En avril, la France et l’Allemagne ont signé un protocole d’accord visant à relancer leur projet commun de Système principal de combat terrestre [MGCS – Main Ground Combat System], alors bloqué par des désaccords entre les principaux industriels concernés depuis près de sept ans.
Ainsi, pour garantir un partage équitable des tâches, il a été décidé de réorganiser ce projet selon huit piliers capacitaires distincts et de créer une société de projet réunissant KNDS France, Thales, KNDS Deutschland et Rheinmetall. Quant aux choix technologiques à l’origine des querelles entre les industriels, ils devront n’être faits qu’après une évaluation des solutions proposées. Et cela vaut notamment pour le canon du futur char de combat sur lequel reposera le MGCS.
Pour rappel, KNDS France a soumis le système ASCALON [Autoloaded and SCALable Outperforming guN], capable de tirer des obus de 120 et de 140 mm ainsi que des « munitions intelligentes pour des tirs au-delà de la vue directe » tandis que Rheinmetall défend son canon de 130 mm, lequel doit équiper la tourelle de son char KF-51 « Panther » qui, dévoilé en 2022, est en passe d’être retenu par l’armée italienne.
Seulement, cette « compétition » inquiète les parlementaires français, quel que soit leur bord politique. C’est ainsi le cas du député François Cormier-Bouligeon, qui s’en est ouvert dans son avis budgétaire sur le programme 146 « Équipement des forces – Dissuasion ». Même chose pour les sénateurs Hugues Saury et Hélène Conway-Mouret. Dans un récent rapport, ils ont avancé que l’ASCALON risquait d’être « écarté de toute perspective de commercialisation afin de préserver le ‘leadership’ de Rheinmetall et KNDS Deutschland « . Cela « interroge sur l’intérêt même de la création de KNDS et, a fortiori, sur celui de poursuivre le programme MGCS », ont-ils même insisté.
Cela étant, le MGCS ne doit pas être considéré comme étant seulement le successeur des chars Leclerc et Leopard 2 dans la mesure où il s’agit de développer une « famille de systèmes » [chars, drones, robots, etc.] devant reposer sur un « cloud de combat ».
Par ailleurs, ce Système principal de combat terrestre ne devant pas être opérationnel avant 2040 au plus tôt, la question du maintien en service du Leclerc jusqu’à cette échéance se pose. De même que celle d’une éventuelle « solution intermédiaire », censée faire le « pont » entre le Leclerc et le MGCS. Ce qui a été proposé par Nicolas Chamussy, le PDG de KNDS France, en mai 2023.
Lors d’une audition sur l’économie de guerre, à l’Assemblée nationale, le 4 décembre, le Délégué général pour l’armement [DGA], Emmanuel Chiva, n’a pas coupé à une question sur l’avenir du MGCS.
« Sur le char lourd c’est une préoccupation. D’abord, je l’ai dit et je continue à la dire : on ne fait pas n’importe quoi et on a étudié évidemment le fait de pouvoir prolonger, jusqu’en 2040, le Leclerc. On se donne les moyens de se donner du temps », a répondu M. Chiva.
« Le MGCS n’est pas le successeur du Leclerc et il ne préfigure en rien la nature du char lourd. Le MGCS, c’est des moyens de combat terrestre, avec des ailiers scorpionisés, dronisés, dans un cloud de combat », a-t-il ensuite rappelé.
Ce qui ouvre éventuellement la voie à la coexistence de deux chars différents au sein de ce « système de systèmes ».
« On peut se dire que les Allemands pourraient avoir un char lourd différent du char lourd français au sein du même projet. Ça ne me choquerait pas. Ça serait financé sur fonds propres », a en effet affirmé M. Chiva, laissant ainsi entendre que l’initiative reviendrait à KNDS France, qui fait justement la promotion du Leclerc Evolution, doté du système ASCALON.
« Dans le cadre du projet [MGCS], ce que l’on essaie d’avoir, c’est cette architecture de système qui nous permet[tra] de préparer le système de combat futur », a enchaîné le DGA, qui a ensuite évoqué un « plan B », sans plus de précision.
« On soutient nos champions français, qui innovent sans arrêt. Je pense notamment au canon ASCALON, qui est une innovation majeure. […] On a un nombre de possibilités aujourd’hui qui nous permettent de palier le fait que l’on a arrêté des chaînes de production. […] Ce n’est pas en deux ans qu’on résout tous les problèmes mais la Loi de programmation militaire, dans sa déclinaison du combat blindé, est faite justement pour nous éviter toute rupture capacitaire », a conclu M. Chiva.
Sur tous les théâtres d’opération, les armées de drones sont à l’action, modifiant en profondeur les structures de combat. Pour la France, il est urgent de disposer d’une filière de robotique militaire afin de tenir le choc du développement des drones.
Thierry Berthier
La guerre russo-ukrainienne, le conflit israélo-palestinien, la guerre civile du Myanmar (Birmanie), la guerre du Yémen, les opérations de harcèlement menées par les Houthis en mer Rouge, les combats entre narco-cartels mexicains et armée régulière, la potentielle future invasion de Taiwan par la Chine ont un dénominateur commun : la construction et l’engagement croissant d’une « armée des drones ». Celle-ci est employée en phase offensive pour percer les défenses ennemies et en phase défensive pour stopper la progression de colonnes de chars ou de blindés, pour figer un front ou pour frapper dans la profondeur. D’une manière générale, la robotique militaire aéroterrestre transforme le champ de bataille en un espace incompatible avec la vie du combattant humain, qu’il soit embarqué dans un équipage de char, de camion, de système d’artillerie ou de base radar. Les munitions téléopérées (MTO) ou drones kamikazes modifient l’art de la guerre. Elles participent à la construction d’une dissuasion technologique en complément de la dissuasion nucléaire.
Le drone est partout
L’armée française est parfaitement consciente du rôle central des drones sur le champ de bataille et de la nécessité de constituer, au plus vite, une future armée des drones. Elle mène des expérimentations de haut niveau à l’image du 17e Groupe d’Artillerie de Biscarosse et de son laboratoire d’Innovations Drones qui réalise un travail fantastique [1]. La révolution de la robotique aéroterrestre est en marche et les armées sont disposées à en tirer tous les avantages au combat. Le principal défi réside dans la constitution d’une filière industrielle française du drone qui soit robuste, adaptative, scalable et la plus souveraine possible en minimisant les dépendances aux composants électroniques étrangers.
La base industrielle française de robotique militaire s’est structurée au fil des années, sans soutien externe, à la seule force de son innovation. Il existe une quinzaine de constructeurs de drones aériens sur le territoire national en dehors du leader européen et top2 mondial PARROT. De taille modeste (ce sont des startups), ces constructeurs vivent de la vente de leurs produits souvent très innovants et sont capables de rivaliser avec des concurrents internationaux très soutenus par leurs pays d’origine. C’est la différence essentielle entre notre base industrielle de robotique militaire qui évolue sans soutien étatique et les bases industrielles chinoises, russes, turques, iraniennes, américaines, israéliennes, indiennes qui disposent toutes de soutiens financiers et étatiques de très haut niveau. Il en est de même pour la base industrielle française de robotique terrestre qui compte cinq constructeurs dont l’un d’entre eux a atteint le statut de leader mondial des robots évoluant en environnement extrême (SHARK ROBOTICS). Là encore, la croissance de ces sociétés hyper innovantes a été réalisée sans aide externe, au rythme des ventes à l’international. Cette absence de soutien profite à la concurrence internationale et transforme le marché français en espace « Darwinien » où seuls les meilleurs survivent.
