de ces menaces, la France et son nucléaire que les décisions absurdes de Lionel Jospin et Dominique Voynet n’ont pas réussi à couler complètement. Œuvre qu’Emmanuel Macron et Nicolas Hulot reprennent à leur compte en s’appliquant à poursuivre la réduction du nombre des réacteurs en fermant près d’une vingtaine de centrales. Ils sont les acteurs du sabotage d’une production qui a porté l’économie française depuis quarante ans.
Ils y ont été fortement aidés par le lobby antinucléaire dont la force ne doit peut-être pas tout au hasard. Contre l’arrivée en force du nucléaire, les grandes compagnies pétrolières ne pouvaient que s’émouvoir. L’apparition sur la scène médiatique d’organisations antinucléaires mystérieusement financées n’est peut-être pas le fait du hasard, alors qu’en toute objectivité la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre et de pollutions de toutes sortes devrait prendre compte parmi ses principaux vecteurs le nucléaire civil fournisseur d’une énergie propre et bon marché.
En France, pays de référence du nucléaire civil – et accessoirement du nucléaire militaire avec la construction de SNLE intégralement français – le nucléaire devenait un enjeu politique avec une gauche antinucléaire, à l’exception notable du Parti communiste, et une droite pronucléaire. Se réclamant d’un apolitisme qui a rapidement volé en éclats, le parti autoqualifié écologiste a fait alliance avec la gauche socialiste pour se porter ensemble au pouvoir.
Le retour des socialistes au gouvernement s’est accompagné d’un brutal virage vers la mise au rancard des projets de développement du nucléaire. Victorieux des législatives de 1997, Lionel Jospin s’est affiché aux côtés de Dominique Voynet comme sauveur de la planète. Comme sauveur on aura connu mieux : l’arrêt de Superphénix, premier réacteur à neutrons rapides (RNR) est le premier mauvais coup porté au secteur le plus compétitif de notre économie. Ce que l’on appelait improprement le lobby nucléaire, centré autour d’EDF et du CEA, n’était pas de force, politique, face aux antinucléaires, surtout quand disparaissaient les grands artisans de l’épopée électrique. Marque et symbole de ce retournement de tendance, EDF et la COGEMA devenaient des fromages pour les « petits copains », Gilles Ménage, François Roussely, Anne Lauvergeon.
Il y avait cependant pire. L’Allemagne dont la chancelière, Angela Merkel confondait tsunami de Fukushima et catastrophe industrielle, décidait de démanteler le parc nucléaire d’un pays fortement industrialisé et d’avoir recours aux énergies dites renouvelables, en réalité intermittentes, et au gaz naturel. Elle se plaçait ainsi sous la dépendance de la Russie, fournisseur le plus proche et le moins cher. A Bruxelles, les Allemands avaient suffisamment d’influence pour faire reconnaître le gaz « naturel » comme « énergie verte », ce qu’il ne peut être dès lors que son utilisation génère des rejets nocifs dans l’atmosphère. Les Verts – die Grünen – parvenus à constituer une coalition avec les sociaux-démocrates pouvaient enchaîner et, sous le prétexte de sauver la planète, se livrer à leur objectif majeur, le démembrement des centrales nucléaires. Pour ne pas être en reste, la France de François Hollande et d’Emmanuel Macron fixait un plafond à la production d’électricité d’origine nucléaire à 50 % pour justifier les aides considérables accordées aux promoteurs des éoliennes. Gage de sa détermination et de l’incohérence européenne, le président de la République le plus jeune de notre histoire fermait la centrale de Fessenheim, pendant que l’Allemagne ouvrait à proximité (à Datteln) une centrale à charbon qui s’ajoutait aux 70 centrales – dont nombre fonctionnant au lignite – qui font de ce pays voisin le principal pollueur de l’Europe, juste derrière la Pologne.
