Face aux attaques de tous bords auxquelles Geopragma et ses membres font face, il est temps de répondre aux adeptes du whisky churchilien d’un côté, et ceux de la vodka triste de l’autre, par un vieil armagnac bien construit et structuré.
Nous traitons la géopolitique de façon réellement indépendante, et défendons une analyse du temps long et des intérêts et évolutions des puissances. Nous ne sommes pas toujours d’accord, et c’est heureux.
Les anciens diplomates français de tout premier niveau qui participent à nos travaux le savent: parler à tout le monde ne signifie pas cautionner. Il faut parfois ravaler ses opinions pour écouter l’adversaire, le représentant d’un régime honni, afin d’être force d’analyse, puis de proposition.
L’agora des réseaux sociaux et les donneurs de leçons inféodés brouillent l’écoute de la réflexion et de l’action géopolitique.
Les « trolls » bas du front sévissent et polluent le débat : D’un côté les partisans d’un régime kleptocrate revanchard post-soviétique qui teste les limites d’européens sous tutelle américaine.
De l’autre, des hyènes dactylographes souvent payées par des officines étrangères bellicistes et non moins impérialistes, à l’agenda tout aussi dangereux pour la France.
Le plus comique étant que leur maître états-unien commence à se désengager justement de nos conflits européens pour des raisons budgétaires et électorales. Sans doute pris de panique par la perspective d’un désengagement de Washington, ces servants s’en prennent à ceux qui ne pensent pas comme eux pour tenter d’exister.
Comme par enchantement, une offensive propagandiste est venue des tréfonds du ventre encore fécond de l’hydre néocon qui causa tant de souffrances depuis l’invasion illégale de l’Irak. La vague provient notamment de l’émissaire français d’un think tank américain belliciste, pour réclamer une intervention de nos troupes au sol sur le front ukrainien. Le relais fut comme par hasard immédiat auprès de Charles Michel (1) et du président Macron.
Or, c’est ce moment géopolitique, moment de vérité nue car les empires de l’Est comme de l’Ouest montrent leurs vrais visages, qu’il convient de saisir pour l’Europe et la France en particulier.
Normalement vouée à être apôtre de la Paix en cette année olympique, la France peut prendre l’initiative dans la future mise en place de négociations pour un cessez le feu en Ukraine, mais aussi et surtout pour la mise en place d’une paix durable en Europe orientale.
Mais la méthode présentée par nos dirigeant est-elle la bonne ?
Stratégie du fou au fort ?
En évoquant la possibilité d’un envoi de troupes au sol, notamment dans la région d’Odessa, le président de la République s’adresse très certainement à l’électorat français dans un contexte d’élections européennes. Il s’agit d’un jeu politicien basé sur la peur et l’irrationalité.
Mais si l’on fait fi de cette manœuvre électorale en se concentrant sur le terrain géopolitique, le message que le président fait passer à Vladimir Poutine n’est pas dénué de tout fondement opératif. Reste à savoir s’il en découle une stratégie cohérente, qui elle-même servirait les intérêts fondamentaux de la France.
Dans un jeu du fou au fort, ou du fou au fou, il peut être intéressant de parler le même langage que la Russie expansionniste, en posant les bases d’une limite stratégique, ici territoriale, qui placerait Odessa en but de paix pour la France et l’Europe, et ferait apparaître Paris non plus comme une capitale coulée dans un moule eurocrate, mais bien comme une puissance historique européenne qui ferait valoir ses « droits » de manière parfois brusque, face au révisionnisme de Moscou.
Pour bien comprendre l’épisode faussement fuité dans la presse du président Macron qui, devant un verre de whisky, se verrait bien « envoyer des gars » à Odessa, suivi de cet aveu présidentiel géopragmatique : «Aider l’Ukraine, c’est aussi notre intérêt à court terme parce qu’il y a en Ukraine beaucoup de ressources, beaucoup d’éléments dont nous avons besoin pour notre économie». C’est intéressant, même s’il oublie de mentionner que plus de 40% des terres arables en Ukraine sont détenues par des investisseurs étrangers (mais non français) et qu’il faudra expliquer à nos agriculteurs le bienfait d’une entrée de ces ressources ukrainiennes sur le marché européen.
Face à l’ignorance d’une partie croissante de notre personnel politique, il faut donc reprendre le contexte historique :
La France est déjà intervenue entre 1853 et 1855 en Crimée pour combattre la Russie. Cette embardée fit près de 100 000 morts français, dans un conflit inspiré par l’Angleterre pour ses propres intérêts, les Britanniques étant restés au large de la péninsule pendant que les Français se faisaient tuer…pour rien à part quelques noms d’avenues parisiennes.
Le Général Marquis Armand de Castelbajac, qui était alors ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, avait -en vain- alerté l’empereur Napoléon III des dangers pour la France de se faire embarquer dans cette guerre.
Le vieux Général, blessé plusieurs fois à la Moskova, se souvenait de la campagne de Russie de Napoléon Ier, qui fit 500 000 morts côté français. Réprimandé à son retour à Paris par sa hiérarchie, l’Empereur qui avait depuis perdu son fils dans une autre envolée interventionniste stérile en Afrique du Sud, finit par reconnaître la sagesse du vieux général en le nommant sénateur du Gers à vie.
Mi-décembre 1918 les Français ont débarqué à Odessa pour combattre les Russo-bolcheviks. La ville fut sous administration française jusqu’en mars 1919. Ce fut un échec, accompagné d’une mutinerie des marins français et des débats houleux à la Chambre.
La participation de la France à la construction de la ville en 1803, puis durant la première guerre de Crimée, et notre campagne d’Odessa en 1919 démontre à la Russie poutinienne que le sang versé par nos hommes n’est pas un vain mot. Il semble donc intéressant de faire entrer l’hypothèse auprès du Kremlin que la France a une certaine légitimité historique à vouloir défendre Odessa. Le président Poutine est un féru d’Histoire : je connais d’ailleurs les manœuvres et barbouzeries de son entourage le plus proche pour obtenir nos précieuses archives et souvenirs familiaux du général de Castelbajac qui ont concerné cette première guerre de Crimée.
Le président Macron peut donc trouver des arguments (autres qu’électoralistes) d’indiquer aux russes qu’Odessa est une ligne rouge pour la France.
Pour ces raisons historiques et quasi-« sentimentales », mais aussi pour des raisons stratégiques, car la fermeture du verrou d’Odessa bloquerait l’accès de l’Ukraine à la Mer Noire, qui redeviendrait un lac russo-ottoman.
Créé par Catherine II avec l’aide du duc Armand de Richelieu, le port d’Odessa est également le plus proche de celui de Sébastopol. La ville est aussi un verrou terrestre, à moins de 90 kilomètres de la frontière avec la République autoproclamée russophone et russophile de Transnistrie, séparatiste de la Moldavie.
Il est important que la paix en construction permette à chacune des deux parties de sauver la face. L’auteur de ces lignes a toujours défendu une ligne claire. Pour paraphraser François Mauriac, je pourrais dire que j’aime tellement l’Ukraine que je souhaite qu’il y en ait deux.
La paix des braves passe donc, qu’on le veuille ou non, par un partage territorial qui retrouverait les lignes naturelles des peuples russes et russophones qui habitent l’Ukraine orientale du bassin du Donbass ainsi que la Crimée, et une Ukraine occidentale héritière de la Mitteleuropa et pleinement légitime à retrouver la voie d’une réintégration aux ensembles européens : royaume polono-lituanien, Autriche-Hongrie, bientôt UE (?), qui en firent autrefois sa gloire.
Il est d’ailleurs très utile de se pencher sur des cartes projetant les projets de tracés des frontières de la très grande Pologne, telle qu’elle fut envisagée par la France -et par les empires centraux- en 1918 afin de contrer le tout nouveau danger bolchevique :
Le tracé intègre la Crimée et le Donbass à la nouvelle Russie, mais Odessa et son hinterland aurait été polonaise selon ce projet.
L’impossibilité d’un lac ?
Malgré les envolées lyriques et martiales de notre président, alors que nos forces armées « sont à l’os » pour reprendre les termes de nombreux officiers supérieurs, quel serait l’intérêt stratégique et militaire de la France, et même de l’Europe, d’envoyer des troupes, ou de devenir cobelligérants en Ukraine, particulièrement pour défendre le verrou d’Odessa ?
S’il est admis que la perte d’Odessa par Kiev serait un coup très dur porté à la nation ukrainienne car elle priverait l’Ukraine d’accès à la mer et permettrait aux Russes d’assurer leur jonction avec les Russes de Transnistrie, il me semble qu’il faut aussi envisager cette hypothèse malheureuse comme porteuse à l’avenir de paix et de stabilité retrouvée de cette région de l’Europe :
Nous avons à plusieurs reprises déploré l’absence de remise en cause des découpages soviétiques faisant fi des réalités des nations et des volontés des peuples qui composèrent l’ex URSS.
C’est donc un crève-cœur et une tragédie que d’avoir abandonné à l’armée russe et son lot de destructions le nécessaire travail de révision de ces frontières administratives internes qui aurait dû se faire par des référendums d’auto-détermination dans les oblasts concernés, et par des traités : le manque de mise à plat des points de friction à la chute de l’union soviétique et l’absence de Pacte de stabilité tel qu’il existât pour l’Europe centrale en 1995, puis tous les événements subséquents avec l’accélération depuis le coup d’Etat de Maïdan en 2014 nous ont précipité dans ce gouffre d’une guerre qui pourrait entraîner l’Europe dans un ultime suicide.
Cette tragédie est malheureusement ficelée de longue date, notamment par les états-majors américains, qui avant même l’arrivée de Poutine au pouvoir, identifiaient trois actions qui permettraient aux Etats-Unis de conserver leur rôle à l’échelle mondiale : contenir la poussée de la Chine, assurer la division de l’Europe et couper la Russie de l’Ukraine. (2) Ces buts stratégiques américains sont atteints au-delà de leurs espérances, en poussant à la faute Poutine et en coupant pour plusieurs décennies la Russie de l’Europe, tout en la poussant dans les bras de la Chine.
Pourtant, au-delà de ces agitations idéologiques, il apparait aujourd’hui selon de nombreux experts que la capacité militaire de la Russie ne lui permet pas à ce jour de s’emparer d’Odessa, même si les attentats du théâtre Crocus près de Moscou le 22 mars, ainsi que les salves de missiles ukrainiens tirés sur Sébastopol, sont en train de faire basculer le conflit vers un engrenage de plus en plus incontrôlable.
A quelques encablures d’Odessa se construit actuellement en Roumanie, à proximité de la ville portuaire de Constanța, la future plus grande base militaire européenne de l’alliance de l’OTAN. La nouvelle installation abritera quelque 10 000 membres du personnel et leurs familles.
La situation ne serait donc pas -encore- aussi désespérée pour Kiev sur le front Sud-Ouest, qui entend profiter de sa situation sur la côte pour harceler la marine russe.
Les annonces du président Macron seraient donc une stratégie de galvanisation à bon compte censée permettre une re-mobilisation des pays membres de l’OTAN. En utilisant le golem russe comme épouvantail, et le peuple français comme cobaye de peurs irrationnelles, la rhétorique guerrière et apocalyptique de certains oiseaux de malheur peut, en effet, servir de catalyseur électoral… ou de panique. (3)
Comme déjà exprimé à de nombreuses reprises, il existe pourtant une voie pour une Paix durable en Europe, mais celle-ci ne passera ni par le président Zelenski, emporté dans une voie sans issue tant par le Royaume Uni de Boris Johnson qui l’enfuma dans un refus d’accepter de rédiger des accords à Ankara en 2022, ni par la Rada qui instaura une loi interdisant toute négociation avec la Russie.
