Une transmission radio qui pourrait être en lien avec les services de renseignement russes

Une transmission radio qui pourrait être en lien avec les services de renseignement russes

par Alain Charret – CF2R – publié le 18 décembre 2023


Durant la Guerre froide, les Anglo-Saxons les avaient baptisées Numbers Stations. Il s’agissait d’émissions composées d’une voix synthétique qui égrenait une suite de chiffres dans différentes langues allant du russe, au roumain en passant même par le français. À l’époque, pas d’Internet, seules quelques publications dédiées à l’écoute des ondes courtes les évoquaient. Si de nombreux amateurs s’amusaient à les répertorier, il était impossible de savoir d’où elles provenaient et encore moins quels étaient leurs destinataires. Ces derniers, pour les recevoir, n’avaient besoin que d’un antique récepteur radio possédant la bande des ondes courtes. Aucune métadonnée à analyser, ni d’adresse IP ; ils étaient donc totalement indétectables.

 

Un antique récepteur radio possédant la gamme des ondes courtes suffit pour recevoir ces émissions

 

Quelques années après la chute de l’URSS et l’ouverture de certaines archives, il fut établi qu’elles émanaient de différents services de renseignement et qu’elles étaient destinées à leurs agents clandestins à travers le monde.

Aujourd’hui, si ce type d’émission a considérablement diminué, on observe ponctuellement la reprise de certaines transmissions. Cela a été le cas notamment au début de l’opération russe en Ukraine. S’il est quasiment impossible de déchiffrer ces messages sans en détenir le code, on peut parfois les rattacher à une activité particulière.

C’est dans ce contexte que le 14 décembre 2023, des amateurs d’écoute radio ont pu entendre une émission en langue allemande qui n’avait plus été active depuis mars 2021. Selon différentes études menées par des passionnés, cette transmission de chiffres proviendrait d’un émetteur situé près de Smolensk, en Russie. Il serait opéré par le GRU, le service de renseignement militaire de la Fédération de Russie.

La langue utilisée lors de ce type d’émission indique généralement la région cible. Cela signifierait que le ou les destinataires se trouveraient en Allemagne. Depuis le début de la guerre en Ukraine, la recrudescence d’activité des agents russes dans ce pays a été à plusieurs fois soulignée par les services allemands. Donc rien de bien nouveau. Cependant, difficile de ne pas également noter que la veille s’est ouvert à Berlin ce qui est déjà qualifié par la presse allemande comme le « plus grand procès pour espionnage dans le pays depuis des décennies ».

« Des précautions exceptionnelles entourent ce procès puisque des informations sensibles pourraient être divulguées, dans le contexte de la guerre en Ukraine. Les deux accusés, séparés par une vitre, se retrouvent assis dans des cages de verre. La salle du tribunal est protégée contre les écoutes. Les journalistes n’ont le droit d’utiliser qu’un stylo fourni par la justice pour rendre compte de ce procès [1]».

L’un des deux accusés n’est autre qu’un membre du BND[2], le service de renseignement extérieur allemand. Il est accusé d’espionnage au profit de la Russie. Difficile de croire à une simple coïncidence. Compte tenu de la sensibilité de ce procès, on peut raisonnablement penser que cette transmission a un lien avec cette affaire.

S’il est impossible d’en connaître la signification, on peut imaginer deux options. Il s’agit de l’activation ou de consignes envoyées à un ou plusieurs agents en Allemagne en lien avec le procès. Ou alors tout simplement un leurre destiné à occuper le contre- espionnage allemand obligé de consacrer du personnel sur cette fausse piste au détriment d’autres affaires.


[1] Deutsche Welle le 13/12/2023.

[2] BundesNachrichtenDienst.

Quelles représentations ont amené le gouvernement américain à choisir une stratégie de soutien indirect de l’Ukraine basée sur le cyber et le renseignement ?

Quelles représentations ont amené le gouvernement américain à choisir une stratégie de soutien indirect de l’Ukraine basée sur le cyber et le renseignement ?

Par Jonathan Guiffard* – Diploweb, publié le 17 décembre 2023

https://www.diploweb.com/Quelles-representations-ont-amene-le-gouvernement-americain-a-choisir-une-strategie-de-soutien.html


*Jonathan Guiffard s’exprime ici à titre personnel. Cadre du ministère des Armées, passé par d’autres entités régaliennes, Jonathan Guiffard est actuellement doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (IFG, Université Paris 8) et chercheur associé (Senior Fellow) à l’Institut Montaigne. Ses recherches académiques portent sur les stratégies territoriales de l’outil de renseignement technique et cyber américain. Compte twitter : @joeguiffard

La confrontation de représentations variées et divergentes ont mis le gouvernement américain sous une forte tension, l’amenant dès 2014 à mener une politique de soutien indirect aux Ukrainiens, politique qui a changé d’ampleur mais pas de nature en février 2022. Cette absence de changement résulte de l’équilibre de ce conflit de représentations qui n’a pas sensiblement évolué avec l’invasion russe de grande ampleur. Dans cette logique indirecte, le partage de renseignement et l’appui en cyber ont constitué des dimensions privilégiées, permettant d’obtenir des résultats importants pour la sécurité ukrainienne mais aussi américaine.
Avec une carte sur « Les représentations américaines d’une menace russe stratégique » et une « Frise de l’évolution des représentations américaines à l’égard de la Russie ».

LE 10 mars 2022, alors que venait d’éclater deux semaines plus tôt, le 24 février 2022, une nouvelle phase de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, le général Paul Nakasone, directeur général de la National Security Agency (NSA), détaillait l’aide qu’il apportait aux forces armées ukrainiennes devant le Sénat : « Nous partageons beaucoup de renseignement mais avec une évolution : le renseignement que nous partageons est précis. Il est pertinent et actionnable » [1]. Ce conflit a ainsi rendu visible la participation active des Etats-Unis dans l’espace numérique. Les acteurs américains du cyber, qu’il s’agisse d’administrations (NSA, U.S. Cyber Command (CYBERCOM), etc.) ou d’entreprises (Google, Microsoft, Amazon, etc.), participent à la cyberdéfense des infrastructures ukrainiennes et aux opérations cyber-offensives contre les Russes, en s’appuyant pour cela sur une capacité américaine significative de collecte de renseignement, de reconnaissance et d’attaques par moyens cyber.

Toutefois, les politiques de soutien des gouvernements américains successifs au profit des institutions ukrainiennes, depuis 2014, ont été traversées par un conflit de représentations relatif à l’Ukraine et à son importance en tant que territoire à défendre, soutenir ou conquérir. Dans le « Dictionnaire de géopolitique », le géographe Yves Lacoste définit une représentation géopolitique comme « une construction, un ensemble d’idées plus ou moins logiques et cohérentes ». En tant que représentation-théâtre, cette notion permet aux acteurs d’un conflit de « décrire une partie de la réalité de manière plus ou moins exacte […] [ce] qui leur permet d’appréhender leur environnement et d’agir dessus, en lui donnant un sens » [2]. Ici, la « pièce de théâtre » correspond au conflit russo-ukrainien et devient l’objet de lectures divergentes et rivales par les acteurs impliqués, notamment américains, ukrainiens ou russes. Ces lectures rivales déterminent les stratégies adoptées pour le façonner.

Le gouvernement américain est ainsi traversé par des rivalités de représentations. D’une part, la retenue, ou le non-engagement, pour préserver des intérêts politiques ou de sécurité avec la Russie ou pour concentrer les ressources américaines sur d’autres enjeux. D’autre part, le souhait d’une intervention forte, pour soutenir et aider le gouvernement ukrainien à se défendre face aux forces armées russes. Ce conflit est complété d’un second, entre les représentations des gouvernements américain et russe, relatif au territoire ukrainien et à l’espace mondial. Pour ces raisons, les gouvernements des présidents Obama (2013-2017), Trump (2017-2021) et Biden (2021-) ont mis en œuvre, depuis 2014, une stratégie de soutien indirect aux institutions ukrainiennes, dans laquelle le partage de renseignement technique et l’appui dans le domaine cyber ont une place privilégiée.

I. Les représentations des Etats-Unis qui incitent à limiter une intervention en Ukraine

Une volonté américaine de ne pas provoquer la Russie et de maintenir un dialogue politique avec le gouvernement de Vladimir Poutine

La politique américaine à l’égard de la Russie a consisté en priorité à signaler clairement aux autorités russes l’intention américaine de ne pas enclencher de confrontation directe et de maintenir un dialogue politique, en évitant tout signe susceptible d’être considéré comme une provocation par les autorités russes.

Les autorités américaines ont ainsi démarré un dialogue visant à dissuader et apaiser les autorités russes dès le mois d’octobre 2021, lorsqu’elles ont été convaincues de l’imminence de l’invasion militaire russe [3]. A la demande du président américain Joe Biden, le directeur de la Central Intelligence Agency (CIA), William Burns, s’est rendu à Moscou, début novembre 2021, pour délivrer des mises en garde au président russe Vladimir Poutine. Le président Biden a lui-même entrepris d’échanger par téléphone avec le président Poutine, les 7 et 30 décembre 2021, pour l’inciter à coopérer. En portant un discours visant à convaincre que ni les Etats-Unis ni l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ne sont en guerre contre la Russie et ne souhaitent un changement de régime [4], les autorités américaines tentent ainsi de contrer les accusations russes présentant l’Alliance atlantique comme engagée dans une guerre d’agression contre la Russie.

Les représentations américaines du pouvoir russe empruntent au registre de l’incertitude stratégique [5] et s’appuient sur une vision d’un président russe irrationnel, paranoïaque et hypersensible. Ces représentations imposent au gouvernement américain une politique de prudence. L’amiral Michael Rogers, ancien directeur de la NSA entre 2014 et 2018, estime ainsi que cette prudence américaine a aussi été prise en compte dans l’équation de la décision du président Poutine de lancer l’invasion du 24 février 2022 :

« Février 2022 était très cohérent avec la Crimée de 2014, très cohérent avec la Géorgie de 2008. Nous étions les seuls à affirmer que la Russie allait faire cela […] Nous avons toutefois été surpris, autant que frustrés, vis-à-vis de cette violation de la souveraineté [ukrainienne]. C’était totalement inacceptable. Légitime défense ou mouvement préventif, personne ne pouvait croire à cela. Il n’y avait aucune justification, du point de vue américain […] La Russie pensait que l’Occident ne répondrait probablement pas. Comme en Géorgie et en Crimée. Nous n’avons rien fait. » [6]

Une volonté américaine de ne pas combattre militairement la Russie

Dans le domaine stratégique, les représentations américaines de la puissance nucléaire et de la qualité des forces armées russes ont amené les responsables politiques américains à écarter une confrontation militaire directe. Les responsables de la sécurité nationale estimaient que le risque d’escalade nucléaire était trop important. Les représentations américaines du risque nucléaire datent du début de la Guerre froide et continuent de déterminer le calcul stratégique américain à l’égard de la Russie.