Ce fut l’âge d’or du gaz naturel avec comme plus gros fournisseur, la Russie proche, si proche que les gazoducs pouvaient en acheminer à moindre coût la précieuse production. En 2014, année du Maïdan, 6 % des exportations européennes de gaz russe se faisaient vers l’Europe, 21% vers la Biélorussie et l’Ukraine, 15% vers la Turquie, outre les exportations vers le Japon. Le réseau russe du nord (la Sibérie) alimentait les îles britanniques et l’Allemagne par l’intermédiaire des Nordstream I et II. Afin de se passer du transit du gaz par l’Ukraine, le projet fut mis à l’étude d’un nouveau gazoduc appelé Nabuco qui relierait le Bluestream, lui aussi dans les cartons, au réseau principal. Il traverserait la mer Noire en évitant l’Ukraine et referait surface en Bulgarie.
Les États-Unis intervenaient alors pour dissuader le gouvernement de Sofia de consentir à cette nouvelle desserte. Ce que constatant, la Russie, à son tour, faisait interdire par la Syrie le passage sur son sol d’un gazoduc reliant la péninsule arabique – et accessoirement l’Iran – à la Turquie.
Pierre-Marie Gallois conseillait en son temps, pas si lointain, de porter attention à la carte des oléoducs et des gazoducs dont il pensait qu’elle était la clef de la plupart des conflits Proche et Moyen Orientaux. Il avait raison. Nous en avons la démonstration.
Le glissement de la guerre commerciale vers un conflit armé
Tous les ingrédients d’une nouvelle guerre, commerciale celle-ci, entre l’Amérique et la Russie, sont en effet réunis depuis l’écroulement de l’Union Soviétique, son éclatement en 15 États indépendants correspondant aux anciennes républiques soviétiques aux tracés établis de manière autoritaire, voire fictive, et à la Russie désormais sous la bannière de la Fédération de Russie. Au passage, notons que les premières de ces sécessions, celles intéressant les trois pays baltes, se sont faites unilatéralement, créant, sans le vouloir le précédent dont pourrait se réclamer d’autres territoires comme, dans le cas qui nous intéresse, les républiques autonomistes du Donbass.
Les enjeux en étaient la maîtrise du marché de l’énergie et la remise au goût du jour de la vieille obsession russe de l’accès permanent aux mers chaudes. Encore fallait-il un prétexte pour entraîner Poutine dans une surenchère que la propagande américaine transformerait en agression délibérée et qui permettrait d’abattre, une fois pour toutes, l’ours russe. Phantasme, anticipation ? Encore une fois c’est Victoria Nuland, citée par l’universitaire Michaël Hudson, qui nous donne la réponse. Dans une conférence de presse au Département d’Etat le 27 janvier 2022, elle déclare : « Si la Russie envahit l’Ukraine, d’une manière ou d’une autre, Nord Stream II n’ira pas de l’avant ». Le professeur Hudson poursuit par cette remarque personnelle : « Le problème est de créer un incident suffisamment offensif et de dépeindre la Russie comme l’agresseur[3] ».
Le paradoxe est que Madame Nuland qui vient de quitter l’état-major du président Biden et qui a pour l’Union Européenne des mots d’une vulgarité affirmée, se montre autrement prudente quant à une intervention directe de l’OTAN dans la guerre. Il serait imprudent et malhonnête de lui prêter comme au président Biden des intentions bellicistes à l’encontre de Moscou. Disons plus simplement que tout s’est passé, depuis les promesses inconsidérées de M. Barroso, comme si la reprise par la force des provinces autonomistes de l’est devenait une priorité nationale ukrainienne :
– coup d’État de Maïdan, généreusement financé de l’extérieur selon les déclarations de Victoria Nuland (5 milliards de dollars),
– fuite du président prorusse Victor Ianoukovitch,
– venue au pouvoir de Petro Porochenko, chassé en 2019, puis élection de Volodimir Zelensky,
– sécession de la Crimée (16 mars 2014),
– sécession des oblats de Donetsk et de Louhansk, (avril 2014),
– protocoles de Minsk (5 septembre 2014), garantis par l’Allemagne et la France « afin de gagner le temps nécessaire » à la reprise des combats contre les républiques autonomistes et la Russie, selon les aveux d’Angela Merkel et François Hollande,
– bombardement pendant sept ans des provinces sécessionnistes de l’est (16 000 morts),
– préparation intensive de l’armée ukrainienne avec assistance américaine (5 000 conseillers américains, et européenne pour la préparation),
– livraison de matériel militaire et d’armes à l’Ukraine,
– implantation de douze bases de la CIA à la demande du service ukrainien,
– reprise des combats en février 2022, chaque partie en rejetant la responsabilité sur l’autre, une augmentation très importante (sic) des bombardements et explosions (ukrainiens) au Donbass étant enregistrée le 17 février, la Russie intervenant le 22 février
En réalité les accords de Minsk n’ont jamais été respectés, l’Ukraine allant jusqu’à interdire la langue russe dans les terres contestées et n’accordant, comme elle s’y était engagée, aucune autonomie au Donetz et à Louhansk. Elle complétait le tableau en bombardant le Donbass, c’est-à-dire ceux qu’elle revendiquait comme étant sa propre population. Pour sa part, la Russie soutenait en sous-main lesdits territoires en leur envoyant des « volontaires ».