Il serait donc intéressant pour la France d’écouter les déclarations du général Zaloujni, CEMA ukrainien récemment destitué, plus au fait de la situation sur le terrain et sans doute plus pragmatique.
Peut-être même que dans une prise de conscience, certes tardive, de l’importance pour les européens de prendre enfin en main leur destin de défense du continent, nous pourrions -rêvons un peu- nous soustraire d’un ordre américain qui est de toute façon en demande de prise de distance. (4)
Mais entre soutenir la cause ukrainienne, prendre enfin conscience de l’inconstance des politiques budgétaires de défense de la France, et entrer dans une guerre totale (c’est l’ennemi qui vous désigne, y compris comme cobelligérant), il y a un abîme à ne pas franchir.
Le cynisme ambiant des bellicistes en herbe est l’inverse d’une réflexion posée et construite. Elle s’apparente à une perte de contrôle, un errement guidé, aveuglé par les peurs, les sentiments, et sans doute l’ignorance, qui pourraient faire de la France une cobelligérante. Comme le disait le général de Gaulle, il n’y a que les arrivistes pour y arriver…
Une munition d’artillerie de 155 mm se compose généralement d’un obus, d’une fusée, d’un dispositif de mise à feu [ou étoupille] et d’au moins une charge modulaire [ou propulsive], leur nombre pouvant aller jusqu’à six en fonction de la distance à atteindre.
En juillet 2020, alors qu’il produisait 1000 obus de 155 mm par mois, le groupe Nexter passa une commande de 70’000 charges modulaires à Eurenco, dans le cadre d’un marché notifié au profit de l’armée de Terre. « Ce contrat permet de soutenir et de renforcer la capacité de production de la filière munitionnaire française au profit des armées, mais également d’améliorer la flexibilité du site d’Eurenco Bergerac », avait-il souligné à l’époque.
Seulement, les besoins en charges modulaires ont significativement augmenté depuis le début de la guerre en Ukraine, d’autant plus que la France s’est engagée à fournir 3000 obus par mois à l’armée ukrainienne. Et cela signifie qu’il faut également davantage de poudre propulsive…
D’où la subvention que la Commission européenne vient d’accorder à Nexter, dans le cadre du plan ASAP [Act in Support of Ammunition Production] qui, doté de 500 millions d’euros, doit permettre de porter la capacité européenne de production de munitions à 2 millions d’obus par an d’ici la fin de l’année 2025.
Ainsi, 41 millions d’euros viennent d’être débloqués pour augmenter la production de poudre explosive. Cette somme se partagera entre Nexter, le norvégien Nammo et le lituanien Valsts Aizsardzibas Korporacija.
« Les travaux initiés par Nexter [ou KNDS France] pour adapter l’outil industriel à une posture d’économie de guerre passent notamment par la réduction des goulets d’étranglement et des dépendances stratégiques. À ce titre, la poudre propulsive est un composant nécessaire à la fabrication des charges modulaires, qui font partie du ‘coup complet’ d’un obus d’artillerie de 155 mm », a commencé par rappeler l’industriel français, via un communiqué diffusé le 19 mars.
«La subvention européenne du plan ASAP permettra ainsi à Nexter, et sa filiale munitionnaire italienne SIMMEL DIFESA, en coopération avec ses partenaires, d’accroitre ses capacités de production de poudre propulsive. Cette capacité vient en complément de celle d’autres acteurs industriels, réduisant de fait les chemins critiques d’approvisionnement », a-t-il ensuite expliqué.
Cette subvention de la Commission européenne permettra ainsi à Nexter de porter la capacité de production annuelle de charges modulaires de 50’000 à 400’000 d’ici trois ans. Elle permettra « d’ancrer le soutien aux forces armées ukrainiennes dans la durée », a commenté l’industriel, avant de rappeler qu’il a « déjà multiplié par deux sa capacité de production de munitions d’artillerie, et par trois celle de CAESAr » [Camion équipé d’un système d’artillerie].
L’armée française n’est qu’un tigre de papier sans stocks de munitions
OPINION – La guerre en Ukraine démontre chaque jour que l’accès aux munitions et missiles représente la condition essentielle pour tenir face à un adversaire dans un conflit de haute intensité. Sans cela, la bravoure des soldats pourrait s’avérer vaine au bout de quelques semaines, voire de quelques jours… Par le groupe de réflexions Mars.
La guerre ne se gagne pas avec des mots et des postures, aussi brillantes soient-elles. Elle se gagne avec les matériels et les munitions dont disposent nos soldats. Entre les objectifs du discours sur l’économie de guerre et la réalité des engagements budgétaires, il faut être clair : le compte n’y est pas – et de très loin ! Pourtant, cette situation n’est pas nouvelle. Déjà lorsque les troupes françaises ont été déployées en Afghanistan il y a plus d’une décennie, nos soldats tiraient le diable par la queue faute de stocks adéquats.
La situation vécue aujourd’hui par les armées ukrainiennes devrait pourtant produire un sursaut. Faut-il rappeler que l’artillerie ukrainienne consomme chaque jour un nombre d’obus correspondant à ce que notre industrie peut fabriquer en un mois ? Depuis trois décennies, les armées ont vu leurs stocks de munitions et de missiles se réduire sans cesse pour ne conserver qu’un niveau minimal et aboutir à une « armée bonzaï ». Cela ne peut pas fonctionner : dès que nos soldats sont engagés en opération, l’absence de munitions met rapidement en danger nos soldats qui n’ont plus les moyens nécessaires pour conduire leurs missions, voire pour se protéger des forces adverses.
Stocks échantillonnaires
Le constat de stocks échantillonnaires dépasse les frontières de l’Hexagone. Le général Richard Barrons, ancien chef d’État-major britannique, déclarait en février 2023 qu’après des années de réduction des livraisons, « pour certains types d’armes clés, l’armée serait à court de munitions après une après-midi chargée ». Il estimait que le Royaume-Uni disposait de stocks permettant uniquement de soutenir un engagement de haute intensité pendant une semaine environ.
Le principe de stricte suffisante fonctionne bien dans la dissuasion nucléaire mais il est trompeur, voire criminel pour les munitions et les missiles. La dissuasion fonctionne sur le principe de non-emploi, c’est-à-dire que l’existence de ces armes doit empêcher en soi une action de l’ennemi. Pour les munitions et les missiles, il est nécessaire d’engager ces armes face à l’adversaire pour le contraindre à revoir ses plans et lui imposer notre volonté. C’est pourquoi, dans les armes conventionnelles, la quantité est une qualité en soi.
Il est difficile de connaître l’état des stocks de munitions, car il s’agit d’une donnée classifiée, et donc de jauger la pertinence des stocks actuels. Toutefois, il est très probable que la France et ses principaux alliés soient dans une situation semblable à celle du Royaume-Uni compte tenu des commandes très réduites qui ont été passées au cours des dernières années. Une situation des plus préoccupantes…
Le stock vient avant le flux
Entre les objectifs du discours sur l’économie de guerre et la réalité des engagements budgétaires, il y a un grand écart évident. Imposer un changement de tempo à l’industrie, qui a fonctionné à rythme ralenti pendant des années, était nécessaire mais ce changement de cadence et de volume ne peut être efficace qu’en accroissant aussi la taille des stocks à pourvoir.
Il ne faut pas confondre la logique de flux et la logique de stocks. Certes, l’industrie a réussi à accroître ses cadences de production de manière somme toute rapide en quelques mois, mais cet effort peut être vain si les armées ne révisent pas les stocks dont elles doivent disposer. Du point de vue militaire, le stock vient avant le flux, car il permet d’encaisser le choc de la bataille. Et le flux est nécessaire pour maintenir le niveau des stocks de manière à préserver une capacité d’engagement permettant de contenir l’adversaire et, si possible, de le repousser.
Afin d’être capables de répondre à une menace majeure (la pierre d’angle de toute défense efficace et crédible), deux objectifs sont prioritaires : accroître les stocks de munitions et augmenter la capacité de production.Ces deux dimensions sont liées. Les commandes justifient un accroissement des capacités de production en augmentant les moyens de fabrication et en accroissant les achats intermédiaires. Une capacité de production plus importante permet de régénérer rapidement les stocks en cas de consommation accélérée ou inattendue.
Un changement de tempo de l’État
Le changement de tempo doit concerner l’État tout autant que l’industrie. It takes two to tango… Jean-Dominique Merchet soulignait le 22 février 2024 sur France Info que passer en économie de guerre, « cela veut dire des commandes. L’industriel ne va pas produire s’il n’a pas de commandes ». Ceci est en particulier vrai pour les PME et ETI qui n’ont pas une trésorerie aussi importante que les grands groupes qui, eux, dépendent des livraisons de leurs partenaires industriels pour être en mesure de répondre aux besoins des armées.
Rheinmetall va produire 700.000 obus en 2024 tous pays confondus, alors que la France peut en produire seulement 3.000 par mois (ce qui représente déjà un triplement de la production par rapport à 2022). Il n’y a pas là de miracle. En 2023, le groupe allemand a conclu un accord-cadre avec la Bundeswehr d’une valeur globale de 1,2 milliard d’euros d’ici à 2029. Ceci explique que Rheinmetall puisse investir 300 millions d’euros pour agrandir sa capacité de production à Unterlüß.
Le Royaume-Uni a passé des commandes de munitions à BAE Systems pour 430 millions de livres sterling en 2023, qui font partie d’un accord-cadre de 2,4 milliards sur 15 ans appelé Next Generation Munitions Solution. Pour Charles Woodburn, PDG de BAE Systems, ce partenariat stratégique de long terme avec le ministère britannique de la Défense « permettra d’augmenter considérablement la production et de maintenir une capacité souveraine vitale pour fournir des munitions de pointe » (obus de 155 mm et 30 mm et cartouches de 5,56 mm).
Même des pays plus petits s’engagent dans ces contrats pluriannuels. Ainsi, la Belgique négocie actuellement un contrat d’une valeur de 1,7 milliard d’euros avec FN Herstal, qui permettra d’ouvrir de nouvelles lignes de production.
De la constance
La constance est un élément important pour disposer des capacités industrielles adéquates. Le ministère des Armées examine en ce moment la réimplantation en France d’une capacité de production de munitions de petits calibres. Rappelons qu’un projet similaire piloté par Thales, NobelSport et Manurhin avait été envisagé sous Jean-Yves Le Drian en 2017. Si Florence Parly et Bercy n’avaient pas arrêté ce projet considéré non viable économiquement, la France serait aujourd’hui autonome en la matière. Pourtant, ces activités ont toujours été rentables en Allemagne, Scandinavie, Suisse, Italie, République tchèque… qui n’ont pas pour autant des besoins nationaux si différents de ceux de la France.
La constance est d’autant plus importante qu’accroître la production de munitions et de missiles prend du temps, plus encore s’il s’agit de développer de nouveaux moyens industriels. Grâce à son contrat-cadre au Royaume-Uni, BAE Systems va multiplier par huit sa capacité de production d’obus de 155 mm. Pour Woodburn, l’une des leçons du conflit en Ukraine est que, même si les entreprises peuvent accroître l’utilisation de l’outil industriel existant, « il y a des limites à ce que vous pouvez faire (…) Vous pouvez quasiment doubler votre débit en ajoutant des équipes et en exploitant votre capacité jusqu’à saturation, mais vous ne pouvez pas faire plus que doubler le volume de livraisons ».
