Les industriels européens en charge du développement de l’intercepteur hypersonique du programme HYDEF, auraient reçu une proposition d’assistance de la part de leurs homologues israéliens, en particulier ceux impliqués dans le développement des systèmes Arrow antibalistiques. Ce faisant, ils laissent penser que le consortium en charge de ce programme, rencontrerait des difficultés, alors que dans le même temps, les développeurs du seul système antibalistique européen, l’Aster Block 1NT, se sont engagés dans un contre-programme annoncé lors du salon du Bourget 2023, l’intercepteur Aquila.
Sommaire
En juillet 2022, la Commission Européenne décida, contre toute attente, de confier la conception du programme HYDEF (Hypersonic Defense) à un consortium européen rassemblant des entreprises allemandes, belges, polonaises, tchèques, suédoises et norvégiennes, emmené par l’Espagne.
L’étonnant arbitrage de la commission européenne pour le développement du programme HYDEF
Berlin accru cette défiance quelques semaines plus tard, lorsque le chancelier Olaf Scholz dévoila, fin aout 2022 à Prague, le lancement du programme European Skyshield, visant à concevoir un bouclier antiaérien et antimissile autour de 3 systèmes : la Patriot PAC américain, l’Iris-t SLM allemand, et le système Arrow 3 antibalistique dont l’Allemagne négociait l’acquisition auprès de Jérusalem.
Là encore, la France et l’Italie étaient exclues de l’initiative, par ailleurs largement plébiscitée en Europe avec 14 pays participants, de même que le système SAMP/T et le missile Aster. Les industriels israéliens, en revanche, se trouvaient, par cette décision allemande, propulsés au pinacle des fournisseurs de systèmes antiaériens en Europe, et en pleine confiance pour étendre leurs parts de marchés sur le vieux continent.
C’est dans ce contexte particulier, que les industriels israéliens viennent de faire une proposition des plus déroutantes à leurs homologues européens engagés dans le programme HYDEF, et par transitivité, à la Commission Européenne.
L’industrie israélienne propose son aide pour developper l’intercepteur hypersonique européen
En effet, selon le site defense-industry.eu, ils auraient proposé de participer au programme HYDEF au travers de transferts de technologies, mais aussi en participant directement au développement du système lui-même. On comprend, au travers de l’article cité, que des contacts auraient déjà été pris avec certains industriels européens à ce sujet.
Rappelons qu’effectivement, Israël peut revendiquer une expérience avérée dans le développement de systèmes sol-air efficaces, le pays étant notamment protégé par une défense multicouche constituée des systèmes Arrow 2 et 3 antibalistiques(équivalents au THAAD), du système David Sling à moyenne portée (équivalent du Patriot PAC ou du Mamba), et du système Iron Shield à courte portée, dont la conception est relativement unique dans le monde.
En outre, si aucun système antiaérien israélien, conçu pour contrer les missiles et planeurs hypersoniques, n’est actuellement en service, IAI, le concepteur de l’Arrow 3, développe depuis plus d’un an, maintenant, le système Arrow 4, destiné précisément à contrer les nouveaux missiles balistiques iraniens qui suivent des trajectoires semi-balistiques et disposent de capacités de manœuvre, précisément pour déjouer les systèmes antibalistiques israéliens.
De fait, et en dehors des États-Unis, il ne fait aucun doute que les industriels israéliens font partie des partenaires étrangers les plus à même d’épauler leurs homologues européens dans la conception du système HYDEF. Ce serait toutefois oublier qu’il existe bel et bien, en Europe, un consortium industriel qui, lui aussi, dispose d’une grande expérience sur le sujet.
Programme Aquila : le contre-projet lancé par les concepteurs français et italiens du missile antibalistique Aster Block 1NT
En effet, depuis la douche froide infligée par la Commission Européenne, visiblement plus concernée par un consortium européen élargi plutôt que par l’expérience et les compétences sur le sujet, MBDA et Leonardo ne sont pas restés à bouder, bien au contraire.
Ainsi, à l’occasion du Paris Air Show 2023, le missilier européen a présenté le projet Aquila, qui vise justement à concevoir un intercepteur hypersonique. Ce programme prometteur franco-italien avait d’ailleurs été rejoint, avant même sa présentation publique, par les Pays-Bas, mais aussi par l’Allemagne, avec la signature d’une lettre d’intention par ces quatre pays pour développer un ou plusieurs intercepteurs antibalistiques hypersoniques.
La phase d’étude de ce programme, baptisé HYDIS2 pour Hypersonic Defense Interceptor System, va durer 3 ans, et mobilisera, outre les 4 pays cités, une trentaine d’entreprises européennes appartenant à 14 autres pays européens.
En d’autres termes, aujourd’hui, un programme européen parallèle au HYDEF lancé et financé par la Commission européenne, suit une trajectoire autonome, pour développer exactement le même système que leurs homologues européens dont on peut supposer qu’ils rencontrent certaines difficultés, puisqu’ils se sont vus proposer l’aide des israéliens.
Vers une fusion des programmes HYDEF et Aquila ?
Il est probablement temps, pour la commission européenne, de réviser son arbitrage concernant l’attribution du programme HYDEF, et de prendre en compte, en particulier, l’urgence du besoin, mais aussi le manque d’expérience et de compétences des industriels retenus en 2022, comme le démontre la proposition israélienne.
Surtout, il doit être absolument clair, pour les décideurs européens, qu’il est hors de question de financer le développement d’une capacité stratégique européenne en s’appuyant sur un pays, certes alliés, mais n’appartenant ni à l’Union européenne, ni à l’OTAN, sur des fonds européens, alors qu’une offre alternative entièrement européenne existe.
Quoi qu’il en soit, la communication israélienne à ce sujet, loin d’ouvrir certaines opportunités comme elle pouvait l’espérer, va très certainement venir durcir les tensions à Bruxelles concernant le programme HYDEF, et affaiblir le bienfondé et la pertinence de l’arbitrage fait par la commission européenne en 2022 à ce sujet.
Crise politique en Israël : quelles répercussions sur l’évolution du conflit à Gaza ?
Entretien avec Thomas Vescovi, chercheur indépendant, spécialiste d’Israël et des Territoires palestiniens occupés, auteur de « L’échec d’une utopie, une histoire des gauches en Israël » et membre du comité de rédaction de Yaani.fr.
Désaccords au sein du gouvernement israélien, manifestation pour la libération des otages, appel à l’organisation de nouvelles élections pour remplacer le Premier ministre Benyamin Netanyahou… plus de trois mois après les évènements du 7 octobre, la société israélienne apparait divisée. Quelle est la situation politique en Israël ? Doit-on s’attendre à des changements politiques internes ? En quoi la crise politique peut-elle influencer la suite du conflit à Gaza ? Quelles sont les perspectives de sortie de conflit ? Quid de l’émergence d’un camp de la paix en Israël ? Le point avec Thomas Vescovi, chercheur indépendant, spécialiste d’Israël et des Territoires palestiniens occupés, auteur de L’échec d’une utopie, une histoire des gauches en Israël (La Découverte 2021) et membre du comité de rédaction de Yaani.fr.
Plus de trois mois après les évènements du 7 octobre, quelle est la situation politique actuelle en Israël ?
Pour évaluer la situation politique actuelle en Israël, on peut s’appuyer sur les différentes typologies des manifestations qui ont lieu en Israël chaque samedi, ce depuis plusieurs semaines. La première manifestation est ouvertement contre la guerre à Gaza et parle même de génocide sur la population palestinienne, mais elle ne rassemble que quelques centaines de personnes. La seconde rassemble des dizaines de milliers de personnes et vise Benyamin Netanyahou et son gouvernement, militant pour la mise en place d’élections. La troisième manifestation concerne les otages et on y voit converger toutes les forces d’opposition à Benyamin Netanyahou qui revendiquent un accord de négociation immédiat pour leur libération.
Alors qu’Israël s’est toujours habitué à la mise en place d’une véritable union militariste en temps de guerre et face à un sentiment d’insécurité, la société et le cabinet de guerre se sont rapidement fracturés notamment à cause de cette question des otages, estimés à 136 personnes aujourd’hui. Une division qui s’est opérée parce que la guerre à Gaza a été justifiée par la mobilisation de buts de guerre flous mais réels, c’est-à-dire libérer les otages par la force, parvenir à capturer ou à tuer des dirigeants du Hamas qui ont organisé le 7 octobre et démanteler l’appareil militaire du Hamas, notamment les tunnels. Or, aucun de ces trois buts n’est atteint aujourd’hui, menaçant chaque jour davantage la vie des otages. Résultat, l’opposition est de plus en plus mobilisée parce qu’elle estime que Netanyahou n’atteint non seulement pas ces buts de guerre, mais qu’il joue également la montre pour rester au pouvoir. Une situation insupportable pour les Israéliens qui lui sont opposés, mais surtout pour les familles des otages qui ont l’impression que le gouvernement est en train de jouer avec la vie de leurs proches.
Alors que l’ex-Premier ministre israélien Ehud Barak a appelé à l’organisation de nouvelles élections et que seuls 15% des Israéliens souhaitent que Benyamin Netanyahou conserve son poste, doit-on s’attendre à des changements politiques internes ? En quoi la crise politique peut-elle influencer la suite du conflit à Gaza ?
Pour définir plus précisément l’évolution et l’étendue des rapports de force, il faudra attendre qu’une date électorale soit fixée afin de voir les alliances se dessiner. Israël est un pays qui fonctionne sur un mode électoral particulier, avec un seul tour par liste et à la proportionnelle. Ainsi, à chaque élection, des stratégies d’alliances se mettent en place et peuvent parfois être inattendues. Rappelons aussi que les sondages qui sortent actuellement sont faits sur une société toujours traumatisée qui, chaque jour, continue de penser à ses otages, sans considération aucune pour les civils dans la bande de Gaza.
Dans l’éventualité d’un départ de Netanyahou, on voit que plusieurs figures politiques se distinguent. Par exemple au sein de la droite elle-même, notamment des personnes possédant des positions légèrement divergentes par rapport à celles du Premier ministre au sein du Likoud, le parti nationaliste conservateur, le ministre de la Défense Yoav Gallant. En annonçant ces dernières semaines un plan pour l’après-guerre à Gaza, il essaie d’exister et d’endosser une stature politique.
La deuxième personnalité, assurément la plus plébiscitée actuellement dans les sondages, est Benny Gantz, un nationaliste présenté comme “laïc”. Il est dans le cabinet de guerre, malgré son rôle d’opposant majeur à Netanyahou. L’autre figure est Yaïr Lapid, qui représente un courant centriste libéral et “laïc”. C’est aussi un opposant historique à Netanyahou, mais il a refusé d’intégrer le gouvernement d’urgence nationale pour ne pas se compromettre avec l’extrême droite toujours au pouvoir en Israël.
Cependant, parmi ces trois tendances, aucune d’entre elles n’envisage pour l’instant une solution politique claire et juste avec les Palestiniens. À l’inverse, elles sous-tendent toutes les trois le fait que la guerre contre le Hamas doit se poursuivre d’une manière ou d’une autre.
Quelle perspective de sortie de conflit, alors même que la solution à deux États portée par les pays européens et par les États-Unis est rejetée par le Premier ministre israélien et que des membres extrémistes du gouvernement israélien militent pour réimplanter les colonies dans la bande de Gaza ?
Il convient de rappeler que la réoccupation « matérielle » – car Gaza a toujours été occupée même lorsqu’il y avait un blocus et que l’armée n’y était plus -, c’est-à-dire le fait de réoccuper totalement la bande de Gaza et d’y installer des colonies, n’est pas qu’une volonté de quelques fanatiques. Il s’agit d’une volonté qui est largement partagée au sein de l’électorat de la droite israélienne, qui n’a jamais accepté la décision de 2005 prise par Ariel Sharon de se désengager de la bande de Gaza au profit d’un blocus. Ainsi, cet électorat n’a absolument rien contre ce projet, qui évidemment s’accompagne de l’expulsion de tout ou partie des Palestiniens de la bande de Gaza.
Concernant l’horizon politique, 2024 sera une année décisive en raison de trois facteurs. Le premier concerne la manière dont les rapports de force politiques vont évoluer en Israël et le fait de savoir si Netanyahou parviendra à se maintenir. Que ce soient des Benny Gantz ou des Yair Lapid, les acteurs politiques à qui l’on donne la parole actuellement dans les médias en Israël la prennent en sachant que l’opinion est influencée directement par la situation de guerre. La situation serait différente pendant des prises de paroles au sein d’une campagne électorale avec un cessez-le-feu ou avec les otages qui seraient revenus par exemple.
La campagne étatsunienne sera un second facteur qui sera amené à influencer les rapports de force au Proche-Orient, en fonction de la potentielle élection de Donald Trump ou de Joe Biden. Netanyahou est soupçonné de jouer la montre parce qu’il espère assister à une victoire de Donald Trump, qu’il pense être de nouveau un soutien indéfectible, alors que personne ne connait précisément pour l’instant la position qu’il pourrait adopter sur le Proche-Orient s’il est élu.
Enfin, l’évolution d’un potentiel renouvellement du mouvement national palestinien est un troisième facteur susceptible de modifier les rapports de force dans la région. La stratégie actuelle des groupes palestiniens dans la bande de Gaza est cruelle, mais aussi rationnelle : jouer sur les otages en tant que monnaie d’échange afin de libérer les grandes figures du mouvement national palestinien toujours incarcérées dans les prisons de l’armée israélienne, le plus connu étant Marwan Barghouti. L’objectif est de s’appuyer sur ces figures pour renouveler complètement le mouvement national palestinien en se débarrassant notamment de Mahmoud Abbas.
Ces trois facteurs vont donc déterminer l’horizon politique et la suite des évènements. En effet, comme l’a affirmé Ami Ayalon dans un entretien pour Le Monde, ancien chef du Shin Bet, les services de renseignement intérieurs israéliens : « Sans accord de paix de la part d’Israël avec les Palestiniens, nous sommes condamnés à voir revivre des 7 octobre. ». On peut imaginer que la population de la bande de Gaza, qui est en train de subir un carnage sans précédent au Proche-Orient dans une situation d’impunité totale, et surtout la génération qui va survivre à cela a de grands risques d’être attentive aux discours peut-être plus radicaux qui vont être donnés par de nouveaux groupes en passe d’émerger. Il y a là une inquiétude réelle.