Trouver des financements
Concrètement, il est encore terriblement difficile de lever des fonds en France sur un projet de startup de robotique militaire (!). Les fonds d’investissement français sont, par principe, doublement réticents à soutenir le développement de produits « hardware » et encore plus réticents quand ces produits sont destinés au marché militaire… Cette aridité de l’investissement privé (et de la subvention nationale) affaiblit l’ensemble de la filière : Un ingénieur sortant de son école n’a objectivement aucun intérêt à se lancer dans un projet de startup de robotique militaire, car il sait, par avance, que les futures levées de fonds seront un parcours du combattant épuisant et sans issue favorable. Plus grave encore, une société ayant atteint un niveau international aura les mêmes difficultés à boucler un tour de table de croissance « français » d’une levée de fonds de série B ou C.
Développer une filière
À ce jour, aucune initiative n’est parvenue à résoudre cette difficulté de financement souverain de la filière de robotique aéroterrestre. Par conséquent, les constructeurs français qui recherchent des investisseurs n’ont pas d’autre choix que de se tourner vers des fonds étrangers, européens, américains, chinois ou saoudiens. L’aridité du financement de Private Equity, l’aridité des subventions et de la commande nationale détruisent nativement l’ambition de souveraineté. L’instabilité d’un monde multipolaire et le retour de la guerre de haute intensité sur le sol européen nous obligent à casser cette dynamique d’évitement du financement de la robotique militaire. Il faut inciter fiscalement les banques d’affaires et les fonds d’investissement français à investir dans des dossiers de robotique militaire, tout en modifiant leurs chartes d’investissement socialement responsable. Nous devons retourner la situation et rendre « non éthique » l’évitement des projets militaires. L’État doit également se responsabiliser, prendre conscience de cette vulnérabilité en créant un fonds souverain national dédié aux drones aéroterrestres et navals qui permettra de soutenir la filière au même niveau que ce que font la Turquie, l’Inde, Israël, l’Iran, les deux Corées, et les trois acteurs dominants, Russie, Chine, États-Unis.
L’écosystème financier français sait soutenir ses startups d’intelligence artificielle générative avec des levées de fonds rapides et de très haut niveau. Il faut parvenir au même niveau de réactivité et de soutien pour la filière de robotique militaire, car lorsqu’il faudra combattre nos ennemis, ChatGPT ne sera d’aucune utilité face à un char ennemi, contrairement à un drone kamikaze conçu et produit en France [2].
[1] 17e GA Biscarosse – Groupe Innovations Drones :
L’Armée américaine avance dans son programme d’avions d’assaut longue portée et passe à la phase d’ingénierie
**WASHINGTON, D.C.** — L’armée américaine a récemment annoncé que son ambitieux programme FLRAA (*Future Long-Range Assault Aircraft*, littéralement avions d’assaut à longue portée du futur) était sur le point de passer de la phase de développement technologique à la phase essentielle du développement d’ingénierie et de fabrication. Cette transition marque une étape notable dans les efforts de modernisation de l’armée américaine qui visent à redéfinir ses capacités aériennes et son champ d’action opérationnel.
Le projet FLRAA devrait représenter environ 70 milliards de dollars sur sa durée de vie, ventes militaires étrangères potentielles incluses. Ce programme ambitionne de remplacer près de 2 000 hélicoptères multifonctions Black Hawk à partir des années 2030. Au-delà d’un simple remplacement un pour un, le FLRAA est conçu pour assumer et développer les rôles joués par le Black Hawk, en offrant une vitesse, une portée et une capacité augmentées.
En juin dernier, le FLRAA, conçu par Textron Bell, est parvenu à franchir toutes les étapes d’une rigoureuse revue de conception préliminaire et d’une évaluation du Conseil d’acquisition des systèmes de l’Armée. « Après examen du FLRAA en terme d’abordabilité, de viabilité technologique, de projections de menaces et de sécurité, d’ingénierie, de fabrication, de soutien et de risques de coûts, le Conseil d’acquisition des systèmes de l’Armée a confirmé que toutes les sources de risques du programme ont été traitées de manière approfondie pour cette phase du projet », déclarait un communiqué officiel de l’Armée américaine.
**Nouvelle phase de développement et stratégie d’acquisition**
Transitant désormais vers la phase de développement de l’ingénierie et de la fabrication, l’Armée va attribuer une option de contrat à Bell, marquant ainsi le début d’une étape qui pourrait s’élever à environ 7 milliards de dollars avec les phases de production à faible cadence. L’avancée de la conception du basculement d’hélice de Bell a surpassé l’équipe Sikorsky-Boeing qui proposait une conception à pales de rotor coaxiales. Suite à cela, l’Armée américaine a accordé le contrat à Bell fin 2022. Une contestation ultérieure déposée par Lockheed Martin, la société mère de Sikorsky, a retardé le projet d’un an mais a été rejetée par le Government Accountability Office en avril 2023.
Le programme prévoit de doter sa première unité d’appareils à l’exercice 2031, suite à un essai réalisé par un groupe d’utilisateurs limité prévu entre les exercices 2027 et 2028. « Atteindre la phase de développement de l’ingénierie et de la fabrication est une étape importante pour le FLRAA et démontre l’engagement de l’Armée en faveur de notre priorité de modernisation aéronautique la plus élevée » a souligné Doug Bush, le responsable des acquisitions de l’Armée. « Le FLRAA fournira des capacités d’assaut et d’évacuation médicale pour l’Armée du futur, en apportant une augmentation significative de la vitesse, de la portée et de l’endurance ».
**Capacités stratégiques et champ d’action opérationnel**
A l’heure actuelle, les hélicoptères de l’Armée américaine n’atteignent pas les exigences opérationnelles futures, et ceci se fait particulièrement sentir dans des régions étendues comme la zone du théâtre Indo-Pacifique. Pour pallier ce problème, le FLRAA souhaite être capable de parcourir environ 2 440 milles marins (soit 2 810 miles) sans ravitailler, tout en conservant une grande souplesse pour déployer les troupes dans les zones à haut risque. « Les champs de bataille du futur exigent des manœuvres élargies, la capacité de soutenir et de fournir un commandement et un contrôle sur de grandes distances, et bien sûr, d’évacuer nos blessés » a indiqué le général de division Mac McCurry, commandant du Centre d’aviation de l’Armée. « Avec une portée et une vitesse environ deux fois supérieures, le FLRAA apporte une capacité de combat sans équivalent à la Force conjointe ».
Le contrat accordé en 2022 inclut neuf options. Avec cette phase, Bell est chargé de produire des conceptions d’avions détaillées et de construire six prototypes. Le premier avion de cette phase de développement devrait voler d’ici 2026, et la production initiale à faible cadence devrait débuter en 2028. « L’Armée continuera à examiner et à affiner le calendrier au besoin en fonction de l’attribution du contrat et des dernières activités du programme », a indiqué l’Armée.