Pour doubler ce volume, ajoute-t-il, cela prend du temps : il faut anticiper un délai de l’ordre de deux ans. Il s’agit ici d’une deuxième dimension essentielle : matériels, munitions et missiles sont des équipements complexes, requérant des multiples étapes de fabrication qui impliquent de nombreuses entreprises. Il n’est donc pas possible de commander à la dernière minute. L’enjeu porte notamment sur l’approvisionnement en matières premières et en produits élaborés de base comme les explosifs.
Cela veut dire que si l’État commande aujourd’hui, la filière industrielle ne sera pas capable de livrer le matériel correspondant avant plusieurs mois, voire plusieurs années. Même aux États-Unis, en dépit d’une industrie gigantesque comparée à celle de la France, les livraisons nécessitent des délais incompressibles en dépit de capacités industrielles prêtes à l’emploi. Pour produire un missile Patriot, il faut entre 35 et 40 mois.
Commandes pluriannuelles
Des commandes pluriannuelles (et non de vagues promesses qui n’engagent que ceux qui y croient) sont essentielles pour justifier des investissements massifs, longs à mettre en œuvre et nécessitant plusieurs années de production pour être amortis.Faute de commandes, serait-il raisonnable pour une entreprise d’accroître ses investissements et de produire par anticipation « juste au cas où » ?
Les stocks de munitions et de missiles ont bien entendu un coût. Au Royaume-Uni, le général Barrons estimait en 2023 dans une tribune publiée par le Sun que « reconstruire l’armée afin qu’elle puisse faire face à une attaque surprise russe coûterait 3 milliards de livres sterling en plus des dépenses déjà programmées chaque année pendant la décennie à venir ».
Un chiffre équivalent serait certainement nécessaire pour la France au-delà de ce que la LPM 2024-2030 prévoit déjà : 16 milliards d’euros (2,3 milliards par an). Ce montant peut sembler important, mais il faut garder en tête qu’un obus de 155 mm coûte 4.000 euros pièce, un obus intelligent type Bonus 30.000 euros, un missile Mistral 300.000 euros et un missile Aster 2 millions d’euros. Compte tenu des niveaux de consommation en situation de guerre, les budgets actuels sont nettement insuffisants et ne couvrent que les besoins déjà identifiés avant 2022.
Un tigre de papier
Cette approche par la dépense est d’ailleurs la raison qui a conduit les décideurs publics, quelle que soit leur couleur politique, à réduire progressivement les stocks. Cependant, tout coût doit être mis en parallèle avec les bénéfices attendus. Ils constituent une assurance pour la sécurité internationale de la France à deux niveaux.
D’une part, les armées doivent être en mesure d’assurer dans la durée une réponse militaire à une menace. Sans de tels stocks, une armée n’est qu’un tigre de papier dont la réalité apparaît rapidement après le choc de l’affrontement. Que peuvent faire les troupes les mieux aguerries sans les moyens de leurs actions ? La constitution de stocks à bon niveau est une nécessité pour garantir de pouvoir tenir face à l’adversaire, comme le montrent une fois encore les difficultés que rencontrent les troupes ukrainiennes ces dernières semaines.
D’autre part, les stocks de munitions et de missiles participent de la protection de la France en crédibilisant notre capacité à faire face à une agression. En effet, l’épaisseur des moyens a, en soi, un effet dissuasif car l’adversaire doit en tenir compte lorsqu’il estime ses chances de victoire. Qui s’y frotte s’y pique… À l’inverse, l’absence de stocks peut donner à l’adversaire le sentiment qu’il pourrait rapidement nous faire plier.
De ce fait, les stocks sont certes une dépense mais ils contribuent en même temps à la posture de défense en crédibilisant nos armées dans leur capacité à agir et à tenir. Ils représentent un investissement qui entre pleinement dans l’équation de notre sécurité internationale et doivent être considérés au-delà d’une évaluation purement budgétaire. Une conclusion s’impose : nous ne sommes pas prêts à faire face à un contexte de guerre majeure face à un pays doté de moyens militaires conséquents. En conséquence, la France doit accroître les stocks de munitions pour garantir sa sécurité.
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* Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.
Le 5 mars dernier, l’Armée de l’air française a effectué une patrouille de surveillance aérienne en mer Noire, au large de l’espace aérien russe.
Jusque-là, rien d’anormal. En effet, depuis plus de deux ans, les sites spécialisés dans le suivi de l’activité aérienne (civile et militaire) internationale permettent d’observer quotidiennement, le déploiement des aéronefs de l’OTAN à proximité des frontières terrestres et maritimes de la Russie pour des missions de renseignement électromagnétique (ROEM/SIGINT) ou de prises de vue/imagerie (ROIM/IMINT).
À titre d’illustration, la capture d’écran du site FlightRadar24 du 6 mars dernier permet de voir plusieurs appareils (avions ou drones) de l’OTAN (US Air Force, Royal Air Force et Aeronautica Miltare) déployés au-dessus de la mer Noire ou à proximité des frontières méridionales de l’Ukraine (Moldavie, Transnistrie).
Flightradar24 : capture d’écran du 6 mars 2024, 13h 22 UTC.
Or, étonnamment, le suivi de l’activité aérienne au cours de la journée du 5 mars ne laisse apparaître aucun aéronef français sur zone. Pourtant, la France a bien confirmé avoir déployé au-dessus de la mer Noire un avion de guet aérien AWACS E-3F, accompagné de 2 Rafale. Cette mission, confirmée par une source militaire française auprès de l’AFP, s’est déroulée conformément à la navigation prévue dans l’espace international et Paris a assuré qu’il n’y avait pas eu d’incident.
Il n’en demeure pas moins que le vol de cet AWACS français n’a pas pu être suivi via les sites spécialisés qui exploitent les données émises par les transpondeurs. Pour les spécialistes du suivi de l’activité aérienne, cette « absence » des appareils français signifie qu’ils évoluaient avec le transpondeur ADS-B coupé, ce qui assez inhabituel et peut même être considéré dans le contexte actuel comme une forme de provocation.
En effet, depuis le début de la crise ukrainienne, la très grande majorité des vols de renseignement électronique occidentaux se font avec le transpondeur allumé afin d’éviter les méprises et de signaler leur présence aux Russes et à l’aviation civile. C’est une mesure claire de déconfliction. Seuls les drones Global Hawk coupent parfois leur transpondeur, mais ils volent très haut (50 000 à 60 000 pieds), ne sont pas armés et ne représentent pas un danger pour la circulation aérienne. De même les avions de combat opérant dans le cadre des exercices de l’OTAN au-dessus des États baltes n’allument que très rarement leurs transpondeurs.
Les autres nations engagées dans le soutien à l’Ukraine veillent toutefois, le plus souvent, à ne pas couper leurs transpondeurs, comme en témoignent, le 5 mars, les vols d’un RC-135 Rivet Joint de l’USAF et d’un P-8A Poseidon de l’US Navy en mission dans la région de la mer Noire (cf. capture d’écran ci-dessous). Ces deux appareils avaient bien leurs transpondeurs allumés.
Flightradar24 : capture d’écran du 5 mars 2024, 10h 20 UTC.
On doit donc considérer que le fait de couper les transpondeurs a été une décision délibérée de la part de la France, alors même que la patrouille de l’Armée de l’Air frôlait l’espace aérien russe. Une telle décision apparaît pour le moins inopportune et a été perçue – à juste titre, il convient de le reconnaître – comme une provocation par les Russes.
« Le 5 mars 2024, les moyens russes de contrôle de l’espace aérien au-dessus de la mer Noire ont détecté trois cibles aériennes volant vers la frontière de la Fédération de Russie » a déclaré le ministère russe de la Défense. En réaction, alors« qu’un avion de détection et de contrôle radar à longue portée (AWACS) et deux chasseurs multirôles Rafale C de l’armée de l’air française » s’apprêtaient à survoler les eaux territoriales russes, un chasseur Su-27 a décollé « pour empêcher la violation de la frontière de la Fédération de Russie », a rapporté l’agence Interfax. À l’approche du chasseur russe, les avions français « ont quitté l’espace aérien au-dessus de la mer Noire et il n’y a eu aucune violation de la frontière de la Fédération de Russie » assure Moscou.
Cet épisode a également été très commenté outre-Atlantique, bien que les médias français et européens l’aient peu rapporté. En effet, cette attitude n’a pas du tout été appréciée par les Américains, qui ne jugent pas utile de jeter de l’huile sur le feu, d’autant que cela s’est produit en plein Super Tuesday et que tout le monde à Washington était polarisé sur les primaires. Cela a donné lieu à plusieurs déclarations particulièrement véhémentes contre Macron par des commentateurs des chaines télévisées américaines, qui se sont demandé quelle mouche avait piqué le président français d’ordonner un vol militaire, transpondeurs coupés, à proximité des frontières de la Russie[1] ? Une telle action ne fait qu’aggraver les tensions et aurait pu créer un incident entre puissances nucléaires.
Les initiatives hasardeuses de l’Élysée contestées par tous les alliés de l’OTAN
Cet événement s’inscrit malheureusement dans ce qui semble être une « stratégie de la tension » entretenue par le président français, lequel ne cesse, depuis quelques semaines, d’appeler à une réaction ferme vis-à-vis de la Russie dont il grossit démesurément la menace, parce que l’armée ukrainienne est en position extrêmement difficile après ses récents revers (échec de la contre-offensive, perte d’Adiivka) et son déficit en munitions d’artillerie, ainsi qu’en raison du blocage de l’aide américaine et du désintérêt croissant du Congrès pour cette guerre.
Au lieu de proposer une sortie de crise par la négociation, le locataire de l’Élysée semble vouloir reprendre le flambeau de « leader de l’Occident » contre Moscou. En effet, depuis la mi-février, il multiplie les déclarations tonitruantes en soutien à l’Ukraine et les prises de position de plus en plus hostiles à la Russie.
– Le 16 février, à l’occasion de la venue de Zelensky à Paris, Macron a signé un accord de défense particulièrement engageant avec l’Ukraine[2].
– Le 26 février à l’issue de la réunion internationale de soutien à Kiev organisée à Paris, Macron a appelé les Occidentaux à un « sursaut » face à Moscou et n’a pas exclu l’envoi de troupes en Ukraine. Ses propos ont provoqué un tollé, tant en France, en Europe qu’outre-Atlantique.
Dès le lendemain, le président du Sénat a émis des objections à un éventuel envoi de troupes en Ukraine, rappelant que cette question devait être débattue par le parlement, comme l’indique la Constitution, et ne pouvait être prise qu’en coordination avec les alliés.
Mais c’est surtout des partenaires internationaux de la France que sont venus les désaveux les plus marqués. Tous les Européens se sont désolidarisés des déclarations du président français, dénonçant sa « manie des coups diplomatiques ». Les critiques ont été très sévères, notamment en Allemagne, pays qui fait de son mieux pour éviter une escalade en Ukraine : Olaf Scholz a ainsi incidemment révélé la présence de militaires français – mais aussi britanniques – sur le théâtre des opérations afin d’assurer la mise en œuvre des systèmes d’armes livrés à Kiev, ce à quoi se refuse Berlin.
Outre l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Pologne, l’Italie, l’Espagne, la Tchéquie, la Slovaquie, la Suède et la Finlande ont opposé une fin de non-recevoir aux propos d’Emmanuel Macron et ont rejeté l’idée d’envoyer des troupes sur le territoire ukrainien, considérant que cela représenterait une « énorme escalade ».
Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a également fait savoir qu’il n’y avait « aucun projet de troupes de l’OTAN au sol en Ukraine » et Adrienne Watson, la porte-parole du Conseil de sécurité nationale a rappelé que « le président Biden a été clair sur le fait que les États-Unis n’enverront pas de soldats combattre en Ukraine ». Enfin, le porte-parole du secrétaire général des Nations unies, Stéphane Dujarric, a appelé à s’abstenir de toute rhétorique provocatrice susceptible de provoquer une escalade du conflit en Ukraine, ce qui aurait pour effet d’attiser une guerre déjà terriblement meurtrière.