Il faut être clair sur ce point. Dans un premier temps qui court jusqu’au protocole de Minsk, les oblasts de Donetz et de Louhansk demandaient leur autonomie et non leur indépendance. L’Ukraine s’est engagée à la leur donner, mais n’a jamais tenu cette promesse. La sécession de la Crimée a changé la donne. Elle constitue la pierre d’achoppement d’un imbroglio juridique insoluble.
Les éléments en sont les suivants : lors de la dislocation de l’URSS, un référendum est organisé en Crimée le 12 février 1991 sur la question de savoir si cette république entend redevenir une République socialiste soviétique autonome de l’URSS : le résultat en est sans équivoque avec 94,3% de « oui » et 81,37% de participation. La RSSA de Crimée est pourtant dissoute le 26 février 1992 et reçoit la qualification de République autonome. On oublie, du côté de Kiev, que c’est d’une décision personnelle de Nikita Khrouchtchev qu’est résulté le rattachement de la Crimée à l’Ukraine.
Deux ans plus tard, un nouveau référendum est organisé par la République autonome de Crimée portant sur son éventuel rattachement à la Fédération de Russie. Une fois encore, le résultat en est sans équivoque ave 96,6 % de « oui ». Le caractère majoritaire du vote est indéniable. Pourtant, le gouvernement ukrainien dénie aux Criméens le droit de disposer d’eux-mêmes alors qu’il le reconnait aux Bosniens ou aux Kosovars. Le président de la Serbie, Aleksandar Vucic, ne s’est pas fait faute de dénoncer l’hypocrisie de l‘Occident à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2023.
La querelle juridique n’est pas près de s’éteindre dans l’incapacité des instances internationales à trancher entre le principe de l’intangibilité des frontières et celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. A tout le moins conviendrait-il de garder la mesure dans un conflit où rien de probant ne ressort du débat de fond.
Ces données, incontestables, posent clairement l’équation que les parties au conflit doivent résoudre, ou par la force, ou par la négociation, ou par leur combinaison. Avant de poursuivre une guerre fratricide, les protagonistes ont recherché les voies du dialogue. Nous savons aujourd’hui que des pourparlers ont effectivement eu lieu en Turquie en avril 2022 et que Russes et Ukrainiens étaient proches d’un accord. Mais les pressions américaines ont été suffisamment fortes et convaincantes pour dissuader Kiev de signer quelque document que ce soit. Cela se comprend : les États-Unis avaient besoin d’un conflit qui affaiblisse durablement la Russie. Une issue rapide ne faisait pas leurs affaires. Les déclarations du ministre Lemaire promettant « de mettre à genoux » la Russie en quelques mois corroborent cette thèse. Effectivement, les troupes russes, (135 000 hommes dont 60 000 pour la première vague d’assaut) insuffisantes pour occuper un territoire comme l’Ukraine, se sont repliées dès les premiers affrontements afin de sauvegarder ce qui leur paraissait essentiel, la sécurité des républiques devenues sécessionnistes, puis leur intégration au sein de la Fédération de Russie. Leur avancée vers l’ouest ne visait qu’à faire diversion afin de réduire la pression du pouvoir central de Kiev sur le Donbass.
Les belligérants ont alors mis en place deux stratégies opposées :
Ayant reconstitué sa puissance de feu grâce à l’artillerie et l’aviation, le commandement russe a choisi la défensive et ancré ses positions au sol par trois lignes de défense successives qui sont devenues très difficilement délogeables. Le choix a été fait d’user les forces ukrainiennes, sachant que les pertes de l’adversaire seraient de plus en plus difficiles à combler. C’est la stratégie de l’usure, dans laquelle les Russes, dont l’armée est conçue pour la défensive, sont passés maîtres.