**Le rôle du digital dans l’ingénierie**
Il est à noter que le programme FLRAA a été un pionnier dans l’utilisation de l’ingénierie numérique dès son début. Cette approche a favorisé une accélération du développement technologique et une précision du design. « L’utilisation de l’ingénierie numérique comme élément clé de notre approche « avancer lentement pour aller vite » a contribué à accélérer le programme en investissant dans le développement des exigences dès le départ » a expliqué le Colonel Jeffrey Poquette, chef de projet FLRAA.
Cette progression démontre l’engagement de l’Armée à préparer l’avenir de ses opérations aériennes, en l’équipant de capacités d’assaut à longue portée de pointe, indispensables sur les champs de bataille mondiaux en constante évolution.
Paolo Garoscio
Journaliste chez EconomieMatin. Ex-Chef de Projet chez TEMA (Groupe ATC), Ex-Clubic. Diplômé de Philosophie logique et de sciences du langage (Master LoPhiSC de l’Université Paris IV Sorbonne) et de LLCE Italien.
L’autommatisation et la robotisation sont de plus en plus présentes dans les guerres. Cela modifie la façon de combattre mais aussi le rapport de l’homme au combat.
Dylan Rieutord est chercheur spécialiste en robotique militaire. Diplômé en relations internationales, il bénéficie également d’une expérience militaire. Consultant et analyste pour Nova Verse, il publie depuis des années sur la robotisation du champ de bataille.
L’automatisation, la connectivité, les algorithmes s’incarnent de plus en plus et quittent progressivement le domaine de l’invisible pour prendre part au quotidien dans la vie humaine et se répandre dans le tissu sociétal dans son ensemble. Drones, robots, internet des objets, et villes intelligentes sont à la fois les incarnations et les émanations de cette technologie qui irrigue la quatrième révolution industrielle. Ce sont les assistants et compagnons IA, ou bien les robots ménagers et transporteurs, c’est autant de points d’accès qui maillent les territoires avec des capacités non plus seulement passives, faisant de ces avatars et réceptacles de la donnée, au premier rang desquels la ville, des acteurs en puissance. Ces nouveaux acteurs créent un rhizome numérique inédit. Les modèles subjectifs de pouvoir doivent nécessairement muter vers un modèle qui intègre la technopolitique, « un concept qui capture les formes hybrides de pouvoir intégrées dans les artefacts technologiques, les systèmes et les pratiques »¹. C’est la raison pour laquelle le concept de géopolitique de l’ultra-humain prend tout son sens. Il prend en compte pour la première fois dans l’approche géopolitique le non humain ainsi que ses interactions avec l’environnement et la composante humaine. Nous l’utiliserons ici en choisissant le prisme militaire.
L’accès fondamental à l’énergie
Comme pour toute technologie, des ressources socles sont nécessaires. En ce qui concerne celles qui participent de l’ultra humain, quatre sont impératives. Des terres rares, des algorithmes, de l’énergie et de la connectivité. À mesure que la technologie progresse vers plus de maturité et repousse les limites techniques de l’état de l’art, un paradoxe croissant inquiète. Réorienter les dépendances aux matières fossiles vers des solutions hybrides ou électriques est-il si pertinent ? Ces dernières nécessitent des composés produits à 85% par la Chine. Les armements, capteurs, et besoins en connectivité que nous pouvons voir actuellement en Ukraine fonctionnent tous sur batteries et font exploser les besoins énergétiques pour mener la guerre.
Des choix stratégiques vont s’imposer aux armées, car il est illusoire, en tous cas aujourd’hui, de vouloir mener des guerres en s’appuyant uniquement sur des sources d’énergie dites alternatives.
L’électrification du champ de bataille comprend la génération de la puissance, son stockage, sa gestion, et enfin, sa distribution. Selon cette approche de l’énergie, nous pouvons proposer des pistes de réflexion.
Tout d’abord, harmoniser les standards. Les combattants possèdent de nombreux outils et capteurs utilisant bien souvent des batteries différentes, avec des formes et des masses différentes. Le constat est le même pour les véhicules ce qui amène à penser qu’il faut rationaliser et centraliser le système de génération de la puissance. Il faudrait également intégrer l’électrification comme une composante clé de tout système, induisant alors nécessairement une architecture ouverte, de quoi permettre le transfert de puissance selon l’effet à obtenir sur le moment. Cette approche systémique est bénéfique puisqu’elle réduira l’empreinte logistique des services de l’énergie opérationnelle, apportera plus de furtivité au besoin et réduira les signatures thermiques d’ensemble (postes de commandement). Un effort conséquent doit être mené dans la veille et le suivi de la situation électrique. Les déperditions d’énergie, le suivi de la consommation et son optimisation sont des variables affectant considérablement le rendement final. Peut-être qu’une solution globale pourrait améliorer les quatre pans de l’électrification du champ de bataille avec le concept des « power grids ». Ces grilles fictives qui n’existeraient que sur la cartographie terrain seraient dans les faits des plots énergétiques réticulaires permettant la génération, le stockage et la distribution, ponctuelle ou soutenue d’énergie à des éléments qui s’y raccrocheraient.
La géopolitique ultra humaine, qui va littéralement au-delà de l’humain, intègre le non humain, comme acteur, au même titre que l’humain. S’il est aisé de comprendre le non humain à travers ses matérialisations diverses, la ville est moins évidente. Elle devient un acteur majeur dans la bataille en tant qu’entité technopolitique connectée. La démographie et la grammaire de la Guerre aidant, la ville est un champ de bataille potentiel à tout instant dans un conflit. Cet espace interconnecté aux territoires et à d’autres villes, génère un espace de réverbération électromagnétique. Tout acteur, qu’il soit humain ou non humain, pourrait interagir par rebond ou ricochet au sein de la ville, être un acteur ou une cible. La ville incarne une fusion des mondes avec des interactions cyber-objets pour finalement devenir un conteneur « hyper ».
Les zones blanches ou lacunaires se réduisent sur la planète. Ces zones où la connectivité n’existe pas ou est difficile pour certains types de communication reculent face aux constellations Starlink et autres concurrents. La démocratisation de ces systèmes qui permettent une connectivité illimitée partout sur le globe (à l’exception de certains pays pour des raisons géopolitiques) est encore à venir, mais promet de nouvelles approches en liaison de données. La start-up française Ternwaves et sa golden modulation en est le plus bel exemple. La technologie 4G était capable de soutenir de l’ordre de 60 000 objets connectés au km², la 5G en soutient près d’un million. Les projections pour la 6G qui multiplierait par dix les débits porteraient le nombre jusqu’à dix millions d’objets au km². Dans le cas où cette connectivité serait tout de même impossible, pensons par exemple à du brouillage, de la saturation d’onde ou autres, les algorithmes seront des palliatifs.