Pour sa part, le Kremlin a averti que l’envoi par les pays européens membres de l’OTAN de troupes en Ukraine conduirait à un conflit « inéluctable » entre la Russie et l’Alliance atlantique.
En dépit de la critique et du rejet de ses initiatives par tous ses alliés et partenaires, le président français n’a pas modifié sa ligne de conduite, aggravant les tensions.
– Le 5 mars, lors de sa visite à Prague, s’exprimant devant les Français installés en Tchéquie, Emmanuel Macron a appelé les alliés en Europe « à ne pas être lâches » face à la Russie dans le contexte du conflit en Ukraine.
En réaction à ces nouvelles déclarations, le ministre allemand de la Défense, a immédiatement réagi, déclarant : « les propos d’Emmanuel Macron n’aident pas à résoudre la situation en Ukraine ». Et l’amiral américain John Kirby, coordinateur des communications stratégiques au sein du Conseil de sécurité nationale, a une nouvelle fois rappelé que les troupes américaines ne participeront pas aux combats en Ukraine.
– Le même jour, on l’a vu, Paris décide de l’envoi d’un AWACS et de deux Rafale, transpondeurs coupés, à proximité immédiate de l’espace aérien russe.
– Le 6 mars, le ministre français des Affaires étrangères annonce sur LCI que la France continuera de soutenir Kiev et précise que la présence de militaires occidentaux sur le territoire ukrainien pourrait être indispensable pour apporter certains types de soutien, notamment au déminage et à la formation d’unités ukrainiennes… tout en affirmant de manière confuse que Paris ne franchira pas la frontière dans la participation au conflit ukrainien !
– Enfin, le 7 mars, à l’issue de la réception de la présidente de Moldavie à l’Élysée, Macron annonce la signature d’un accord de Défense entre les deux pays et l’ouverture prochaine d’une mission de défense permanente à Chisinau, préalable au possible envoi d’un contingent français dans ce pays.
En conséquence l’exaspération à l’égard de Paris est de plus en plus manifeste au Kremlin – tout comme au sein de l’OTAN. Le 7 mars, Dimitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité russe, a déclaré que Moscou n’avait plus de « ligne rouge » vis-à-vis de la France en raison de son implication croissante dans le conflit ukrainien ; et Sergeï Naryshkin, le patron du service du renseignement extérieur russe (SVR) a déclaré que le président français devenait de plus en plus dangereux[3]. Notre pays se retrouve aujourd’hui très clairement désigné par Moscou comme un État antagoniste.
Qu’a à gagner le France d’une telle politique ? Que cherche Emmanuel Macron avec ses déclarations intempestives et pour le moins provocantes, dont on sait – au regard des effectifs des armées françaises – qu’elles ne peuvent guère être suivies d’effet ? Provoquer une guerre ? S’assurer le leadership en Europe ? Ou faire diversion face aux énormes problèmes intérieurs qu’il rencontre et qui ne cessent de se multiplier (agriculteurs, déficit budgétaire, crise économique, élections européennes, etc.).
De mauvaises langues avancent qu’un durcissement du conflit est pour lui le seul moyen d’assurer sa survie politique jusqu’à la fin du quinquennat, lui permettant de poursuivre sa politique insensée du « quoi qu’il en coûte » – et donc de creuser la dette française – distribuant à tout va afin d’éviter une explosion sociale. Si tel était le cas, force serait de constater qu’il ne ferait là que copier la pratique américaine qui consiste à créer des crises internationales pour résoudre les problèmes internes…
[1] Nous n’écartons pas l’hypothèse selon laquelle cette décision aurait pu être prise par les pilotes devant la nature de la mission qui leur a été confiée.
[2] Ce n’est certes qu’un « accord » et non un « Traité », lequel aurait dû être soumis à l’approbation des parlementaires. Il pourra donc être facilement dénoncé.
La désinformation occupe toujours une place essentielle dans les guerres. Dans la crise en Ukraine, ce grand jeu de la propagande et de la duperie a pris un caractère singulier qui va bien au-delà du champ opérationnel sur le terrain. Pour convaincre de la justesse de son intervention militaire, le Kremlin a introduit une dimension beaucoup plus large qui met en relief une réécriture de l’Histoire et un argumentaire mobilisateur assimilant le conflit en cours à un affrontement des civilisations.
Le révisionnisme historique
Pour justifier l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine revisite l’Histoire de la Russie. Dans un article publié à l’été 2021 (« de l’unité historique des Russes et des Ukrainiens »), il affirme que « les Russes et les Ukrainiens constituent un seul peuple qui appartient au même espace historique et spirituel », niant de ce fait l’existence de la nation ukrainienne. Cette assertion inexacte a été démentie par un sondage effectué peu après par l’ONG Rating Group Ukraine sur l’ensemble de la population ukrainienne : seulement 41% des personnes interrogées approuvaient cette prise de position.
Les opinions étaient cependant tranchées entre la partie orientale du pays (60% en accord) et la partie occidentale (70% en désaccord, tout comme les partis politiques opposés au Kremlin qui réfutent à 80% cette position)2. Pour accréditer ces chiffres, il faut bien avoir à l’esprit que l’ONG qui a réalisé l’enquête est spécialisée dans tous types de recherches sociologiques conformément aux normes internationales approuvées par l’association européenne pour les études d’opinion. Après la chute du mur de Berlin, les faits ont donné tort à Vladimir Poutine. Le désir de souveraineté de l’Ukraine s’est d’abord pleinement manifesté par l’acte de proclamation d’indépendance du pays par le Soviet suprême d’Ukraine le 24 août 1991.
L’événement sera confirmé par un référendum le 1er décembre suivant : le « oui, je confirme la déclaration d’indépendance de l’Ukraine du 24 août » obtenait 90,32% des suffrages exprimés (95,52% à Kiev), et le « non » 7,58%. Les résultats étaient toutefois moins probants en Crimée où le « oui » obtenait 54,19% des voix3. Au vu de ces résultats, force est de constater que la volonté d’indépendance de l’Ukraine est indiscutable. L’autre raison invoquée pour motiver « l’opération militaire spéciale » en Ukraine lancée par Moscou a trait à la supposée promesse de l’Otan de ne pas intégrer des voisins de la Russie.
Dans cette affaire, le chef du Kremlin n’a de cesse de mentionner la rencontre informelle entre James Baker et Mikhaïl Gorbatchev le 9 février 1990 au cours de laquelle le secrétaire d’État américain avait assuré au dirigeant soviétique que l’organisation atlantique n’accepterait pas d’anciens satellites de l’URSS (Plus un pouce vers l’Est). Or il s’avère que ces garanties orales n’ont jamais été confirmées par un accord écrit et ratifié par des nations occidentales. Vladimir Poutine a continué de prétendre que son pays était menacé et qu’il devait prendre toutes les dispositions pour se défendre d’une agression sur son territoire !
1 Article reproduit avec l’aimable autorisation de la Revue Défense Nationale.
2 Bruno Tertrais, Le viol de l’Ukraine dans Le Grand Continent, 22-2-2022.
3 Hugues Pernet, Journal du premier ambassadeur de France à Kiev, Flammarion, 2023.
Armée : la France peut mobiliser 20 000 hommes en 30 jours, affirme le chef d’état-major de l’armée de terre
Alors que la Russie a déjà mis en garde la France contre le possible envoi de troupes en Ukraine en brandissant la menace nucléaire, le chef d’état-major de l’armée de terre, Pierre Schill, assure dans une tribune publiée dans « Le Monde » que l’armée « se tient prête ».
par Richard Gira – Journal du dimanche – publié le
Une nouvelle guerre frappe-t-elle aux portes de l’Europe ? Le conflit opposant la Russie à l’Ukraine ne cesse de s’enliser, et les dernières déclarations du président russe Vladimir Poutine en marge de sa réélection à la tête du pays n’ont rassuré personne. Le 26 février dernier, Emmanuel Macron avait surpris tout le monde en évoquant la possibilité d’envoyer des troupes françaises en Ukraine, affirmant que « rien ne doit être exclu ». Trois semaines plus tard, il avait « assumé » ses propos face au tollé qu’ils avaient provoqué dans l’Hexagone, mais également parmi ses homologues européens. Cependant, « la France ne mènera pas d’offensives », avait-il assuré. De son côté, Vladimir Poutine s’est montré serein au cours d’un entretien accordé à l’agence de presse RIA Novosti et à la chaîne de télévision publique Rossiya 1.
Si « rien ne presse » selon lui, la Russie est « évidemment prête », a-t-il lancé à propos d’un conflit nucléaire. Dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde ce mardi 19 mars, le chef d’état-major de l’armée de terre, Pierre Schill, l’affirme : la France a des atouts à faire valoir, elle qui est un membre historique de l’Otan. Soulignant que le début de l’année est « placé sous le signe de tensions internationales », les risques « d’engrenage » et d’extension de conflits sont nombreux. Pour le chef d’état-major, « le projet d’un ordre mondial reposant sur la souveraineté des États, le droit international et le règlement des différends par la négociation » est présenté comme « contingent et occidental, voire battu en brèche ».
« Jusqu’à 60 000 hommes » mobilisables
Et il y a une explication à ce regain de tensions et de violences, que ce soit en Ukraine ou dans la bande de Gaza entre le Hamas et Israël. « Le retour de la violence guerrière s’impose en miroir de l’affaiblissement des règles internationales », juge Pierre Schill. Les nouvelles formes de violences et les évolutions technologiques (comme les drones) participeraient à ces nouveaux conflits. Et selon lui, « les conflits actuels amènent à reconsidérer la notion de volume de force. […] Le temps où l’on pouvait infléchir le cours de l’histoire avec 300 soldats est révolu ». Mais « l’armée de terre se tient prête », assure Pierre Schill, qui avance que la France peut mobiliser « 20 000 hommes, dans un délai de trente jours ».
Plus globalement, l’armée peut même se doter de moyens pour commander un corps d’armée en coalition, « soit jusqu’à 60 000 hommes ». Le chef d’état-major évoque une « montée en gamme » qui permet de se doter de moyens de commandements « plus performants » et des capacités de déploiement également plus importantes afin de « peser demain dans le jeu des puissances ». Car la France dispose aussi de la dissuasion nucléaire. Autant d’éléments nécessaires pour « décourager un adversaire éventuel afin de “gagner la guerre avant la guerre” ». L’armée française est donc « prête », et peu importe les évolutions internationales, les « soldats répondront présents », martèle Pierre Schill.
Emmanuel Macron n’en démord pas: samedi, dans un entretien publié par Le Parisien, il a réaffirmé que des opérations au sol en Ukraine par les Occidentaux seraient peut-être nécessaires « à un moment donné ».
On se souvient du « rien n’est exclu » du président français lors de sa conférence de presse du 27 février et de ses propos « pesés » et « mesurés » sur l’envoi de troupes occidentales sur le sol d’Ukraine. Des propos qui continuent de rassurer les uns ou d’inquiéter les autres, alors qu’un dernier groupe fait les comptes des effectifs à engager.
Le 27 février, le président français avait énuméré cinq points de soutien urgent au profit de Kiev, sur lesquels il y avait un « consensus » entre les alliés de l’Ukraine rassemblés à Paris le même jour, après une « discussion très stratégique et prospective »:
1) le cyberdéfensif, 2) la coproduction d’armements, de capacités militaires, de munitions en Ukraine, 3) la défense de pays menacés directement par l’offensive russe, comme la Moldavie, 4) la capacité de soutenir l’Ukraine à sa frontière avec la Biélorussie avec des forces non militaires, 5) les opérations de déminage.