La doctrine nucléaire russe évoque un engagement du feu nucléaire seulement en cas d’agression contre l’intégrité de son territoire. Ce qui, dans le contexte ukrainien, laisse une place importante à l’interprétation : la Crimée, les républiques séparatistes du Donbass et les nouvelles républiques de Kherson et Zaporijia rattachées à la Russie par des « référendums » sont-elles considérées comme le territoire russe ? Un affrontement sur le sol ukrainien entre les forces américaines et russes aurait-il justifié le déclenchement de l’arme nucléaire pour le pouvoir russe ? Toutes ces questions, sans réponses, ont été posées et n’ont pas changé le positionnement stratégique historique des responsables américains [7]. C’est dans ce contexte stratégique que le président Poutine a plusieurs fois fait peser la menace d’une utilisation de l’arsenal nucléaire russe, tentant ainsi de renforcer les représentations américaines. Cette stratégie a un effet non-négligeable sur la posture américaine. Comme le détaille, en 2017, Keith Payne, responsable du département des études stratégiques et de défense de l’université du Missouri, les forces armées américaines ont une analyse prudente de la menace nucléaire russe, estimant que l’arsenal russe est plus moderne que l’arsenal américain et que la doctrine russe, couplant menace nucléaire à l’obtention de gain tactique conventionnel, empêche une réaction ferme et dissuasive.

A ce déterminant nucléaire s’ajoute l’analyse américaine du rapport de force militaire sur le terrain. Dans son évaluation des risques d’un affrontement militaire, le gouvernement américain a sans doute surestimé son adversaire, confortant une position prudente. Les services de renseignement américains ont parfaitement détecté l’imminence de l’invasion russe, mais ni ces derniers, ni le département de la Défense (DoD) ne sont parvenus à offrir une appréciation claire et précise du potentiel militaire russe.

Une rivalité entre le gouvernement et les courants isolationnistes

La politique interne est un déterminant fort de la politique étrangère américaine et il existe en 2023 une tension croissante avec des courants isolationnistes qui plaident pour la fin d’un interventionnisme américain. Un ancien haut-responsable de l’administration Trump explique [8] que, dans le contexte du retrait en catastrophe d’Afghanistan d’août 2021, les courants isolationnistes du parti républicain ont activement dénoncé cet interventionnisme à l’étranger, jugé dispendieux, inefficace et ne permettant pas de traiter les problèmes du peuple américain. En parallèle, un courant isolationniste du parti démocrate existe mais peine à porter une voix convaincante auprès de l’administration Biden. Une lettre datée du 30 juin 2022 et signée par 30 représentants démocrates du comité progressiste du Congrès, appelant à négocier avec la Russie, a déclenché de fortes tensions, incitant les intéressés à retirer leur demande en prétextant une mauvaise coordination interne.

Ces deux courants sont les héritiers des isolationnistes conservateurs, pour les Républicains, et des isolationnistes libéraux, pour les Démocrates, qui interprétaient strictement, aux XIXe et XXe siècles, la mise en garde du président et père fondateur George Washington, lors de son message d’adieu à la nation (1796) :

« La grande règle de conduite vis-à-vis des nations étrangères est, en étendant nos relations commerciales, de n’avoir avec elles qu’aussi peu de liens politiques que possible. […] L’Europe a toute une série d’intérêts de premier plan qui ne nous concernent pas ou qui ne nous touchent que de très loin. […] Notre véritable politique doit être d’éviter les alliances permanentes. » [9]

Dans cette conception, la politique étrangère devient « un mal nécessaire » qui doit permettre au pays de conserver « la plus grande liberté possible par rapport au système international ». L’opinion publique reste ainsi le facteur déterminant pour l’administration Biden qui préfère s’aliéner les cercles politiques interventionnistes si nécessaire.

Une division de « l’échiquier stratégique » à Washington D.C.

Les cercles politiques et stratégiques américains se divisent entre les partisans d’un soutien accru à l’Ukraine, pour répondre à une menace russe jugée prioritaire, et les partisans d’une concentration des efforts face au défi militaire chinois, considéré comme la menace la plus importante pour les Etats-Unis. Les institutions politiques (Maison Blanche, Congrès), les administrations (Conseil de sécurité nationale (NSC), département d’État (DoS) et DoD) ou les think-tanks sont traversés par ces lignes de partage.

Sur le plan idéologique, la chercheuse Marlène Laruelle explique qu’il existe une ligne de fracture entre les personnalités imprégnées d’une grille de lecture plus pragmatique – à relier à la tradition américaine « réaliste » – qui privilégient d’orienter la politique étrangère contre un expansionnisme chinois jugé dangereux pour les intérêts stratégiques de long-terme, et les personnalités plutôt qualifiées d’idéologiques – à relier à la tradition américaine « idéaliste » – qui promeuvent un affrontement plus ferme avec la Russie au nom de la lutte contre l’autoritarisme, la protection des droits de l’Homme et la promotion de la démocratie.

A titre d’illustration, le DoS et les think-tanks de Washington D.C. sont considérés comme des acteurs plutôt partisans d’un soutien fort à l’Ukraine et d’un affrontement déterminé avec la Russie, notamment en raison de leurs missions de promotion des principes démocratiques et des droits humains. A l’inverse, le DoD, moins concerné institutionnellement par les questions démocratiques mais ayant reçu la mission de préparer les forces armées américaines à un « défi militaire chinois » [10], est plutôt à enclin à privilégier un soutien moins coûteux et moins direct à l’Ukraine pour ne pas détourner ses ressources.

L’influence limitée des agences de renseignement américaines

Les représentations du pouvoir politique ont été peu nourries par celles de l’appareil de sécurité nationale, ce qui est plutôt un facteur ne favorisant pas un affrontement avec la Russie.

La compétition secrète ou discrète entre les services de renseignements américains et russes ne s’est jamais arrêtée après la dislocation de l’URSS en 1991. La confrontation dans le cyberespace est même devenue une dimension importante de cette « compétition d’espionnage ». Pourtant, celle-ci n’a pas été prise au sérieux par les responsables politiques.

Après la Seconde Guerre mondiale, le développement des services de renseignement américains a étendu leur mandat. Le processus de large classification et l’accroissement des ressources, permis par la Guerre froide et la lutte contre le terrorisme, a mené à « une extension sans précédent de la bureaucratie du secret » [11]. Cette extension a eu un impact sur les processus de décision, en augmentant la distance entre ces bureaucraties et les cercles politiques. La perception de la menace russe n’était pas la même entre les services de renseignement et les cercles de décision. De la chute de l’URSS en 1991 à l’ingérence russe dans le processus électoral américain de 2016, ces représentations n’étaient pas partagées, ce qui tend à illustrer une influence limitée de ces bureaucraties du secret sur la décision politique.

II. Les représentations qui incitent à agir en soutien des Ukrainiens

Les cadres culturels de l’interventionnisme américain

Les responsables américains sont les héritiers d’une tradition politique qui destine les Etats-Unis à une responsabilité spécifique pour protéger hors de ses frontières sa propre expérience démocratique. Ce besoin de protection et les surprises stratégiques qui ponctuent l’histoire américaine sont à l’origine d’un courant interventionniste fort et de la construction d’un appareil diplomatique, sécuritaire et militaire global.

Les cadres culturels et idéologiques, proposés par le politiste Louis Balthazar, sont très utiles pour comprendre les déterminants du style national américain. Les concepts de « destinée manifeste » et d’ « exceptionnalisme » américain, que certains enquêtés ont aussi appelé « responsabilité stratégique », permettent d’appréhender les représentations des responsables politiques qui influencent la prise de décision. Le gouvernement américain estime devoir agir en faveur de l’Ukraine compte-tenu de sa volonté de défendre fermement les principes définis par la charte des Nations-Unies, dont le respect des frontières est un point fondamental [12].

En outre, un déterminant culturel important du pouvoir politique américain est la nécessaire protection de son expérience démocratique à l’extérieur des frontières. La nation américaine est apparue, entre 1776 (Déclaration d’indépendance) et 1787 (Constitution américaine), dans un processus révolutionnaire. Cette première guerre victorieuse a toutefois amené le président George Washington à plaider pour la mise en place d’une armée fédérale professionnelle en complément des milices, sacrées par la Constitution mais peu efficientes sur le plan militaire et n’ayant pu empêcher la défaite de 1812 contre les Britanniques. Son vœu a été exaucé dès 1815. Ce mécanisme d’adaptation et d’évolution institutionnelle a été réactivé à chaque surprise stratégique. Cela a été le cas en 1898 suite à la destruction d’un navire américain à Cuba, puis en 1917, lorsque le gouvernement britannique informa le gouvernement américain d’une menace pesant contre lui, ce qui l’entraîna dans la Première Guerre mondiale. C’est ensuite le choc de l’attaque japonaise à Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, qui constitua un point de rupture. Ainsi, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le président Truman souhaita faire évoluer les institutions : la loi sur la sécurité nationale de 1947, pierre angulaire de l’architecture actuelle de sécurité nationale, a été conçue pour prévenir une nouvelle surprise. Les attentats du 11 septembre 2001 ont réactivé cette représentation et participé à la conception d’une stratégie de lutte globale contre le terrorisme à l’étranger. L’ingérence russe de 2016 dans le processus électoral américain constitue la dernière surprise stratégique.

Cette représentation de vulnérabilité à l’égard de l’étranger sous-tend en partie la politique de soutien à l’Ukraine qui est un moyen pour réduire la menace stratégique en provenance de la Russie. Dans le domaine cyber américain, elle s’incarne dans la doctrine de Persistent Engagement et dans les opérations offensives menées dans l’espace numérique, en 2018, 2020 et 2022, pour préserver le processus électoral américain.

Les représentations américaines d’une menace russe stratégique

Figure 1 : Carte des représentations américaines de la menace russe
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte. Conception et réalisation : J. Guiffard
Guiffard/Diploweb.com

Lors de la dislocation de l’URSS, en décembre 1991, la classe politique américaine entrevoyait l’espoir d’une démocratisation rapide de l’espace post-soviétique. Le président russe Boris Eltsine incarnait cet espoir, mais son passage a été vécu comme une simple vague par un « Etat profond » [13] russe resté soviétique [14]. En effet, lors de la première guerre de Tchétchénie de 1994 à 1996, le gouvernement américain aurait soutenu les forces séparatistes, sous l’influence des représentations des cercles conservateurs américains d’une Russie trop puissante pour qu’elle puisse être préservée en l’état, sans qu’elle ne pose une menace existentielle aux Etats-Unis. Cette erreur d’analyse a eu un effet très important sur le retour de « l’Etat profond » soviétique. La guerre de Tchétchénie a ressoudé le système de sécurité russe et favorisé l’arrivée du poutinisme.

Les représentations américaines diffèrent de celles de l’Etat russe et expliquent les surprises stratégiques des années 2010. Si le système de sécurité russe se ressaisit dès 1996, le réveil est plus tardif dans les institutions américaines. Le changement de ton est observé lors du discours du président Poutine à la conférence de sécurité de Munich, en 2007, qui se veut un défi ouvert et assumé à la politique américaine dans le monde. Pour autant, un héritage de méfiance ne suffit pas à faire prendre conscience aux acteurs politiques de la dimension stratégique de la menace russe et un consensus existe parmi les enquêtés sur le fait que la prise russe de la Crimée, en 2014, a constitué un réveil tardif et que l’ingérence russe dans le processus électoral de 2016 a constitué le point de non-retour. La menace russe redevient stratégique et les activités cybercriminelles russes, notamment les cyberattaques de Solarwind (2020) et de Colonial Pipeline (2021), participent de cette révolution mentale.

Ainsi, la relance de l’invasion russe en Ukraine de février 2022 s’inscrit dans un contexte radicalement différent de mars 2014. Gavin Wilde le résume ainsi : « La guerre en Ukraine a revigoré toute la machine sur la Russie : les agences de renseignement, le Cybercom, le DoD et les militaires ». Ce réflexe a été « naturel » et renforcé par la réactivation des anciennes représentations de la Guerre froide.