Les Ukrainiens, au contraire, ont engagé leurs meilleures troupes dans l’offensive, suivant les ordres donnés par le président Zelensky, contre l’avis des militaires, d’avancer à tout prix. Il en est résulté des combats inutiles et coûteux en vies humaines. La bataille de Bakhmout est emblématique de ce choix. Perdue ou gagnée, elle a surtout été meurtrière pour les deux camps. L’offensive dite « de printemps » – en réalité en juin 2023 – n’a pas dérogé à ce schéma. En partie au moins pour convaincre ses partenaires occidentaux de l’aider puissamment, Volodimir Zelensky a engagé son corps de bataille dans des assauts visant à conquérir ou reconquérir la ville de Bakhmout. Les Russes se sont contentés d’envoyer au casse-pipe les mercenaires bien entraînés de la société Wagner. Les pertes se sont avérées insupportables pour les Ukrainiens et leurs meilleures unités y ont laissé beaucoup de plumes. Etendue à l’ensemble d’un front de plus de deux mille kilomètres, la stratégie Zelensky n’a pas pleinement convaincu. L’annonce de l’offensive de printemps, des mois à l’avance, a sonné l’alarme dans le camp d’en face qui a fait un gros effort de renseignement, sachant que 260 satellites du dispositif otanien surveillait ses forces, déployées en profondeur sur trois lignes de défense. Dans une interview donnée le 20 février 2024 à l’agence Tass[4], le ministre russe de la Défense, le général Choïgou a expliqué que tout l’art de la guerre avait été dans le conflit ukrainien de se montrer patient et de minimiser les pertes russes tout en maximisant celles des Ukrainiens. Il a donné des chiffres impossibles à vérifier et probablement exagérés. L’agence Tass donne quotidiennement l’état des pertes ennemies en matériel et en personnel mais aucune donnée relative aux forces russes. De l’avis des experts indépendants comme le colonel Jacques Baud, ancien responsable du renseignement suisse, ou Alain Juillet, ancien directeur du renseignement de la DGSE et initiateur de la sécurité économique en France, et en l’absence de comptage contradictoire, il semble acceptable de dire que le rapport des pertes serait d’environ 1 à 5 en faveur des Russes, ce qui situerait le chiffre des morts ukrainiens aux environs de 500 000 et celui des Russes à 100 000. Ce qui en revanche est avéré, c’est la minoration incroyable de ses pertes faite par le président Zelensky qui les situe à 31 000 à ce jour.
Pendant que se déroulent les combats sur le terrain, une attaque, maritime et même sous-marine contre des objectifs civils intervient en septembre 2022. Ce sont les deux attentats commis en mer Baltique contre les gazoducs Nord Stream I et II, le premier le 26 septembre 2022, le second quelques jours plus tard. Facilement imputables, ces actes terroristes (c’est le mot qui convient) ont fait l’objet d’enquêtes allemande, danoise et suédoise dont les résultats n’ont pas été publiés. Preuve évidente d’un embarras général. Des sources occidentales en ont rejeté la commission sur les Ukrainiens, mais il parait peu probable que la marine ukrainienne dispose des équipements et des personnels pour mener à bien pareille mission par une centaine de mètres de fond nécessitant de grosses quantités d’explosifs.
On a tenté d’accréditer la thèse que les Russes eux-mêmes auraient commandité l’attentat : cette accusation ne résiste pas à l’analyse, pour trois raisons : l’ampleur des dommages ; l’identification très claire du premier bénéficiaire de l’interruption de tout ou partie du trafic gazier entre l’Allemagne et la Russie ; enfin et surtout la localisation des attentats, à proximité de l’île danoise de Bornholm où sont localisés des moyen de détection américains très puissants qui surveillent les entrées et sorties des sous-marins russes dans la mer Baltique. Ce qui peut être affirmé sans risque d’erreur, c’est que rien n’a pu se faire sans le contrôle des Américains. Ce qui induit leur aval. Peut-être ne saura-t-on jamais avec certitude qui a fait quoi, mais cela n’a plus tellement d’importance face à l‘immense défi qui attend la communauté internationale : celui d’une guerre mondiale totale qui rayerait de la carte l’Europe et les États-Unis, fortement urbanisés, moins durement la Russie des immensités, encore moins la Chine et le reste du monde.