Quid de l’émergence d’un camp de la paix en Israël, notamment du côté de la gauche israélienne ?
Il est évident que la société israélienne, dans son traumatisme du 7 octobre, est absolument incapable de penser à toute forme de paix. Les médias israéliens diffusent peu, voire pas du tout, d’images du sort réservé aux civils palestiniens et en règle générale, dans une logique que l’on peut qualifier de coloniale, les Palestiniens sont jugés comme étant responsables de leur propre sort. Ils ne peuvent donc s’en prendre qu’à eux-mêmes et à leurs dirigeants. Dans cette logique, les voix pacifiques en Israël sont relativement faibles et même fragiles. La plus grande manifestation s’est tenue le 18 janvier dernier et elle a rassemblé 2 500 personnes tout au plus. Au sein des forces politiques de la gauche israélienne, cela est effectivement assez marginalisé, puisqu’une partie des Israéliens s’appuient désormais sur le 7 octobre pour affirmer que la gauche a été naïve pendant des décennies en vendant l’idée d’un projet de paix. Le 7 octobre symbolisant maintenant l’impossible paix avec les Palestiniens. On peut cependant peut-être espérer que certaines forces parviennent, via les ONG ou des figures politiques qui émergent, à faire entendre un autre discours. On pense notamment à certaines familles d’otages qui, depuis le 8 octobre, se mobilisent avec un discours très clair affirmant que ce n’est pas parce qu’ils ont vécu le 7 octobre que l’on doit infliger aux Palestiniens une souffrance et qu’il faut parvenir non pas à une sécurité pour Israël, mais à un accord de paix partagé pour tous. Celles-ci constituent peut-être les graines d’un futur camp de la paix ou du renouveau en Israël.
par Anatole Lhermite (*) – Esprit Surcouf – publié le 26 janvier 2024 Étudiant en master Conflictualités et Médiations Université catholique de l’Ouest
Exceptionnellement, nous vous proposons deux articles du même auteur qui, dans le premier, dresse un bilan des opérations russes menées au cours de la période octobre 2022 -décembre 2023. Dans le second, l’auteur porte son regard sur ce que l’on peut attendre en 2024 quant à l’évolution de la situation en Ukraine.
Les opérations russes en Ukraine :
Bilan la période oct-déc. 2023
Le 1er novembre 2023, dans une interview publiée dans The Economist le général Valeri Zaloujny, commandant en chef des forces armées d’Ukraine, déclare que l’offensive estivale débuté le 4 juin 2022 dans le saillant est un échec et que le front est désormais dans une impasse.
Dans cet article, il admet sa responsabilité dans l’échec de l’opération, son armée n’ayant atteint aucun des objectifs stratégiques de la campagne. Il s’agissait alors de prendre Tokmak, Melitopol et Berdiansk. L’armée ukrainienne a tout de même mené une percée de 10-12 km
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: La stratégie employée par l’Ukraine et ses alliés occidentaux a donc échoué. À l’inverse, la stratégie défensive employée par le Kremlin, depuis la retraite de Kharkov, a été un succès opérationnel. Ses forces ont complètement stoppé son adversaire et en le forçant à plonger dans une longue guerre d’attrition.
Ces cartes réalisées par le think-tank étatsuniens Institute of Studies of War, montrent l’étendue de l’échec militaire de l’Ukraine, du 4 juin 2023 au 15 décembre 2023
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Les retraites tactiques de Kharkov et Kherson
Après la retraite de Kharkov en septembre-octobre 2022, puis de Kherson en novembre 2022, les forces armées russes se sont retrouvé en difficulté pour de multiples raisons. L’absence d’un commandement interservices unifié du théâtre d’opérations a conduit à un étirement de la ligne de front et à une dispersion des forces disponibles. À cela, il faut ajouter l’absence de forces complémentaires, amoindries par les lourdes pertes subies et le départ de ceux dont les contrats de mobilisation pour six mois arrivaient à leur terme.
Dès lors, les Russes étaient en position de grande faiblesse. Il a alors été nécessaire, dans l’urgence, d’appeler sous les drapeaux 300 000 réservistes pour stabiliser le front et stopper l’offensive ukrainienne. L’état-major russe a remis en question sa stratégie et établi un nouveau plan de campagne pour la poursuite des opérations.
Le 8 octobre 2022, le général Surovikine est nommé par le président Poutine commandant en chef de l’opération militaire spéciale. Les objectifs fixés consistent à reprendre l’initiative stratégique, d’empêcher l’effondrement de la ligne qui existait à l’époque et de perturber la contre-offensive des forces armées ukrainiennes pour les mois suivants.
Le quartier général de Surovikine prédit une offensive en direction de Zaporozhye. La prédiction était simple à identifier. Zelensky et son gouvernement ont publiquement déclaré dans la presse internationale qu’ils comptaient réaliser une percée au Sud pour atteindre la Mer d’Azov et la Crimée, l’effet final recherché étant de briser en deux le dispositif militaire russe. Tout en libérant un maximum de territoire à l’occupant. Ceci est la grande erreur stratégique de l’Ukraine. On n’annonce jamais son plan à l’ennemi, pire devant la communauté internationale. Permettant ainsi à l’adversaire de se préparer au mieux de ses capacités.
La bataille de Bakhmout : le hachoir à viande
Pour empêcher les forces armées ukrainiennes de percer sur le flanc sud en octobre 2022, il fallait les impliquer dans une contre-bataille, soit créer un point de fixation dans la ligne de front (plus de 1 000 km) loin de la zone la plus critique pour la Russie.
Dès lors l’objectif était de détruire les capacités militaires de l’adversaire par attrition dans une zone précise et exiguë permettant la concentration des feux ; capacité à l’avantage considérable dont dispose la Fédération de Russie.
L’artillerie russe déstabilise alors l’adversaire pour l’empêcher d’attaquer dans la zone où il ne devait absolument pas passer : la plaine de Zaporozhye. L’armée russe compense ainsi le fait que ses effectifs sont alors très étirés, et les éléments prépositionné dans le secteur de Zaporozhye sont insuffisants pour contenir en règle une percée ukrainienne. Le moral n’est pas non plus au beau fixe, suite à la défaite de Kharkov. Enfin, les réservistes russes n’étaient pas aptes aux combats durant cette période. A l’inverse, l’armée ukrainienne était en surnombre et motivée. Par conséquent, l’idée du hachoir à viande de Bakhmout est née.
Le général Surovikine a ordonné une opération offensive sur le complexe urbain Bakhmout-Soledar en utilisant la société militaire privée Wagner, force supplétive officieuse de l’Etat russe depuis 2014, dirigée par le sulfureux Evgueni Prigogine, jusqu’à ce qu’il meurt tragiquement avec son entourage et notamment son second, co-fondateur, Dimitri Outkine dans un malheureux accident d’avion, le 23 août 2023. Exactement 2 mois après sa marche de la justice.
Pour augmenter rapidement ses effectifs dans la mission conférée par Surovikine et l’état-major russe, Prigojine avait recruté massivement dans les centres pénitenciers russes, avec l’accord du président Poutine. Cela lui permis, in fine, de constituer une véritable armée de 50000 combattants, non membres officiels de l’armée russe. Pratique pour réduire les pertes officielles de l’armée, préserver les effectifs officiels pour 2023 et ne pas assumer tout échec de l’opération Bakhmout.
L’opération estivale d’Azov (juin – octobre 2023)
Bakhmout était, depuis son commencement, un piège préparé par l’état-major russe et tendu au président Zelensky et son armée qui s’y est largement engouffrée. Les Ukrainiens avaient la possibilité d’abandonner la ville en la sacrifiant mais en préservant leurs forces militaires pour lancer rapidement une offensive militaire d’envergure dans la région de Zaporozhye durant l’hiver 2022. Or, le choix du quartier général ukrainien avec à sa tête le président Zelensky a été la défense à n’importe quel prix de la cité, forçant la création d’une 3e armée et reportant l’offensive du sud de 9 mois. L’armée ukrainienne a en effet défendu la ville jusqu’à l’épuisement et la destruction d’un nombre important d’armes, de véhicules et surtout les pertes massives soldats ukrainiens et autres volontaires étrangers
Le temps gagné à Bakhmout a permis à l’armée russe de former et armer les 300 000 réservistes de septembre, les engagées volontaires russes et étrangers en complément. Elle a pu aussi solliciter massivement le complexe militaro-industriel de la Russie et obtenir des munitions pour ses chars. Mais surtout construire le plus grand système défensif d’Europe depuis la bataille de Koursk (juillet-août 1943). Des millions de mines antichars/antipersonnel sur 30 km de profondeur ont ainsi été posées, outre la création de 3 lignes principales de tranchés, de fosses antichars et de dents de dragons jusqu’à Tokmak (25 km de la ligne de front) etc.
; Le prix de Bakhmut a été terrible, l’ensemble de la seconde armée ukrainienne levée, équipée et entrainée de mars à juillet 2022 n’est plus en état de combattre. Une 3e armée est levée à partir de janvier 2023, composée des célèbres brigades OTAN. On note, par exemple la 47e brigade mécanisée, formation de combattants volontaires et officiers issus des pays de l’OTAN, équipés des meilleurs armes et véhicules de l’Occident (Bradley, Stryker, Leopard II). Aujourd’hui décimée, la brigade aurait ététransférée à Avdiivka, ville fortifiée encerclée à 75 % par les Russes.
Un an plus tard seulement, nous constatons le résultat de la stratégie russe. L’offensive estivale des forces armées ukrainiennes a été stoppée nette. Elle constitue un échec cuisant pouvant être comparé à l’offensive Nivelle de 1917 au Chemin des Dames. Les Ukrainiens ont avancé en moyenne de 90 m par jours en 5 mois, soit l’équivalent à la bataille de la Somme en 1916, connue pour être un échec opérationnel sanglant.
Reporter l’offensive d’Azov au 4 juin 2023 a assuré, dans tous les cas, la victoire militaire de la Russie. Pour l’Ukraine, la seule chance réelle de percer le dispositif russe était la période de novembre à décembre 2022, l’armée russe n’étant pas ou peu disposée à les stopper dans la direction d’Azov. Désormais, depuis le 12 octobre, les Russes recommencent la même stratégie employée pour 2023-2024, utilisant la cité d’Avdiivka comme un nouveau Bakhmout, un nouveau hachoir à viande. L’objectif est de fixer les réserves épuisées de 2023 dans un « sac à feu », les affaiblissant progressivement.
Déstabilisé, le gouvernement de Zelensky est obligé de créer une 4ème armée composée d’une nouvelle vague de conscrits.
La nécessité tactique d’abandonner la ville aux Russes pour préserver le potentiel militaire a été rejeté par le quartier général ukrainien. Ce dernier craint que les alliés occidentaux abandonnent l’Ukraine après une nouvelle défaite. Zelensky et le pouvoir politico-militaire appréhendent la perte des fonds et des armements nécessaires à la poursuite de la guerre totale contre la fédération de Russie. Ils craignent enfin que le peuple d’Ukraine perde espoir et demande la paix, quitte à renverser par la force le gouvernement actuel si nécessaire. Dès lors, il est crucial de prolonger l’espoir d’une victoire le plus longtemps possible.
Néanmoins, pour la Russie, il n’est plus question de gagner du temps, mais de vaincre l’Ukraine dans une guerre longue d’attrition sur de nombreuses années. Soit en fragilisant suffisamment l’ensemble de la ligne de front pour la voir disparaître, vaincre l’Ukraine et imposer un traité de paix favorable à la Russie. Soit déstabiliser suffisamment le pouvoir central pour qu’une révolution ou un coup d’État ait lieu en Ukraine, provoquant un effondrement du pays. Dans ces deux cas de figue, la Russie est gagnante.
Après l’échec de l’offensive d’été des forces armées ukrainiennes, le rude hiver est-européen s’est abattu sur le champ de bataille. Un front recouvert de neige sur plus de 2000 km. Décembre 2023 vient de s’achever, duquel l’année à venir s’annonce difficile pour une Ukraine exsangue. La Fédération de Russie semble témoigner d’une redynamisation de ses forces, met en avant une nouvelle politique d’expansion militaire, se dit prête à une guerre d’attrition de longue durée.
Une Ukraine exsangue ?
L’Ukraine est en guerre totale. Toutes les richesses encore disponibles pour l’Etat sont concentrées à sur l’effort de guerre. Selon le projet de loi voté jeudi 9 novembre par la Rada, environ la moitié des dépenses budgétaires en Ukraine sera consacrée en 2024 à la défense et à la sécurité. Près de deux ans après l’invasion russe, les dépenses de défense de Kiev devraient atteindre en 2024, 43,9 milliards d’euros, soit 22,1% du PIB, selon le ministère des Finances. Ce chiffre est ainsi supérieur aux budgets destinés à l’éducation, la santé et aux prestations sociales réunis. Cela contribue, par voie de conséquence, à un appauvrissement généralisé des civils ukrainiens. Néanmoins, ces recettes sont incapables de financer une guerre totale contre la Russie. L’Ukraine ne survit dans ce conflit que par dons, subventions mais surtout au prix d’un endettement considérable auprès des Occidentaux, l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis d’Amérique (EU) confondus.
L’Ukraine a ainsi précisé avoir besoin, cette année de 41 milliards de dollars (soit l’équivalent de 38 milliards d’euros) de financement extérieur pour faire fonctionner seulement son économie et ses services publics. Sans financement, ce sera une dévaluation massive de la hryvnia et l’augmentation massive des taxes et impôts. Augmentant dès lors le risque d’insurrection, voire une révolution en 2024 contre Zelensky et son gouvernement.
Malheureusement, les perspectives des soutiens occidentaux pour l’Ukraine étaient déjà en nette diminution en 2023. On observe une fatigue généralisée des Etats occidentaux quant au soutien à apporter à l’Ukraine, alors que les difficultés économiques et sociales s’accentuent. Les données récoltées par the Kiel Institute for the World Economy (IFW) confirme ainsi que la dynamique du soutien à l’Ukraine s’est ralentie. La réticence des pays occidentaux va probablement s’accentuer cette année.