Figure 2 : Frise de l’évolution des représentations américaines à l’égard de la Russie
Cliquer sur la vignette pour agrandir la frise. Conception et réalisation : J. Guiffard
Guiffard/Diploweb.com

Les cercles politiques américains en faveur d’un soutien fort à l’Ukraine

Les cercles politiques et d’influence de Washington D.C. partagent des positions communes sur la guerre en Ukraine et exercent une pression sur le gouvernement américain pour intervenir fortement en faveur de l’Ukraine.

Marlène Laruelle indique qu’une séparation existe sur le sujet de la guerre en Ukraine entre ce qu’elle nomme les « cercles de décision » [15] et les « cercles politiques ou d’influence » [16]. Les premiers, dont le gouvernement Biden est l’acteur principal, mènent une politique prudente car ils doivent prendre en compte les différentes contraintes qui s’imposent. Cette politique de prudence entre en contradiction avec les cercles politiques ou d’influence, très présents à Washington D.C., qui soutiennent majoritairement une politique forte de soutien à l’Ukraine. Un nombre important de cadres du DoS ou du NSC, et un très grand nombre de think-tanks portent une voix forte dans le débat public. Ces personnalités ont souvent un profil de carrière de « vétérans de la Guerre froide », ayant effectué une partie de leur carrière avant la dislocation de l’URSS ou ayant eu des fonctions liées aux enjeux transatlantiques et européens. Plusieurs représentations expliquent ces prises de parole :

. La frustration du DoS, des anciens diplomates en think-tanks et des responsables du parti démocrate à l’égard de la Russie, en raison de l’échec de la politique de reset de l’administration Obama menée entre 2009 et 2014. Cette politique de la main-tendue n’a pas été saisie par le président Poutine ;

. Le vote, le 12 novembre 2012, par l’organe législatif russe (Douma) d’une loi sur les « agents de l’étranger » qui a permis au pouvoir russe de contraindre juridiquement les ONG recevant un soutien ou des fonds en provenance de l’étranger ;

. Dans les rangs du parti démocrate, cette frustration s’est transformée en colère suite à l’ingérence russe dans les élections nationales de 2016. Pour les démocrates, cette ingérence a permis la victoire du président Trump, sans que le lien ne soit avéré.

L’Ukraine devient l’icône du parfait allié américain

Les relations historiques entre les Etats-Unis et l’Ukraine ne datent ni de février 2022, ni de mars 2014. Ainsi, à Washington D.C., se dresse une statue de Taras Shevchenko, poète et figure nationale ukrainienne, érigée en 1964 et sur laquelle se trouve une stèle avec les mots suivants :

« Dédiée à la libération, la liberté et l’indépendance de toutes les nations captives. Ce monument de Taras Shevchenko, poète ukrainien du XIXe s. et combattant pour l’indépendance de l’Ukraine et la liberté de toute l’humanité qui, sous le joug colonial et la tyrannie impérialiste étrangère russe, appelle pour « la nouvelle et juste loi de Washington » ».

Les représentations qui s’expriment sont assez claires et font écho aux discours actuels. Bien que le contexte soit différent, cette statue incarne la constante d’une politique américaine de soutien à l’indépendance politique de l’Ukraine.

Cette proximité historique a favorisé l’engagement américain dès le début de la guerre russo-ukrainienne. L’établissement d’un partenariat institutionnel depuis 2014 et couvrant plusieurs domaines (institutions, soutien économique et budgétaire, coopération technique, formation, armement, cyber) a ensuite permis la construction progressive d’une proximité et d’une confiance suffisantes pour nourrir les représentations de fiabilité de l’allié ukrainien. Le leadership démontré par le président Zelensky (2019 – ) et la combativité des forces ukrainiennes a ensuite confirmé la force de nouvelles représentations américaines d’un allié ukrainien déterminé et héroïque, nécessitant le soutien américain.

Cette proximité n’était pas une évidence pour l’administration Biden. Plusieurs enquêtés ont aussi évoqué une difficulté à nourrir de la confiance dans les institutions ukrainiennes, jugées corrompues et infiltrées par les services de renseignement russes. Pour cette raison, le gouvernement ukrainien et ses relais dans les cercles politiques américains ont su utiliser les codes culturels américains pour déployer une stratégie de communication efficace.

La confrontation de ces représentations variées et divergentes ont mis le gouvernement américain sous une forte tension, l’amenant dès 2014 à mener une politique de soutien indirect aux Ukrainiens, politique qui a changé d’ampleur mais pas de nature en février 2022. Cette absence de changement résulte de l’équilibre de ce conflit de représentations qui n’a pas sensiblement évolué avec l’invasion russe de grande ampleur. Dans cette logique indirecte, le partage de renseignement et l’appui en cyber ont constitué des dimensions privilégiées, permettant d’obtenir des résultats importants pour la sécurité ukrainienne mais aussi américaine.

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[1] Martin Matishak, « NSA chief trumpets intelligence sharing with Ukraine, American public », The Record, 10/03/2022.

[2] CATTARUZZA, Amaël, LIMONIER, Kevin, Introduction à la géopolitique, Armand Colin, Paris, 2019, 288 p.

[3] Erin Banco et al., « ‘Something Was Badly Wrong’ : When Washington Realized Russia Was Actually Invading Ukraine », Politico, 24/02/2023.

[4] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023.

[5] Notion issue de l’économie : « l’incertitude sur les actions et les croyances des autres, dans la modélisation d’une situation d’interaction ».

[6] Entretien avec l’amiral Michael Rogers, ancien directeur de la NSA (2014-2018), par appel vidéo, le 03 mars 2023.

[7] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023

[8] Entretien anonyme avec un ancien cadre de la sécurité nationale de l’administration Trump, par appel vidéo, le 15 février 2023.

[9] BALTHAZAR, Louis, « Chapitre 3. Le cadre culturel. Le style national » in DAVID, Charles-Philippe, dir., La politique étrangère des Etats-Unis, 4e édition, Presse de Sciences Po, Paris, 2022, pp.99-131

[10] Jim Garamone, « China Military Power Report Examines Changes in Beijing’s Strategy », US DoD, 29/11/2022

[11] VAN PUYVELDE, Damien, « Médias, responsabilité gouvernementale et secret d’État : l’affaire WikiLeaks » in Le Temps des médias, volume 16, 2011, pp. 161-172.

[12] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023

[13] Définition du politiste Patrick O’Neil du concept d’État profond : « [un] ensemble d’institutions coercitives, d’acteurs et de relations au-delà de ceux officiellement chargés de la défense, du renseignement et de la police. Poussé politiquement par une logique de tutelle et exerçant un haut degré d’autonomie, l’État profond se justifie par la nécessité de défendre la nation contre de prétendues menaces existentielles. ».

[14] Entretien avec Marlène Laruelle, directrice de l’institut pour les études européennes, russes et eurasiennes (IERES) à l’université Georges Washington, Washington, Etats-Unis, le 13 février 2023.

[15] Expression originale : « decision-making circles ».

[16] Expression originale : « policy circles ».

2024 : L’année du réveil géopolitique par Sergey Yevgenyevich Naryshkin

2024 : L’année du réveil géopolitique

par Sergey Yevgenyevich Naryshkin* – CF2R – NOTE D’ACTUALITÉ N°623 / décembre 2023

*Directeur du service de renseignement extérieur de la Fédération de Russie (Sloujba vnechneï razvedki Rossiskoï Federatsi /SVR)

https://cf2r.org/actualite/2024-lannee-du-reveil-geopolitique/


 

 

La DGSE mise sur le recrutement d’officiers sous contrat spécialistes pour préserver sa militarité

La DGSE mise sur le recrutement d’officiers sous contrat spécialistes pour préserver sa militarité

https://www.opex360.com/2023/12/10/la-dgse-mise-sur-le-recrutement-dofficiers-sous-contrat-specialistes-pour-preserver-sa-militarite/


Ainsi, hors Service Action [SA], la DGSE comptait 29% de militaires dans ses rangs en 2008. Puis, cette proportion s’est lentement érodée durant les années suivantes, pour approcher désormais les 20%. Et cela, malgré plusieurs rapports parlementaires ayant mis en garde contre le risque d’une perte de la « militarité » de ce service de renseignement.

Lors d’une récente audition parlementaire, son directeur général, Bernard Émié, s’en était inquiété. « Lorsque j’ai pris mes fonctions, les militaires représentaient 25 % des effectifs, ils ne sont plus que 20 % aujourd’hui car les armées ne parviennent pas à mettre à notre disposition des personnels, non par manque de volonté mais par absence de ressources », avait-il déploré. Et d’ajouter : « Compte tenu de la hausse des effectifs, même si l’armée a maintenu son effort en valeur absolue, la composante militaire de la DGSE baisse. C’est un sujet de préoccupation car le service fait partie du ministère des Armées ».

Cette évolution est due à la combinaison d’au moins deux facteurs.

Les suppressions massives de postes au sein des armées, entre 2008 et 2014, ont ainsi réduit le vivier de recrutement de la DGSE, qui s’adressait aux sous-officiers possédant des qualifications particulièrement difficiles à trouver ailleurs que dans le monde militaire.

Dans le même temps, ayant besoin de compétences rares et de davantage d’ingénieurs, de mathématiciens et de techniciens pour ses spécialités techniques [cyber, chiffre, intelligence artificielle, big data, etc.], la DGSE a dû orienter son recrutement vers le monde civil.

Quoi qu’il en soit, la Loi de programmation militaire [LPM] 2024-30 appelle à inverser cette tendance, ou, du moins, à la contenir. « La militarité des services de renseignement relevant du ministère de la Défense conduit à préserver un équilibre entre personnels militaires et personnels civils, notamment à la DGSE », indique-t-elle en effet, sans toutefois préciser où il fallait placer le « curseur ».

Alors qu’elle devra compter 5987 postes en 2024 [soit 264 de plus par rapport à cette année], la DGSE connaît toujours des difficultés pour son recrutement.

« Le constat de la pénurie de techniciens et d’ingénieurs cyber touche toutes les composantes des armées au même titre que le marché de l’emploi civil. Plusieurs problèmes sont soulevés : l’attractivité des rémunérations, le développement d’une concurrence entre services et l’évaporation des compétences », avancent en effet les sénateurs Pascal Allizard et Gisèle Jourda, rapporteurs pour avis sur le programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ».

« Concernant la DGSE, il a été indiqué lors de l’audition qu’une politique de recrutement proactive [présence dans les écoles, sur les salons et les réseaux sociaux] portait ses fruits. Sur la fidélisation des personnels, des efforts importants ont été réalisés sur la rémunération [alignement sur la grille mise en place par la DINUM du ministère des Armées], sur la formation et la valorisation des parcours professionnels. Cette politique a permis de réduire significativement le nombre des démissions, y compris sur les métiers en tension », poursuivent-ils. Pour autant, cela ne répond pas à la préservation de sa militarité…

Aussi, se disant « attachée à la préservation de son double ADN civil et militaire », expliquent les rapporteurs, la DGSE a commencé à « mettre en pratique » la « solution du recrutement d’officiers sous contrat ». Et d’ajouter : « Cela renvoie à la question plus générale de la politique de recrutement des armées abordée dans le cadre du programme 212 « Soutien de la politique de défense ».

Cela étant, le processus de recrutement, qui s’adresse aux titulaires d’un diplôme de niveau minimum Bac +3, est assez long puisqu’il s’étend sur six à huit mois. Pour rejoindre la DGSE en tant qu’officier sous contrat spécialiste [OSC/S], il faut d’abord envoyer un curriculum vitae et une lettre de motivation à un Centre d’information et de recrutement des forces armées [CIRFA], qui les transmettra au service.