« Certaines de ces actions pourraient nécessiter une présence sur le territoire ukrainien sans franchir le seuil de belligérance« , avait ensuite précisé le ministre des Affaires étrangères français, Stéphane Séjourné. Pour sa part, le ministre français des Armées avait écarté l’envoi de « troupes combattantes » mais il avait ajouté qu' »un certain nombre de pays (…) ont mis sur la table un certain nombre d’idées, notamment, autour du déminage et autour de la formation – non pas la formation sur le territoire polonais comme nous le faisons aujourd’hui, mais sur la formation sur le territoire ukrainien à l’arrière des lignes. »
Dans l’esprit des dirigeants français, aucune troupe de mêlée (infanterie et cavalerie) ne sera déployée sur le front d’Ukraine et engagée dans des combats directs contre les forces russes. « Jamais d’offensive », a bien précisé Emmanuelle Macron, le 14 mars. De telles unités sont toutefois déjà déployées en Estonie et en Roumanie, deux pays où l’Otan a déployé des bataillons multinationaux dans le cadre de son renforcement sur le flanc est de l’Europe.
En Estonie, dans le cadre de la mission Lynx, la France déploie un sous-groupement tactique interarmes de 300 hommes au sein du battlegroup britannique basé à Tapa (nord-est). Ce SGTIA est actuellement composé d’une compagnie de la Légion étrangère, appuyée par des blindés Griffon et bientôt par des blindés Jaguar .
En Roumanie, depuis 2022, dans le cadre de la mission Aigle en particulier, un millier de soldats sont déployés, appuyés par des chars Leclerc et des canons Caesar. Par ailleurs en 2025, Paris entend déployer une brigade blindée (7000 hommes environ) pendant plusieurs semaines, pour des manoeuvres conjointes en Roumanie.
En Ukraine, pas de mêlée, mais de l’appui et du soutien
Formation et déminage constituent deux des missions pour lesquelles des soldats européens ou otaniens sont susceptibles d’être déployés sur le sol ukrainien. Dans ces deux domaines, le travail ne manque pas.
Le déminage du pays a commencé mais tant que les combats ne cessent pas, la pollution aux munitions abandonnées ou non-explosées augmente. «174 000 km2 sont à déminer», selon le président Zelensky; et il faudra dix ans et 35 milliards d’euros pour dépolluer tout le pays selon la Banque mondiale.
Il faut aussi continuer à former des militaires ukrainiens pour combler les très lourdes pertes enregistrées par Kiev sur le front sud en particulier. Il faut aussi permettre aux Ukrainiens de renforcer les brigades de combat dont certaines ont été étrillées par des Russes plus nombreux, mieux armées et désormais quasi maîtres du ciel ukrainien avec leurs chasseurs et leurs bombardiers, leurs drones et leurs missiles.
Ce sont donc, outre de petites unités de mêlée (troupes de marine, troupes aéroportées par exemple) chargées des missions de formation, comme c’est le cas actuellement, des unités françaises d’appui (génie en particulier) qui pourraient être engagées en Ukraine. Or, les unités chargées de la formation et des missions de déminage/dépollution devront travailler en autonomie, de façon à ne pas dépendre des Ukrainiens dont les troupes pourront ainsi être engagées sur le front.
L’autonomie va exiger des moyens supplémentaires humains et matériels. La France va devoir protéger ses formateurs et ses démineurs contre les menaces aériennes et les menaces cyber. Elle va devoir assurer la logistique de ces troupes (hébergement, restauration, transport, énergie…). Elle va devoir assurer le soutien médical de ces soldats. Elle va devoir leur permettre de communiquer.
Ce sont donc des contingents issus des Transmissions et de la guerre électronique, du Service de Santé des Armées, du Commissariat (voire de l’Economat des armées), des unités de lutte contre les drones…, qui devront aussi être déployées. Il faut donc multiplier par trois, voire quatre, les effectifs affectés à la formation et au déminage pour avoir une idée du volume de troupes qu’exige le type d’intervention envisagé par le pouvoir français.
Et le soutien à la frontière biélorusse?
Emmanuel Macron a par ailleurs évoqué une « capacité de soutenir l’Ukraine à sa frontière avec la Biélorussie avec des forces non militaires ». Il s’agit à l’évidence de soulager l’armée ukrainienne de sa garde le long de la frontière biélorusse. Ce qui permettra de libérer plusieurs brigades et de les redéployer dans les zones critiques du Donbass ou plus au sud dans les oblast de Zaporidjjia et de Kherson.
Des « forces non militaires »? S’agirait-il d’observateurs, comme ceux de l’OSCE déployés au Donbass? Ou de contractors d’ESSD (entreprises de services de sécurité et de défense) chargés de mission ISR (renseignement, surveillance et reconnaissance)? De telles forces auraient certes leur utilité mais elles ne seraient guère dissuasives en cas de nouvelles tensions militaires dans ce secteur.
Et la Moldavie?
En Moldavie, les autorités prorusses de la région séparatiste de Transnistrie ont appelé Moscou à leur offrir sa « protection ». Paris et ses alliés ont donc de quoi s’inquiéter d’une détérioration de la situation sur place.
D’où deux initiatives françaises. En septembre 2023, la France a signé une lettre d’intention en vue d’établir une coopération militaire avec la Moldavie. Le 7 mars dernier, la présidente moldave a été reçue ce à l’Élysée pour y conclure un accord de défense entre les deux pays. Au cours de quatre derniers, trois lots d’équipements militaires ont été donnés par la France.
Le Danemark va cofinancer avec la France l’acquisition de canons CAESAR à destination des forces ukrainiennes, une mesure parmi d’autres du dernier train d’aides annoncé la semaine dernière par le pays nordique.
Des canons CAESAR, des mortiers automoteurs de 120 mm et leurs munitions associées. Voilà une partie de ce que le Danemark a décidé de cofinancer au travers d’une 16e vague de dons valorisée à 308 M€.
« Les systèmes d’artillerie et de mortier sont très demandés par l’Ukraine. Avec ce don, nous apportons une contribution substantielle au combat pour la liberté en Ukraine sous la forme de systèmes d’artillerie CAESAR supplémentaires et de munitions correspondantes », déclarait le ministre de la Défense danois Troels Lund Poulsen dans un communiqué officiel.
Le ministre ukrainien de la Défense Rustem Umyerov s’est quant à lui dit « reconnaissant envers le ministre danois de la Défense Troels Lund Poulsen et le peuple danois pour cette ‘importante aide militaire et le renforcement des capacités de défense de l’Ukraine ».
Des dons effectués en collaboration avec la France pour ce qui est des canons, avec l’Estonie et la République tchèque pour les obus d’artillerie de 155 mm. Ni le volume acquis, ni l’objectif de livraison ne sont connus, mais ces pièces relèvent certainement des 78 exemplaires que l’industriel en charge, Nexter, sera en mesure de produire en 2024. La France en a déjà acquis 12, l’Ukraine 6. Reste donc de quoi produire rapidement 60 pièces.
Présents au lancement de la coalition artillerie pilotée par la France et l’Allemagne, le Danemark est l’un des soutiens les plus actifs, avec près de 4,5 Md€ d’aide militaire actée en date du 23 février. Derrière la cession de l’ensemble de ses 19 CAESAR 8×8, Copenhague a d’ores et déjà financé la fourniture d’obus de 152 et 155 mm, de roquettes de 122 mm, de mortiers, de charges modulaires et fusées d’artillerie et d’un tiers d’un lot de 16 canons automoteurs Zuzana-2.
Quelle influence russe au sein des États baltes ? La position ambiguë de certains partis politiques en Estonie et Lettonie, membres de l’OTAN et de l’UE
Par Chloé Daniel* – Diploweb – publié le 16 mars 2024
*Chloé Daniel, diplômée du Master 2 Histoire – Relations internationales à l’Université catholique de Lille. Cet article a été rédigé à partir de son mémoire de M2, sous la direction de Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.com.
La Russie de Vladimir Poutine revendique un droit « incontestable » sur les États baltes en raison de son « interprétation » de l’histoire de la Russie avec ces pays. Tallin, Riga et Vilnius sont considérées par Moscou comme faisant partie de l’ « étranger proche » du Kremlin, une région supposée nostalgique de la grandeur soviétique, à préserver de l’emprise de « l’Occident collectif ». Moscou va jusqu’à criminaliser des personnalités baltes qui refusent la « vision historique » de Vladimir Poutine. Cette stratégie de pression et d’influence va au-delà des domaines militaire, économique, médiatique et humanitaire, impliquant notamment les minorités russophones.
Dans ce contexte, les partis politiques lettons et estoniens tels que l’Union russe de Lettonie et le Parti social-démocrate « Harmonie », en plus du parti du Centre d’Estonie, puisqu’ils défendent les russophones et le maintien d’une culture russe dans leur pays, sont considérés comme pro-russes.
Bien qu’elle soit enlisée dans sa guerre militaire et idéologique contre l’Ukraine, la Fédération de Russie reste imprévisible et ne cache pas son plan de maintenir voire renforcer une influence au sein des Etats baltes. C’est pourquoi il faut rester prudents pour 2024… et la suite.
ESTONIE, LETTONIE ET LITUANIE, communément appelés les États baltes, représentent pour Michel Foucher « une zone de battement avec toujours comme enjeu, à l’arrière-plan, le contrôle […] de l’isthme Baltique/mer Noire » (Louis, 2021). C’est en effet ce qui motive dans un premier temps l’Empire russe, puis l’Union soviétique (1922-1991) et la Russie contemporaine à maintenir une influence dans la région.
Malgré l’implosion [1] de l’URSS en décembre 1991, les ex-républiques socialistes soviétiques que sont les États baltes occupent une place singulière parmi les cibles de Moscou. Leur originalité dans l’ « étranger proche » [2] russe tient à leur expérience soviétique, aux traumatismes et traces laissés par cette période d’occupation. Depuis leur adhésion en 2004 à l’OTAN puis à l’UE, leur originalité tient aussi à leur appartenance à ce que le dirigeant russe V. Poutine appelle de manière péjorative l’« Occident collectif » [3].
Par conséquent, Moscou y utilise différents leviers d’influence sophistiqués, relevant notamment de son « soft power » [4]. Le Kremlin espère pouvoir compter sur les minorités russophones des trois baltes et les partis politiques qui les représentent, à l’échelle nationale et européenne, instrumentalisés. Ces partis, représentés sur la carte ci-dessous, s’inscrivant dans la stratégie politique russe, sont-ils de fait des alliés de Vladimir Poutine, comme ils en sont depuis longtemps accusés ? Qu’en est-il de leur popularité dans le contexte actuel de guerre en Ukraine ? En somme, dans quelle mesure les États baltes constituent-ils des leviers d’influence politique russe ?
La carte représentant « Les Pays baltes, entre minorités russophones et partis politiques proches de Moscou » permet d’illustrer d’une part l’instrumentalisation faite par la Russie des minorités russophones (I), d’autre part les partis politiques ayant des relations ambigües, voire douteuses, avec Moscou (II), et enfin la stratégie russe confrontée aux moyens et ambitions baltes et européennes (III).
I. L’instrumentalisation faite par la Russie des minorités russophones baltes
Les « compatriotes » du « Monde russe » : deux concepts à l’origine de l’instrumentalisation des minorités russophones par le Kremlin.