Le mirage de l’autonomie
L’intelligence artificielle n’existe pas au sens strict du terme. Il s’agit dans les faits d’algorithmes conférant de plus en plus d’automatisation qui ne doit pas être confondue avec l’autonomisation. L’autonomie est un mirage dans lequel beaucoup s’engouffrent, oubliant que même un soldat n’est pas autonome seul. Il fera appel à une complémentarité de compétences, demandera de l’aide. Pour autant, cela évolue très vite, et les algorithmes permettent entre autres aujourd’hui de se déplacer dans en environnement contesté, d’acquérir une cible prédéfinie et de la suivre voire de déclencher le feu. Les discussions éthiques et juridiques freinent l’utilisation en condition réelle de cette dernière capacité, mais pour combien de temps ? Les Ukrainiens pressent pour obtenir des systèmes d’armes létaux « autonomes ». Comment l’humain, à l’échelle d’un combat à la vitesse de la lumière (fibre optique, calcul de processeur) peut-il rester compétitif ou tout simplement en vie ? Il ne peut que s’augmenter, ou laisser place à d’autres moyens combattants.
Les apports du concept dans l’analyse des conflits contemporains et futurs
La géopolitique ultra humaine appartient à l’école réaliste des Relations internationales. Si les algorithmes et la robotique notamment permettent de redistribuer les marqueurs de puissance comme ceux que nous pouvions entendre traditionnellement, ils renforcent la tendance à la « guerre hyper », cette façon de faire la guerre en intégrant les algorithmes et des technologies de pointe qui induisent une boucle OODA (Observe-Orient-Decide-Act) que l’Homme ne peut suivre. Longtemps, les concepts de battlespace, de multimilieux ou bien de champs ont illustré la conceptualisation de l’espace de bataille. La géopolitique de l’ultra humain propose de recentrer l’attention sur le « qui » fait la guerre c’est-à-dire, un élément intangible, peu importe l’évolution technologique, l’Homme.
Le caractère de la Guerre a toujours évolué au gré des apports de la science, sa nature, elle, demeurera toujours humaine.
Les conflits contemporains cherchent à préserver l’humain, tout en le massifiant par des substituts non humains. La notion de haute intensité est séduisante pour le politique et les implications économiques sous-jacentes. Pour autant, elle n’a jamais été pertinente en tant qu’outil d’analyse. Par opposition à la faible intensité, concept américain développé dans les années 1960 pour qualifier tout conflit qui n’aurait pas lieu entre des armées régulières et qui centre l’analyse sur une échelle d’intensité graduelle et la question matérielle, la haute intensité mobilise toute une société, un pays, pour une lutte à mort d’un système.Ces concepts sont partiels et relatifs, ils ont le mérite de qualifier rapidement un conflit pour que nous puissions comprendre les modes d’action et les risques derrière, mais ils servent davantage le politique que l’analyste ou la géopolitique. L’ultra humain permet des postures permanentes, de la saturation à des niveaux jamais encore atteints. C’est aussi l’avènement de la blitzdaten (conquête éclair pour le contrôle de l’onde électromagnétique) permettant la mise en réseau et l’emploi du non humain ainsi que des interfaces nécessaires avec les éléments humains, et de la droneskrieg, les raids fulgurants de drones.
Soldat augmenté, place de l’homme réattribuée, mais en même temps, hypervélocité et traque individualisée, sont les questionnements induits par la massification de systèmes automatisés sur le champ de bataille.
L’hyper guerre génère donc pour l’être humain une hyper létalité. C’était déjà le cas dans le milieu urbain, mais les récents conflits montrent qu’en environnement ouvert, le risque de rapidement succomber à une attaque par drone est exacerbé. Nous pourrions voir ainsi prochainement la multiplication de poches sur le terrain dénué de soldats humains, des no man’s land, préférant l’usage du non humain.
Par l’utilisation de moyens « technocides », des corridors sans technologies possibles généreraient, eux, des no tech’s land. Alors que les Chinois intègrent dans leurs plans d’armement le concept des Three No’s, pour nobody, no see, no hear, nous proposons ici le H3O, les trois O de la réalité hyper. L’omniprésence permet l’omniscience qui conduit à l’omnipotence. L’hyper guerre induit l’hyper létalité, mais la réciproque n’est pas systématique. Nous définissons l’hyper létalité selon quatre critères, la létalité au sens strict, c’est-à-dire l’aptitude et la capacité à détruire. Toutes les armées cherchent à démultiplier leur létalité en réduisant leur « killchain ». La surface de risque pour l’individu augmente à mesure que les données et les algorithmes évoluent dans les villes et en réseau augmentant le risque de la mort. La dilatation de l’espace de bataille en raison des portées d’acquisition des machines, des frappes dans la profondeur ou de la militarisation de tous les champs est le second point. Ensuite, la compression du temps est facilement compréhensible. Traitement à la vitesse de la machine, et multiplication des données en sont les principaux responsables. Enfin, la technologie peut être un catalyseur, à travers ses émanations les plus mortifères pour l’humain, comme avec des armes de destruction massive 2.0 ou bien la géo-ingénierie qui se développe dans un mutisme international et qui attend patiemment de se militariser.
Avec tous ces outils à disposition, la géopolitique de l’ultra humain offre une grille de lecture complète pour s’intéresser aux conflits et à la Guerre lorsqu’ils intègrent le technopolitique. Le sujet de l’humain est bien connu, celui du non humain moins. À commencer par un chaos général d’un point de vue sémantique qui trompe le débat et génère des passions fantasmées. Le pendant non humain de l’Homme est le robot. C’est sur sa définition que cet article se conclura.
Un robot (robota, travail, corvée, serviteur) est une plateforme inhabitée (re)programmable mobile terrestre. Il possède la capacité d’interagir avec un environnement déstructuré administrant la vie humaine. Il déporte et démultiplie le soldat et ses sens. C’est un système d’arme qui agit de façon indépendante ou en réseau. Son autonomie décisionnelle paramétrable détermine la nature du lien avec son opérateur éventuel.
Un drone (bourdon en anglais) est une plateforme inhabitée (re)programmable opérant en milieu fluide, c’est-à-dire dans les airs, l’espace extra-atmosphérique et par extension, le milieu marin. Il produit des effets dans son environnement, projette des capacités en tant que système d’arme opérant de façon indépendante ou en réseau. Son autonomie décisionnelle paramétrable détermine la nature de la station et du lien éventuels avec son opérateur qui le contrôle. S’il venait à pouvoir opérer sur terre (multimilieux), il serait alors considéré comme un robot amphibie ou aéroterrestre du fait de sa réversibilité et son accession au territoire régissant la vie humaine.
¹ Hecht, Gabrielle, « Entangled Geographies: Empire and Technopolitics » in the Global Cold War (Inside Technology), The MIT Press, 352p, 2011.
Emmanuel Chiva, Délégué général pour l’Armement (DGA), à propos de l’intelligence artificielle
Alors qu’aux États-Unis, l’IA parait instable, comme le montre l’affaire de Sam Altman, ancien PDG licencié d’OpenAi, qui vient de revenir à la tête de l’entreprise, cet article explore les ambitions françaises dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA) appliquée à la défense. Il cherche à mettre en lumière la dynamique française et les défis à relever, notamment en matière d’innovation, de réglementation et d’éthique.
À l’occasion du salon Viva Technology (14 au 17 juin 2023), le président de la République a rappelé les ambitions françaises en matière d’intelligence artificielle (IA), à savoir développer un écosystème de talents, diffuser l’IA et la donnée dans l’économie et l’administration, promouvoir un modèle éthique équilibré entre innovations et protection des droits fondamentaux. Depuis 2017, la France s’est engagée dans la voie du développement de l’IA, orientations renforcées par le rapport Villani, « Donner un sens à l’intelligence artificielle, Pour une stratégie nationale et européenne » (8 septembre 2017–8 mars 2018), le rapport parlementaire de l’Assemblée nationale rédigé par Olivier Becht et Thomas Gassilloud, « Les enjeux numériques des armées » (mai 2018) qui a mis en évidence le défi de l’IA comme « un défi pour la R&D et la BITD française ». (cf BITD pour Base industrielle et technologique de défense.)