L’Ukraine s’appuie désormais de plus en plus sur un noyau de donateurs tels que les États-Unis, l’Allemagne et les pays nordiques et d’Europe de l’Est. La période entre août et octobre 2023 a été marquée par une forte baisse du montant de l’aide nouvellement engagée, la valeur des nouveaux programmes s’élevant à seulement 2,11 milliards d’euros, soit une baisse de 87 % par rapport à la même période de 2022 et le montant le plus bas depuis janvier 2022. Le nouveau programme d’aide américain proposé de 60 milliards de dollars a été reporté à 2024, le Congrès l’ayant rejeté et l’approbation de 50 milliards d’euros de l’UE pour l’Ukraine est lui aussi rejeté par le refus de Victor Orban, Premier ministre de Hongrie le 15 décembre 2023.
Sur le plan militaire, l’état-major ukrainien n’a pas de vision à long terme de la guerre. Persuadé de la victoire de l’offensive lancée au cours de l’été 2022, il n’a pas envisagé d’autres alternatives pour gagner la guerre. Mariana Bezuglaya, la présidente de la Commission de la défense, de la sécurité et des renseignements militaires, a affirmé que l’État-major ukrainien « n’a absolument aucun plan stratégique pour mener la guerre en 2024 ». Selon cette députée, les chefs de l’armée ukrainienne veulent recruter au moins 20 000 soldats par mois au sein de la population civile mais «ne savent pas en quoi en faire ». Est-ce avéré, ou est-ce une information destinée à décrédibiliser l’armée alors que le pouvoir politique, dont le président Zelensky n’assume pas ses échecs ?
La montée en puissance de la Russie
A l’inverse, la Russie est en position ascendante dans tous les domaines. L’agence nationale des statistiques Rosstat a annoncé que le Produit intérieur brut (PIB) entre juillet et septembre 2023 était en hausse de 5,5%. La croissance russe aura atteint environ +3% en 2023. La banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd) table désormais sur une croissance du PIB de 1,5% en 2023, supérieure à la zone euro (0,8% selon la Commission européenne). Néanmoins, on constate que ces derniers mois, l’économie russe s’est progressivement orientée vers l’effort de guerre en augmentant considérablement la production nationale d’armes (chars, blindés, artilleries, avions…) et de munitions (balles, obus, missiles…), nécessaires pour soutenir l’offensive en Ukraine. Boostant par la même occasion la croissance du pays. La guerre industrielle du Kremlin sort le pays de la récession et du chômage. Etant à son plus bas niveau (à 3%), la conséquence est un marché du travail tendu par manque de travailleurs disponibles. Mais les millions de réfugiés ukrainiens résidant en Russie compensent partiellement ce déficit.
Dès lors, la Russie a l’indépendance stratégique pour ravitailler, entretenir et équiper ces armées sur le front, en vue de mener une guerre totale d’attrition. L’Ukraine est dans une position totalement inversée. Le complexe militaro-industriel y est quasi inexistant. Dépendant en totalité des livraisons d’armes de l’Occident ou de pays neutres. Si ces alliés l’abandonnent complètement, en quelques mois ils n’auront plus de quoi se battre, forçant l’Ukraine à la table des négociations. Il n’empêche que l’Etat russe est à marche forcée pour financer la guerre en Ukraine. Les députés de la Douma ont approuvé le 26 octobre le projet de loi du budget 2024-2026. Il est à noter que cette loi prévoit le financement de la guerre jusqu’en 2026. L’Etat Russe a donc une vision à long terme du conflit. A l’inverse, l’Ukraine qui est malheureusement ancrée sur le très court-terme.
Le conflit en Ukraine pèse fortement sur le budget, notamment en raison de l’explosion des commandes des militaires aux usines d’armements, du coût de la logistique et des salaires des centaines de milliers de nouvelles recrues dans l’armée. Selon les propos du président Poutine du 14 décembre dernier, 617 000 militaires russes combattent en Ukraine. L’armée russe dans sa totalité est estimée à 1 500 000 militaires et 250 000 volontaires, dont les effectifs des compagnies militaires privées à l’instar de Wagner. Le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou a précisé que l’armée russe distribuait quotidiennement « 10.000, parfois jusqu’à 15.000 tonnes de matériel (…) des munitions, du carburant », mais aussi de la nourriture, de l’eau et du linge pour les soldats. Les dépenses de guerres sont par conséquent gigantesques.
Selon le ministère des Finances de Russie, les dépenses de Défense vont ainsi augmenter de 68% en 2024 par rapport à 2023 et atteindre environ 106 milliards d’euros. Soit plus du double que l’Ukraine (43,9 milliards d’euros). Au global, la somme allouée à la Défense va représenter environ 30% des dépenses fédérales en 2024 et 6% du PIB, une première dans l’histoire moderne de la Russie. A l’inverse, les dépenses combinées en matière d’éducation, de santé et de protection de l’environnement représenteront à peine un tiers du budget de la Défense. Au total, les dépenses fédérales vont passer à 359 milliards d’euros, un bond spectaculaire de plus de 20% par rapport à 2023.
Il est complexe de prévoir l’évolution opérationnelle sur le champ de bataille en 2024. Mais si la situation s’avère similaire à celle de 2023, le front ne changera pas beaucoup. À l’heure actuelle, nous pouvons parler d’un équilibre des forces entre les deux parties. Le plus plausible est que le déséquilibre commence à se produire en 2024 en faveur de la partie russe. La cause principale étant l’important déséquilibre en moyens humains, matériels et économiques entre les deux pays.
Sans assistance des Occidentaux, il y aura un déséquilibre durable dans les zones d’affrontement. Mais il est difficile d’affirmer que ce déséquilibre sera suffisant pour provoquer un changement radical. La guerre d’attrition va continuer, la Russie misant sur une longue guerre d’usure jusqu’en 2026. La guerre ne prendra probablement pas fin en 2024, sauf si les pressions diplomatiques poussé de ses alliés s’imposent et que l’Ukraine rouvre alors des négociations avec la Russie. Tout peut aussi concourir à accentuer l’instabilité interne de l’Ukraine et conduire à une nouvelle révolution, voire un coup d’Etat, au motif de défaites militaires accumulées, de la crise économique et sociale généralisée. Autant d’hypothèses plausibles qui restent à explorer.
(*) Anatole Lhermite : Titulaire d’une licence d’histoire à l’UCO (Université Catholique de l’Ouest), mention histoire du continent européen, et diplômé d’un Master 1 et suit actuellement un Master 2 « Conflictualités et Médiation » qui prépare aux fonctions d’analyste des conflits et de médiateur. La formation spécifique est couplée avec l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, la géopolitique ou la géographie, les sciences sociales, sciences politiques et relations internationales.
Il a étudié en profondeur de nombreux conflits, dont la guerre de Yougoslavie, et a travaillé sur la question du Kosovo.
Il est également titulaire d’un diplôme universitaire en droit public administratif (fonction publique d’Etat déconcentrée).
Il a rédigé un mémoire de master consacré à l’évolution de la petite guerre de la Révolution française aux guerres contemporaines ; l’évolution des stratégies et tactiques des armées étatiques pour combattre et annihiler leurs adversaires qui sont des forces armées insurrectionnelles. À ce titre, il a étudié les crises suivantes : guerre de Calabre (1806-1807), la guerre d’Espagne (1808-1813), la guerre d’Algérie (1954-1962) et la guerre du Vietnam (1965-1975) et la guerre d’Afghanistan (2001-2021).
À terme, il souhaite intégrer le secteur de la Défense ou le Renseignement comme analyste militaire/géopolitique.
Pourquoi les pays de l’Ouest multiplient les déclarations martiales face à la Russie
Mais quelle mouche belliqueuse a piqué les dirigeants politiques et militaires européens ? Ils multiplient depuis quelques jours les déclarations martiales, quitte à passer pour des va-t’en guerre de mauvais augure. Et s’ils étaient juste lucides ?
L’heure est à la mobilisation en l’Europe de l’Ouest. Certes, il ne s’agit pas d’un massif appel sous les drapeaux mais plutôt d’une remobilisation citoyenne et morale. Les déclarations récentes qui témoignent de cette volonté de réarmement populaire ne manquent pas. Leur ressort ? La peur d’une attaque russe contre le camp otanien si l’Ukraine s’incline.
« Les tanks sont littéralement à notre porte »
Le ministre britannique de la Défense, Grant Shapps, a ainsi dénoncé, le 15 janvier dans un discours à Lancaster House, haut lieu de la diplomatie britannique, la furie de Poutine . Mais il a surtout mis en garde : Nous avons fait un tour sur nous-mêmes, passant d’un monde d’après-guerre à un monde d’avant-guerre. L’ère de l’idéalisme a été remplacée par une période de réalisme obstiné. Aujourd’hui, nos adversaires reconstruisent des murs. Les vieux ennemis se réveillent. De nouveaux adversaires émergent. Les zones de bataille se recomposent ». Et de conclure : « Les tanks sont littéralement à notre porte, sur le seuil ukrainien ».
Le général Patrick Sanders, le chef de l’armée de Terre britannique, a aussi averti : Nous ne sommes pas immunisés. Comme la génération pré-guerre, nous devons nous préparer à l’éventualité d’un conflit et c’est le travail de toute la nation . Et d’affirmer que l’Ukraine démontre brutalement que les armées régulières commencent les guerres et que les armées citoyennes les terminent.
Son camarade néerlandais, l’amiral Rob Bauer, président du Comité militaire de l’OTAN, a aussi lancé une mise en garde : Je ne dis pas que ça tournera au vinaigre dès demain mais il faut comprendre que la paix n’est pas acquise pour de bon. Et c’est pour ça que les forces de l’Otan se préparent à un conflit avec la Russie .
Même son de cymbales en Allemagne où Boris Pistorius, le ministre de la Défense, tire aussi des fusées rouges. Nous entendons des menaces du Kremlin presque tous les jours, récemment dirigées contre nos amis baltes. Nous devons donc tenir compte du fait que Vladimir Poutine pourrait même attaquer un jour un pays de l’Otan […]. Nous devons réapprendre à vivre avec le danger.
La Suède vigilante
Lors de la conférence annuelle sur la défense, les 7 et 8 janvier, plusieurs membres du gouvernement, dont le Premier ministre conservateur Ulf Kristersson, ont déclaré que le risque d’un conflit armé n’était pas à exclure. « Il pourrait y avoir une guerre en Suède », a ainsi affirmé le ministre de la Défense civile Carl-Oskar Bohlin, alors que le commandant en chef des forces armées, Micael Byden, déclarait que la guerre de la Russie contre l’Ukraine est une étape, non un objectif final, avec comme objectif d’établir une sphère d’influence et de détruire l’ordre mondial fondé sur les règles .
Ces annonces alarmistes ont suscité de vifs débats dans le pays, qui n’a pas connu de guerre depuis 210 ans. L’ONG de défense des droits des enfants Bris a indiqué avoir enregistré une hausse sensible du nombre d’appels, sur sa ligne d’urgence, venant d’enfants préoccupés par la perspective d’une guerre. Des chaînes de magasins se sont aussi fait l’écho d’une hausse des achats d’objets tels que des radios d’urgence, des jerricans, des réchauds de camping.
La situation est grave , a déclaré Magdalena Andersson, cheffe de file des sociaux-démocrates et ancienne Première ministre. Mais il est également important de préciser que la guerre n’est pas à nos portes .
De l’argent et des hommes
Pourquoi un tel discours à la fois belliciste et alarmiste ? Pour deux raisons sur ce que l’on peut appeler le front intérieur. D’une part, il faut légitimer les hausses budgétaires consenties dans le domaine de la sécurité nationale. La Suède qui consacrait 4 % de son PIB à la Défense en 1963, n’en consacrait plus que 1 % en 2017. Mais pour 2024, ce chiffre est remonté à 2,1 %. Et d’autres efforts sont annoncés. Le Royaume-Uni qui n’en finissait pas de rogner sur le budget de la Défense, l’augmente depuis 2022, année où il a dépensé 49,5 milliards de £, soit 3,6 milliards de plus qu’en 2021. Et entre 2002 et 2025, 16,5 autres milliards supplémentaires ont été budgétés.
Êtes-vous pour un retour du service militaire ?
En mai 2023, le Danemark a annoncé qu’il allait tripler ses dépenses militaires lors des 10 prochaines années pour passer de 6,9 à19,2 milliards de couronnes (2,6 milliards d’euros) en 2033 !
D’autre part, les armées ouest-européennes doivent recruter. Des soldats professionnels d’abord mais aussi des soldats occasionnels, des réservistes pour ces « armées citoyennes qui finissent les guerres ». Recruter a un coût ; mais il faut aussi former, équiper et régulièrement entraîner ces soldats « saisonniers » irremplaçables si un conflit se prolonge.
La menace venant de l’est ?
La troisième raison qui explique le discours martial des Européens, c’est le risque qu’en cas de défaite ukrainienne, Moscou ne se lance dans de nouvelles aventures impérialistes. La Russie, en plein réarmement malgré la guerre en cours, pourrait menacer les pays baltes, la Pologne, la Roumanie, autant de pays de l’Otan que les États membres de l’Alliance devront défendre en vertu de l’article 5 du Traité. Cet article prévoit le déclenchement d’une opération de défense collective en cas d’agression contre l’un des membres de l’Alliance.
Comme l’a récemment rappelé le général Dannatt, ancien chef d’état-major de l’armée de Terre britannique, il faut éviter de sombrer dans une forme d’abdication qui rappellerait celle du Premier ministre britannique Chamberlain et du Français Daladier, en 1938, face à Hitler.
Sacrifier l’Ukraine, comme d’autres ont sacrifié la Tchécoslovaquie, pourrait s’avérer être un choix funeste.
Il faut aussi se rappeler que Vladimir Poutine ne s’est pas contenté de la Crimée ; il a envahi les oblasts de l’est et du sud de l’Ukraine. Par ailleurs, Moscou et ses supplétifs ont pris position au Sahel et ils multiplient les flirts avec des États africains qui ne se satisfont plus ni des Occidentaux ni des Chinois.
Défenseur déclaré des victimes africaines de l’impérialisme et des minorités russophones d’Europe, Vladimir Poutine mérite d’être considéré pour ce qu’il est : une menace.
Le passage en mer Rouge étant bloqué par les houthis, plusieurs compagnies maritimes envisagent un transbordement terrestre via l’Arabie saoudite. Un moyen d’éviter le cap de Bonne Espérance et de limiter les temps de transport. Si un tel passage est techniquement possible, il reste compliqué à effectuer.