Le 19 décembre 2013, Vladimir Poutine, lors d’une conférence de presse médiatisée sur la chaîne Rossiya24, revient sur la chute de l’URSS en déclarant : « Un jour, les gens se sont réveillés, personne ne leur avait rien demandé et le pays avait disparu. Ils ont soudain réalisé qu’ils se trouvaient à l’étranger … ». (Antoun et al., 2015). Ces derniers sont pour la plupart des « ethniques russes » (russkiy – ру́сский), terme qui diverge de celui de « citoyens russes » (rossisskiy – российский). Ils sont qualifiés de « compatriotes » (sootechestvennik – соотечественник) dont le statut est régi par la loi fédérale « sur la politique d’État de la Fédération de Russie à l’égard des compatriotes à l’étranger ». Le terme englobe : les citoyens russes extérieurs au territoire ; les anciens citoyens de l’URSS ; les émigrants de l’État russe et de l’URSS ; les descendants des catégories de personnes précédemment citées, à l’exception des descendants des personnes ayant obtenu une nouvelle nationalité. En 2014, l’Académie des sciences russe compte près de 30 millions de personnes répondant à cette catégorie de personnes (Ryazantev, 2014). En Estonie et en Lettonie, leur proportion serait de 24,8% et 24,5% de la population de ces deux pays, (Mix, 2022), bien que ces chiffres s’élèvent parfois jusqu’à 26,2% en Lettonie.
Plus largement, cette diaspora russe relève du « Monde russe » (russkiy mir – русский мир) imaginé par Vladimir Poutine : « Le « monde russe » est une idée définie uniquement sur la base de l’auto-identification. » (Zevelev, 2016). C’est la sphère d’influence imaginée par le Kremlin sur une base culturelle et linguistique, qui va bien au-delà des frontières géographiques et ethniques russes. (Dysart, 2021). L’idée majoritaire est la suivante : faire de l’espace post-soviétique une zone tampon, ou autrement dit, une zone située entre deux entités géographiques et qui, dans ce cas, sépare deux forces aux « mœurs » différentes.
Ainsi, les notions de « compatriotes à l’étranger » et de « Monde russe », « reflètent toutes deux la tension entre les frontières réelles de la Fédération de Russie et les cartes mentales de la « Russie » qui existent dans l’esprit de nombreux Russes. ». (Zevelev, 2016). Leur utilisation permet à Vladimir Poutine de créer une idée « identité commune » simplement au travers de la langue russe. C’est la première langue de respectivement 30% et 34% des populations estoniennes et lettones (Bergmane, 2020). Néanmoins, comme l’explique Céline Bayou : « […] ces minorités [russophones, ndlr] doivent être appréhendées avec nuance. Parmi ces « russophones », certains […] sont des opposants russes, bélarusses ou autres, qui se sont installés sur les rivages baltes pour fuir des régimes non démocratiques ; voire des personnes déplacées d’Ukraine depuis le début de la guerre, de facto potentiellement russophones. Parmi ces « russophones » également, certains sont citoyens lituaniens, lettons ou estoniens ; d’autres sont citoyens d’autres pays ; et d’autres, enfin, sont « non-citoyens » […]. » (Descoups, 2022).
En effet, la question de l’intégration des minorités russophones est très politique. Elle est sujette aux controverses dès le lendemain des indépendances et questionne encore dans un contexte de guerre en Ukraine. Vilnius, où la population russe est peu nombreuse et la population polonaise légèrement plus importante [5], fait le choix de la « formule zéro » dès 2002. Cela signifie que « la citoyenneté lituanienne sans aucune condition préalable a été accordée à tous les résidents locaux qui souhaitaient l’obtenir » (Brack et al., 2015). 98% des russophones y sont donc naturalisés (Saffrais, 1998). L’Estonie et la Lettonie font preuve de plus de raideur dans leurs politiques face aux minorités russophones plus importantes [6]. La loi sur la citoyenneté estonienne de 1992 distingue les minorités historiques et les nouveaux « migrants » [7] en fixant certaines conditions. Pour les autres, la catégorie des « non-citoyens » est créée. Ces derniers ont moins de droits que les habitants naturalisés mais disposent tout de même du droit de vote aux élections locales. Cette catégorie de non-citoyens bénéficie de passeports spécifiques. Sans être apatrides, leur statut est exceptionnel. Ils n’ont pas le droit d’accès à certains emplois dans l’administration publique et ils n’ont pas le droit de voter aux élections, sauf en Estonie pour les élections locales. Cela pose un problème juridique évident.
Ce sont ces russophones, notamment les « non-citoyens » d’Estonie et de Lettonie, considérés par Moscou comme des « compatriotes » du « Monde russe » qui, jugés discriminés. sont défendus par certains partis politiques, particulièrement lettons et estoniens. Or, cela s’inscrit dans le discours de la Russie, laissant place aux critiques quant aux relations existantes entre les partis cités, les personnalités politiques qui les représentent et Russie unie de Vladimir Poutine.
II. Des partis politiques baltes ayant parfois des relations ambigües, voire douteuses, avec Moscou
Le parti social-démocrate « Harmonie » (SDPS) et l’Union russe de Lettonie (LKS), ainsi que le parti du Centre d’Estonie, peuvent être utilisés comme messagers de la propagande russe. Défendant les intérêts des russophones présents sur le territoire, ils peuvent obtenir un certain nombre de voix.
En effet, une corrélation socio-spatiale existe entre le nombre de voix attribuées aux partis et le nombre de russophones et russes vivant dans certaines des régions lettones, comme le montre une étude réalisée en 2022 [8]. A titre d’exemple, la ville de Daugavpils en Lettonie, où près de 75% des habitants ont pour langue natale le russe et environ 50% le sont ethniquement (Colling, 2022), constitue une grande partie de l’électorat du SDPS ou LKS. Comme Narva en Estonie [9], Daugavpils est un espace géographique sous tension, important théâtre de propagande russe, qui regroupe les populations les plus proches mais les plus éloignées dans cette période de guerre en Ukraine. Preuve de l’inquiétude existante quant aux minorités russophones de ces deux régions, Gabriel Range réalise le documentaire « This World, World War Three : Inside the War Room », paru en 2016. Celui-ci imagine le destin de Daugavpils : se sentant discriminés par leur statut, les russophones se rebellent contre le gouvernement letton tout en étant soutenus par le Kremlin qui en profite pour envahir la Lettonie.
La défense des minorités russophones, du maintien de la langue russe, de la culture russe, ou d’un monument à la gloire de l’URSS, sont autant d’éléments repris par des partis et personnalités politiques sociaux-démocrates lettons et estoniens, s’alignant sur le discours de la Fédération de Russie. Les partis LKS et SDPS, dans une coopération officielle avec Moscou ou non, n’ont cessé de défendre les intérêts du Kremlin sur le sol letton, participant à créer une particularité lettone à ce sujet. Si les deux partis perdent drastiquement en popularité aux élections parlementaires de 2022, du fait de l’offensive russe en Ukraine du 24 février 2022, il n’empêche que leur ligne politique reste inchangée. Bien qu’ils aient tous deux nié plus ou moins radicalement toute relation avec la Russie, le fait qu’ils puissent recevoir des financements du Kremlin ou que seulement 40% des russophones condamneraient la guerre menée par la Russie en Ukraine [10], peut leur permettre de maintenir un certain électorat.
Le SDPS, fondé en 2010, est en 2011, 2014 et 2018, le parti qui détient le plus de sièges au Parlement (Brack et al., 2015). Nils Ušakovs, représentant du parti, est maire de Riga de 2013 à 2019, avant d’être destitué pour un scandale de corruption. Pourtant, « dans l’espace letton de l’information, « Harmonie » jouit d’une réputation stable en tant que « bras armé du Kremlin ». » (Zhirnova, 2022). Quant à « L’Union russe de Lettonie », co-présidé par Tatjana Ždanoka et Miroslavs Mitrofanovs, il est « plus fortement orienté vers la Russie que le Centre de l’harmonie : ce parti milite notamment pour l’introduction du russe comme deuxième langue officielle de Lettonie ainsi que pour l’octroi de la citoyenneté – et, partant, du droit de vote – à tous les résidents. » (Brack et al., 2015).
Cette situation diffère en Estonie, où le critiqué « Parti du centre d’Estonie » a une ligne politique bien plus modérée que les partis lettons précités. Cette position, liée à la diminution des soupçons quant à ses liens avec Moscou, fait sa popularité. Surtout que le parti a su adopter une position critique sur la politique étrangère de la Russie a plusieurs reprises, donc rester pragmatique (Brack et al., 2015).
Enfin, la Lituanie fait figure d’exception par rapport aux deux autres États baltes sur les plans historiques, législatifs, démographiques et donc politiques. En effet, les russophones (peu nombreux et éparpillés sur le territoire) ne constituent pas un vivier électoral à satisfaire et défendre politiquement. Leur attitude reste pro-européenne. La principale menace russe est donc militaire, le pays étant frontalier de l’exclave russe de Kaliningrad et de la Biélorussie. Le département de la sécurité d’État lituanien (Valstybės saugumo departamentas, VSD) en a conscience : « La région de Kaliningrad reste la plus grande menace dans le voisinage de la Lituanie. » est-il écrit dans le rapport de 2023 [11]. La région de Kaliningrad et la Biélorussie sont en effet reliées par le corridor de Suwalki, long de 64 km, qui n’est autre que la frontière entre la Lituanie et la Pologne, zone faiblement peuplée. Il s’agirait du « point faible de l’Europe de l’OTAN » (Pennarguear, 2022) si la Russie venait à s’en emparer avec ses troupes, séparant complètement les États baltes du reste de l’Europe. Ces faiblesses de Suwalki ont été mises en évidence par le général Ben Hodges dans un rapport accablant publié dès 2018. Cet ancien commandant des forces américaines en Europe alerte : « Les membres de l’OTAN ne doivent avoir aucun doute, les forces russes menacent l’intégrité territoriale de l’ensemble de l’Alliance transatlantique. Toutes les faiblesses de la stratégie de l’OTAN et de sa posture militaire convergent vers le corridor de Suwalki. » (Pennarguear, 2022). L’OTAN est cependant positionnée aux alentours.
Plus que les partis politiques en eux-mêmes, ce sont certaines personnalités politiques qui inquiètent. Au contraire du politique Algirdas Paleckis en Lituanie, jugé pour ses actes, Nils Ušakovs (SDPS) et Tatjana Ždanoka (LKS), sont représentés au Parlement européen. Nils Ušakovs, russophone et « non-citoyen » letton avant ses 23 ans, défend toujours les intérêts des russophones, bien qu’il réfute ses liens présumés avec Moscou. Tatjana Ždanoka, s’affiche au plus près de Moscou, comme un messager de la propagande russe au sein du Parlement européen, en plus qu’à l’échelle nationale. Par exemple, en 2019, elle compare les russophones en Lettonie avec les Juifs avant la Seconde Guerre mondiale, déclaration pour laquelle le Service de sécurité de l’État letton lance une procédure pénale pour incitation à la haine ethnique (Bergmane, 2020). Elle a aussi précédemment soutenu l’annexion russe illégale de la Crimée en 2014 et le soutien de la Russie au régime de Bachar Al-Assad en Syrie [12]. Relativement seule dans son combat au sein de l’Union européenne, elle ne serait qu’un relais avec peu d’influence aujourd’hui.
III. La stratégie russe confrontée aux moyens et ambitions baltes et européennes
Pour Moscou, il ne s’agit pas seulement d’avoir une certaine influence au sein des Baltes auprès d’autres acteurs aussi présents, mais d’y garder une part de contrôle. Pour cela, il lui faut décrédibiliser ces Etats auprès des institutions européennes. C’est pour cette raison que le Kremlin aime insister sur la présumée tendance intrinsèquement nazie des pays baltes et leurs manquements au respect des droits de l’Homme auprès des populations russophones [13]. La Russie qualifie même les États baltes d’ « États faillis ».