Le cas échéant, le candidat aura des entretiens avec un chargé de recrutement de la DGSE, qui aura à évaluer ses compétences et ses motivations. Puis il fera l’objet « d’études psychologique et de sécurité », avant de passer des tests d’aptitude militaire. Ces étapes franchies, il pourra signer un contrat d’engagement « correspondant à l’armée et à la fiche de poste DGSE choisies » et entamer sa formation militaire initiale dans une école d’officiers [Saint-Cyr Coëtquidan, École navale de Brest ou Salon-de-Provence].

La durée de cette dernière varie selon l’armée d’appartenance : elle est de douze semaines pour l’armée de Terre et l’armée de l’Air & de l’Espace alors qu’elle est de seulement trois semaines pour la Marine nationale.

Sur son site Internet, la DGSE précise que la durée du contrat d’OSC/S est de quatre à cinq ans. Mais celui-ci peut être « renouvelable jusqu’à vingt ans » [cela dépend de la gestion du personnel de l’armée d’appartenance, ndlr].

L’enjeu historique de la cryptographie dans l’espionnage américain : l’opération Rubicon

L’enjeu historique de la cryptographie dans l’espionnage américain : l’opération Rubicon

École de Guerre Économique – publié le 24 novembre 2023

https://www.ege.fr/infoguerre/lenjeu-historique-de-la-cryptographie-dans-lespionnage-americain-loperation-rubicon


Après 1945, les Etats-Unis sont capables de lire les communications des pays du monde entier, notamment grâce aux nombreux succès obtenus en cryptologie lors de la Seconde Guerre mondiale (décryptage du JN-25b japonais 6 mois seulement après Pearl Harbor, et déchiffrement des messages Enigma entre autres). Avec le début de la Guerre froide, ce précieux avantage sur les pays communistes est sur le point d’être perdu :  l’URSS privilégie des systèmes de communication par câbles plutôt que par radios, et change ses systèmes de chiffrement entre 1947 et 1948 tout en équipant ses alliés communistes de ces nouveaux systèmes ; les Etats-Unis sont alors privés de l’accès aux communications soviétiques et nord-coréennes, et sont directement menacés de devenir aveugles et de perdre prise sur les événements mondiaux. Pour la puissance des Etats-Unis, il devient vital de maintenir leur avantage en cryptologie sur le reste du monde. C’est dans cette optique que la NSA et la CIA montent l’opération Spartan, renommée ensuite Thesaurus, puis Rubicon en 1987.

De l’accord oral entre Hagelin et Friedman dans les années 1950, au rachat de Crypto AG en 1970 par la CIA et le BND

Au début des années 1950, l’AFSA (future NSA) charge le cryptographe William Friedman d’établir un accord avec son ami de longue date, Boris Hagelin  ; celui-ci a fabriqué la plupart des machines de cryptographie équipant les Etats du monde, et fonde Crypto AG en 1952 dans la ville de Zoug en Suisse. La NSA espère alors rallier Hagelin aux intérêts américains, d’une part en réservant la vente des machines sécurisées de Crypto AG aux pays de l’OTAN ainsi qu’à la Suisse et à la Suède ; d’autre part en vendant des machines (a minima) moins sécurisées aux pays non-alliés voire ennemis. Cela permettrait aux Etats-Unis de garder un ascendant en dehors et au sein-même de l’OTAN, en garantissant l’exclusivité de leur accès à des informations stratégiques portant sur des pays équipés de machines peu sécurisées. Comment la NSA s’y prend-elle pour mener une telle opération ? La NSA dispose de plusieurs leviers :

. Premièrement, la longue amitié liant William Friedman et Boris Hagelin.

. Deuxièmement, l’image favorable qu’ont les Etats-Unis en Europe à la suite de la Seconde Guerre mondiale ; enfin, la sécurité financière et physique de la famille de Hagelin, qui doit être assurée.

Cette opération de recrutement est un succès partiel ; un accord oral existe, et Hagelin transmet à Friedman ses prototypes ainsi que la liste des pays clients de Crypto AG. Toutefois, les tentatives de rédaction de l’accord entre 1951 et 1958 échouent, principalement en raison de désaccords entre Friedman et la NSA ; le premier insiste sur la nécessité d’un tel accord avec Hagelin, tandis que la seconde demeure sceptique quant à sa fiabilité[i].  Ne parvenant pas à conclure un accord satisfaisant entre les parties, la NSA se retire du dossier et le transmet à la CIA ; en 1960, celle-ci parvient à un accord de licence sur cinq ans avec Crypto AG : l’entreprise ne vend plus de machines sécurisées aux pays ennemis des Etats-Unis, en échange d’une indemnisation de 600 000$ en raison du coût d’opportunité et de 75 000$ d’honoraires annuels pour les activités de conseil prodiguées par Hagelin.

Entre le milieu et la fin des années 1960, les services de renseignement prennent une place prépondérante dans Crypto AG, essentiellement pour deux raisons : premièrement, l’arrivée des circuits intégrés et de l’électronique dans la cryptologie, qui fait craindre à Hagelin de ne pas pouvoir suivre le changement technologique. Deuxièmement, Hagelin, né en 1892, a bientôt quatre-vingts ans, et les relations entre Hagelin et son fils sont trop dégradées pour qu’il lègue Crypto AG à son fils. C’est grâce à ces deux leviers que la CIA convainc Hagelin de vendre Crypto AG à la CIA et au BND le 4 juin 1970[ii].

La mise à profit de Crypto AG pour les intérêts des Etats-Unis (1970 – 1993)

Cet achat constitue un tournant décisif dans l’opération (alors baptisée Thesaurus) : les services américains sont à présent en possession de l’entreprise possédant plus de 80% du marché des équipements de chiffrement ; ils sont alors libres de vendre aux Etats du monde entier des machines défaillantes, ce qui rend possible le déchiffrement des communications diplomatiques de plus d’une centaine d’Etats. Des entreprises américaines et allemandes sont à l’œuvre pour produire les systèmes défaillants des machines : Motorola, Siemens, AEG Telefunken, ANT, Rhode & Schwartz ou encore Tele Security Timman ; toutes sont liées, de près ou de loin, aux services américains ou allemands. Les plans des systèmes sont ensuite envoyés à Crypto AG et implémentés dans les machines par les ingénieurs, avant que celles-ci soient vendues aux différents Etats. Les machines sont alors utilisées dans les administrations et dans les ambassades. La vente de telles machines à des pays comme l’Egypte ou l’Iran s’est révélée être un atout décisif pour les Etats-Unis.

Les accords de Camp David en septembre 1978 sont un exemple probant d’utilisation efficace d’informations obtenues via les machines de Crypto AG, à des fins d’accroissement de puissance. En 1978, Jimmy Carter souhaite parvenir à un processus de paix dans le Proche-Orient afin, à la fois, de maintenir l’influence américaine dans la région, et d’améliorer son image auprès de l’opinion (image alors catastrophique) pour les élections de 1981. Ce processus de paix aboutit aux accords de Camp David conclus entre l’Egypte de Sadate et l’Israël de Begin, avec les Etats-Unis de Jimmy Carter comme « témoin », le 17 septembre 1978. L’accès de la CIA et de la NSA aux communications diplomatiques égyptiennes chiffrées par des machines défaillantes de Crypto AG, a été décisive dans le succès de cette intermédiation américaine.

La rentabilité du système

Les Etats-Unis ont pu lire toutes les communications diplomatiques entre l’Egypte et ses alliés de la Ligue Arabe, ce qui s’est révélé inestimable pour la rédaction des accords, et donc l’accroissement de la puissance américaine. Les exemples de succès de l’utilisation des informations recueillies via les machines lisibles de Crypto AG pourraient être multipliés : la crise des otages en 1979, les îles Malouines en 1982 ou encore l’attentat à la bombe dans la boite de nuit berlinoise « La Belle » le 5 avril 1986. Toutefois, à la suite de l’affaire Bühler en 1992 et la revente des parts du BND à la CIA en 1993, l’opération Rubicon prend progressivement fin, pour finalement s’arrêter complétement en 2018 avec la vente de Crypto AG.

Dans son ensemble, l’opération Rubicon s’est révélée formidablement rentable pour les services américains. Non seulement ont-ils déchiffré les communications de plus d’une centaine d’Etats (si bien que les machines lisibles Crypto AG fournissaient 40% du renseignement technique de la NSA), mais de surcroît, les machines défaillantes ont été payées par lesdits Etats, qui entretenaient donc l’espionnage de leurs propres communications. Enfin, le scandale n’a jamais été médiatisé au point d’affaiblir durablement les Etats-Unis sur le plan cognitif.

Un étudiant de la RENSIE02 de l’EGE

Sources :

https://www.cryptomuseum.com/intel/cia/rubicon.htm#10

https://warwick.ac.uk/newsandevents/knowledgecentre/society/politics/operation_rubicon/

https://www.washingtonpost.com/graphics/2020/world/national-security/cia-crypto-encryption-machines-espionage/

Notes

[i] La NSA est spécialisée dans le renseignement technique, et non pas dans le renseignement humain. Cela éclaire deux points importants : d’une part, cela explique en partie la transmission du dossier à la CIA, qui est spécialisée dans les opérations de renseignement humain. D’autre part, cela explique la « timidité » de l’approche de la NSA envers Hagelin : celui-ci propose dès 1953 que la NSA développe la cryptologie de Crypto AG ; pourtant, la NSA refuse les propositions d’accord rédigés par Friedman et n’a pas confiance en Hagelin. L’idée de Hagelin sur la production de la cryptologie par la NSA sera reprise par la CIA lors du rachat de Crypto AG en 1970.

[ii] L’implication des renseignements allemands dans l’opération à partir de 1970 s’explique par leur démarche effectuée en 1967 : le BND et le service français du chiffrement apprennent les liens unissant Crypto AG et la CIA, puis proposent un accord de rachat de l’entreprise à Hagelin. Celui-ci avertit les renseignements américains, qui finissent par accepter de prendre part au rachat, à condition que les Français (en qui les Américains n’ont pas toujours confiance à (l’époque) ne soient pas impliqués.

DOSSIER. Manipulation, désinformation, espionnage, lobbying… La France trop vulnérable aux ingérences étrangères

DOSSIER. Manipulation, désinformation, espionnage, lobbying… La France trop vulnérable aux ingérences étrangères

  • DOSSIER. La France encore trop vulnérable aux ingérences étrangères
    DOSSIER. La France encore trop vulnérable aux ingérences étrangères iStockphoto – gorodenkoff

l’essentiel Le dernier rapport annuel de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) alerte sur les ingérences étrangères qui ciblent la France. Opérations de déstabilisation de l’opinion, notamment en périodes électorales, espionnage industriel, lobbying puissant et enrôlement de personnalités françaises mettent à l’épreuve la France et l’Europe.

C’est une vidéo de 39 secondes appelant au boycott des Jeux olympiques de Paris en 2024, qui a été visionnée des millions de fois sur les réseaux sociaux depuis fin juillet. Une vidéo dénoncée par les autorités françaises comme étant une campagne de manipulation de l’information visant à porter atteinte à la réputation de la France dans sa capacité à accueillir les JO.

Cette campagne a été orchestrée par des acteurs liés à l’Azerbaïdjan selon un rapport de Viginum, l’organisme de lutte contre les ingérences numériques étrangères, dévoilé hier. Cette opération a été vraisemblablement conduite en rétorsion à l’implication de la France ces derniers mois dans la médiation entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, deux anciennes républiques soviétiques en conflit depuis trente ans. Viginum a conclu que cette campagne « Olimpiya » (JO en azéri), « est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ». Et l’organisme s’attend à d’autres potentielles campagnes visant les JO.