Un dernier point retient également l’attention : France 2030, qui correspond à un plan d’investissement d’un montant de 54 milliards d’euros sur une durée de cinq ans. Ses objectifs concernent la création de nouvelles filières industrielles et technologiques, le soutien aux acteurs émergents et innovants à fort potentiel (startups et licornes de demain) afin de remédier au retard industriel français. Seules la consolidation et la continuité des actions déjà menées permettront aux entreprises de la BITD françaises de tirer leur épingle du jeu.
La donnée au cœur de la compétition des puissances
Avant d’aborder le cœur du sujet, il est opportun de définir l’intelligence artificielle. De quoi s’agit-il ? Selon le Journal Officiel, elle est le « champ interdisciplinaire théorique etpratique qui a pour objet la compréhension demécanismes de la cognition et de la réflexion,et leur imitation par un dispositif matériel etlogiciel, à des fins d’assistance ou de substitutionà des activités humaines » (9 décembre 2018). Cette technologie réunit conjointement des capacités de perception, de compréhension et de prise de décision, c’est-à-dire qu’elle reproduit de manière artificielle, comme son nom l’indique, le processus de pensée humain, voire au-delà. Subséquemment, l’IA est devenue un outil incontournable dans notre quotidien et offre de nombreux services (application météorologique à reconnaissance vocale, robot à usage domestique, GPS, etc.). Corrélativement et sans commune mesure, elle concerne également la défense (aide à la décision et à la planification, renseignement, combat collaboratif, robotique, opérations dans le cyberespace, logistique et maintenance).
Le champ d’application de l’IA est donc dual : source de transformations rapides et d’échanges où l’innovation joue un rôle d’accélérateur. Dans cet écosystème spécifique, elle suscite de plus en plus l’intérêt. Ainsi, son essor tient à deux principales raisons : la potentialité quasi illimitée de traitement automatique d’une masse de données dans un temps restreint ainsi qu’une capacité d’apprentissage, et la création d’applications qui touchent une multitude de secteurs. En ce sens, une compétition mondiale a été lancée de manière effrénée où les États-Unis et la Chine imposent leur rythme tandis que l’Europe accuse un certain retard. Toutefois des efforts sont consentis, à noter la date du 30 octobre 2023 qui correspond à la deuxième réunion trilatérale entre la France, l’Allemagne et l’Italie dédiée au développement d’une vision stratégique sur l’IA dans le cadre d’une politique industrielle commune.
La dynamique française
Face à cette course, la France affirme sans détour, dans son discours politique, que pour être souveraine trois points doivent être maitrisés : la convergence des algorithmes, la collecte des données et la capacité de calcul. Dans la pratique, les priorités françaises sont la modernisation de ses activités avec la rénovation de son infrastructure numérique. Elle aura pour perspective soutenir l’accueil de la masse de données et les algorithmes nécessaires au développement de l’IA. Durant l’année 2022, la conduite de cette stratégie s’est matérialisée par la création de 590 startups dédiées à l’IA, et de notamment 16 licornes qui ont généré une levée de plus de 3,2 milliards d’euros (contre 556 millions d’euros en 2018).
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Appliquée à la défense, la supériorité technologique (IA, essaim de drones, quantique, etc.) des armées figure parmi les objectifs de la Loi de programmation militaire 2024-2030. Notamment, il est prévu un financement à hauteur de 10 milliards d’euros pour l’innovation. Dans ce cadre, l’engagement d’un ensemble d’acteurs s’avère essentiel, orientation soutenue par l’Agence innovation de défense (AID), à savoir aussi bien les secteurs industriels (entreprises de la BITD, startups) et académiques (universités, centres de recherche), tout en favorisant l’ouverture et la discussion avec le domaine militaire. L’IA comporte des progrès significatifs qui doivent être exploités, toutefois les potentialités quasi illimitées des technologies de l’IA exigent une plus grande maturité et de fiabilité.
Un développement compétitif et fiable de l’IA
L’intelligence artificielle est souvent assimilée à une sorte de « boîte noire » qui tient à une certaine opacité de la donnée. Plus précisément, la difficulté résulte de la méconnaissance des algorithmes utilisés et de leurs corrélations. La question de la discrimination par la donnée et la menace de voir s’installer des systèmes autoritaires fait également partie des discussions. Ainsi, les critères liés aux données utilisées et à leur qualité, et par extension les biais algorithmiques, constituent un des points faibles de cette technologie. Dans cette perspective, le critère d’explicabilité d’un algorithme, c’est-à-dire la transparence des résultats transmis par l’IA et la bonne compréhension des mécanismes de son apprentissage statistique (de sa création à son utilisation), correspondent aux principaux axes d’effort à fournir. À titre d’exemple, en cas de données erronées, l’algorithme sera inévitablement impacté et les résultats de ce dernier appliqué à une situation réelle risquent par ricochet d’être altérés également.
L’absence de réglementation, les règles de mise en œuvre et les dispositifs constituent des zones grises, notamment au sujet de la responsabilité des concepteurs et celle liée à l’utilisation de données biaisées. Ainsi, la seule compétition et les défis de l’industrie de défense française ne se situent pas uniquement dans le cadre d’une rivalité mondiale. Pour se réaliser, en plus d’être novatrice, elle doit intégrer un cadre juridique inédit ; gage d’autonomie, de souveraineté technologique et de la généralisation future de l’IA. Entre innovation et normes, les entreprises de la BITD sont à même de développer des solutions inédites eu égard aux efforts entrepris et de leur savoir-faire qui ne se fondent pas exclusivement sur la donnée. D’ailleurs, des équipements déjà existants et opérationnels servent de supports aux logiciels de l’IA permettant de prendre un chemin d’évolution plus sûre et progressif.
Un comité français de l’IA
A l’interface des sciences, des techniques et des sciences humaines, l’intelligence artificielle génère des enjeux de toute sorte (opérationnel, maîtrise technologique, souveraineté, autonomisation, juridique, éthique, etc.). De ce fait, de nombreux défis doivent être relevés et les entreprises de la BITD françaises ont à poursuivre les efforts réalisés. Une attention particulière est portée afin que celles-ci ne soient pas écartées de la compétition mondiale avec le risque de perdre leur autonomie.
L’IA est loin d’avoir terminé sa course et elle pourrait constituer dans un horizon très proche une part essentielle des futurs systèmes d’armes. Elles offrent un panel d’application extrêmement large qui intègre aussi bien les intérêts militaires que civils et l’on ne saurait la réduire au simple champ létal. Ces perspectives mettent en avant la nécessité de privilégier la dualité et la coopération entre les différents acteurs pour le développement d’une IA forte et dans le respect d’une communauté de valeurs. A savoir, si la mise en place, par la première Ministre en septembre 2023 d’un comité de l’intelligence artificielle générative (composé d’acteurs des secteurs économique, de recherche, technologique, de recherche, et culturel), permettra dans les prérogatives fixées à 6 mois de consacrer une feuille de route novatrice.