Pour les bellicistes déclarés, la solution serait de combattre jusqu’au dernier soldat… ukrainien. Leur camp peut compter sur l’appui de la quasi-totalité des médias, la propagande officielle et l’argent. Dans les débuts de la guerre, l’opinion s’est ralliée presqu’unanimement à leurs thèses, d’autant plus facilement que les médias russes ont été purement et simplement interdits au niveau européen. Cette même opinion a évolué au fur et à mesure de la prolongation des combats, de l’insensible retrait américain et des dissensions européennes.
La fin annoncée de la suprématie occidentale
Qui dit OTAN dit États-Unis. Les bons petits soldats de l’organisation de l’Atlantique Nord suivent aveuglément les injonctions venues de Washington. Ils ont réagi à propos de l’Ukraine comme ils l’avaient fait au sujet de l’Irak, de la Libye ou de l’Afghanistan. Ils ont plus de mal à propos de la Chine qui s’installe désormais comme seule rivale de la puissance la plus riche, mais aussi la plus endettée au monde. Cette lente modification des sphères d’influence dans le monde fait les affaires de la Russie, pas mécontente de sortir du halo américain. Car cela signifie que Washington ne mettra pas autant de hargne à défendre Kiev qu’il l’eût accepté voici quarante ans. Jusqu’alors assurés d’imposer la pax americana au reste du monde, Asie, Afrique, Amérique latine, et d’installer le dollar – accessoirement l’euro – comme les monnaies universelles, les alliés de l’OTAN ont perdu leurs certitudes. Quant à leurs positions géostratégiques, ils comprennent qu’ils doivent désormais compter avec les BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud –, auxquels se sont ajoutés depuis le 1er janvier l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui conjuguent leurs moyens pour affaiblir l’Occident confondu avec l’OTAN, a fortiori depuis que les pays scandinaves ont rallié cette dernière. Leur alliance, d’économique tend à devenir politique et vise à faire contrepoids au G7. Forts de leurs trois milliards six cent onze millions d’habitants, contre 783 millions d’Occidentaux, les BRICS contrôlent l’essentiel du marché pétrolier surtout depuis qu’ils accueillent les deux principaux fournisseurs de la péninsule arabique et détiennent une bonne partie de la dette américaine et européenne.
Les premiers effets de cette inversion des rapports de force se constatent en Afrique et dans la péninsule arabique. La France s’est vu chasser sans ménagement de l’Afrique subsaharienne en une décade et deux présidences. Celles de François Hollande et d’Emmanuel Macron. Il suffit de regarder une de ces cartes Vidal de La Blache qui illustraient sur tous les murs de classe l’œuvre coloniale de la Troisième République pour mesurer ce qu’est devenu l’influence de la France, désormais ramenée à l’hexagone. En moins de temps qu’il n’en faut pour passer du CM 1 à la classe de philosophie, le président de tous les abandons – ENA, corps préfectoral, corps diplomatique – aura réduit à néant l’œuvre de tant d’administrateurs, métropolitains ou ultramarins, que De Gaulle ne s’en retournera même pas dans sa tombe. Car « sa » France, celle de Charles De Gaulle, indépendante – ou souveraine si l’on préfère – politiquement, économiquement, militairement, énergétiquement – ne représente plus qu’une ligne sur le grand livre de l’Histoire. Le sentiment européen d’appartenance à une entité considérable – au sens premier du terme – ne suffirait pas à effacer la conscience du déclin. L’Europe coloniale a vécu, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose mais l’idée gaullienne d’une Communauté, dont il fut le premier Président, n’a pas davantage prospéré. Faute de s’être montrés solidaires de leurs amis français, les pays de l’UE ont perdu eux aussi leur crédibilité pendant que les États-Unis jouaient le grand air de la décolonisation.