Cette affaire est une illustration des ingérences étrangères qui frappent notre pays – et plus largement les démocraties européennes – comme celle des étoiles de David peintes au pochoir sur des façades parisiennes.

Le piratage des serveurs du candidat Macron en 2017

Opérations de désinformation sur les réseaux sociaux, de déstabilisation de l’opinion, notamment en périodes électorales, espionnage industriel, cyberattaques, lobbying puissant et enrôlement de personnalités françaises se multiplient depuis plusieurs années et mettent à l’épreuve la France comme l’Union européenne. Derrière ces opérations d’ingérence, la Russie, la Chine et parfois des puissances amies comme l’ont montré les révélations d’Edward Snowden sur les systèmes d’écoute de la NSA américaine ou l’affaire du logiciel Pegasus, utilisé par plusieurs pays, dont le Maroc, pour mettre sous surveillance les portables de nombreuses personnalités politiques et des chefs d’État et de gouvernement comme Emmanuel Macron.

L’actuel président de la République est d’autant plus sensible au sujet que durant la campagne présidentielle de 2017, les serveurs d’En Marche avaient été piratés entre les deux tours, vraisemblablement par la Russie. S’en était suivie une fuite massive de documents confidentiels, les MacronLeaks.

Ces dernières années, et particulièrement depuis 2017, plusieurs rapports fouillés ont documenté toutes ces opérations, souvent très sophistiquées et s’appuyant parfois sur des personnalités politiques de premier plan. En octobre 2021, Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer et Paul Charon publient au nom de l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (Irsem), un rapport qui fait date sur « Les opérations d’influence chinoises ». Sous-titré « un moment machiavélien », il décrypte « une russianisation » des pratiques de la Chine.

Opérations d’influence chinoises massives

Ce rapport de 646 pages montre que la Chine entend « vaincre sans combattre, en façonnant un environnement favorable » à ses intérêts. Les acteurs principaux de ces opérations d’influence chinoises sont des émanations du Parti communiste chinois (département de Propagande, Bureau 610, qui a des agents dans le monde entier, Ligue de la Jeunesse), de l’État, de l’Armée (notamment les cybersoldats de la base 311) mais aussi des entreprises publiques et privées.

Tous ont deux objectifs : « séduire et subjuguer les publics étrangers, en faisant une narration positive de la Chine » et surtout « infiltrer et contraindre » via une diplomatie agressive et coercitive, qui s’appuie aussi sur des personnalités en France comme l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin.

Guerres hybrides

Autre rapport, celui de « la commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français ». Remis le 1er juin dernier par les députés RN Jean-Philippe Tanguy et RE Constance Le Grip, ce rapport estime que la Russie est la principale menace pour les démocraties occidentales en termes d’ingérence, mais il pointe aussi la Chine, l’Iran, le Maroc, le Qatar et la Turquie. Soulignant les vulnérabilités de la France, il considère que « les ingérences peuvent être des actes d’une guerre hybride d’États qui nous sont hostiles. »

La perspective d’une guerre hybride inquiète au plus haut point l’armée française, qui voit l’impact des manipulations étrangères survenues en Afrique autour de l’opération Barkhane, ou celles liées à la guerre en Ukraine. « Les guerres hybrides seront de plus en plus complexes à appréhender » , prévenait déjà fin 2022 Sébastien Lecornu, ministre des Armées. « L’invasion russe en Ukraine a également été favorable à des campagnes d’espionnage stratégique au cours de l’année 2022 et a fourni un contexte favorable à des actions de déstabilisation en Europe », relève l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) dans son panorama de la cybermenace 2022.

Le rapport de la délégation parlementaire au renseignement publié ce mois-ci résume l’état actuel des ingérences en estimant que les puissances étrangères profitent « d’une forme de naïveté et de déni » de la France dont elle doit rapidement sortir…

L’affaire Ommic, l’illustration du contournement de l’embargo américain de la Chine par l’espionnage industriel

L’affaire Ommic, l’illustration du contournement de l’embargo américain de la Chine par l’espionnage industriel

 

Les semi-conducteurs, également connus sous les noms de circuits intégrés (CI) ou micropuces, jouent un rôle fondamental dans la conception et le fonctionnement des appareils électroniques. En effet, ils sont omniprésents au sein de nombreux produits électroniques. De surcroît, leur présence est indispensable dans des secteurs stratégiques comme celui de la défense et de la sécurité nationale. Les semi-conducteurs sont présents dans les systèmes d’armement ou la technologie aérospatiale.

Le marché mondial des semi-conducteurs est dépendant de la production de Taïwan. Son rôle prépondérant dans le secteur des semi-conducteurs et la forte dépendance des États-Unis à l’égard de l’île pour l’approvisionnement en puces se résument par TSMC, qui signifie Taiwan Semiconductor Manufacturing Company. Cette société taïwanaise est un géant de l’industrie, pesant à elle seule 53 % de la production mondiale de fonderies de semi-conducteurs en 2020 selon un rapport de la Maison Blanche. Cependant, la menace de la Chine pesant sur Taïwan a fait réagir les États-Unis sur leur politique économique. La puissance américaine commence à reconstruire sa production nationale de semi-conducteurs. De plus, le gouvernement de Donald Trump, ainsi que celui de Joe Biden ont énoncé leur intention de restreindre la capacité de la Chine à accéder, développer ou produire des composants de pointe. À cette fin, ils mettent en place une stratégie reposant sur trois points, des embargos, une reconstruction de la production nationale et la formation d’alliances internationales. Le point important de cet article concerne les restrictions commerciales et notamment l’embargo mis en place par le gouvernement de Donald Trump en 2019.

En plus de restreindre l’utilisation des principales applications de Google par Huawei, la décision prise en 2019 a également limité la capacité de l’entreprise chinoise à produire ses processeurs de la série HiSilicon Kirin, en l’interdisant de faire affaire avec TSMC. Les États-Unis ont également convaincu le gouvernement japonais, sud-coréen et néerlandais de durcir leurs mesures de restriction contre la Chine dans le domaine des semi-conducteurs. Ces dernières affectent les entreprises américaines et étrangères qui fabriquent leurs produits sur le territoire chinois, comme en témoigne l’intention de sociétés sud-coréennes de solliciter une licence d’exportation. En septembre 2022, le gouvernement américain a interdit à Nvidia (fournisseur américain de matériels et de logiciels d’intelligence artificielle) et AMD (fabricant américain de semi-conducteurs) d’exporter des puces pour l’intelligence artificielle vers la Chine avec comme objectif d’empêcher la production de certains équipements, notamment dans le domaine militaire.

Ommic, une entreprise stratégique mais exploitée par la Chine

L’entreprise OMMIC, créée en 2000, est une PME industrielle française spécialisée dans les semi-conducteurs. Elle se démarque grâce au développement de composants en nitrure de gallium (GaN) et en arséniure de gallium (GaAs). Ces derniers sont reconnus pour leur performance ainsi que pour leur capacité à résister à des températures élevées. Ces caractéristiques les positionnent comme des composants de premier choix pour les systèmes de télécommunication haut débit, les technologies radars, les communications par satellite, les réseaux mobiles 5G et le guidage de missile.

OMMIC est stratégique pour la France, car l’industrie de la défense et l’industrie spatiale utilisent le savoir-faire de l’entreprise. L’intérêt stratégique d’OMMIC est davantage mis en avant depuis son rachat en février 2023 par l’entreprise américaine Macom Technology Solutions. La France a perdu une entreprise stratégique dans la télécommunication et ainsi que les secrets militaires qu’elle détenait.

En 2018, 94 % des parts d’OMMIC sont rachetées par Ruodan Zhang. Cet individu de nationalité chinoise est passé par le fonds d’investissement français Financière Victoire. Zhang devient président d’OMMIC en 2018 et le directeur général est Marc Rocchi, l’ancien président de la PME.

Ruodan Zhang est soupçonné d’avoir utilisé sa position de président pour permettre l’exportation de semi-conducteurs vers la Chine et à prix bradé. En effet, ces opérations ressortent dans les comptes annuels de l’entreprise, le chiffre d’affaires baisse de 12,65 % (soit 2,1 millions d’euros) entre 2020 (16,5 millions d’euros) et 2021 (14,4 millions d’euros). Les comptes annuels de l’entreprise recensent une perte de 3,9 millions d’euros.

En 2021, les activités d’OMMIC en Russie représentent 25,5 % du chiffre d’affaires de l’entreprise. La PME française a donc un commerce qui servait des intérêts étrangers alors qu’elle jouait un rôle stratégique dans le secteur militaire français.

De plus, les comptes annuels relèvent aussi qu’une cargaison à destination de clients russe et chinois a été bloquée par les douanes françaises en janvier 2021. Par la suite, une enquête a été ouverte par le parquet national antiterroriste. Ce dernier saisira la DGSI et l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière en 2022. Le 24 mars 2023, Marc Rocchi, le directeur général, ainsi que Luo Qi, une cadre chinoise de la société, ont été mis en examen pour livraison à une puissance étrangère de procédés, documents ou fichiers de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. Les autorités françaises n’ont pas arrêté Ruodan Zhang, car ce dernier est en Chine. Elles affirment que cet individu était en lien avec l’industrie de la défense chinoise.

Ce cas expose l’implication de la France dans la « guerre des puces » entre la Chine et les Etats-Unis. Pour contourner l’embargo américain, la Chine s’attaque aux entreprises stratégiques européennes pour continuer à développer ses technologies de télécommunication et militaire.

L’espionnage d’industries étrangères pour combler le retard technologique chinois

Le cas de l’entreprise Ommic permet à la Chine d’accéder à la technologie de semi-conducteurs occidentale, ce qui lui donne la possibilité de copier cette dernière. C’est une opération rentable la Chine. Le renseignement chinois a œuvré de 2018 à 2021 sans se faire détecter et il a exporté des circuits imprimés vers la Chine entre 2021 et 2023. Cette opération a un double résultat, la Chine rattrape son retard en copiant les semi-conducteurs occidentaux dont elle était privée depuis 2019. De plus, le renseignement chinois a récolté des composants présents dans l’armement français, notamment une partie servant au guidage des missiles ou au radar (outils omniprésents dans un conflit majeur). Cette opération d’espionnage industriel semble montrer une grande rentabilité pour la Chine. En effet, le pays contourne l’embargo américain en passant par l’Europe. Mais le cas OMMIC n’est pas le seul succès du renseignement chinois.

En septembre 2023, Huawei, l’une des principales entreprises de télécommunication et d’informatique chinoise, a présenté un nouveau smartphone équipé d’un processeur 5 G de 7 nm. Les États-Unis ne justifient pas ce progrès chinois qui n’était pas censé apparaître avant plusieurs années. Cependant, après avoir étudié la composition du téléphone, Bloomberg News, une agence de presse américaine, annonce qu’un composant d’une société sud-coréenne est présent dans l’appareil. Le fabricant sud-coréen de semi-conducteurs SK hynix a lancé une enquête pour comprendre la présence de son composant dans le téléphone chinois. En effet, elle n’a pas le droit, depuis l’embargo américain de 2019, de conclure des ventes avec des entreprises chinoises. Huawei a contourné l’embargo américain, sans se faire détecter, dans l’objectif de rattraper son retard dans l’innovation de processeurs. Mais ce retard reste très marqué, les semi-conducteurs chinois ont une puissance encore inférieure à ceux utilisés en Occident. En effet, les entreprises américaines, comme Apple, vont utiliser des puces taïwanaises de 3 nm en 2024.