Cette perception des États baltes, notamment du fait de leur appartenance à l’Union européenne et à l’OTAN, se retrouve dans les documents et discours officiels du Kremlin, en plus d’être largement médiatisée. Le récit utilisé par Moscou est partie prenante de sa stratégie d’influence. Vladimir Poutine l’a bien compris : « Nous n’acceptons pas une déclaration en fonction de son exactitude factuelle, mais en fonction du fait qu’elle s’inscrit dans un récit attrayant ou qu’elle est racontée par une personne ou une entité attrayante. » [14].
La même stratégie est utilisée en Chine, où l’objectif des actions d’influence est aussi de diffuser un discours « alternatif » face à des enjeux géopolitiques majeurs (Mccalla, 2022). Les appareils médiatiques des deux pays sont des piliers importants de la guerre informationnelle qu’ils mènent, comme pour la Covid-19 ou la guerre en Ukraine. En 2020, Zhao Lijian, porte-parole du Ministère chinois des Affaires étrangères, écrivait « L’armée américaine a peut-être amené l’épidémie à Wuhan » (Allgöwer, 2020). L’objectif est double, selon le spécialiste Antoine Bondaz : rejeter la faute et minimiser les erreurs face à une telle crise sanitaire, pourtant d’origine chinoise (Allgöwer, 2020). Il en est de même pour la Russie. Dans son discours du 30 septembre 2022 [15], au cours duquel Vladimir Poutine annonce l’incorporation des régions de Donetsk et de Lougansk, ainsi que des districts de Kherson et Zaporojie à la Russie, après avoir envahi l’Ukraine le 24 février 2022, le Président russe dénonce l’hégémonie occidentale. Celle-ci serait à la fois une menace en termes de souveraineté (territoriale, économique et militaire) mais aussi en termes de valeurs. Les idées de « libéralisme extrême » viendraient « diluer les valeurs spirituelles et morales traditionnelles russes ». Pour maintenir « la grande Russie historique », il faudrait préserver les prochaines générations d’un Occident « néocolonial » qui veut « briser la Russie ». En somme, ce discours qui rejete la faute de l’invasion russe en Ukraine sur l’Occident, est symptomatique de tous les maux attribués à l’Union européenne et l’OTAN diabolisés.
Pour autant, face au géant russe, les États baltes sont depuis toujours, et surtout depuis 1991, méfiants à l’égard de la Russie dont ils souhaitent se tenir le plus éloignés. Déjà le 25 février 1994 le premier Président estonien Lennart Meri prononce un discours prémonitoire lors du Matthiae-Supper à Hambourg (RFA). Il s’inquiète de la normalisation des relations russo-européennes et de l’« absence de considération, voire de la condescendance » de l’UE face aux « petites nations baltes » ayant subi l’occupation russe (Tenzer, 2023). France et Allemagne refusent par exemple la mise en place de sanctions contre la Russie malgré la guerre menée à la Géorgie en 2008. Mais en parallèle, la politique extérieure de l’Union européenne vient contrer l’influence russe à travers les organisations régionales qu’elle dirige. Née en 2004, « la politique européenne de voisinage vise à renforcer la coopération politique, sécuritaire, économique et culturelle entre l’Union européenne et ses nouveaux voisins immédiats ou proches. » [16]. Initialement également envisagée pour la Russie, cette dernière refuse de l’intégrer, n’étant pas associée à son rang présumé au processus de décision et voyant dans cette initiative une tentative de l’UE de diminuer son influence dans les pays du voisinage commun. Moscou créée alors l’Union économique eurasiatique (UEE), ancienne Communauté économique eurasienne annoncée le 10 octobre 2000. Celle-ci « ambitionne de devenir un pont entre l’Union européenne et la Chine » (Condé, 2021). Il n’a jamais été question pour les États baltes d’intégrer de telles organisations. Dans la lignée de leur radicalité face à la Russie, en 2014, après l’annexion de la Crimée par la Russie, la Présidente lituanienne, Dalia Grybauskaité, déclare : « Un pays qui dit à ses troupes de retirer leurs insignes militaires, qui déploie une armée et de lourds équipements sans signe de reconnaissance, un tel pays porte tous les signes d’un État terroriste » [17]. Or, dans une confrontation constante des narratifs, cela permet au Kremlin de dénoncer la « russophobie » des États baltes qui eux se sentent largement menacés par celui-ci.
En somme, selon Céline Bayou, « pour les Baltes, l’invasion russe de 2022 n’est donc que le prolongement de la politique plus ancienne de la Russie, et notamment de l’agression de 2014. […]. Engagés au côté de l’Ukraine […], ils se réjouissent toutefois de voir l’Europe (communautaire) enfin décillée, mobilisée et unie. » (Descoups, 2022). L’Union européenne a, en effet, rarement été aussi unie et unanime dans ses prises de décision face à la guerre en Ukraine, et contre la Russie, confortant le discours balte. Néanmoins, les Baltes n’en tirent « qu’une mince satisfaction » puisqu’une telle attaque était à leurs yeux prévisible et ne fait qu’augmenter la menace russe (Descoups, 2022). À ce titre, les États baltes, avec la Pologne, « ne baissent pas la garde pour autant : face au risque d’une « fatigue » de l’Occident, ils se font les défenseurs d’un engagement qui devrait selon eux être plus rapide, plus massif et engagé sur le temps long. » (Bayou, 2022).
A ce jour, l’Union européenne a su s’adapter à la menace russe grandissante, notamment après 2014, et de façon plus concrète depuis 2022, notamment avec un mécanisme de sanctions. Enfin les États membres européens réalisent l’agressivité de la Russie et la considèrent en ce sens. Pourtant, depuis 2004 les États baltes défendent cette exacte position, ce qui leur accorde un « triste triomphe » selon les mots employés par Céline Bayou.
Conclusion
La Russie de Vladimir Poutine revendique un droit « incontestable » sur les États baltes en raison de son interprétation de l’histoire avec ces pays. Tallin, Riga et Vilnius sont considérées par Moscou comme faisant partie de l’ « étranger proche » du Kremlin, une région supposée nostalgique de la grandeur soviétique, à préserver de l’emprise de « l’Occident collectif ». [18] Cette stratégie d’influence va au-delà des domaines militaire, économique, médiatique et humanitaire, impliquant notamment les minorités russophones.
Les partis politiques lettons et estoniens tels que l’Union russe de Lettonie et le Parti social-démocrate « Harmonie », en plus du parti du Centre d’Estonie, puisqu’ils défendent les russophones et le maintien d’une culture russe dans leur pays, sont considérés comme pro-russes. Le cas de leur représentant est plus inquiétant, surtout celui de la Lettone Tatjana Ždanoka, députée au Parlement européen.
Néanmoins, dans le contexte de la guerre d’agression russe en Ukraine, la Russie étant majoritairement considérée comme un ennemi à côté duquel il ne faudrait pas s’afficher, que ce soit au sein des États baltes ou de l’Union européenne, la menace d’une immixtion russe par le levier politique, au sein et à partir des États baltes, semble réduite en 2023. Les partis et personnalités politiques baltes, bien que parfois alignés sur le discours de Moscou et malgré le terrain favorable à leur émergence que peuvent représenter la Lettonie et l’Estonie surtout, ne constituent pas alors des leviers d’influence russes conséquents.
Bien qu’elle soit enlisée dans sa guerre militaire et idéologique contre l’Ukraine, la Fédération de Russie reste imprévisible et ne cache pas son plan de maintenir voire renforcer une influence au sein des Etats baltes. C’est pourquoi il faut rester prudents pour 2024… et la suite.
La menace principale reste le risque d’une escalade dans le conflit ukrainien qui se trouve aux portes de l’Union européenne. La perspective d’un tel avenir au sein des Etats baltes, malgré l’existence du corridor du Suwalki, paraît faible du fait de leur appartenance à l’OTAN. Le contexte préoccupant de la guerre en Ukraine aura au moins permis à ces trois États de s’émanciper un peu plus de la Russie et de gagner – tardivement et dans des conditions dramatiques – en reconnaissance au sein de l’Union européenne. Cela vaut à la fois pour l’entité qu’ils constituent et pour chacun d’eux. Qui aurait imaginé ce scénario quand ils sont entrés en 2004 dans l’OTAN et dans l’UE ?
Manuscrit clos en juin 2023
Copyright Mars 2024-Daniel/Diploweb.com
Bibliographie
Ouvrages scientifiques
Aubin, L. (2022). Géopolitique de la Russie. Paris : La Découverte.
Brack, N., de Waele, J. & Pilet, J. (2015). Les démocraties européennes : Institutions, élections et partis politiques. Armand Colin.
Nye, J. (1990). Bound to Lead. The Changing Nature of American Power. New York : Basic Books.
Dysart, B. D. (2021). The Politics of Russian ‘Diaspora’ : From Compatriots to a Russian World. Turkish Journal of Diaspora Studies, n°1, pp. 49- 63. DOI : 10.52241/TJDS.2021.0004.
Zhirnova, L. S. (2022). Regional trends in electoral support for Latvian parties : the neighbourhood effect. Baltic Region, n°14(1), pp. 138-158.
Documents gouvernementaux, juridiques et institutionnels
Mix, D. E. (29/09/2022). Estonia, Latvia, and Lithuania : Background and U.S.-Baltic Relations. Congressional Research Service. https://sgp.fas.org/crs/row/R46139.pdf
Bartak, K. (1993). Tensions avec Moscou sur le sort des « immigrés russes ». La Lettonie et l’Estonie entre nationalisme et pragmatisme. Le Monde diplomatique : https://www.monde-diplomatique.fr/1993/08/BARTAK/45566.
La posture et les déclarations du Président de la République française, Emmanuel Macron, vis-à-vis de l’Ukraine, ont inspiré Michel Goya dont nous proposons, ici, l’analyse.
Ainsi donc à l’issue d’une conférence de soutien à l’Ukraine le président de la République a dit « qu’il n’y avait pas pour l’instant de consensus parmi les participants, mais qu’« en dynamique » (?) on ne pouvait pas exclure à l’avenir l’envoi de soldats en Ukraine, pour préciser ensuite qu’il s’agissait éventuellement de missions d’appui arrière, pour la formation ou le déminage.
En soi, il n’y a là rien de choquant. Le rôle des décideurs est d’examiner toutes les contingences possibles d’une situation. Il n’est surtout pas question face à un adversaire qui nous a déclaré une confrontation depuis des années et qui ne croît qu’aux rapports de forces d’expliquer que l’on s’interdit absolument d’utiliser les instruments de force dont on dispose. On avait suffisamment reproché à Emmanuel Macron » d’avoir dit que l’emploi de l’arme nucléaire français ne pouvait en aucun cas être justifié dans le cas d’un conflit ou d’une crise en Europe orientale pour lui reprocher maintenant d’expliquer qu’on ne pouvait pas exclure l’emploi de forces conventionnelles. C’est le principe de l’ « ambigüité stratégique ». On ne commence pas un dialogue de force en disant ce qu’on ne fera jamais. Quand Joe Biden s’empresse de déclarer au début de la guerre en Ukraine en février 2022 qu’il n’y aura jamais de soldats américains en Ukraine, Vladimir Poutine perçoit immédiatement le surcroît de liberté de manœuvre que cela lui procure.