L’entrée en guerre des houthis du Yémen contre Israël en solidarité avec le peuple « martyrisé » de Gaza a d’abord prêté à sourire. Or, voilà que ces farouches guerriers entièrement armés par l’Iran en sont venus à menacer le commerce international et les chaînes d’approvisionnement Asie-Europe. Près de 12% des échanges maritimes (qui constituent à eux seuls 90% des échanges mondiaux en volume) transitent par le détroit de Bab el-Mandeb, étroite voie maritime d’une centaine de kilomètres sur trente qui séparent la côte occidentale du Yémen, dans la péninsule arabique, du littoral de Djibouti, en Afrique orientale, pour rejoindre la mer Rouge avant d’atteindre la Méditerranée par le canal de Suez. Depuis l’arraisonnement spectaculaire du Galaxy Leader, cargo appartenant à un homme d’affaires israélien, le 19 novembre par un commando héliporté, la plupart des grandes compagnies de transports et les pétroliers choisissent la voie maritime du cap de Bonne Espérance, longue de 25 600 kilomètres d’Europe à l’Asie contre 19 500 kilomètres pour la route de la mer Rouge. Ce qui allonge le temps d’acheminement de 12 à 17 jours qui était de 35 à 37 jours.
Répercussions mondiales
Les répercussions n’ont pas tardé à se manifester : transférer un conteneur de 40 pieds de Shanghai à Gênes coûte en janvier 6 282 $ contre 1 344 $ le 26 octobre. En décembre, on a constaté une baisse de 2% des exportations européennes vers l’Asie. Et en Asie, c’est l’Inde qui est le plus touché : 80% de ses échanges de marchandises avec l’Europe transitent par la mer Rouge. Même si les houthis s’arrêtaient de bombarder les bateaux au large du Yémen, il faudrait, selon Drewry, un cabinet anglais spécialiste du transport maritime, à peu près deux mois pour effacer les conséquences de cette crise.
Bien que l’Italie soit le pays le plus affecté d’Europe – 40% de ses échanges commerciaux passent par la mer Rouge, c’est la compagnie allemande Hapag-Lloyd qui a pris une initiative en la matière en décidant de transporter ses marchandises à sec à travers le désert d’Arabie. Parce que c’est toujours plus rapide que de faire le tour par l’Afrique. Selon le service de planification de la compagnie, les cargaisons maritimes en provenance d’Extrême-Orient sont traitées dans les ports de Jebel Ali (EAU) et/ou de Dammam et Jubail (Arabie Saoudite). Elles sont par la suite transportées par des convois de chalutiers porte-conteneurs à travers le désert d’Arabie jusqu’à Jeddah, sur la côte de la mer Rouge. Ils sont ensuite à nouveau chargés sur des navires à vapeur et partent pour l’Europe en passant par le canal de Suez. Un acheminement routier met 15 à 16 heures pour traverser le désert. Reste à savoir quel volume pourra être expédié par cette voie sachant qu’un vaisseau peut charger plus de 20 000 boîtes, un train 150 conteneurs et un camion, un seul. Trouvera-t-on suffisamment de poids lourds ou ne seront envoyés par cette voie que les marchandises les plus coûteuses et les plus urgentes ? Une autre question est de savoir si les houthis s’aventureront à frapper ces convois de camions, ce qui paraît peu probable. Certes ils disposent de missiles balistiques d’origine iranienne, Fateh – 313 d’une portée de 350 kilomètres, ou de Radd- 500 d’une portée de 500 kilomètres ou de missiles de croisière Noor d’une portée de 300 kilomètres ou Paveh/351 d’une portée de 800 kilomètres.
Mais est-ce le souhait de leur protecteur iranien d’endommager ses relations avec l’Arabie Saoudite avec lequel furent renouées les relations diplomatiques, le 10 mars 2023 sous l’égide de Pékin ? Une Chine qui, malgré sa présence militaire à Djibouti, reste en retrait, ne voulant pas dilapider son capital diplomatique. La Chine vient toutefois de demander à l’Iran d’aider à limiter les attaques des Houthis en mer Rouge.
Cela illustre, en tout cas, l’importance de l’Arabie saoudite, et de la péninsule arabique, située entre golfe arabo-persique et mer Rouge, ce vaste rectangle gorgé d’hydrocarbures, enserré dans le triangle formé du canal de Suez, du détroit d’Ormuz et du Bab el-Mandeb qui porte bien son nom.
Déjà engagées en Afghanistan dans le cadre de la mission Herrick, les forces britanniques furent en mesure de prendre part à l’opération Iraqi Freedom, lancée en mars 2003 par les États-Unis. À l’époque, elles comptaient encore 206’500 militaired, dont 112’000 servaient dans les rangs de la seule British Army.
Vingt ans plus tard, après maintes « réformes », « externalisations » et autres revues stratégiques expliquant comment faire davantage avec toujours moins de moyens, le format des forces britanniques a été réduit d’environ 30%, selon des chiffres communiqués à la Chambre des communes.
Ainsi, l’effectif de la Royal Air Force [RAF] a fondu de 40% [avec « seulement » 31’940 aviateurs] tandis que ceux de la British Army et de la Royal Navy ont diminué respectivement de 31% et de 21%. Pour autant, cela n’empêche visiblement pas le Royaume-Uni de tenir son rang au sein de l’Otan puisqu’il fournit environ 20% des moyens mobilisées pour l’exercice « Steadfast Defender » qui, lancé cette semaine avec la participation de 90’000 militaires, est décrit comme étant le plus vaste jamais organisé depuis ceux de type Reforger, dans les années 1980.
Quoi qu’il en soit, avec un effectif réduit à 141’460 militaires, et sans parler de la « haute intensité », le Royaume-Uni n’est a priori plus en mesure d’avoir un niveau d’engagement semblable à celui qui était le sien en 2003. D’autant plus que ses forces armées ne sont pas encore arrivées au bout de leurs peines au regard de leurs difficultés à recruter et à fidéliser leurs personnels.
Lors d’une récente réunion du comité des Comptes publics de la Chambre des communes, le député [conservateur] Mark Francois a avancé que le « taux de départ des forces armées est de trois pour une recrue ». Et d’ajouter : « C’est le patient qui saigne sur la table d’opération. On ne peut pas continuer ainsi plus longtemps ».
En attendant, cette crise du recrutement et de la fidélisation n’est évidemment pas sans conséquences sur le plan opérationnel. Ainsi, faute de marins, la Royal Navy a dû se résoudre à accélérer le désarmement de deux de ses frégates de type 23 et envisage de mettre sous cocon ses deux navires d’assaut amphibie, ce qui pose la question de l’avenir des Royal Marines.
Cette situation préoccupe… les États-Unis, où, à plusieurs reprises, des responsables militaires se sont interrogés sur l’efficacité des forces britanniques. Comme le fit, en 2015, le général Ray Odierno, alors chef de l’US Army. « Dans le passé, nous avions une division de la British Army travaillant aux côtés d’une division américaine et nous avons maintenant une brigade britannique intégrée à une division américaine », avait-il relevé.
En 2023, il a été rapporté par Sky News qu’un général américain de « haut rang » avait estimé que la British Army n’était « plus une force de combat de haut niveau ». Mais les propos tenus le 25 janvier par Carlos Del Toro, le secrétaire à l’US Navy, devant le Royal United Services Institute [RUSI], sont d’une tout autre nature.
En effet, le responsable américain a critiqué la politique de défense britannique… Ce qui est rare à ce niveau. « La Grande-Bretagne devrait revoir la taille de ses forces armées pour répondre aux menaces posées par la Russie et à la crise au Moyen-Orient », a dit M. Del Toro.
« Franchement, je dirais que, compte tenu des menaces à court terme qui pèsent sur le Royaume-Uni et les États-Unis, les investissements dans la marine britannique sont d’une importance cruciale », a-t-il ajouté. Et de suggérer que Londres doit aussi reconsidérer le format de la British Army.
« Toute décision de dépenser davantage pour les forces armées britanniques relève du gouvernement britannique » mais « aux États-Unis, nous avons continué à investir de manière significative dans notre sécurité nationale », malgré un contexte économique difficile, a aussi fait valoir le secrétaire à l’US Navy.
Pour le Guardian qui a été le premier à rapporter les propos de M. Del Toro, « bien que les dirigeants américains appellent souvent les pays européens à augmenter leurs dépenses de défense, les commentaires pointus sur l’armée britannique sont rares en raison de l’étroite relation militaire» entre la Grande-Bretagne et les États-Unis.
L‘effort de défense minimal, établit par l’OTAN à 2 % du PIB pour ses membres, est de plus en plus régulièrement remis en question et jugé comme anachronique et insuffisant, alors que plusieurs analyses concernant les évolutions géostratégiques en cours ont été publiées récemment outre-Atlantique.
Quels que soient les résultats des élections présidentielles américaines de 2024, il se pourrait bien que Washington fasse bientôt pression sur ses alliés européens, pour augmenter ce seuil et ainsi rééquilibrer l’impossible équation stratégique mondiale qui se dessine.
Sommaire
La Genèse du seuil des 2 % pour l’effort de défense OTAN
La règle de l’effort de défense minimum de 2 % du PIB au sein de l’OTAN, est aujourd’hui perçue, tant par l’opinion publique que par une large partie de la sphère politique occidentale, comme le seuil d’efficacité permettant d’assurer une sécurité collective exhaustive.
De fait, pour beaucoup, ce seuil aurait été établi après de savants et complexes calculs, évaluations et projections, pour en déterminer le montant optimal. Il n’en est pourtant rien, bien au contraire.
En préparation du sommet de l’OTAN de Cardiff, en 2014, les chefs politiques et militaires de l’OTAN se virent confier une mission particulièrement difficile, celle de trouver le montant maximal d’un effort de defense commun, acceptable par l’ensemble des membres de l’alliance lors de ce sommet. C’est ainsi que le seuil des 2 % est apparu, tout comme l’échéance de 2025 sans autre contrainte intermédiaire, car il s’agissait là du meilleur compromis acceptable par l’ensemble des acteurs.
Pour beaucoup des dirigeants de l’époque, cet accord était symbolique, et très peu contraignant, par son calendrier particulièrement long leur permettant de remettre à la prochaine mandature, voire à la suivante, la responsabilité de trouver les financements nécessaires. D’ailleurs, force est de constater que jusqu’à l’offensive russe en Ukraine, l’immense majorité des pays européens, mais aussi le Canada, semblait loin d’être particulièrement concernée par cet engagement.
Même après cela, la Belgique, le Canada, le Portugal et l’Italie, ne respecteront pas l’échéance de 2025, parfois de beaucoup, sans qu’ils ne s’en inquiètent plus que de raison (Le Luxembourg est un cas à part, du fait un PIB par habitant très important, et d’une population très faible).
Le seuil planché d’un effort de défense de 2 % instauré par l’OTAN en 2014, ne représente donc que le plus petit commun dénominateur politique de ses membres, qui plus est en 2014, alors que la perception de la menace était radicalement différente d’aujourd’hui.
Les armées russes bien plus puissantes en 2030 qu’en 2022
La menace, et plus particulièrement la menace que fait porter la Russie sur l’Europe, a cependant évoluée entre 2014 et aujourd’hui, et promet d’évoluer encore davantage dans les années à venir, quelle que soit la conclusion du conflit en Ukraine.
La Russie avait, de 2014 à 2022, date du début de l’offensive en Ukraine, produit d’importants efforts pour moderniser ses armées, et surtout son industrie de défense. Ainsi, le nombre de brigades opérationnelles avait augmenté de près de 50 % sur cet intervalle de temps, comme le nombre d’équipements modernes au sein des unités.
Si la guerre en Ukraine a montré que certains des efforts de modernisation avaient été plus virtuels qu’efficaces, d’autres, en revanche, ont été objectivement performants, comme pour ce qui concerne la modernisation des chantiers navals russes qui produisent, désormais, des navires trois fois plus vite que 10 ans auparavant.
De même, si certains équipements jugés prometteurs en 2014/2015, comme le char T-14, le VCI Kurganet 25 ou l’APC Boomerang, ne sont toujours pas entrés en service, d’autres équipements, comme le planeur hypersonique Avangard, ou le missile hypersonique antinavire Tzirkon, sont bien opérationnels aujourd’hui, et influences le rapport de force.
Surtout, la plupart des analystes occidentaux s’accordent aujourd’hui pour reconnaitre que la modernisation opérationnelle que l’Armée russe n’était pas parvenue à réaliser de 2012 à 2022, est dorénavant en cours, en lien avec les enseignements de la guerre en Ukraine. Dans le même temps, l’économie russe s’est transformée pour progressivement réduire sa dépendance à l’occident, et donc résister aux sanctions infligées en 2022.
C’est en particulier le cas concernant l’industrie de défense qui, de l’avis des analystes les mieux informés, produit désormais à un rythme considérablement plus soutenu qu’avant-guerre, et ce dans tous les domaines.
En d’autres termes, la menace russe, qui s’applique principalement sur l’Europe, est déjà aujourd’hui très sensiblement supérieure à celle qui était envisagée en 2014 lors de la construction du seuil à 2 %. Surtout, elle est appelée à croitre rapidement dans les années à venir, quelle que soit la conclusion de la guerre en Ukraine.
L’évidente impasse de la protection américaine de l’Europe
À ce constat déjà préoccupant, s’ajoute un second facteur aggravant, la montée en puissance très rapide de l’Armée Populaire de Libération chinoise dans le Pacifique et l’Océan Indien.
Nous ne reviendrons pas sur la trajectoire de modernisation suivie depuis plusieurs décennies par les armées chinoises, ainsi que par son industrie de défense, sujet maintes fois traité dans nos articles. En revanche, il apparait, ces derniers mois, de manière de plus en plus évidente, que dans les quelques années à venir, d’ici à 2027/2028, la puissance militaire qu’aura atteint l’APL sera telle qu’il sera indispensable aux forces armées américaines de peser de tout leur poids, pour espérer les contenir, notamment autour de Taïwan.
Le théâtre Pacifique n’est pas, en soi, du ressort de l’OTAN, même si plusieurs de ses membres, dont la France, ont des intérêts directs dans cette région. En revanche, si les Etats-Unis devaient massivement intervenir dans le Pacifique, que ce soit dans une posture dissuasive ou pour une opération militaire, celle-ci mobiliserait l’immense majorité de ses forces armées, et se ferait donc au détriment de la protection de l’Europe.