L’espionnage sur le territoire national, la mise en place d’une production chinoise de semi-conducteurs

La Chine use de l’espionnage industriel pour acquérir des technologies occidentales, mais, cela ne répond pas aux difficultés de la production. En effet, équiper les différents appareils chinois avec une technologie, se rapprochant de celle utilisée en Occident, coûte cher et nécessite une grande chaîne de production. Or, la Chine ne s’est pas autant spécialisée comme l’a fait Taïwan avec les semi-conducteurs. Elle ne dispose donc pas d’une production similaire. Cependant, il faut constater qu’elle accueille sur son territoire de nombreuses usines étrangères, dont une partie produisant des semi-conducteurs. Par conséquent, ces chaînes de production utilisent la main d’œuvre chinoise. Or, cet usage est une faille exploitable par les renseignements chinois. Entre 2018 et 2019, un cadre de la société sud-coréenne Samsung a volé des plans de l’entreprise dans le but de répliquer une usine de semi-conducteurs à Xi’an, une ville du nord de la Chine.

L’embargo américain retarde le développement de l’industrie chinoise, mais il n’est pas sans failles. En effet, la Chine utilise l’espionnage industriel autant à l’international que sur son propre territoire. Là où l’espionnage ciblant les industries étrangères permet de rattraper un retard technologique, celui effectué en Chine permet de mettre en place une chaîne de production capable de rivaliser avec celles de l’Occident. L’objectif est d’assurer une auto-suffisance chinoise pour la production de semi-conducteurs.

Un embargo bientôt obsolète face à une Chine autonome

Le cas Ommic est un échec pour la France qui n’a pas réussi à protéger son industrie de pointe. L’Europe a été entraînée dans cette « guerre des puces » entre la Chine et les Etats-Unis. Cependant, même si le renseignement chinois agit sur le sol européen, la puissance américaine ne va pas réagir assez rapidement. L’Europe est livrée à elle-même et doit protéger ses secrets technologiques ciblés par le renseignement chinois. De son côté, le gouvernement américain place sa stratégie autour des sanctions économiques et va contrôler la production des entreprises ayant des usines sur le sol chinois. En effet, il a autorisé, en octobre 2023, Samsung et Sk hynix à envoyer des composants à leurs usines sur le sol chinois. Par conséquent, les États-Unis jouent sur un unique levier qui est l’application des sanctions et restrictions économiques en réaction au progrès chinois. Cette absence de marge de manœuvre va rapidement se faire ressentir lorsque l’on observe le progrès chinois dans l’innovation des semi-conducteurs.

Enfin, cet embargo a précipité une politique isolationniste chinoise sur les semi-conducteurs. À la suite de ces restrictions, la Chine a énormément investi dans son industrie de semi-conducteurs. De plus, en réponse aux différentes sanctions, le gouvernement chinois a, en août 2023, restreint l’accès au gallium et au germanium, ces deux métaux rares sont essentiels pour la fabrication de semi-conducteurs. La Chine possède une grande partie des métaux rares sur Terre et raffine 90 % de la production mondiale. Elle peut contrôler l’usage de ces métaux et connaître la manière dont ces derniers sont utilisés. La Chine commence à appliquer le même levier que le gouvernement américain, mais la différence est que le gouvernement chinois possède la majeure partie des ressources nécessaires aux semi-conducteurs. La stratégie américaine risque de rapidement s’essouffler face à une autonomie de la Chine.

Un étudiant de la RENSIE02 de l’EGE


Sources

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Challenges.fr. (2023, 27 juillet). Des secrets industriels livrés à Pékin et Moscou ? Quatre mises en examen à Paris. Challenges. https://www.challenges.fr/france/des-secrets-industriels-livres-a-pekin-et-moscou-quatre-mises-en-examen-a-paris_863018

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Tv5monde. (2023, 29 mars). L’espionnage industriel, une arme privilégiée par la Chine ? TV5MONDE – Informations. https://information.tv5monde.com/international/lespionnage-industriel-une-arme-privilegiee-par-la-chine-1798739

Younan, S. (2023, août 5). Métaux rares : Le protectionnisme de la Chine pousse l’Europe dans ses retranchements. Capital.fr. https://www.capital.fr/economie-politique/metaux-rares-le-protectionnisme-de-la-chine-pousse-leurope-dans-ses-retranchements-1476101#:~:text=La%20Chine%20produit%20pr%C3%A8s%20de,16%25%20de%20la%20production%20mondiale.

Zellmer, M. « . (2022, 17 octobre). The USA has now opened the chip war against China. nextpit. https://www.nextpit.com/the-usa-has-now-opened-the-chip-war-against-china

Zonebourse. (2023, août 30). Les stocks de puces chinoises se redressent après le lancement discret du nouveau téléphone Mate 60 Pro de Huawei. Zonebourse. https://www.zonebourse.com/cours/action/SEMICONDUCTOR-MANUFACTURI-6170774/actualite/Les-stocks-de-puces-chinoises-se-redressent-apres-le-lancement-discret-du-nouveau-telephone-Mate-44730162/

Rapport de la Maison Blanche sur la construction d’une chaîne de production américaine de semi-conducteurs : https://www.whitehouse.gov/wp-content/uploads/2021/06/100-day-supply-chain-review-report.pdf

Conséquences du conflit israélo-palestinien sur les litiges maritimes israélo-libanais concernant les hydrocarbures

Conséquences du conflit israélo-palestinien sur les litiges maritimes israélo-libanais concernant les hydrocarbures

par Giuseppe Gagliano – CF2R – publié le 5 novembre 2023

https://cf2r.org/actualite/consequences-du-conflit-israelo-palestinien-sur-les-litiges-maritimes-israelo-libanais-concernant-les-hydrocarbures/

Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.

 

Comme nous le savons, Israël se positionne comme un acteur clé dans le secteur énergétique de la Méditerranée orientale, grâce à la découverte et à l’exploitation d’importants gisements de gaz naturel tels que Leviathan et Tamar. Ces gisements ont transformé le pays, auparavant importateur de gaz, en un exportateur émergent, avec des implications économiques et politiques significatives.

Jusqu’en 2008, Israël dépendait fortement des importations de gaz de l’Égypte, mais la situation a changé avec la découverte des gisements mentionnés. En particulier, Leviathan, avec des réserves estimées à environ 450 milliards de mètres cubes de gaz, a commencé sa production à la fin de 2019. Tamar, plus petit mais néanmoins significatif, est entré en production depuis quelques années déjà. Ces gisements promettent non seulement de satisfaire les besoins intérieurs d’Israël, mais également son potentiel d’exportation, changeant la dynamique énergétique de la région.

Cependant, la transition énergétique de l’État hébreu a été confronté à un défi e, en raison d’un différend maritime sur les droits d’exploitation des ressources naturelles avec son voisin, le Liban. Celui-ci a délimité sa propre zone économique exclusive, la subdivisant en blocs et en attribuant des licences pour l’exploration d’hydrocarbures. Le bloc numéro 9 fait l’objet d’un conflit avec Israël. Tel Aviv a revendiqué une portion de ce bloc en se basant sur un accord maritime avec Chypre, tandis que Beyrouth a établi ses propres délimitations, donnant lieu à une question ouverte concernant les droits d’exploration et d’exploitation.

Les tensions entre les deux pays ont été constantes, le Liban accusant Israël de prendre des actions unilatérales et d’expansionnisme. Toutefois, sous l’administration Biden, un accord a été conclu en 2021 qui pourrait atténuer ces tensions. L’accord prévoit une médiation qui offre à Israël une sécurité économique grâce à la possibilité d’exploiter le gisement de Leviathan, tandis qu’il est permis au Liban d’explorer et de développer le controversé bloc 9, en échange d’une compensation pour le gaz extrait à l’intérieur de sa propre zone maritime.

Malgré cette avancée, la question de la « ligne bleue », la frontière terrestre temporairement tracée par les Nations Unies, reste un point en suspens. Cela montre que les différends territoriaux et les ressources naturelles continuent d’être des facteurs critiques dans les relations internationales en Méditerranée orientale. La situation reste tendue, car le potentiel économique des gisements gaziers pourrait à la fois servir de catalyseur pour la coopération régionale, mais aussi accentuer les tensions existantes entre les pays voisins.

En effet, le conflit persistant entre Israël et la Palestine a le potentiel de modifier considérablement l’équilibre géopolitique au Moyen-Orient, en particulier en ce qui concerne la dynamique énergétique impliquant Israël et le Liban. La dispute sur les hydrocarbures dans l’est de la Méditerranée, notamment en ce qui concerne le gisement de Leviathan et les différends sur les droits d’exploration du bloc 9, pourrait être influencée de diverses manières par la prolongation des hostilités israélo-palestiniennes.

D’abord, l’instabilité croissante pourrait compromettre la sécurité des infrastructures énergétiques en Israël, posant un risque pour la production et l’exportation de gaz naturel. Cela pourrait entraîner une réduction de la confiance des investisseurs et un impact économique conséquent pour Tel Aviv, ce qui pourrait affaiblir sa position de négociation avec le Liban.

D’autre part, l’intensification du conflit israélo-palestinien pourrait mener à un renforcement des alliances régionales. Le Liban, confronté à ses propres défis internes, pourrait être incité à rechercher une résolution rapide du différend énergétique avec Israël, surtout si cela impliquait des bénéfices économiques immédiats pour alléger ses tensions financières.

Cependant, une escalade pourrait aussi avoir l’effet contraire, intensifiant le nationalisme et la rhétorique anti-israélienne, ce qui compliquerait davantage les pourparlers. Les factions opposées à Israël au sein du Liban pourraient utiliser la guerre actuelle comme prétexte pour interrompre les négociations ou pour exercer une pression afin d’adopter des positions plus fermes.

Il est également plausible que la guerre israélo-palestinienne détourne l’attention internationale de la dispute énergétique entre Israël et le Liban, retardant une résolution tandis que les puissances mondiales se concentrent sur le conflit plus immédiat et ses ramifications.

Enfin, une plus grande instabilité pourrait conduire à une intervention internationale plus décidée, avec des acteurs tels que les États-Unis qui pourraient jouer un rôle plus actif pour stabiliser la région à travers des accords énergétiques favorisant la coopération économique, pouvant être perçus comme antidote aux tensions croissantes.

En conclusion, la guerre israélo-palestinienne n’est pas un conflit isolé mais une pièce d’un puzzle beaucoup plus vaste comprenant la sécurité énergétique, la diplomatie et la stabilité régionale au Moyen-Orient. Ses répercussions se font sentir au-delà des frontières nationales et la dispute concernant les gisements gaziers entre Israël et le Liban n’est que l’une des nombreuses questions qui pourraient être façonnées par l’issue de ce conflit.

Pour le renseignement militaire français, rien ne permet de dire que l’hôpital Al-Ahli a été touché par une frappe israélienne

Pour le renseignement militaire français, rien ne permet de dire que l’hôpital Al-Ahli a été touché par une frappe israélienne

https://www.opex360.com/2023/10/21/pour-le-renseignement-militaire-francais-rien-ne-permet-de-dire-que-lhopital-al-ahli-a-ete-touche-par-une-frappe-israelienne/


Malgré le manque d’éléments tangibles pour la corroborer, l’affirmation du Hamas a été reprise par l’ensemble des médias et commentée par des organismes internationaux [comme l’Organisation mondiale de la santé], avant d’enflammer les réseaux sociaux et donner lieu à de nombreuses manifestations dans les pays arabes [mais aussi européens].