Oui, mais si les discours de ce genre visent d’abord un public prioritaire, sans doute l’Ukraine dans le cas de la sortie d’Emmanuel Macron où peut-être la Russie, ils en touchent aussi nécessairement d’autres et les effets peuvent être au bout du compte parfaitement contradictoires. Quand Joe Biden parle en février 2022, il ne veut pas rassurer Poutine, mais son opinion publique. Mais un peu plus tard dans la guerre, il menacera aussi la Russie de rétorsions militaires, donc la guerre, si celle-ci utilisait l’arme nucléaire et il mobilisera son opinion sur ce sujet. Quand Donald Trump, possible président des États-Unis en 2025 déclare que rien ne justifierait de sacrifier des vies ou de l’argent en Europe et qu’il envisage de quitter l’OTAN, il rassure peut-être son électorat mais effraie les Européens dépendants du protectorat américain. Les discours de crises tournent finalement toujours autour de trois idées : menacer, rassurer et mobiliser et toujours plusieurs publics, l’ennemi – en temps de guerre – ou l’adversaire – en temps de confrontation – mais aussi en même temps les alliés et son opinion publique. C’est donc un art subtil qui demande des dosages fins.
Or, notre président parle beaucoup mais n’est pas forcément le plus subtil. Si cette fameuse phrase est en soi parfaitement logique face à l’adversaire et doit satisfaire les Ukrainiens, elle a placé aussi les alliés dans l’embarras et au bout du compte brouillé le message de cette conférence importante. On aurait dû retenir la volonté ferme des Européens à endosser fermement la confrontation avec la Russie et l’aide à l’Ukraine sur la longue durée dans les deux cas et ce sans forcément l’aide américaine. On ne retient finalement que cette petite phrase, qui pousse les autres alliés à se positionner à leur tour et pour le coup en excluant tout engagement même modeste et sans risque, d’hommes en uniformes en Ukraine, autant de cartes jetées dans le pot pour rien. Au bout du compte, Poutine doit se trouver plutôt rassuré par cet empressement au non-agir. On notera au passage avec malice la réaction du Premier ministre grec outré d’une telle perspective mais oubliant que la Grèce avait bien apprécié que la France déploie des navires et des avions de combat pour la soutenir dans sa confrontation avec la Turquie en 2020. Bref, en termes de stratégie déclaratoire le bilan collectif est plutôt maigre. Alors qu’il engageait finalement aussi ses alliés sur un sujet important, il aurait sans doute été opportun pour le président d’avoir leur aval avant d’évoquer ce sujet. On maintient aussi l’ « ambigüité stratégique » en ne disant rien du tout.
Et puis il y a l’opinion publique nationale, où tous les Don Quichotte ont, sur ordre ou par conviction, évidemment enfourché leurs chevaux pour briser des lances sur des moulins à vent. Il n’a jamais été question évidement d’entrer en guerre avec la Russie mais on fait comme si. Ça peut toujours servir pour au moins se montrer et en tout cas continuer à saper le soutien à l’Ukraine « au nom de la paix » lorsqu’on ne veut pas avouer que c’est « au nom de Moscou ».
Il fut un temps où c’était l’extrême gauche qui soutenait Moscou, il faut y ajouter maintenant une bonne proportion de l’extrême-droite, étrange retournement de l’histoire. Entre les deux et selon le principe du levier décrit par le très russophile Vladimir Volkoff dans Le montage, on trouve aussi les « agents » apparemment neutres ou même hostiles à Moscou mais l’aidant discrètement à partir de points d’influence. Plusieurs ouvrages et articles viennent de révéler quelques noms du passé. Il faudra sans doute attendre quelques années et la fin de la peur des procès pour dénoncer ceux d’aujourd’hui. Bref, beaucoup de monde qui par anti-macronisme, anti-américanisme, anticapitalisme ou autres « anti » viennent toujours à la rescousse d’un camp qui doit être forcément être bien puisqu’il est hostile à ce que l’on croit être mal.
Il est évidemment normal d’avoir peur de la guerre. Cela n’excuse pas de dire n’importe quoi du côté de l’opposition, ni de parler vrai à la nation du côté de l’exécutif. On se souvient de Nicolas Sarkozy engageant vraiment la France en guerre en Afghanistan en décidant en 2008 de déployer des forces dans les provinces de Kapisa-Surobi en Afghanistan. Le message était vis-à-vis des États-Unis et des alliés de l’OTAN, mais il avait un peu oublié d’en parler aux Français, ce qui n’a pas manqué de poser quelques problèmes par la suite. Inversement, François Mitterrand, pourtant sans doute le président le plus désastreux dans l’emploi des forces armées depuis la fin de la guerre d’Algérie, avait pris soin d’expliquer pourquoi il fallait faire la guerre à l’Irak en 1991 après l’invasion du Koweït. Il avait même associé le Parlement et les partis dans cette décision. Personne n’avait forcément envie de mourir pour Koweït-City et pourtant l’opinion publique l’avait admis. De la même façon, on avait encore moins de raison de mourir pour Bamako en 2013 que pour Dantzig en 1936, et pourtant François Hollande n’a pas hésité à y engager nos soldats, en expliquant le pourquoi de la chose et y associant les représentants de la nation. Il n’est actuellement absolument pas question de guerre avec la Russie, même s’il faut forcément s’y préparer ne serait-ce que pour augmenter les chances qu’elle ne survienne pas, mais de confrontation. Pour autant, dès qu’il s’agit de franchissements de marches, même petites et très éloignées, vers le seuil de la guerre ouverte cela mérite peut-être aussi de s’appuyer sur un soutien clair de la nation et de la majorité de ses représentants. De la même façon qu’il était peut-être bon de se concerter avec ses alliés, il était peut-être bon aussi de ne pas surprendre sa propre opinion, même très favorable au soutien à l’Ukraine, avec une « sortie » au bout du compte isolée et qui a finalement tapé à côté.
Car si on n’a pas hésité à faire la guerre dans les cinquante dernières années et accepté des milliers de morts et blessés parmi nos soldats, on hésite beaucoup à se rapprocher du seuil de la guerre ouverte avec une puissance nucléaire, Cette prudence est d’ailleurs la ligne de tous les gouvernements, français ou autres, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est cette même prudence qui nous oblige à être forts. Quand on se trouve « à proximité presque immédiate d’un bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » (de Gaulle, Strasbourg, 23 novembre 1961) on se doit de disposer d’un terrible armement équivalent, « capable de tuer 80 millions de Russes » selon ses termes (ça c’est pour ceux qui croient que de Gaulle voulait une équidistance entre les États-Unis et l’URSS, voire même une alliance avec cette dernière). Il a voulu aussi une force conventionnelle puissante, car la dissuasion, et c’est bien de cela dont il s’agit, ne se conçoit pas seulement avec des armes nucléaires. De fait, depuis l’équilibre des terreurs, les puissances nucléaires évitent à tout prix de franchir le seuil de guerre ouverte entre elles, de peur d’arriver très vite à celui, forcément désastreux pour tous, de la guerre nucléaire.
Oui, mais comme on se trouve quand même en opposition, il faut bien trouver des solutions pour imposer sa volonté à l’autre sans franchir ce fameux seuil et c’est là qu’intervient tout l’art de la confrontation qui est un art encore plus subtil que celui des discours de crise. Dans les faits, les stratégies de confrontations entre puissances nucléaires ressemblent à des parties de poker où on veut faire se coucher l’autre mais sans avoir à montrer ses cartes. On dose donc savamment les actions non avouées, les fameuses « hybrides », et les escalades de force tout en évitant le pire. Les forces armées, nucléaires ou conventionnelles, ont un rôle à jouer dans cet affrontement normalement non violent et ce rôle est évidemment d’autant plus efficaces qu’elles sont puissantes. Avec près de 80 ans d’expérience de confrontation en ambiance nucléaire, on connaît à peu près toutes les possibilités : démonstrations de forces, aide matérielle – dont on découvre en Ukraine qu’elle pouvait être graduelle tant la peur des réactions russes étaient grandes – puis envoi de conseillers comme les milliers de conseillers soviétiques au Nord-Vietnam, en Angola ou en Égypte, engagement de soldats fantômes ou masqués, sociétés privées, et même des déploiements éclair, les fameux de « piétons imprudents ».
Un bon exemple est celui de la guerre d’usure de 1969-1970 entre Israël et l’Égypte. Après une série d’affrontements sur le canal de Suez, les Américains fournissent des chasseurs-bombardiers F4 Phantom qui sont utilisés par les Israéliens pour lancer une campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. L’URSS, qui fournit déjà la quasi-totalité du matériel égyptien et a déjà de nombreux conseillers sur place – personne ne parle alors de cobelligérance – déploie par surprise une division de défense aérienne complète sur le Nil. Les Israéliens renoncent à leur campagne aérienne. Les Soviétiques font faire alors un saut à la division en direction du canal de Suez. Cela aboutit finalement à un court affrontement soviéto-israélien puis, effrayés par ce franchissement de seuil, tout le monde se calme et on négocie. Américains, Britanniques et Français ont fait des actions de ce genre avec plus ou moins de succès. La double opération française Manta-Epervier à partir de 1983 au Tchad est ainsi un parfait exemple réussi de « piéton imprudent ».
On notera au passage que des franchissements de seuil peuvent survenir dans ce jeu subtil, y compris entre puissances nucléaires, ce qui est le cas en 1970 entre Israël et l’Union soviétique, mais aussi quelques mois plus tôt entre la Chine et l’URSS, on peut même parler de quasi-guerre à ce sujet, ou plus près de nous entre Russes et Américains en Syrie et Indiens et Chinois dans l’Himalaya. A chaque fois, on n’a jamais été plus loin, toujours par peur de l’emballement.
Pour conclure, oui on peut effectivement déployer des troupes en Ukraine « officielles et assumées », ce qui induit qu’il y a des forces « non officielles », y envoyer des conseillers, des techniciens, des privés, etc. on peut même dans l’absolu faire un « piéton imprudent ». Je précise qu’exposer toutes ces options, notamment sur une chaîne de télévision, ne signifie en rien qu’on les endosse. Je crois pour ma part qu’un tel engagement n’est pas nécessaire, où pour le dire autrement que le rapport risque-efficacité n’est « pour l’instant » (ne jamais rien exclure) pas bon, et qu’il faut surtout poursuivre la politique actuelle avec plus de vigueur, ce qui était, je le rappelle, le seul message que l’on aurait dû retenir de la conférence de Paris de soutien à l’Ukraine. On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens paraît il, mais parfois aussi quand on veut y retourner.
Texte publié sur le blog de Michel Goya, La Voie de l’épée 28 février 2024.
(*) Michel Goyaest Docteur en Histoire moderne et contemporaine. Il a mené une carrière militaire : engagé en 1983, il sort major de sa promotion à l’EMIA de St-Cyr Coëtquidan en 1990 et choisit les troupes de marine qui le conduisent en Nouvelle-Calédonie et en Guyane. Il a participé aux opérations au Rwanda, à Sarajevo (deux fois) et en Centrafrique. Diplômé de l’Ecole de guerre, il devient assistant du Chef d’Etat-Major des Armées sur les questions de doctrine, puis directeur du domaine « nouveaux conflits » à L’IRSEM (Institut de Recherches Stratégiques de l’Ecole Militaire). Titulaire de la chaire d’Histoire Militaire à l’Ecole de Guerre, il a enseigné à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, à Sciences Po, à l’IRIS et à l’IPAG Business School. Son livre « La chair et l’acier »a renouvelé l’histoire de la tactique mise en œuvre pendant la première guerre mondiale. Il anime « La voie de l’Épée » répertoriée dans la rubrique Lettre et Revues de la Communauté Géopolitique d’ESPRITSURCOUF