Inversement, si les Etats-Unis devaient accroitre leur présence en Europe, pour tenir en respect la menace russe croissante, cela ne pourrait se faire qu’au prix d’un affaiblissement très notable de la posture dissuasive dans le Pacifique, voire de ses chances de victoire en cas de conflit. En un mot comme en cent, les armées américaines n’ont plus, aujourd’hui, la capacité de s’imposer sur deux fronts majeurs simultanément, comme ce fut, en partie, le cas pendant la Seconde Guerre mondiale, avec un contexte par ailleurs radicalement différent.
À ce titre, il convient de garder à l’esprit que tous les présidents américains de ces deux dernières décennies, ont considéré que le Pacifique était un espace stratégique plus important pour les Etats-Unis, que le théâtre européen. Par ailleurs, dans le Pacifique, les Etats-Unis ne peuvent s’appuyer que sur quelques alliés, par ailleurs dispersés géographiquement et politiquement (Australie, Corée du Sud, Japon, Nouvelle-Zélande, Philippine, Singapour et Taïwan), alors qu’en Europe, l’OTAN représente une force homogène trois fois plus peuplée et douze fois plus riche que la Russie.
Vers une augmentation du seuil OTAN en 2024, ou 2025, quel que soit le résultat des élections US
Face à un tel constat, il n’est guère surprenant qu’un nombre croissant de voix s’élève, outre Atlantique, pour que Washington fasse pression sur ses alliés européens afin qu’ils augmentent leur effort de défense bien au-delà du seuil des 2 % actuellement visé.
L’objectif est évidemment de confier aux européens le contrôle du front européen et la neutralisation de la menace russe conventionnelle, afin de permettre aux armées américaines de se tourner pleinement vers la Chine et la Pacifique. Le parapluie nucléaire américain, lui, demeurerait inchangé, tout au moins dans la plupart des analyses publiées à ce jour.
Si les objectifs sont relativement similaires entre analystes, la façon d’y parvenir, en revanche, diverge radicalement selon les camps politiques. Ainsi, les think tank démocrates ou républicains modérés semblent privilégier la négociation, et l’influence politique. Les groupes d’études républicains, proches du candidat Trump, préconisent au contraire des mesures bien plus directes et coercitives, pour forcer la main des européens sans entrer dans d’interminables négociations. Pour eux, non sans raison, le temps n’est plus à la discussion, et les décisions doivent être prises rapidement.
L’ensemble de ces analyses converge en revanche sur la nécessité de revoir, rapidement, le seuil des 2 % de 2014, qui ne répond plus du tout au contexte sécuritaire du moment, et qui doit donc être rapidement revu à la hausse. On notera par ailleurs que le calendrier préconisé ici, ne s’étale pas sur 10 ans, comme précédemment, mais sur une période beaucoup plus courte, alors que la zone de danger devrait débuter avant la fin de la présente décennie.
Les Européens devront assumer une part bien plus importante de la sécurité collective, en Europe et au-delà
La hausse pourrait être d’autant plus significative pour les européens, que les analystes américains semblent considérer qu’il pourrait être du ressort de l’OTAN, donc des européens, d’intervenir sur des théâtres adjacents. Il s’agit, bien évidemment, du bassin méditerranéen, mais aussi du Moyen et Proche-Orient, de l’Afrique et du Caucase.
L’objectif est le même que déjà évoqué, à savoir permettre un désengagement des forces conventionnelles américaines, tout en maintenant une stabilité politique et sécuritaire qui profiterait à tous.
Paradoxalement, alors que plusieurs pays européens, notamment ceux disposant d’une marine de haute mer, paraissent enclins à s’engager dans le Pacifique et l’Océan Indien, aux côtés des alliés occidentaux, cet aspect n’est que peu évoqué par les différentes analyses, si ce n’est sur le plan anecdotique, en dehors, assurément, de l’initiative AUKUS qui se veut, elle, stratégique.
Conclusion
Il faut donc s’attendre, dans les mois et quelques années à venir, à ce que la pression des États-Unis sur les pays européens s’intensifie beaucoup, pour accroître leur effort de défense, et surtout pour permettre un désengagement conventionnel des forces américaines de ce théâtre au profit du théâtre Pacifique.
Si les méthodes pour y parvenir dépendront des résultats des élections américaines de 2024, la finalité, quant à elle, sera très certainement la même, à savoir une hausse sensible des budgets des armées européennes, et une probable révision à la hausse du plancher de 2 % actuellement visé par l’OTAN.
Reste que si certains pays, comme la Pologne, la Roumanie ou encore les Pays Baltes, n’y verront aucune objection, d’autres, comme la Belgique, le Canada, l’Espagne, l’Italie et surtout l’Allemagne, tenteront sans le moindre doute de minimiser cette hausse, ou de l’inscrire dans un calendrier au long cours, permettant de remettre à demain ce que l’on ne veut surtout pas faire aujourd’hui. Cela promet des discussions animées entre alliés dans les mois à venir…
Fabrice Wolf
Ancien pilote de l’aéronautique navale française, Fabrice est l’éditeur et le principal auteur du site Meta-defense.fr. Ses domaines de prédilection sont l’aéronautique militaire, l’économie de défense, la guerre aéronavale et sous-marine, et les Akita inu.
De la mafia aux États-Unis, la culture populaire retient quelques grands films, les luttes contre Al Capone et l’assassinat de Kennedy. Mais l’imprégnation mafieuse va bien au-delà, notamment par les nombreuses ramifications que la mafia a tissées autour de la Maison-Blanche. Si la mafia renseigne et fait élire, elle attend aussi des aides en retour. Jean-François Gayraud a mené dix ans d’enquête pour comprendre les liens entre le pouvoir criminel et le pouvoir politique, et la façon dont celui-ci imprègne les États-Unis.
Votre ouvrage s’attache à rendre moins opaques les relations d’intérêts qui ont lié la mafia italo-américaine et le gouvernement américain. Mais comment organisation criminelle et corps politique en viennent-ils à coopérer et pourquoi ?
Deux réponses s’imposent. D’abord, d’une manière générale, et c’est une loi criminologique, une organisation criminelle mature et stratège sait que pour durer, elle doit neutraliser le pouvoir politique, en le transformant en allié ou en complice. Elle le fait par la corruption ou l’intimidation, et plus rarement, comme ultima ratio, par la violence directe. Elle tente ainsi de se doter d’un capital d’impunité, et parfois également d’accéder à des rentes économiques, par exemple par des attributions de marchés publics.
Si l’on revient au cas nord-américain, il faut comprendre que la Mafia italo-américaine, qui émerge aux États-Unis dès le XIXe siècle, se transforme profondément, dans l’entre-deux-guerres mondiales. Ce processus s’explique par trois causes. L’une relève de l’économie criminelle, avec une absurde loi puritaine instaurant la Prohibition de l’alcool (1919/1933), qui enrichit subitement la Mafia de manière gigantesque. Ensuite, plusieurs mafieux très intelligents, Charles Lucky Luciano ou encore Salvatore Maranzano, imposent une transformation managériale : la Mafia se réorganise à partir d’un ethos capitalistique en grande entreprise, tout en conservant son essence de société secrète ; autrement dit, elle s’américanise dans ses structures et son mode de fonctionnement, sans perdre complètement ses racines du Mezzogiorno.
Enfin, la Mafia bénéficie d’un effet d’aubaine, avec l’arrivée de plusieurs centaines de mafieux siciliens aguerris fuyant la répression du Préfet fasciste Cesare Mori. L’effet conjugué de ces trois causes permet à la Mafia à la fin des années 1920 de parler d’égal à égal avec les politiques, au niveau national. Elle le peut d’autant plus, qu’outre les outils conférés par l’argent et l’intimidation, elle dispose aussi dans son dialogue avec les politiques d’une capacité de mobilisation de voix dans la communauté italo-américaine, ce dans une logique clientéliste.
Vous définissez la mafia italo-américaine comme plus proche d’une société secrète que d’une organisation criminelle, pourquoi ?
La caractérisation de la Mafia Italo-américaine peut se faire de quatre façons. Du point de vue de ses objectifs, il s’agit d’une organisation criminelle, donc d’un acteur économique recherchant le profit, mais agissant illégalement. Si on s’interroge sur sa nature, la Mafia appartient à une sociologie spécifique, celle des sociétés secrètes. Toutes les sociétés secrètes ne sont pas des organisations criminelles (ainsi la franc-maçonnerie), et toutes les organisations criminelles ne sont pas des sociétés secrètes. Pour le dire autrement, la majorité des organisations criminelles sont des bandes ou des gangs fonctionnant dans une discrétion relative, là où la Mafia italo-américaine s’inscrit dans un ethos de silence et d’invisibilité.
D’un point de vue organisationnel, la Mafia Italo-américaine est une confédération de Familles criminelles, régulées sur le plan stratégique par une Commission qui regroupe les principaux chefs ; une Famille étant constituée non sur une base biologique (père, fils, etc.) mais par un processus d’initiation. Enfin, si on réfléchit en termes de science politique, donc de pouvoir, on est en présence d’une puissance, dans la définition qu’en donnait Raymond Aron dans Paix et guerre entre les nations.
Quand on pense aux origines de la mafia, on l’associe souvent à l’image de New York et aux ghettos de Little Italy. Existe-t-il d’autres villes qui ont constitué un épicentre mafieux aux États-Unis ?
L’implantation géographique de la Mafia aux États-Unis s’explique par l’histoire de l’immigration. Entre 1890 et 1920, environ quatre millions d’Italiens, venant principalement du Mezzogiorno, migrent vers le Nouveau Monde pour fuir la pauvreté. Ces Italiens emmènent leur anthropologie, celle du sud de l’Italie qui avait déjà favorisé l’apparition de la Camorra et de Cosa nostra, et vont vivre au sein de ghettos, donc repliés sur eux-mêmes, dans un pays dont les mœurs et la langue leur sont étrangers. La Mafia va ainsi aisément se reconstituer dans ces enclaves : La Nouvelle-Orléans (Louisiane), le Nord-Est (New York, Boston, Philadelphie, Scranton, Pittston, etc.) et la région des Grands Lacs (Chicago, Pittsburgh, etc.). Cependant, c’est à New York que les migrants d’origine italienne sont les plus nombreux : 1 million, soit 15 % de la population de la ville. Et c’est ainsi que la première Famille de la Mafia est identifiée à La Nouvelle-Orléans, dès la seconde moitié du XIXe siècle.
Quel lien entre Roosevelt et la mafia avez-vous établi grâce à vos recherches ?
La Mafia n’a pas de préférence politique et elle mise donc sur tous les candidats, Démocrate ou Républicain, ayant des chances d’abord d’obtenir l’investiture de leur parti, puis de gagner l’élection présidentielle.
Or, à la fin des années 1920, du fait de la grande crise de 1929, les Républicains au pouvoir à la Maison-Blanche avec le président Herbert Hoover n’ont aucune chance de remporter le scrutin de 1932. Les Familles de la Mafia se concentrent donc sur les investitures au sein du parti Démocrate et misent sur les deux candidats ayant une chance de l’emporter, Al Smith et Roosevelt, en leur promettant à chacun de faire voter en leur faveur, à une époque où la Mafia avait corrompu des dizaines de conseils municipaux de très grandes villes, telles Chicago ou Kansas City. Et lorsque le scrutin se dessine en faveur de Roosevelt, la Mafia fait voter pour lui. Ce dernier remporte l’investiture et la Mafia, à tort ou à raison, pense que le candidat Roosevelt a contracté une dette à son égard.
Au-delà de cet épisode, il y a celui, complexe, de la sécurisation des grands ports de la côte Est durant la Seconde Guerre mondiale. Les services de renseignements de la Navy obtiennent l’aide de la Mafia afin d’empêcher toute opération d’espionnage et de sabotage venant des services italiens et allemands. Ce pacte fut efficace, avec la question de savoir si ce pacte était connu ou non de Roosevelt, et s’il l’a avalisé.
Dans la même perspective, Truman aussi tiendrait son élection de la mafia ?
Truman débute sa carrière politique dans le Missouri, à Kansas City, dans l’entre-deux-guerres, au sein de la Machine Démocrate dominée par la famille Pendergast. Or cette « Machine Pendergast » est corrompue et fonctionne en symbiose avec la puissante Famille locale de la Mafia. La ville et l’État fonctionnent sous cette double domination. Kansas City est alors une des villes les plus violentes et corrompues du pays.
Le jeune politicien Truman fait ses premières armes politiques, en toute connaissance de cause, dans cet univers vicié, et il doit son ascension à des acteurs politiques totalement corrompus par le crime organisé, ce jusqu’au poste de sénateur des États-Unis. L’étape cruciale se déroule plus tard en 1944 quand Roosevelt se présente pour son quatrième mandat. Truman est choisi comme vice-président et comme Roosevelt est très malade, il est certain que Truman sera rapidement Président. Or le processus de désignation de Truman sur le ticket présidentiel fait la part belle au syndicaliste Sidney Hillman qui était manifestement aux ordres de la Mafia. La présidence Truman va d’ailleurs se révéler très complaisante avec la Mafia.
Votre ouvrage consacre une partie importante à l’assassinat de Kennedy, pourquoi ?
Cet assassinat demeurera une énigme entourée de mystère. Pour autant, j’ai souhaité montrer de manière aussi complète que possible que la thèse d’un attentat pensé et exécuté par la Mafia est désormais étayée par des faits, des témoignages et des indices très probants, mais souvent ignorés ou sous-estimés. L’historiographie américaine a pourtant beaucoup progressé sur le sujet, sans que ce savoir ait toujours traversé l’Atlantique.
Au-delà de son influence politique, de quoi vit la mafia ?
Elle vit de marchés criminels : jeu clandestin, racket, trafic de stupéfiants, délits boursiers et financiers, etc., en fait de toute la gamme des crimes possibles, car elle est polycriminelle, donc sans spécialité. Elle va de manière pragmatique là où des profits peuvent être générés. Elle est aussi très présente sur des marchés légaux, car nombre de mafieux, par des processus de blanchiment d’argent et par un souci de respectabilité et de couverture sociale, sont des chefs d’entreprise, par exemple dans le domaine des déchets, des travaux publics, de la restauration ou des night clubs. Par ailleurs, nombre de mafieux tirent leur puissance sociale et financière du contrôle de sections locales de syndicats de salariés, ceux par exemple des dockers ou des camionneurs.