Seulement, la version du Hamas a été contredite par l’état-major israélien, celui-ci ayant affirmé que l’hôpital avait été en réalité touché par une roquette tirée par le Jihad islamique. Ce que, d’ailleurs, semblait confirmer des images diffusées en direct par la chaîne qatarienne al-Jazeera au moment de cette « frappe » présumée.

 

 

Et, depuis Tel Aviv, où il était en visite officielle pour exprimer son soutien à Israël après les attaques terroristes du 7 octobre, le président américain, Joe Biden, a donné du crédit à cette version [et on suppose qu’il avait des informations fournies par ses services de renseignement].

« J’ai été profondément attristé et choqué par l’explosion dans l’hôpital à Gaza hier [17/10]. Et sur la base de ce que j’ai vu, il apparaît que cela a été mené par la partie adverse », a en effet déclaré M. Biden, lors d’une conférence de presse donnée au côté de Benjamin Netanyahu, le Premier ministre israélien.

Selon des images de l’hôpital Al-Ahli Arabi prises peu après, il est en effet apparu que la munition en cause était tombée sur le parking de l’hôpital, la structure de l’établissement n’ayant pas été directement touchée. L’explosion survenue ensuite [et que l’on peut voir sur les images d’al-Jazeera] pourrait avoir été amplifiée par celle des réservoirs des voitures qui s’y trouvaient. Ce qui expliquerait le nombre des victimes, qui « se situerait probablement dans le bas d’une fourchette de 100 à 300 » morts, selon le renseignement américain.

 

 

En tout cas, les dégâts observés ne correspondent pas à ceux que peuvent faire une bombe larguée par un avion de combat ou un drone, comme la GBU-39 SDB [Small Diameter Bomb] et ses 110 kg d’explosifs. Et c’est d’ailleurs ce qu’affirme le renseignement militaire français.

Jusqu’à présent, le président Macron s’est montré prudent dans cette affaire. « La France condamne l’attaque contre l’hôpital Al-Ahli Arabi de Gaza qui a fait tant de victimes palestiniennes. Nous pensons à elles. Toute la lumière devra être faite », a-t-il d’abord réagi. Puis, a-t-il dit par la suite, « le jour où les services français consolideront, avec les services partenaires, des informations sûres, il y aura à ce moment-là une attribution ou des éléments ».

C’est donc désormais le cas. « La nature de l’explosion et les échanges avec d’autres partenaires du renseignement me conduisent à [affirmer] que rien ne permet de dire qu’il s’agit d’une frappe israélienne », a en effet déclaré un responsable de la Direction du renseignement militaire [DRM], le 20 octobre, selon l’AFP. Et d’ajouter : « L’hypothèse la plus probable est une roquette palestinienne qui a explosé avec une charge d’environ 5 kilos ».

Sur les images du parking de l’hopital, la DRM a identifié un « trou [et non un cratère] d’environ 1 mètre sur 75 cm, et de 30 à 40 cm de profondeur. Or, il « fait environ cinq kilos d’explosifs pour produire cet effet, assurément moins de dix kilos », explique-t-elle.

« L’hypothèse d’une bombe ou d’un missile israélien n’est pas possible car la charge minimale de ce type d’armement est très largement supérieur. Un engin de la sorte aurait formé un cratère beaucoup plus grand », insisté ce responsable de la DRM. En revanche, les dimensions du « trou » observé sont cohérentes « pour des roquettes acquises ou fabriquées » par les groupes armés palestiniens.

D’ailleurs, les éléments balistiques qu’elle a analysés confirment l’hypothèse d’un « tir de roquette qui a été détourné ou qui a connu des avaries techniques et dont des éléments ont touché le parking proche de l’hôpital ».

En outre, la DRM a dit douter du bilan avancé par le Hamas. « Un tel bilan, incohérent, supposerait des milliers de blessés », a-t-elle estimé, après avoir expliqué sa décision de « rendre publiques ses analyses à la demande de la présidence française par souci de transparence ».

Comment faire l’histoire immédiate de la guerre russe en Ukraine ? Entretien avec Michel Goya

Comment faire l’histoire immédiate de la guerre russe en Ukraine ? Entretien avec M. Goya

Par Gabrielle Gros, Michel Goya – publié le 8 octobre 2023 

https://www.diploweb.com/Comment-faire-l-histoire-immediate-de-la-guerre-russe-en-Ukraine-Entretien-avec-M-Goya.html


Michel Goya est un militaire et historien français. Colonel à la retraite des troupes de marine, consultant LCI sur la guerre Ukraine. Il analyse au jour le jour le conflit en Ukraine. Spécialisé dans l’innovation militaire qu’il a enseigné à Sciences Po et à l’École Pratique des Hautes Études, il est très visible dans les médias. Auteur de nombreux ouvrages dont « Sous le feu – la mort comme hypothèse de travail » et « Le temps des guépards : la guerre mondiale de la France », publiés chez Tallandier en 2014 et 2022. Son nouvel ouvrage, « L’ours et le renard – Histoire immédiate de la guerre en Ukraine » publié chez Perrin en 2023 a été un travail de longue haleine réalisé avec Jean Lopez, directeur de la rédaction de Guerres & Histoire et du Mook De la guerre.
Gabrielle Gros est étudiante en Master d’Histoire Relations Internationales Sécurité Défense à l’Institut Catholique de Lille.

Sur la guerre en Ukraine, quelles sont les trois principales idées fausses qui traînent à tort dans le débat public ? Quels outils pour minimiser les erreurs stratégiques et leurs impacts ? Comment la guerre en Ukraine a-t-elle changé l’Union européenne ? Quelle possible nouvelle tournure du conflit à l’approche des élections américaines ? Voici quelques-unes des questions posées par G. Gros à M. Goya à l’occasion de la publication de son nouvel ouvrage co-signé avec J. Lopez « L’ours et le renard » (Perrin, 2023) pour le Diploweb.com.

Gabrielle Gros (G. G. ) : Sur la guerre en Ukraine, selon vous quelles sont les trois principales idées fausses qui traînent à tort dans le débat public ?

Michel Goya (M. G. ) : La première idée fausse est que la guerre de positions est un retour aux méthodes de la Première Guerre mondiale. Je fais moi-même souvent cette comparaison parce qu’elle parle justement au public, mais elle est fausse. Il y a guerre de positions dès que la guerre de mouvement ne permet pas d’obtenir de décision stratégique et que les deux adversaires ont encore des moyens de continuer le combat. Le meilleur moyen de faire face à la puissance de feu des armes à tir direct modernes consister à se protéger, dans le milieu urbain mais aussi dans les fortifications de campagne. Cela a été le cas sur tous les fronts de la Seconde Guerre mondiale à partir de 1941, mais aussi pendant la guerre de Corée (1950-1953) ou encore la guerre entre l’Iran et l’Irak dans les années 1980.

La deuxième idée fausse est qu’il s’agit d’une guerre de nouveau type à cause de l’omniprésence des drones ou du numérique. En fait, l’art de la guerre industrielle après une révolution de 1850 à 1950 n’a guère évolué dans sa forme, malgré l’apparition de moyens techniques nouveaux. Les structures et les méthodes n’ont guère changées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Si le général Patton, le célèbre commandant de la 3e armée américaine en Europe en 1945, était ramené du passé pour commander les forces ukrainiennes, il s’adapterait très vite à la situation, beaucoup plus en tout cas que si on le ramenait 78 ans en arrière, en 1867. L’immense majorité des équipements majeurs qui sont utilisés en Ukraine ont été conçus entre 1960 et 1990. Cette guerre n’est donc pas une révolution militaire.

 
Michel Goya
Michel Goya co-signe avec Jean Lopez L’ours et le renard – Histoire immédiate de la guerre en Ukraine, éd. Perrin

La troisième idée fausse est que l’armée russe est la mieux équipée du monde ou du moins du conflit. Classée parmi les plus grandes puissances militaires mondiales notamment en raison de son budget, de ses effectifs et de son arsenal nucléaire, l’armée russe s’est en réalité révélée mal préparée au cours de cette guerre. Une grande partie de son équipement hérité de l’âge d’or militaire soviétique est obsolète et une faiblesse structurelle de l’armée en partie liée à la qualité de son encadrement pose problème. Sur le papier, la Russie dispose d’une supériorité en nombre dans les espaces vides – mer, air, espace et cyber – comme solides mais, concrètement, la qualité tactique des pièces d’artilleries ukrainiennes par exemple lui donne l’avantage sur l’artillerie russe bien que cette dernière possède davantage de pièces. De plus l’aide militaire, notamment américaine, est venue renforcer le niveau de compétitivité de l’armée ukrainienne et de facto baisser celui de la Russie.

G.G. : Le but de ce nouvel ouvrage, « L’ours et le renard » (Perrin, 2023) que vous avez développé avec Jean Lopez est de « mettre de l’ordre dans la masse d’information relative aux combats », plus globalement face à la multiplication des sources ouvertes. Quels outils aujourd’hui, demain, pour éviter ou du moins minimiser l’impact des erreurs stratégiques et de renseignement ?

M.G.  : Il faut du travail et de la rigueur dans l’application de méthodes assez proches dans le domaine du renseignement comme celui de la recherche. Les sources ouvertes permettent de disposer d’une masse considérable d’informations, qu’il est déjà en soi difficile de collecter en particulier dans un contexte de guerre. Il faut ensuite évaluer, très classiquement, la valeur de la source, souvent en fonction de la valeur des renseignements précédents, et de la vraisemblance des informations, si possible en recoupant avec d’autres sources. C’est là qu’intervient vraiment l’expertise militaire, en permettant de mieux et plus rapidement distinguer l’utile et le vraisemblable de ce qui ne l’est pas, voire relève de la pure propagande. On a, je crois, suffisamment d’informations pour avoir une image un peu juste des opérations militaires. Il faut également garder à l’esprit les biais de réflexion de ceux dont on parle, leurs ambitions stratégiques, ce qu’ils sont prêts à sacrifier, etc. Quant aux prévisions, elles sont évidemment extrêmement difficiles puisqu’on se trouve dans un domaine dialectique et donc très complexe. Ce qui fait l’expert par rapport au néophyte et plus encore par rapport au militant, c’est d’avoir une majorité de prévisions justes. Dans le cas de l’Ukraine il est par exemple difficile d’évaluer les pertes car il s’agit d’une information stratégique pour l’adversaire que les armées et les gouvernements évitent donc de dévoiler voire tentent de calomnier.

G.G. : Au vu de votre expérience dans ce domaine, quel est votre message essentiel sur l’innovation militaire concernant ce conflit ?

M.G.  : Nous ne sommes plus dans la Seconde Guerre mondiale, où on pouvait concevoir un équipement majeur – un nouveau char ou un nouvel avion de chasse par exemple – en un ou deux ans. Désormais les matériels majeurs sont les mêmes d’un bout à l’autre d’un conflit même de plusieurs années et l’évolution technique s’effectue plutôt par des petits objets à conception rapide, logiciels et machines volantes pour l’essentiel, et des adaptations des gros.

Dans ce cadre-là les Ukrainiens bénéficient d’une plus grande intégration de la société dans leur armée que les Russes, notamment par l’arrivée sous les armes de civils mobilisés disposant de compétences techniques et d’un autre regard sur les choses que les militaires de carrière, surtout ceux formés à l’école soviétique. Ils sont une grande source d’innovations techniques mais aussi de méthodes ou de structures. L’évolution qualitative de l’artillerie ukrainienne, avec des pièces d’artillerie très diverses et toutes plus ou moins anciennes mais beaucoup plus rapides, précises et efficaces dans les gestions des feux qu’au début de la guerre est le parfait exemple de cette capacité d’innovation par le bas associée à l’effet d’apprentissage. C’est une progression rendue également possible par un taux de pertes faible par rapport à d’autres armes, comme l’infanterie qui a beaucoup plus de mal à évoluer.