Depuis quelques années, il apparait que la plupart des armées européennes font face à une importante crise des effectifs, peinant à recruter et fidéliser leurs personnels, sujet plusieurs fois traité sur notre site depuis quelques mois. Ces difficultés sont d’autant plus intenses ces derniers temps que, suite à l’agression russe contre l’Ukraine, nombre de ces armées ont entrepris de retrouver de la masse, et donc d’augmenter leurs objectifs de recrutement, souvent sans grand succès, bien au contraire.
Il est vrai qu’au-delà d’un nombre réduit de candidats, les armées tendent désormais à vouloir recruter des profils de mieux en mieux formés, ceci étant imposé par l’augmentation rapide de la technologie à tous les échelons de l’action militaire, alors que les standards physiques et psychologiques ont, quant à eux, été maintenus, créant naturellement une plus forte tension sur le filtre initial des « admissibles ».
Si le recrutement est plus difficile, la fidélisation des militaires l’est semble-t-il tout autant. De nombreux rapports, en Europe comme aux Etats-Unis, font état d’un taux de réengagement bien plus faible aujourd’hui qu’il ne l’était précédemment, lié notamment à l’attractivité du secteur privé friand des compétences acquises par les personnels militaires, mais également à une plus faible résilience globale face aux contraintes de la vie militaire, par ailleurs bien peu valorisée, y compris au sein des armées elles-mêmes.
Ces deux difficultés se cumulant, les armées européennes voient aujourd’hui leurs pyramides des grades, des âges et des compétences, consubstantielles de l’organisation hiérarchique militaire, directement menacées à moyen terme, au point que ce phénomène pourrait venir altérer directement le potentiel militaire, et donc dissuasif, de ces pays, dans un contexte international bien peu permissif dans ce domaine.
Toutefois, outre ces aspects techniques expliquant les rapports récurrents mettant en évidence les difficultés en matière de Ressources Humaines rencontrées en Italie, en Allemagne, en Suisse ou au Royaume-Uni, un second phénomène, bien plus problématique, est à l’œuvre à moyen terme, qui viendra potentiellement altérer les capacités de recrutement, donc les formats mêmes des armées européennes dans les années et décennies à venir.
Une menace à moyen terme sur les effectifs impossible à éviter ?
En effet, la démographie européenne, avec un taux de fécondité moyen sous la barre des 1,5 enfant par femme masquant d’importants écarts entre les 1,83 français et les 1,2 italien et espagnol, mais également un âge moyen passé de 36 ans en 2000 à 42 ans en 2023, et un endettement moyen des États qui a augmenté de presque 50% passant de 62% en 2008 à 92% en 2021, constituent une conjonction de facteurs des plus inquiétants pour les politiques de recrutement des armées européennes dans les années à venir.
Le nombre relatif de candidats va ainsi diminuer, du fait d’un nombre plus réduit d’enfants, donc de jeunes éligibles aux fonctions militaires. Dans le même temps, l’action conjuguée du vieillissement de la population et de la dégradation des finances publiques, va inciter les gouvernements à privilégier les profils productifs, donc fléchés vers le privé, ne serait-ce que pour tenter de maintenir à flot les comptes sociaux.
Les entreprises, elles aussi, vont accroitre leur attractivité pour tenter de maintenir leurs propres effectifs et leur activité. De fait, il semble presque inévitable, dans les 20 années à venir, que les formats des armées que nous connaissons aujourd’hui, en particulier des armées ayant fait le choix de la professionnalisation, soient appelés à considérablement baisser partout en Europe.
De même, le recours à la conscription, qui prélève une grande partie d’une tranche d’âge pour une année du circuit productif, sera également de plus en plus difficile à maintenir dans le temps, pour des aspects plus économiques et politiques que sociétaux, rendant l’horizon particulièrement sombre pour les armées européennes d’ici à 2035 ou 2040, et encore davantage au-delà.
Il existe cependant trois alternatives qui, potentiellement, pourraient permettre, si pas d’augmenter les recrutements et de maintenir les formats, au moins d’en atténuer les effets sur l’efficacité de l’outil militaire européen, d’autant qu’elles ne s’excluent pas mutuellement : une restructuration basée sur la réserve d’une part, le recours croissant à la robotisation et aux systèmes automatisés de l’autre, et enfin, une redéfinition des potentiels militaires de chaque pays de sorte à maintenir un effet opérationnel et dissuasif global, tout en spécialisant les armées nationales elles-mêmes.
L’extension du rôle de la Réserve face à la crise des effectifs
La première alternative est de loin la plus évidente et la plus aisément applicable. Il s’agit de faire de la Réserve, ou de la Garde Nationale, le pivot central de l’organisation structurelle et opérationnelle des armées. Dit autrement, cette approche suppose de constituer des capacités presque exclusivement composées de réservistes, partout où cela est possible.
On pense naturellement à toutes les unités constituant le corps de bataille de haute intensité de l’Armée de terre qui, fondamentalement, ne devrait intervenir qu’en Europe, et face à une menace visant directement l’intégrité de l’alliance ou de l’Union européenne, ce qui est cohérent avec l’emploi de réservistes.
Il est également possible, comme c’est le cas pour la Garde Nationale US, de mettre en œuvre des unités techniques, comme des escadrons de chasse, de ravitaillement en vol, ou de drones opérés par des réservistes, ainsi que d’unités de protection côtière et des infrastructures militaires, pour ce qui concerne la Marine et les forces aériennes.
Les militaires professionnels, quant à eux, assureraient l’encadrement et le transfert de compétences à ces unités de réservistes constituées, et formeraient, de plus, le pilier des capacités militaires ne pouvant être déléguées à la réserve, comme la dissuasion ou la projection de puissance.
Cette approche a plusieurs avantages notables. D’abord, une capacité réserviste coute sensiblement moins cher qu’une capacité équivalente de militaire professionnel, tout du moins pour l’aspect ressources humaines ,qui représente toutefois presque 40% des dépenses sur le budget des armées françaises.
En effet, même en surdimensionnant la réserve pour maintenir une opérabilité constante, avec, par exemple, trois réservistes contre un professionnel, les couts en matière de solde et de défraiements seraient au moins divisés par 2, tout en augmentant potentiellement la résilience des armées dans le cas d’un conflit ou d’une crise venant à durer.
Ensuite, le prélèvement d’une réserve sur les forces vives productives d’un pays, est bien inférieur à celui d’un militaire professionnel, et même à celui d’une conscription d’un an pour une tranche d’âge donnée.
Fait intéressant, la prise de compétences d’un réserviste s’effectue simultanément dans les armées et dans le civil, par sa propre activité professionnelle. Enfin, les contraintes de la vie militaires étant sensiblement moindre pour un réserviste que pour un militaire professionnel, la fidélisation peut y être renforcée.
Reste évidemment que le recours à la réserve à ses limites. Ainsi, il n’est pas question d’y recourir, comme dit précédemment, pour certaines missions particulièrement intenses comme la posture de dissuasion ou la projection de puissance, ou du moins pas pour en constituer le pivot.