On pourrait donc penser que le gouvernement américain n’a jamais réussi à s’extirper de l’emprise de la « main noire » ?
La « Main noire » était plus une marque qu’une organisation, pratiquant le racket sur les immigrés italiens, dans les Little Italy, lors des premières décennies des migrations aux États-Unis.
Cela dit, il est vrai que la Mafia représente une réussite exceptionnelle par sa longévité et son enracinement dans la société américaine. Combien d’institutions privées ont-elles plus d’un siècle d’existence ?
La survivance de la Mafia s’explique par deux phénomènes. D’abord, la lutte anti Mafia a toujours été erratique, et à certaines périodes, inexistantes. Surtout, sa sociologie de société secrète explique les difficultés à l’éradiquer. C’est une mauvaise herbe dont les racines repoussent vite. La répression permet de tondre la pelouse, pas de la déraciner. C’est pourquoi, face à ce type d’acteur criminel, les débuts de partie sont cruciaux : si vous n’empêchez pas leur implantation, ces organisations s’enracinent définitivement. C’est là encore une leçon criminologique majeure que nous devrions retenir à l’heure où le continent européen entame une criminalisation accélérée. Mais c’est là un autre sujet…
Quel a été l’impact de la position de Trump sur la mafia ?
Donald Trump, à la suite de son père, a bâti son empire en travaillant avec la Mafia à New York et dans le New Jersey. Il a en toute connaissance de cause été un promoteur immobilier et un propriétaire de casinos acceptant les règles du jeu de la Mafia. Par ailleurs, Trump a toujours adopté les codes et les mœurs de ces gangsters en qui il voit moins des criminels que des entrepreneurs un peu brutaux, pratiquant un capitalisme débridé. Y a-t-il eu des contreparties à cette collusion lors de son premier mandat ? Rien n’a filtré à ce jour.
Quelle place occupe la mafia aujourd’hui dans la société américaine ?
Longtemps, la Mafia a été perçue comme une réalité étrangère et extérieure à la société américaine, ce dans une perspective un peu xénophobe. Une alien conspiracy comme disaient certains. Il faut reconnaitre que ce n’est plus le cas, en grande partie grâce au cinéma et à la télévision qui ont acclimaté la Mafia à la culture populaire américaine pour en faire un élément du folklore national. Il faut par ailleurs combattre l’idée selon laquelle la Mafia serait un vestige du passé.
Il y a en effet eu deux mythes persistants sur la Mafia qui fonctionnent en miroirs. D’abord, on nous a expliqué durant un siècle qu’elle n’existait pas. Puis, depuis que les preuves de son existence sont devenues indiscutables, on nous a voulu nous faire croire qu’elle était moribonde. Que la Mafia Italo-américaine connaisse un déclin relatif depuis les années 1980 est un fait ; mais vouloir l’enterrer est un non-sens. Son pouvoir criminel demeure important, et son influence politique aussi, comme je le montre avec les situations étranges des Présidents Nixon, Reagan, Clinton, Obama, Trump et Biden. Ils se sont tous compromis, selon des modalités différentes. Ceci acquit, nous ne connaitrons l’état exact de l’influence politique actuelle de la Mafia que, a posteriori, dans quelques années. La Mafia est une société secrète, elle ne se dévoile donc que tardivement, et toujours partiellement.
Jean-François Gayraud
Commissaire général de la police nationale et conseiller à la CNRLT. Docteur en droit, diplômé de l’Institut de criminologie de Paris, ancien élève de l’École nationale supérieure de police (ENSP Saint-Cyr-au-Mont-d’Or) et auteur de Théorie des hybrides, crime organisé et terrorisme, CNRS éditions, 2017.
Que devient l’Initiative européenne d’intervention [IEI], lancée en juin 2018 par la France afin de favoriser la capacité des pays participants à agir ensemble tout en favorisant l’émergence d’une culture stratégique commune? Ne relevant pas de la Politique de sécurité et de défense commune [PESDC] de l’Union européenne, elle devait éventuellement permettre de répondre à des crises susceptibles de menacer la sécurité et les intérêts de l’Europe.
Au regard de la situation en mer Rouge, où le trafic commercial est menacé par des attaques lancées depuis le Yémen par les rebelles Houthis [liés à l’Iran], cette IEI aurait pu favoriser le lancement d’une opération menée conjointement par des pays européens volontaires, comme ce fut le cas à la fin de l’année 2019, avec la mission de surveillance maritime dans le détroit d’Ormuz [EMASoH, pour European Maritime Awareness in the Strait of Hormuz].
En attendant, alors qu’elle commence à s’inquiéter des conséquences économiques de la dégradation de la sécurité en mer Rouge, l’UE envisage de lancer une nouvelle opération navale, faute de pouvoir étendre le mandat de l’EUNAVFOR Atalanta, qui, sous commandement espagnol, est principalement chargée de lutter contre la piraterie maritime dans le golfe d’Aden.
« En tant qu’UE, nous travaillons intensément sur la manière dont nous pouvons renforcer la situation en mer Rouge et contribuer à une stabilisation. Nous devons en décider ensemble dans le cadre européen. Nous y travaillons d’arrache-pied », a ainsi expliqué Annalena Baerbock, la ministre allemande de la Défense, le 12 janvier.
D’ailleurs, Berlin semble être à la manoeuvre pour planifier cette opération navale européenne. Le 14 janvier, le Welt am Sonntag a d’ailleurs indiqué que la Deutsche Marine y engagerait l’une de ses trois frégates appartenant à la classe Sachsen, sous réserve d’un feu vert du Bundestag.
Cela étant, Paris et Rome ont déjà engagé des moyens en mer Rouge, avec les frégates multimissions « Languedoc » [qui a déjoué deux attaques de drones en décembre] et « Virginio Fasan » [qui devrait être bientôt rejoint par le « Federico Martinengo »]. Ces navires sont restés sous commandement national, alors que la participation de la France et de l’Italie à la coalition navale « Gardien de la prospérité », dirigée par les États-Unis, avait été annoncée.
« Il n’y a aucune subordination au partenaire américain. En revanche, on a une répartition géographique intelligente des efforts et nous partageons nos informations », a récemment expliqué le vice-amiral Emmanuel Slaars, commandant la zone maritime de l’océan Indien [ALINDIEN] et les forces françaises stationnées aux Émirats arabes unis [FFEAU].
À noter que plusieurs pays européens ont rejoint – ou sont sur le point de le faire – cette coalition sous commandement américain. C’est notamment le cas des Pays-Bas, du Danemark et de la Grèce. Évidemment, cela limite d’autant les marges de manoeuvre pour lancer une opération européenne, dont les contours restent encore à définir.
C’est dans ce contexte que, ce 16 janvier, le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, et son homologue italien, Guido Crosetto, ont eu un échange téléphonique. Si leur entretien à notamment porté sur le « soutien sanitaire apporté par la France et par l’Italie aux civils blessés de Gaza » à bord des navires Dixmude et Vulcano, depuis le port égyptien d’El Arish [Égypte], les deux responsables ont aussi évoqué la situation en mer Rouge, où les Houthis poursuivent leurs attaques malgré les frappes aériennes récemment effectuées par les forces américaines et britanniques pour dégrader leurs capacités militaires.
Selon un communiqué du ministère des Armées, les deux responsables ont en effet « échangé sur la situation en mer Rouge » ainsi que sur « leur volonté d’impulser une dynamique franco-italienne au niveau européen, pour accroître et coordonner les efforts des États européens et partenaires dans la zone ». Reste à voir comment cela va se traduire…
Frédéric Lasserre est professeur au département de Géographie de l’Université Laval à Québec (Canada). Il dirige le Conseil québécois d’Études géopolitiques (CQEG) ainsi que la Chaire de recherches en Études indo-pacifiques (CREIP). Membre du Conseil scientifique du Diploweb.com. Olga V. Alexeeva est professeure au département d’Histoire de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) et Senior Fellow au sein de China Institute, University of Alberta (Canada).
Le droit peut-il être conçu comme outil d’influence et de promotion des intérêts nationaux ? Le conflit en mer de Chine du Sud portant sur les archipels des Paracels et des Spratleys a glissé d’enjeux de souveraineté sur les îles, à des enjeux de contrôle des espaces maritimes. Une évolution renforcée par l’avènement de la Convention sur le droit de la mer qui offre la possibilité aux États côtiers de régir de vastes espaces maritimes, ZEE et plateaux continentaux étendus. Frédéric Lasserre et Olga V. Alexeeva démontrent brillamment que la Chine comme les États d’Asie du Sud-Est ont fait évoluer leur discours juridique pour promouvoir leurs intérêts nationaux. Illustré de deux cartes.
DES TENSIONS territoriales importantes sont récurrentes en mer de Chine du Sud. Elles se sont à nouveau intensifiées à l’été 2023 entre la Chine et les Philippines, autour du récif Scarborough, longtemps occupé par Manille et ravi par les forces chinoises en 2012 ; et autour du récif Second Thomas, où est basée une petite garnison philippine que tentent de ravitailler des bâtiments philippins. L’enjeu immédiat réside dans la prise de contrôle des récifs et îlots de l’archipel des Spratleys. Au-delà, c’est aussi le contrôle des espaces maritimes qui motive les protagonistes.
Ces querelles de souveraineté ne sont pas nouvelles. Les conflits en mer de Chine du Sud (MCS) se sont accentués à partir des années 1950 et se sont principalement traduits en une course pour l’occupation des îles et des îlots des Paracels et des Spratleys. Le but était d’occuper les îles, bases de garnisons militaires égrenées comme autant de marqueurs de souveraineté. Puis avec l’avènement de la CNUDM (Convention des Nations Unies sur le droit de la mer), la rivalité s’est déplacée vers l’affirmation des droits des États sur les espaces maritimes. Avec le temps, la Chine a peu à peu affirmé sa prééminence militaire, tant du point de vue naval que du développement progressif de ses positions : expulsion de la garnison sud-vietnamienne des Paracels (1974), prise de contrôle d’îlots dans le secteur vietnamien des Spratleys (1988) et ensuite dans le secteur philippin (1995), prise de contrôle du récif Scarborough (2012) puis remblaiement de récifs occupés pour la construction d’îles artificielles capables d’accueillir de bases militaires (depuis 2014). A ce titre, la Chine n’est pas la seule à procéder à ces remblaiements, mais l’ampleur des moyens mis en œuvre et des surfaces ainsi gagnées sur la mer dépasse largement les résultats accomplis par le Vietnam, la Malaisie et les Philippines.
Le discours des protagonistes a évolué à la suite de ces développements, non pas tant en ce qui concerne la légitimité de leurs revendications sur ces îles, mais plutôt sur la légitimité et la nature juridique des espaces maritimes revendiqués. La Malaisie (1983), le Vietnam (1994), les Philippines (2009) ont développé des discours selon lesquels les îles des Spratleys n’ouvrent pas droit à une zone économique exclusive (ZEE), avec comme conséquence indirecte de nier cette possibilité à la Chine. Cette lutte juridique a également poussé Pékin à modifier sa rhétorique officielle. Cette évolution des discours juridiques constitue-t-elle une réinterprétation du droit de la mer visant à contrer les arguments des adversaires, donc à mobiliser le discours juridique comme outil politique dans une lutte d’influence ?
Une évolution des discours juridiques des États d’Asie du Sud-Est
En mer de Chine du Sud, on observe une tendance à la qualification des espaces maritimes depuis 2009. Auparavant, si les États avaient affiché des revendications sur des espaces maritimes et si celles-ci étaient parfois représentées sur des cartes, leurs définitions manquaient souvent de clarté et de justification légale (Lasserre, 1996 ; McDorman, 2014). Récemment, la Malaisie, le Brunei, le Vietnam et les Philippines ont tenté de reformuler leurs revendications et de les ancrer dans les normes de la CNUDM de 1982, une stratégie qui contraste radicalement avec celle de la République populaire de Chine (RPC) dont l’évolution aboutit à des discours souvent considérés comme en décalage croissant avec le droit de l’amer international. Entre 1995 et 2016, la revendication chinoise en MCS reposait surtout sur la ligne à neuf tirets [九段线], dont le flou juridique a été critiqué à la fois en termes de portée (quelle est la nature de l’espace maritime englobé ?) et de légalité (sur quelles bases repose ce tracé ?). Depuis 2016, en réaction au verdict de la Cour permanente d’arbitrage, son discours a évolué vers la théorie dite des « Quatre sha » ([四沙] ou des quatre bancs de sable), selon laquelle de grands archipels (parfois fictifs) constitueraient implicitement le socle juridique de ses revendications d’espaces maritimes.
Cette évolution observée parmi les protagonistes d’Asie du Sud-Est pourrait être interprétée comme une manœuvre contre la Chine. En reformulant leurs revendications afin de les rendre plus conforme avec le droit de la mer, il se pourrait que ces États s’efforcent de souligner, par contraste, le caractère manifestement illégal et inacceptable des revendications de la Chine. Cette stratégie consisterait à mettre en évidence une divergence croissante entre les parties qui s’efforcent de modifier leurs prétentions afin de les aligner sur les principes du droit international, et ceux qui fondent leurs revendications sur les interprétations contestables du droit de la mer.
Le choc des discours juridiques en mer de Chine du Sud
Le gouvernement de la RPC illustre sa prétention en MCS en utilisant ce qui a été appelé la ligne des neuf tirets, ou ligne en U (U-shaped line) (Fig. 1), qui englobe la plus grande partie de l’étendue maritime de cette mer. Son origine remonte au Comité d’inspection des cartes de la terre et de l’eau du gouvernement du Guomindang, formé en 1933 (Franckx et Benatar, 2012). Elle a été rendue publique pour la première fois en 1935 ou en 1936 (Zou, 1999 ; Wang, 2015) mais la plupart des chercheurs mentionnent une première apparition officielle entre 1946 et 1948, dans un atlas créé pour les autorités nationalistes , avant d’être reproduite par le gouvernement communiste de la RPC en 1949 (Gau, 2012).