Qui le leur reprocherait ? Les Américains n’ont guère changé depuis que Tocqueville soulignait leur vibrant patriotisme. De la doctrine Monroe à leurs interventions tardives mais décisives dans les deux guerres mondiales, les États Unis ont su garder le cap d’une rectitude et d’une honnêteté morale héritées de leurs origines WASP[5], tout en cultivant leur appétence pour les affaires : business is business. Simplement, ils ont adopté depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ce que l’on pourrait appeler la « doctrine Patton ». Ce général, champion de l’offensive à la tête de son unité blindée, a préconisé, alors que les opérations militaires n’étaient pas encore terminées, de se retourner contre l’Armée Rouge qui venait de porter les coups les plus sévères à la Wehrmacht. Harry Truman, à peine installé à la Maison Blanche, a repris cette doctrine qui allait enfanter le maccarthysme et figer les relations entre les États Unis et l’URSS dans des postures de mutuelle méfiance. Il est clair que la personnalité de Staline et la nature dictatoriale du régime communiste ont joué un rôle décisif dans la venue de la guerre froide et le bouclage du rideau de fer.
Quarante- cinq ans plus tard, le 25 décembre 1991, la dislocation de l’URSS actée à Minsk (!) par la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine aurait pu et dû ouvrir une nouvelle ère, celle d’une coexistence pacifique que la Russie de Gorbatchev puis de Boris Eltsine, appelait de ses vœux. La réponse américaine fut la doctrine Wolfowitz qui prenait acte de la suprématie américaine et en posait les conditions du maintien. Qui commençaient par le démembrement cette fois de la Fédération de Russie en quinze entités indépendantes. Dans les faits, ce fut la Russie moribonde, moquée, humiliée.
Le relèvement de la Russie
C’était préjuger de la capacité de rebond d’un pays aux ressources gigantesques et au patriotisme indéracinable. Un homme l’incarna, choisi par Boris Eltsine, dont ce fut sans doute le coup de génie, le kgbiste Vladimir Poutine.
On a tout dit de cet homme secret mais moderne dans son appréhension du pouvoir, et il n’est pas indispensable d’y revenir. Sauf pour souligner qu’il a rendu au peuple russe sa fierté.
La Russie de Vladimir Poutine est très éloignée du modèle soviétique, quand bien même elle présenterait des aspects contestables au regard des droits de l’homme. Toutefois son évolution s’est opérée dans le sens d’une certaine libéralisation, alors que les États-Unis, seuls maîtres du monde et inconscients de l’éveil de la Chine, suivaient le chemin inverse et écrasaient les obstacles réels ou supposés à leur toute puissance avec le lourd passif d’agressions contre des États souverains – Irak, Viêt-Nam, Grenade, Panama, Somalie, Afghanistan–, les activités douteuses de la CIA et l’ouverture de camps de détention hors de leur territoire, Pendant que la Russie se reconstruisait.
En ce début de troisième millénaire, l’image que renvoient l’un de l’autre les anciens alliés contre l’hitlérisme est, de ce fait, plus nuancée qu’on ne la présente communément. La guerre d’Ukraine, dont il est de bon ton d’imputer le déclenchement à la seule Russie et forcément à Poutine, n’a pas éclaté par hasard pas plus que ses protagonistes ne sont à ranger tous dans le même camp. En particulier, il n’est nullement assuré que la stature de Poutine entre dans le costume que lui taillent sans vergogne les médias occidentaux. Le manichéisme s’applique malaisément aux péripéties des relations internationales surtout quand s’y ajoute une inculture consternante telle celle qui fait dire à la tête de liste Renaissance aux européennes qu’Edouard Daladier était un défaitiste, assertion rigoureusement fausse à l’égard du seul politique de la Troisième République qui ait fait du réarmement son crédo invariable. De même, qu’il est devenu périlleux d’oser nuancer les jugements sur le conflit en cours.