En outre, les militaires professionnels sont naturellement mieux formés, donc plus efficaces en opérations. Tout du moins est-ce un argument souvent avancé, mais mis à mal par l’efficacité des réservistes ukrainiens depuis un an.
Enfin, remplacer en France 100 000 militaires professionnels par 300 000 réservistes, serait tout sauf aisé, et nécessiterait une stratégie et une offre très efficace pour y parvenir, et ainsi compenser l’inexorable diminution des effectifs professionnels pour les raisons préalablement évoquées.
Le recours massif à l’automatisation et la robotique
La seconde alternative à cette crise RH en devenir s’appuie sur un recours massif à l’automatisation et la robotique partout ou cela est possible, pour réduire le besoin en ressources humaines à capacités opérationnelles maintenues.
C’est notamment la stratégie mise en œuvre par les Forces d’Autodéfense nippones, qui entendent s’appuyer massivement sur les drones et la robotisation pour diminuer les besoins en matière d’équipages, qu’il s’agisse d’aéronefs, de navires ou de véhicules blindés.
C’est également cette approche qui est privilégiée aujourd’hui par l’US Navy, qui entend, d’ici à 2045, se doter d’une flotte de 150 navires sans équipage pour lui redonner la masse perdue face à la Chine. Quant à la Marine Royale néerlandaise, elle a récemment annoncé son intention de construire des corvettes à équipage réduit et très automatisées, pour épauler ses propres frégates.
Fondamentalement, cette stratégie n’a rien de nouveau. Les progrès de la technologie ont depuis fort longtemps permis de remplacer l’action humaine par l’action mécanique, et donc d’en réduire la pression sur les ressources humaines, mais aussi les risques pour les équipages.
À titre d’exemple, les chars moyens de la Seconde Guerre mondiale, comme le M4 Sherman, avaient un équipage à cinq hommes, alors qu’aujourd’hui, les chars modernes, comme le Leclerc ou le K2 Black Panther, ont un équipage à trois hommes, précisément du fait de l’intégration de la robotisation et de l’automatisation ayant notamment permis de remplacer le poste de chargeur par un système de chargement automatique.
Le phénomène est encore plus sensible concernant les navires de combat, qui ont vu leurs équipages, à déplacement égal, divisés par 3 depuis les années 70. Ainsi, les destroyers de 5.500 tonnes de la classe Suffren de la Marine nationale nécessitaient un équipage de 360 hommes dans les années 70 et 80, contre 128 marins, officiers mariniers et officiers pour une frégate FREMM de la classe Alsace, à mission et tonnage équivalents, détachement aérien compris.
Le recours à l’automatisation à de nombreux avantages pour les armées, ce qui explique l’engouement de plusieurs d’entre elles vis-à-vis de cette approche. En premier lieu, elle est relativement simple à planifier. En effet, elle ne repose que sur des aspects industriels et technologiques, plus aisément maitrisables que l’efficacité supposée d’une campagne de recrutement. En second lieu, elle est plus économique dans la durée, et n’impose pas de gestion fine des complexes profils de carrière des militaires professionnels.
Pour autant, elle n’est pas dénuée de difficultés, ni de risques. Ainsi, plusieurs rapports outre atlantiques ont appelé l’US Navy à la prudence dans son basculement vers une flotte partiellement robotisée, car si les navires sont autonomes à la mer, ils nécessiteront néanmoins d’importantes phases de maintenance au port, venant potentiellement saturer les capacités industrielles américaines dans ce domaine.
Par ailleurs, les armées, comme les industriels, manquent de recul quant à l’efficacité de ces systèmes, en particulier lorsqu’il s’agit d’en totalement retirer l’homme, mais également quant à la vulnérabilité de ces moyens hautement numérisés à certaines attaques, comme dans le domaine cyber, pouvant potentiellement priver une armée d’une grande partie de ses forces, faute de s’en être efficacement prémunis.
Enfin, elle est d’autant plus pertinente qu’elle s’applique à des armées technologiques, et ne peut pas, par exemple, pleinement remplacer l’ensemble des moyens militaires d’une armée, notamment parmi les plus gourmands en ressources humaines.
Toutefois, il est intéressant de noter que par leurs natures et applicabilité différentes, les deux solutions évoquées jusqu’ici, la réserve d’une part, la robotisation de l’autre, semblent se compléter pour couvrir une grande partie des besoins de l’ensemble des armées, de sorte à, potentiellement, représenter une solution pour absorber la crise des effectifs en devenir, tout en maintenant les capacités militaires nationales dans le périmètre dans lesquelles elles évoluent aujourd’hui.
La spécialisation des armées nationales
Il existe cependant une troisième voie, qu’il convient de ne pas ignorer, qui pourrait effectivement être envisagée pour répondre à la crise des effectifs en développement. Contrairement aux deux précédentes, celle-ci ne vise pas à maintenir le périmètre capacitaire des armées nationales, et admet même qu’il peut être inévitable d’y renoncer.
Pour cela, il conviendrait d’accepter que les armées nationales européennes se spécialisent en fonction de leur emplacement, compétences, contraintes et savoir-faire respectifs, de sorte à préserver une posture dissuasive et une capacité militaire globale suffisantes pour faire face aux crises à venir, tout en optimisant les moyens RH, technologiques et budgétaires à l’échelle des états dans une vision globale d’interdépendance pour en accroitre l’efficacité.
Prosaïquement, cette approche supposerait que les pays d’Europe de l’Est comme la Pologne et la Roumanie se concentrent sur la constitution d’une force terrestre mécanisée de haute intensité, les pays d’Europe centrale et du nord comme l’Allemagne, les pays bas et la Suède, sur les capacités de soutien et de protection, notamment dans le domaine aérien et de l’artillerie à longue portée, les pays d’Europe du Sud, Italie, Espagne, Grèce et Portugal, sur des moyens navals en Méditerranée et Atlantique. Enfin, France et Grande-Bretagne feraient ce qu’elles savent le mieux faire, la dissuasion d’une part et la projection de puissance de l’autre.
Cette approche a le mérite d’être extrêmement rationnelle, et relativement facile à planifier et à piloter. En outre, elle suppose une grande interdépendance des États européens en matière de défense, ce qui, au passage, neutralise tout risque de dissension, puisque plus que jamais, la sécurité n’est envisagée que d’un point de vue collectif.
Enfin, elle permet de concentrer le moyen RH, mais également technologiques et budgétaires, par pays ou groupe de pays, ce qui réduit les concurrences fratricides sur la scène internationale.
On notera que la présentation ci-dessus est volontairement manichéenne, mais qu’il est tout à fait possible, et même souhaitable, qu’une approche plus souple, permettant aux pays de s’équiper de certaines capacités sortant de leu périmètre initial, pour peu qu’ils acceptent de respecter les standards et le commandement des pays qui pilotent le sujet, notamment en termes d’armement.
Bien qu’attractive et rationnelle, cette approche a cependant bien peu de chances d’être retenue, puisqu’elle suppose une interdépendance assumée des États européens allant bien au-delà de ce qui aujourd’hui est généralement admis.
En outre, son organisation nécessiterait l’émergence d’un commandement unifié européen, et donc d’une forme de fédéralisation de l’Union européenne x OTAN, loin d’être à l’ordre du jour aujourd’hui. Elle n’en demeure pas moins une solution qui devait apparaitre dans cette analyse.