À l’époque, la ligne était composée de 11 tirets ; deux ont été abandonnées en 1953 par la RPC (Wang, 2015), tandis qu’un nouveau tiret a été ajouté en 2013, à l’est de Taïwan : depuis, certains chercheurs parlent plutôt de la ligne des dix tirets. En dépit de certaines divergences, la direction générale et la position de la ligne en forme de U ont peu évolué entre 1947 et 2009 (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2014), date à laquelle la ligne a été pour la première fois officialisée dans un communiqué de la Chine (Gouvernement de la RPC, 2009).
Une grande incertitude demeure sur ce que représente en fait cette ligne des neuf tirets, car la Chine ne l’a jamais expliqué, malgré les demandes répétées des États voisins (Zou, 1999 ; Fravel, 2011 ; Song et Tønnesson, 2013), ce qui les a de plus en plus irrité et a poussé les Philippines, en avril 2013, à déposer une plainte formelle auprès du Tribunal sur le Droit de la mer [1]. La réticence du gouvernement chinois à définir la nature et la localisation exacte de la ligne a créé un flou permettant diverses interprétations (Lasserre, 2017), ainsi que de la méfiance vis-à-vis des intentions réelles du gouvernement chinois. Les Philippines ont contesté la position de la Chine en 2011 et ont donné leur propre interprétation (Gouvernement des Philippines, 2011). Même l’Indonésie, qui n’a pas de revendication en MCS, a estimé nécessaire de faire une déclaration officielle concernant la revendication de la Chine en MCS dans sa Note Verbale de 2010 :
« Jusqu’à présent, il n’existe aucune explication claire quant à la base juridique, à la méthode du tracé et au statut de ces tirets séparés […]. La ligne des neuf tirets […] manque clairement de base juridique en droit international et revient à remettre en cause le droit de la CNUDM de 1982 » (Gouvernement d’Indonésie, 2010) [2].
Avant 2009, les protagonistes d’Asie du Sud-Est dans les disputes sur des formations insulaires ou des zones maritimes en MCS n’avaient pas clairement défini leurs revendications, que ce soit en justifiant leur extension sur des bases légales, ou en publiant les coordonnées exactes des limites des espaces maritimes revendiqués. Le Vietnam revendique ainsi une ZEE, mais son étendue n’est pas formellement spécifiée et repose sur des sources indirectes comme des cartes de blocs pétroliers offerts par le gouvernement vietnamien (Lasserre, 1996). La Malaisie a revendiqué un plateau continental en 1966 (Continental Shelf Act n°57) et a conclu un accord sur sa limite avec l’Indonésie en 1969 (Directorate of National Mapping, 1979). Les Philippines ont hésité entre plusieurs définitions contradictoires de leurs espaces maritimes : la première reposait sur les limites du traité de Paris de 1898, longtemps considérées par Manille comme définissant des eaux territoriales (US Navy Judge Advocate General’s Corps, 2014). Une seconde est un système de lignes de base droites (annoncé en 1961, Republic Act nº3046) à partir duquel une ZEE serait définie (Décret présidentiel nº1599, 1979). Il existait également une définition ambiguë du groupe d’îles appelées Kalayaan, ensemble revendiqué par le décret présidentiel nº1596 en 1978 et enserré dans un quadrilatère dessiné dans l’archipel des Spratleys, quadrilatère pour lequel il n’était pas clair si seules les îles incluses sont revendiquées à travers une ligne d’allocation, ou si la revendication portait également sur les eaux et le sous-sol (Prescott et Morgan, 1983 ; Lasserre, 1999).
Le 6 mai 2009, la Malaisie et le Vietnam ont déposé une soumission conjointe pour leur plateau continental étendu dans la partie sud de la MCS ; le 7 mai 2009, le Vietnam a présenté sa propre demande pour la partie centrale de la MCS. Tout d’abord, ce faisant, ces deux pays ont rendu publique la position de la limite extérieure de leurs ZEE respectives. De fait, dans ces deux soumissions, les deux États se sont abstenus d’utiliser les formations insulaires qu’ils revendiquent en MCS dans les définitions de leurs ZEE ou de leur plateau continental étendu. Au lieu de cela, les limites des zones de 200 milles sont basées sur le tracé des lignes de base le long de la côte de chaque État, lignes de base revendiquées par le Vietnam en 1977 (US Office of the Geographer, 1983) et par la Malaisie, implicitement dès 1969 (US Office of the Geographer, 1970), et officiellement en 2006, avec la Baseline of Maritime Zones Act (Loi 660, les coordonnées exactes n’ont pas été publiées).
Ainsi, tant la Malaisie que le Vietnam ont ignoré les îles Spratleys dans la définition de leurs espaces maritimes, ce qui implique qu’ils estiment qu’en vertu de l’article 121(3) ces formations insulaires sont des rochers qui ne peuvent générer ni ZEE ni plateaux continentaux. Cette prise de position traduit également un processus de réflexion qui avait commencé beaucoup plus tôt au Vietnam. Si Hanoi avait considéré dans le passé que les îles Spratleys donnaient droit à un plateau continental (comme en témoignent les cartes des blocs pétroliers des années 1990), il semblerait que le gouvernement ait commencé à modifier sa position d’une revendication rayonnant à partir des îles vers une revendication dérivant de la seule souveraineté sur la partie continentale du territoire vietnamien (Dzurek, 1992). Dès 1994, le Comité vietnamien pour le plateau continental avait estimé que ni les îles Spratleys ni les îles Paracels n’étaient plus que des rochers (Huynh, 1994), et qu’elles n’avaient donc pas droit à une ZEE et à un plateau continental. Ce changement dans le discours juridique était clairement motivé, dans le discours vietnamien, par un désir politique de saper les revendications de la Chine en MCS (Lasserre, 1996, 1998). La loi du Vietnam de 2012 (Gouvernement du Vietnam, 2012) (articles 15 et 17) affirme que le Vietnam ne revendique qu’une ZEE de 200 milles et un plateau continental à partir de ses lignes de base (continentales) (Poling, 2013).
Les Philippines ont également clarifié leur position concernant leurs zones maritimes en 2009, après de longues années d’hésitation (Lasserre, 1996 et 2005). Le Republic Act n°9522 d’avril 2009 abandonne le tracé géométrique du groupe des îles Kalayaan datant de 1978 tout comme l’idée d’enclore le Kalayaan dans un ensemble de lignes de base droites, et établit plutôt que l’étendue de la ZEE sera mesurée à partir des lignes de base archipélagiques de 1961 (modifiée en 2009). Il précise également que le régime des îles prévaudra pour les îles Kalayaan revendiquées en MCS et, par conséquent, aucune ligne de base droite n’a été tracée autour de l’ensemble de ces îles. Les espaces maritimes que pourront générer ces îles sont donc uniquement la mer territoriale et, possiblement, une ZEE si les îlots des Kalayaan se conforment aux dispositions de l’article 121(3) de la CNUDM. Les Philippines ont ainsi déclaré leur intention de réclamer une ZEE à partir de la ligne de base archipélagique, restreinte à une ligne tracée le long de l ’archipel principal et n’englobant pas les Kalayaan (Gouvernement des Philippines, 2012).
Une réinterprétation du droit ?
Une question conceptuelle se pose : peut-on parler de réinterprétation ? La littérature juridique témoigne de l’existence d’interprétations différentes des dispositions du droit, et c’est précisément parce qu’il y a des divergences d’analyse et d’interprétation selon les États (Song, 2010 ; da Silva, 2020) qu’il y a des arbitrages et des cours de justice pour régler leurs différends. Cependant, le terme de réinterprétation laisse entendre que les États ont changé leur compréhension des dispositions de la Convention sur le droit de la mer. C’est possible, mais présomptueux. En revanche, la mise en œuvre des règles de droit implique un double processus dans l’interprétation. Tout d’abord, il faut interpréter, comprendre la règle de droit. Par la suite, il faut qualifier le phénomène factuel, autrement dit déterminer si l’objet appréhendé – une île, un îlot, un banc de sable en l’occurrence – correspond aux phénomènes que la règle de droit entend régir. Ce processus est appelé qualification juridique (legal characterization). Cette nuance, importante, permet de comprendre pourquoi un concept qui recueille un certain consensus – le régime des îles de l’article 121 – peut mener à des qualifications qui n’en font pas (Bartenstein, 2021).
Les États d’Asie du Sud-Est nourrissent-ils un objectif politique en modifiant leur discours juridique ?
On observe une évolution, dans les discours des États d’Asie du Sud-Est impliqués dans le conflit en mer de Chine du Sud, Vietnam, Philippines, Malaisie, et même Indonésie qui pourtant n’est pas directement impliquée dans la dispute de souveraineté sur les îles des Spratleys, quant au statut de ces îles et à leur capacité à générer des espaces maritimes. Faute d’accès aux documents officiels relatifs à ces sujets et, surtout, aux minutes des discussions des gouvernements, il est difficile de déterminer si ces changements procèdent d’une évolution sincère de la lecture des dispositions de l’article 121 et d’un désir de se conformer au droit international, ou s’il s’agit d’une utilisation du droit comme d’un outil politique visant à orienter le cours de la dispute, un outil d’influence destiné à peser dans les relations interétatiques.
L’idée qu’un État puisse mobiliser le droit international non pas pour définir ce qui est légal ou non, mais comme outil politique afin de défendre ses intérêts, n’est pas nouvelle : la littérature en ferait part depuis les années 1950 (Pogies, 2017). Mais le concept ne suscite pas encore d’unanimité, en français on trouve guérilla juridique, diplomatie juridique notamment ; l’anglais lawfare, que l’on peut traduire approximativement par combat juridique, semble plus précis même si son acception continue de susciter des débats. Dunlap le définissait comme « la stratégie de mobilisation – bonne ou mauvaise – du droit comme alternative aux moyens militaires traditionnels pour atteindre un objectif opérationnel » (Dunlap, 2008 :146), une définition dont le parallèle avec celle du soft power selon Nye n’échappera pas au lecteur [3]. Ainsi, le lawfare, ou mobilisation du droit comme outil politique, peut être considéré comme une des facettes possibles du pouvoir d’influence. Les changements d’interprétation, de qualification ou de doctrine juridique, ou encore les efforts visant à définir les normes internationales (Werner, 2010) peuvent ainsi possiblement être interprétés à l’aune de la mobilisation du droit pour atteindre des objectifs politiques – et cela ne disqualifie pas d’emblée la démarche desdits États.
Afin de tenter d’évaluer les motivations dans ces changements de discours, nous avons sollicité des spécialistes du conflit en mer de Chine du Sud afin de préciser quelle était leur analyse. La question qui leur était adressée était : « Pensez-vous que les pays d’Asie du Sud-Est ont modifié leur analyse de l’article 121 ? Si oui, dans quel but ? » À l’automne 2021, 50 chercheurs à travers le monde ont été sollicités. Nous avons pu recueillir 25 réponses, dont 9 d’Europe, 3 d’Amérique du Nord, 5 d’Australie et 8 d’Asie. Parmi ces répondants, 16 avaient une formation en droit et 9 en sciences politiques (dont un chercheur avec un double cursus). Que disaient ces chercheurs et experts ?
L’idée que le Vietnam, les Philippines ou la Malaisie aient pu modifier leur position est contestée par deux chercheurs : le discours a pu être précisé, l’alignement sur le droit renforcé. Ils hésitent à qualifier les changements dans le positionnement de réinterprétation ou de requalification. Quatre (incluant les 2 ci-dessus) estiment que la position des trois États n’a pas fondamentalement changé, qu’ils ont simplement levé l’ambiguïté qu’ils entretenaient quant à leur position sur le statut des ilots de mer de Chine du Sud. En revanche, pour 20 chercheurs, il y a clairement eu changement dans les discours de ces trois pays, voire de quatre ou cinq car certains incluent Brunéi et l’Indonésie. Deux chercheurs rappellent que le Vietnam revendiquait clairement des espaces maritimes à partir des ilots revendiqués des Paracels et des Spratleys, et un autre que pour le Vietnam, les Philippines ou la Malaisie, au moins certains des ilots des Spratleys constituaient des îles selon l’article 121. Deux chercheurs estiment que le changement de discours s’est effectué dès la fin des années 1990 ; quatre datent ce changement de 2009, année de la soumission conjointe du Vietnam et de la Malaisie à la Commission pour les limites du plateau continental ; et deux, de 2016 avec le verdict de la Cour Permanente d’Arbitrage. En réalité, c’est dès le milieu des années 1990 que Hanoi a entamé une réflexion sur la requalification des îles des Spratleys ; comme la loi de 2009 sur les lignes de base des Philippines (Gouvernement des Philippines, 2009) entérine également une requalification des îles des Spratleys, la réflexion remonte à plusieurs années avant aux Philippines également.
Que reflète ce changement de discours sur lequel s’accorde la majorité des chercheurs ? Pour douze d’entre eux (10 juristes et 2 politologues), il s’agit d’une volonté d’alignement plus clair, plus explicite sur les principes du droit de la mer. Trois chercheurs récusent toute idée d’une instrumentalisation du discours juridique, en estimant que les concepts de guérilla juridique ou de lutte d’influence ne sont pas des concepts de droit. Mais d’autres précisent que cet objectif de la mise en conformité avec le droit international se double d’objectifs secondaires : objectifs d’ordre pratique – faciliter les délimitations en mer de Chine du Sud (4 mentions) ; repli sur une position qui réduit l’imbroglio des espaces maritimes projetés à partir des îles dans le cadre du blocage des négociations avec la Chine (2 mentions) ; mais aussi objectifs juridiques – une position juridique plus forte après la requalification (2 mentions) ; voire des objectifs politiques et de relations publiques de ce changement : « exemplarité de la position juridique », « name and shame [nommer et couvrir d’opprobre] », « souligne qu’un acteur [comprendre : la Chine] refuse le droit international » (4 mentions). Ainsi, même pour ces juristes, la recherche d’un alignement de la position sur le statut des îles sur le droit international n’exclut pas des éléments d’influence, de joute politique ont pu faire partie des calculs des gouvernements.
Parmi les avis minoritaires, un chercheur estime qu’il s’agit d’un alignement sur la position américaine dans un geste très politique, et un autre qu’il s’agit d’un alignement sur l’arbitrage de la Cour permanente d’arbitrage de 2016, dans une optique de mobilisation politique de l’arbitrage.