Pour les supposés pro-ukrainiens (sic), l’entièreté de la responsabilité revient à Vladimir Poutine. Les comparaisons – peu flatteuses – n’ont pas manqué : Hitler, Staline, mais pas Napoléon pourtant peu chiche en déclarations de guerre. Faisant litière de la parole non tenue des dirigeants américains, Poutine a effectivement lancé ses troupes contre un adversaire qui bombardait depuis sept ans deux provinces de son propre territoire, au prix modique de 16 000 morts. L’avancée des forces russes, condamnable au regard du droit international – mais pas davantage que les interventions américaines sur quatre continents – pose paradoxalement plus de problèmes que de satisfactions aux Russes. Ils sont en effet pris pour cibles des va-t-en guerre de salon, l’énoncé de toute réserve à la perfection démocratique de l’Ukraine rejeté comme un crime, le moindre commencement de compréhension de la politique russe tenu pour une apologie honteuse. Les voix autorisées d’Alain Juillet, de Caroline Galactéros, d’Éric Denécé ou du colonel Jacques Baud ne sont plus écoutées mais stigmatisées. En attendant mieux.
On aura rarement connu pareil déchaînement de propagande contre un pays qui n’est certes pas un allié traditionnel de la France, mais dont il serait léger d’oublier le rôle décisif qui fut le sien pour abattre le nazisme. Les dix millions de soldats porteurs de l’étoile rouge pèsent moins que les quatre centaines de milliers de GI. Il y a donc fort à parier que, pour commémorer le 80e anniversaire du débarquement en Normandie, l’Allemagne sera invitée, qui était alors notre ennemie, mais pas la Russie qui était notre alliée, que sera également de la fête l’Ukraine qui fournissait des SS par dizaines de milliers et des gardiens de camps de la mort par centaines ou milliers, mais pas la Yougoslavie, essentiellement la Serbie, qui eut plus de morts que les États-Unis.
Sans aucun doute, les autorités russes ne sont pas davantage respectueuses du droit à la contestation ou, tout simplement à l’information. Il n’est nullement question d’absoudre Vladimir Poutine des crimes qu’il aurait commis. A une condition toutefois : que ces crimes soient avérés et qu’il ait pu s’en expliquer.
Les accusations ne sont pas des verdicts. Celles portées contre les dirigeants russes nommément désignés ne vaudraient que confirmées par une juridiction qui ne soit pas de circonstance. Mais rappelons que les États-Unis, la Russie, Israël, la Chine et l’Inde n’ont pas ratifié la création de la CPI. Convenons que le décès en détention d’un opposant peut exiger des explications. Mais rappelons à ce sujet que la mort dans la prison de La Haye du président de la Serbie, Slobodan Milosevic, en 2006, n’a suscité aucune interrogation, encore moins d’indignation. Pour ma part, je peux modestement attester de ce que, quelques semaines avant cette issue fatale, le président serbe qui n’avait pas été condamné, rappelons-le, paraissait en bonne forme.
En tant que démocrates, nous avons le devoir de l’exemplarité et de l’honnêteté. Entendre toutes les versions, cesser de bâillonner les adversaires, faire valoir nos appréciations sans exclusive.
Il y a plus important encore.
Au nom de la simple humanité, il faut cesser le feu le plus vite qu’il se peut. Il faut mettre un terme aux pertes terribles que subissent les Ukrainiens et dont ils mettront des dizaines d’années à se remettre. Tant pis pour les Russes s’ils doivent faire taire les canons. Tant mieux pour les soldats qui reverront leurs familles. La porte des négociations n’est pas ouverte, mais elle n’est pas non plus fermée à double tour. A nous de tourner la poignée et de rendre un sens au mot de diplomatie.
Jean-Pierre Chevènement et Hubert Védrine, tous deux grands serviteurs de l’État, appellent à la discussion. Quel qu’en soit le déroulement, la négociation vaudra toujours mieux que la poursuite de la guerre. Ce constat qui n’a rien d’original s’avère d’autant plus impératif que les torts ne sont l’exclusivité de personne, que nous devons à la Russie au moins partie de la reconnaissance dont nous ne sommes pas chiches envers les États-Unis et à l’Ukraine le respect de ses droits, rien que ses droits mais tous ses droits.
[1] https://www.lagedhomme.com/ouvrages/pierre-marie+gallois/le+sang+du+petrole+%3A+irak/1886
[2] https://cf2r.org/tribune/les-veritables-adversaires-de-lamerique-sont-ses-allies-europeens-et-autres/
[3] https://cf2r.org/tribune/les-veritables-adversaires-de-lamerique-sont-ses-allies-europeens-et-autres/
[4] https://reseauinternational.net/linterview-de-serguei-choigou-par-mikhail-petrov/
[5] White Anglo-Saxon Protestant.