Reste ensuite à diffuser les idées nouvelles horizontalement par les réseaux d’amis ou le voisinage opérationnel, ce qui n’était pas forcément le cas dans les armées de style soviétique, et verticalement par le biais de structures dédiées à charge de standardiser les meilleures pratiques. Dans tous ces champs, les Ukrainiens sont supérieurs aux Russes, qui innovent et progressent, mais plus lentement.

La guerre a fait évoluer les pays européens, en déniaisant certains sur le retour des politiques de puissance agressives de grandes puissances et la menace russe en particulier.

G.G. : Vous parlez notamment de l’instrumentalisation de l’ordre international qui a lieu – dans les deux camps – mais aussi de l’évolution concrète qu’a eu cette guerre sur les collaborations politico-militaires, d’après vous comment cette guerre russe en Ukraine a-t-elle changée l’Union européenne ?

M.G.  : La guerre en Ukraine a évidemment fait évoluer l’Union européenne dans un champ militaire où elle traditionnellement mal à l’aise. Personne n’aurait jamais imaginé avant-guerre que l’on verrait l’UE, en tant qu’organisation, fournir des armes à un pays en guerre. Mais la guerre a surtout fait évoluer les pays européens, en déniaisant certains sur le retour des politiques de puissance agressives de grandes puissances et la menace russe en particulier. Ce choc psychologique à l’échelon politique en décalage avec les prises de conscience beaucoup plus anciennes des militaires, et ce réflexe sécuritaire bénéficie cependant beaucoup plus à l’Alliance atlantique qu’à l’Union européenne, dont pourtant l’article 42.7 [1] du traité de Lisbonne est plus contraignant pour les membres de l’UE en cas de conflit que le fameux article 5 de l’OTAN. En cas de problème majeur, on fait plus confiance à l’OTAN et donc aux États-Unis qu’à l’UE. Il est vrai que si les États européens avaient fait le même effort de défense que les États-Unis, on n’aurait aucunement besoin de faire appel à ces derniers. Bref, cette guerre est surtout l’occasion de montrer combien l’Union européenne est nue, et volontairement nue, en matière de défense. Nonobstant le front d’opposition à la Russie se révèle davantage occidental que mondial et l’Union européenne par ruissellement apparaît plus soudée, du moins idéologiquement.

G.G. : La guerre n’avait pas disparu pour les Européens, pour autant elle n’était plus visible. Quelles réflexions voyez-vous ou espérez-vous voir émerger dans le débat stratégique à court et à long terme alors que la guerre redevient visible en Europe géographique ?

M.G.  : J’ai effectivement le souvenir des guerres d’ex-Yougoslavie dans les années 1990, dans lesquelles j’ai été, comme beaucoup de militaires, plongé à plusieurs reprises. Et la France a mené également de nombreuses guerres contre des États et des organisations armées depuis soixante ans, mais à très petite échelle. Là, on se trouve devant un conflit interétatique à grande échelle et qui relève quasiment de la guerre totale, du moins pour l’Ukraine qui lutte pour sa survie en tant qu’État indépendant.

Ce n’était pas totalement impossible de le prévoir. Les forces armées françaises se sont préoccupées de leur capacité de mener des opérations dites de haute intensité, c’est-à-dire à la fois très importantes en volume et en violence, dès 2014 et le spectacle des combats dans le Donbass, avec en particulier les interventions russes d’août 2014 et février 2015. Mais, outre que l’on continuait à réduire les crédits de Défense malgré le spectacle de la guerre en Ukraine, on se concentrait surtout sur la guerre contre les organisations djihadistes [2]. Comme souvent, c’est bien plus la vision des choses que toutes les réflexions qu’il y a pu avoir précédemment qui font avancer d’un coup. Dans l’immédiat, le spectacle de la guerre en Ukraine est surtout un révélateur des faiblesses et lacunes que nous avons accumulées avec le temps. Nous avons par exemple tellement réduit nos forces terrestres que l’armée de Terre française de 1990 se débrouillerait mieux que celle de 2023 en cas de conflit majeur. En fait, deux visions s’opposent : celle qui demande à ce qu’on se prépare vraiment à un conflit de haute intensité en Europe géographique, soit comme acteur, soit comme soutien, à la manière de ce que l’on faisait pendant la Guerre froide et celle qui considère qu’un tel scénario est très improbable et que nos intérêts à défendre militairement sont hors d’Europe.

Tout le processus de formation proposé aux Ukrainiens, mais aussi à nos propres troupes, doit être alimenté par le retour d’expérience du front ukrainien.

G.G. : L’Occident a beaucoup investi dans la formation du personnel militaire ukrainien ainsi que dans l’organisation de son armée, en lien avec la métaphore de l’ours et du renard qui inspire le titre de votre livre, quelles conséquences si l’Ukraine continue de renforcer son poids stratégique ?

M.G.  : L’armée ukrainienne est désormais l’armée européenne la plus puissante et la plus expérimentée. Il y a bien plus de soldats ayant connu le feu dans cette armée que dans tous les pays de l’Union européenne réunis. Je suis donc toujours étonné de voir par exemple, des unités ukrainiennes formées par des instructeurs allemands, dont la première consigne en opération extérieure est d’éviter à tout prix le combat. J’ai l’impression qu’en fait il devrait s’agir de formation mutuelle, les armées occidentales faisant profiter de leurs infrastructures de formation à l’abri des combats et de leurs savoir-faire maîtrisés, par exemple dans les techniques d’état-major, mais en coopération avec des cadres ukrainiens venant du front apportant leur expérience aux recrues comme aux Occidentaux. Pour le dire autrement tout le processus de formation proposé aux Ukrainiens, mais aussi à nos propres troupes, doit être alimenté par le retour d’expérience du front ukrainien.

A un niveau stratégique, et avec l’effort de défense réalisé par certains pays comme la Pologne, il est clair que le centre de gravité militaire européen est en train de basculer de l’Europe atlantique à l’Europe de l’Est. Il reste à savoir pour la France si on veut se connecter à cet effort est-européen, comme par exemple l’Allemagne envisageant de déployer 4 000 soldats en Lituanie ou si on préfère d’autres horizons.

G.G. : Votre constat est que la Russie mise sur la lassitude d’un Occident largement soutenu par les États-Unis. Alors que la guerre dure et que les élections américaines se rapprochent, est-il plausible que le conflit prenne une tout autre tournure ?

M.G.  : Un dessin très connu du caricaturiste Jean-Louis Forain montre un poilu de la Grande Guerre se demandant si l’« arrière » allait tenir sous la pression de la guerre. Il est intéressant d’ailleurs de noter que ce dessin date de janvier 1915, c’est-à-dire encore au tout début de l’épreuve.

 
Jean-Louis Forain, « Pourvu qu’ils tiennent », caricature, « L’Opinion », 9 janvier 1915
Source : L’Opinion, 9 janvier 1915.

Pour vaincre, il faut faire craquer l’armée ennemie et si cela s’avère difficile, on attaque aussi son arrière, sa société et son État, en espérant que l’effondrement viendra d’abord de ce côté-là. Cette pression arrière s’exerce des deux côtés dans cette guerre russo-ukrainienne avec cette particularité que l’arrière ukrainien est double : il y a certes la société ukrainienne, dont on ne voit pas bien pour l’instant ce qui pourrait la faire craquer, mais il y a aussi les pays occidentaux dont l’aide est essentielle à l’Ukraine. Que cette aide, et singulièrement celle des États-Unis, se tarisse et tout l’effort de guerre ukrainien se trouvera très compromis, comme lors des précédents du Sud-Vietnam en 1975 et même de l’Afghanistan en 2021. Pour les Russes l’opinion publique occidentale est donc un centre de gravité clausewitzien qu’il faut « travailler » par toutes les formes possibles d’influence, de la menace d’un hiver rigoureux jusqu’au messages pacifistes. Mais pour l’instant, et c’est peut-être une surprise pour Moscou, le soutien des opinions publiques résiste bien. Tous les esprits se tournent évidemment vers la prochaine élection présidentielle américaine (novembre 2024), avec en particulier l’hypothèse que Donald Trump revienne à la Maison-Blanche. On craint que Trump mette fin à l’aide américaine à l’Ukraine, mais en fait on n’en sait rien. On a pour l’instant le choix entre l’aide américaine assurée pour plusieurs années et une aide sûre jusqu’à une bonne partie de 2025 avec l’inertie institutionnelle américaine et une grande incertitude ensuite. Mais il n’est pas certain que l’arrière russe, très différent, soit beaucoup plus solide. Il est simplement plus opaque.

G.G. : Il est bien sûr impossible de prévoir l’issue du conflit. Néanmoins d’ici six mois quels sont les points d’attention à suivre ?

M.G.  : Il faut voir comment les deux camps s’organisent pour une guerre de plusieurs années. On se trouve peut-être dans un moment « 1917 » ou en situation de crise schumpetérienne, si on préfère une métaphore économique. Les moyens engagés ne permettent plus d’obtenir d’effets stratégiques importants, il faut donc en avoir beaucoup plus pour espérer gagner la guerre mais surtout innover. Il y a deux batailles à mener, celle de l’industrie afin de disposer de beaucoup plus de puissance de feu, le seul moyen de casser des lignes fortifiées, et celle des méthodes de combat, le tout dans un contexte économique difficile, surtout pour les Ukrainiens, et un contexte politique tendu. En résumé, on assistera peut-être à une accalmie des opérations de conquête terrestre, assez stériles de part et d’autre, mais aussi à une augmentation en proportion des opérations de raids et de frappes qui permettent de donner des coups et d’offrir de petites victoires lorsqu’elles réussissent. Pendant ce temps on travaillera beaucoup en arrière, pour pouvoir relancer des opérations offensives plus efficaces au printemps 2024. Ce sont les seules qui peuvent être décisives, et elles le seront peut-être à ce moment-là.

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Michel Goya et Jean Lopez, «  L’ours et le renard – Histoire immédiate de la guerre en Ukraine », Perrin, 2023.

Depuis février 2022, chacun d’entre nous est bombardé d’informations sur la guerre en Ukraine. Des informations hachées, parcellaires, souvent contradictoires, dans lesquelles on ne sait comment démêler le vrai du faux. Depuis son début, Michel Goya et Jean Lopez se concentrent sur ce conflit, le premier en tant que chroniqueur militaire pour une chaîne d’information continue, le second comme spécialiste de l’histoire militaire russe et soviétique. Tous deux ont décidé d’entamer un dialogue de plusieurs mois, en échangeant informations et analyses. L’ours et le renard est le résultat de ce long et passionnant échange au jour le jour. Précédés d’une indispensable introduction sur l’histoire longue de la relation russo-ukrainienne, cinq chapitres nous font pénétrer au cœur des combats, relevant les surprises (et elles n’ont pas manqué !), les forces les faiblesses, les bévues, les révélations et les nouveautés apportées par ce conflit qui a déjà fait plus de 350 000 victimes et mis le monde, et singulièrement l’Europe, sens dessus dessous. C’est littéralement les clés d’une Histoire qui se fait sous nos yeux que livrent Michel Goya et Jean Lopez, forts de leurs expériences complémentaires. Cet ouvrage est indispensable non seulement aux amateurs d’histoire militaire mais à tout citoyen désireux de comprendre l’énorme embrasement qui se produit à l’est et dont chacun craint que des flammèches viennent jusqu’à nous.