Dans une autre optique, 9 chercheurs (4 juristes et 5 politologues) estiment que l’on a clairement affaire à une mobilisation des ambiguïtés (Nordquist, 2018) de l’article 121 à des fins politiques. Il s’agit de mener une « guérilla juridique », une « diplomatie juridique », une « mobilisation stratégique du droit international ». Ce changement de position renforce la position des pays d’Asie du Sud-Est en cas de nouvel arbitrage et affaiblit la position chinoise (5 mentions) ; il peut permettre de contrôler de plus vastes espaces maritimes en sapant la légitimité des revendications chinoises (1 mention). La nouvelle position légaliste des pays d’Asie du Sud-Est « affaiblit la Chine » (3 mentions) et exerce une pression du faible au fort (1 mention).
Ainsi, pour 14 chercheurs, le changement de discours des pays d’Asie du Sud-Est dans le conflit de mer de Chine du Sud, les conduisant à requalifier le statut des îles des Spratleys, ne constitue pas qu’un geste de portée juridique. Que l’objectif premier ait été de se conformer au droit international ou de chercher d’emblée à employer celui-ci à des fins politiques, ils voient dans cette évolution des positions la mobilisation d’un levier d’influence à saveur juridique, afin de tenter de contenir la pression chinoise dans le conflit de mer de Chine du Sud (Lasserre et Alexeeva, 2023).
Réaction chinoise : une relecture des groupes d’îles en mer de Chine du Sud ?
Le 12 juillet 2016, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, agissant au titre de tribunal constitué selon l’article 7 de la CNUDM, a rendu son arbitrage à la suite de la requête engagée par les Philippines en 2013 (CPA, 2016). Dans sa décision, la Cour déboute les revendications chinoises quant à la notion de droits historiques et estime qu’aucune formation insulaire des Spratleys ne constitue une île au sens de l’article 121, ce qui ne leur permet pas de générer de ZEE ni de plateau continental. Furieuse, la Chine a récusé cette décision (Philips et al, 2016) et a affirmé ne pas vouloir accepter l’arbitrage. Pourtant, le discours chinois a évolué depuis 2016, laissant supposer le désir de la Chine d’adapter son argumentaire dans le contexte de la publication des décisions de la Cour.
En effet, avant 2016, la Chine faisait référence à sa souveraineté sur les îles de mer de Chine, décrites de manière générique et regroupées en quatre groupes d’îles, desquelles découlaient ses revendications sur des espaces maritimes [4]. Aucun statut particulier n’était attribué aux groupes d’îles. On a pu relever de rares exceptions avec l’apparition de deux nouveaux termes dans le vocabulaire utilisé pour décrire les revendications chinoises dans la mer de Chine du Sud- les « quatre bancs de sable » [四沙ou sisha] en 1987, et les « quatre archipels » [四沙群岛ou sishaqundao] en 1992. Toutefois, il s’agissait dans le premier cas d’une mention descriptive dans le corps du texte d’un article portant sur la pêche (Li et Li, 1987), dans le second d’un article politique (Zhou, 1992) mais qui n’a pas donné de suite dans la littérature en chinois. Ainsi, en 2009, la Note verbale de protestation de la Chine contre le dépôt de la soumission conjointe Vietnam-Malaisie mentionne encore expressément que la Chine « has indisputable sovereignty over the South China Sea islands and the adjacent waters » (Gouvernement de la RPC, 2009) tout en introduisant pour la première fois de manière officielle la carte des neuf tirets (Lasserre, 2017).
À partir de 2014 (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2022) ou de 2016 (Viray, 2017 ; Hayton, 2018 ; VietnamPlus, 2020 ; Zhu et Li, 2021) selon les auteurs, il semble que le gouvernement chinois ait entamé une promotion active du concept des quatre archipels de mer de Chine du Sud [南海四沙群島 ou nanhai sisha qundao], une nouvelle doctrine dite des « Quatre sha ». En 2014, la Chine souligne ainsi sa souveraineté sur les îles de mer de Chine du sud à appréhender « comme un tout » (as a whole) (Gouvernement de la RPC, 2014). Mais c’est surtout à partir de 2016 qu’on observe une transition, initiée le jour même de la publication de l’arbitrage de la CPA, le 12 juillet 2016, dans un communiqué chinois : « China’s Nanhai Zhudao (the South China Sea Islands) consist of Dongsha Qundao (the Dongsha Islands), Xisha Qundao (the Xisha Islands), Zhongsha Qundao (the Zhongsha Islands) and Nansha Qundao (the Nansha Islands) » (Gouvernement de la RPC, 2016). La Chine développe une argumentation dans laquelle les formations insulaires de mer de Chine du Sud constituent des unités cohérentes, notamment les Spratleys :
[les îles Spratleys]… [possèdent] « toutes les caractéristiques d’un archipel, c’est-à-dire qu’elles sont formées d’îles, de récifs, de cayes, de bancs, d’eaux interconnectées et d’autres caractéristiques naturelles… De par leurs caractéristiques géographiques, [les îles Spratleys sont] pleinement qualifiées d’archipel [formant] une seule entité économique et politique… » [5] (CSIL, 2018 : 254, cité par Seo, 2023 : 322).
On retrouve ce nouveau concept dans les déclarations officielles de la Chine, notamment dans ses Notes verbales déposées auprès des Nations unies. Ainsi en 2019, protestant contre le dépôt d’une demande de plateau continental étendu par la Malaisie, la Chine affirme que « La Chine exerce sa souveraineté sur le Nanhai Zhudao, composé des Dongsha Qundao, Xisha Qundao, Zhongsha Qundao et Nansha Qundao ; la Chine possède des eaux intérieures, sur la base du Nanhai Zhudao ; la Chine possède une zone économique exclusive et un plateau continental, sur la base du Nanhai Zhudao » [6] (Gouvernement de la RPC, 2019), une expression reprise à nouveau contre le Vietnam en 2020 (Gouvernement de la RPC, 2020). La souveraineté chinoise découle de celle sur quatre blocs d’îles formant des unités cohérentes, des archipels avec une grande ambiguïté quant au statut juridique de ceux-ci – peuvent-ils faire l’objet d’une ligne de base archipélagique ou pas ? Il semble que des juristes chinois s’efforcent de plaider pour un nouveau concept, la Chine ne pouvant bien évidemment se prétendre un État archipélagique au titre de la CNUDM (articles 46 et 47), mais un concept qui permettrait aux États continentaux de tracer des lignes de base entourant leurs archipels, considérés comme des unités territoriales. Ce concept est cependant largement battu en brèche par nombre de juristes occidentaux (Ashley Roach, 2018 ; Mastro, 2021).
En janvier 2022, le ministre des Affaires étrangères de Malaisie, Saifuddin Abdullah, affirmait de manière directe que plusieurs États d’Asie du Sud-Est avaient observé un glissement du discours sur la ligne des neuf tirets, vers un discours fondé sur la théorie des « Quatre Sha ». « [La Chine] est passée de l’utilisation de la ligne à neuf tirets à celle de Quatre Sha. Je peux voir un certain changement de politique dans la façon dont ils abordent la mer de Chine méridionale. Il reste à voir si l’[approche] des Quatre Sha est plus agressive ou si la ligne à neuf tirets est plus agressive » (cité dans Mustafa, 2022).
Ainsi, dans le discours chinois, il n’est plus fait référence à des groupes d’îles considérées dans leur individualité, ni à la ligne des neuf tirets dont la signification n’avait jamais été précisée (Lasserre, 2017), mais à quatre archipels qui seraient les unités de base du discours juridique chinois. À travers cette évolution, sans reconnaitre le verdict de la CPA de 2016, la Chine évacue malgré tout le concept d’île, fragilisé par l’arbitrage puisque la Cour ne leur accorde aucun droit à une ZEE dans les Spratleys, pour y substituer celui d’archipel qui lui, dans le discours officiel, permettrait de générer les espaces maritimes du droit de la mer à partir de lignes de base regroupant les ilots. Cette analyse est soutenue par plusieurs chercheurs chinois (Chinese Society of International Law – CSIL, 2018) avec l’idée d’une « approche différente de la Convention du droit de la mer » (Hong, 2022). Ce nouveau discours permet de se dégager des conséquences de l’arbitrage de 2016, puisque les espaces maritimes chinois ne seraient plus engendrés par les ilots, mais par les archipels. Il est en revanche contestable car, d’une part, le droit de la mer ne permet pas aux États continentaux de se prévaloir de la création d’archipels définis par de longues lignes de base rectilignes, fussent-elles droites (art. 7) ou archipélagiques (art. 47) (Baumert et Melchior, 2015 ; Roach, 2018) ; d’autre part, il ne permet pas de se prévaloir d’espaces maritimes générés à partir d’entités archipélagiques, si les ilots qui constituent ces archipels ne peuvent eux-mêmes générer de ZEE ou de plateau continental (US Office of Ocean and Polar Affairs, 2022), car ce sont les îles, et non les archipels considérés comme entités distinctes selon la lecture chinoise, qui peuvent engendrer des ZEE ou des plateaux continentaux selon la Convention de 1982.
Ce n’est pas la première évolution de la pensée juridique chinoise en mer de Chine du Sud. La notion de droits historiques sur de vastes espaces maritimes, présente dans la pensée juridique chinoise, a été reprise à partir des années 1990 sur la base de raisonnements initialement promus par le gouvernement taiwanais (Hayton, 2018). Compte tenu des négociations ayant présidé à la signature de la Convention en 1982, et auxquelles la Chine avait participé, cette notion de droits historiques définis dans le cadre de la ligne à neuf tirets avait clairement été abandonnée en 1982 et sa réactivation atteste d’une modulation des discours, jugée opportuniste (Guilfoyle, 2019). De la même manière, la mutation du discours chinois vers un nouvel argument juridique fondé sur les droits à une ZEE à partir d’archipels, lecture juridique très particulière de la Convention, semble procéder d’une conception de la doctrine juridique comme outil politique.
Par ailleurs, Pékin présente désormais les décisions de la Cour comme un outil d’influence politique que Washington utilise pour manipuler l’opinion publique internationale et destiné à dénigrer la politique chinoise en mer de Chine du Sud. En faisant pression sur le gouvernement chinois, les États-Unis viseraient à « aliéner la coopération entre les pays de la région et la Chine », à « renforcer la légitimité de leur propre intervention en mer de Chine méridionale » (Ju et Lin, 2022). Pour appuyer cette idée, les Chinois soulignent qu’après son arrivée au pouvoir, le président Biden et d’autres hauts fonctionnaires, dont le secrétaire d’État Blinken, le conseiller à la sécurité nationale Sullivan et le secrétaire à la Défense Austin, ont réitéré à plusieurs reprises leur soutien à l’arbitrage, alors que les médias américains ont activement diffusé le point de vue de Washington sur les enjeux sécuritaires en mer de Chine du Sud. Ainsi, selon les calculs des chercheurs chinois, les médias américains ont été responsables d’environ 68% de la couverture médiatique mondiale des questions liées au conflit en mer de Chine méridionale au cours de la même période, ce qui a aidé à Washington à orienter le discours international en fonction de ses propres intérêts géopolitiques dans la région (Ju et Lin, 2022).
D’autres experts chinois mettent en avant le fait que les États-Unis tentent eux-mêmes de réinterpréter les règlements et le droit de la mer internationaux afin qu’ils correspondent davantage à l’évolution de leur stratégie en mer de Chine du Sud, en utilisant le Shiprider Program qui permet à des garde-côtes américains d’intervenir dans les eaux territoriales et dans les ZEE d’autres pays (Yan, 2022). En effet, le Shiprider Agreement permet aux États côtiers de transférer partiellement aux États-Unis leur juridiction sur leurs espaces maritimes souverains, ce qui en fait une base juridique importante permettant aux États-Unis de réaliser les opérations conjointes en matière d’application de la législation maritime dans le monde entier. Les États-Unis affirment que cette délégation de pouvoir est légale puisque les États signent un consentement. Toutefois, soulignent les Chinois, l’accord ne respecte pas pleinement l’égalité souveraine des États côtiers, il ne devrait donc pas être appliqué aux eaux contestées. Ainsi, aux yeux des Chinois, toute tentative des États-Unis de mèner des opérations avec les Philippines, le Vietnam ou d’autres acteurs impliqués dans les différends en mer de Chine du Sud dans le cadre de l’accord de Shiprider, constituera un défi majeur pour la paix et la stabilité régionales (Yan, 2022).
Conclusion
En mer de Chine du Sud, le conflit portant sur les archipels des Paracels et des Spratleys a glissé d’enjeux de souveraineté sur les îles, à des enjeux de contrôle des espaces maritimes, une évolution renforcée par l’avènement de la Convention sur le droit de la mer qui offre la possibilité aux États côtiers de régir de vastes espaces maritimes, ZEE et plateaux continentaux étendus (Song et Tønnesson, 2013). On peut observer que tant la Chine que les États d’Asie du Sud-Est ont fait évoluer leur discours juridique.
Le Vietnam, les Philippines et la Malaisie se sont ainsi départis d’une certaine ambiguïté quant au statut des îles des Spratleys, pour finalement embrasser l’idée que ces îles ne satisfont pas les critères de l’article 121(3), et donc ne génèrent pas de ZEE ni de plateau continental. Une requalification qui a pour effet de les priver eux-mêmes, mais surtout de priver la Chine en droit de vastes espaces maritimes et qui donc semble traduire une instrumentalisation politique du droit de la mer.
La Chine également a vu sa doctrine évoluer, passant de revendications d’espaces maritimes prévues dans le cadre de la Convention à partir des îles des Paracels et des Spratleys ; à la notion de droits historiques ambigus dans le cadre de la ligne à neuf tirets ; pour récemment voir se développer le concept des « Quatre Sha », quatre archipels pensés comme unités autonomes, enserrés dans des lignes de base et engendrant des ZEE. Dans le cas de la Chine, il ne s’agit pas de saper les revendications des autres protagonistes, mais de trouver une nouvelle base juridique pour défendre une revendication très ambitieuse. Tous ces changements, cependant, témoignent du recours au droit conçu comme outil d’influence et de promotion des intérêts nationaux, avec la promotion par la Chine d’une interprétation « différente » du droit international (Williams, 2020 ; Eckman, 2022 ; Larkin, 2022).
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