Conclusion
On le voit au travers de ce long article, félicitations à ceux qui sont arrivés au bout, la menace qui pèse aujourd’hui sur les effectifs et formats des armées, du fait de plusieurs facteurs concomitants, n’est pas sans solution.
Reste que les trois approches évoquées nécessitent, non seulement, un changement culturel plus ou moins profond selon les armées pour les mettre en œuvre, mais également des délais suffisants pour être en mesure de palier progressivement les difficultés qui ont déjà commencé à émerger ces dernières années, et qui ne manqueront pas de s’intensifier à l’avenir.
Comme nous l’avions titré il y a quelques semaines, il est plus que probable que les Ressources Humaines représentent, désormais, la ressource la plus critique dans le dimensionnement, et donc l’efficacité opérationnelle et dissuasive, des armées européennes, et au-delà.
Si, traditionnellement, l’attention médiatique tend à se porter davantage sur l’arrivée d’un nouvel équipement, ou la signature d’un nouveau contrat, c’est incontestablement là que se joue, dès aujourd’hui, la sécurité du vieux continent, face aux bouleversements géopolitiques qui secouent la planète, et dont rien ne semble indiquer qu’ils soient appelés à s’atténuer dans les années à venir.
Article du 22 juin 2023 en version intégrale jusqu’au 12 novembre 2023
D’ici 2 ans, il aura été créé plus de données dans le monde que depuis l’origine de l’humanité. Et ceci devrait désormais se répéter toutes les 2 prochaines années environ.
Cette croissance exponentielle de l’information, liée au développement d’Internet et du World Wide Web, ont fait naitre depuis trente ans un besoin stratégique : comment s’orienter dans un univers numérique en explosion ? Comment et où rechercher la bonne information ?
Bien que de premiers pionniers se soient positionnés très tôt sur ce créneau – Altavista, Yahoo, Lycos, etc. – c’est finalement Google qui – à l’aide d’un algorithme ‘PageRank’ révolutionnaire, d’une attention particulière portée à l’expérience utilisateur, et d’un modèle économique basé sur les enchères d’achat de mots clés – s’est imposé à partir des années 2000 comme le leader des moteurs de recherche sur Internet, s’emparant de plus de 90% du marché du « Search », contre environ 3% à son plus proche rival, Bing de Microsoft. Alors que l’on pensait cette position inexpugnable, l’annonce le 30 novembre 2022 de ChatGPT par la start-up OpenAI – puis l’annonce de l’exploitation de cette technologie par Microsoft Bing – a brutalement remis en cause cette position dominante. Cela a conduit le PDG de Google, Sundar Pichai, à mobiliser brusquement l’entreprise autour d’une alerte de type « Code Rouge », et à lancer une contre-offensive informationnelle massive. Une bataille qui s’est jouée avant tout via la communication publique et les médias sur l’échiquier économique d’un marché global du Search de plus de 270 milliards de dollars, mais dont les débordements vers les échiquiers politiques et sociétaux sont en cours. Avec en perspective un impact stratégique : le contrôle de l’accès à l’information sur Internet.
Le contexte de la recherche Internet : une domination écrasante de Google masquant des fragilités sous-jacentes
Quoiqu’il ait subi au fil des années quelques tentatives de concurrence généraliste (avec Microsoft Bing) ou locale (Baidu en Chine, Yandex en Russie, Naver en Corée, Qwant en Europe…) le leadership de Google dans le Search n’avait jamais été remis en cause depuis le début des années 2000. Autour de principes éthiques forts (« Don’t be evil » de 2004 à 2015 puis « Do the right thing ») et d’une stratégie d’excellence technologique, Google avait réussi à se hisser en deux décennies au rang de 4e capitalisation mondiale, élargissant son offre de la recherche Internet vers les services collaboratifs (Google Workspace), les médias (YouTube), le Cloud computing (Google Cloud), la maison connectée (Nest), la santé (Verily, Calico), la voiture autonome (Waymo), etc. Une stratégie de diversification confirmée en 2015 par la transformation de Google en consortium : « Alphabet ».
Mais des fragilités sous-jacentes
Si le chiffre d’affaires (CA) du groupe a atteint le chiffre impressionnant de 280 Milliards de dollars en 2022, les 28% de croissance du groupe par an (depuis son introduction en bourse de 2004) ont longtemps masqué des fragilités sous-jacentes. D’abord une dépendance massive de plus de 80% aux revenus publicitaires, entre Google Search, Google Workspace et Youtube. Ceci contre 9% seulement de CA sur le cloud et moins de 1% sur les autres activités (« other bets »), les deux en perte en 2022. Puis des risques constants d’attaque pour abus de position dominante, matérialisés aux USA en 2022. Et enfin une fragmentation lente mais régulière des usages de la recherche sur Internet (recherche de produits sur Amazon.com, recherches de personnes sur Facebook ou LinkedIn, etc.). Des incertitudes qui ne manquent pas de préoccuper depuis longtemps les investisseurs, qui, tout en plébiscitant Google, valorisent aujourd’hui son action à un prix/bénéfice (forward P/E) inférieur d’un tier (20) à ceux d’autres grands leaders du numérique comme Apple (29) ou Microsoft (30).
C’est dans ce contexte de doute diffus que ChatGPT va faire en novembre 2022 une percée stratégique.
Un coup de tonnerre pour l’image de Google Search : l’annonce de ChatGPT
Le 22 novembre 2022, la société OpenAI lance un agent conversationnel – « chatbot », basé sur l’intelligence artificielle générative – permettant de dialoguer avec les internautes et de répondre à leurs questions : ChatGPT. Fondée initialement en 2015 comme laboratoire de recherche à but non lucratif dédié à développer des systèmes d’Intelligence Artificielle Générale (IAG) sûrs et bénéfiques pour l’humanité, puis renforcée en 2018 par la création d’une filiale commerciale, la société OpenAI n’avait jusque-là pas fait beaucoup parler d’elle hors des cercles spécialisés, si ce n’est à propos de l’implication brève d’Elon Musk, co-fondateur parti en 2018. Avec 1 million d’utilisateurs en 5 jours, le lancement grand public de ChatGPT – développé discrètement depuis 2018 – crée un choc mondial. Il est vrai que la promesse est impressionnante : entrainé sur Internet, avec 175 milliards de paramètres, le chatbot est capable de donner l’illusion des réponses quasi humaines et d’un accès instantané au savoir mondial. Pour les (rares) experts, la technologie sur laquelle il s’appuie n’est pas fondamentalement nouvelle, et il s’agit avant tout d’un beau coup marketing d’OpenAI. Pour le grand public, c’est la révélation. Il suffit de moins de deux mois pour que la barre des 100 millions d’utilisateurs soit franchie, et que le lancement de ChatGPT propulse définitivement l’« Intelligence Artificielle Générative » comme la révolution du 21e siècle, dédiée à avoir selon les analystes « un impact similaire à celui qu’ont eu en leur temps l’invention de la machine à vapeur, de l’électricité, et de l’Internet »
Un impact très négatif pour Google
Si l’usage possible de chatGPT est plus large que celui d’un moteur de recherche (dialogue conversationnel, traduction, résumé de textes, création de code informatique, etc.), la concurrence possible avec Google Search fait rapidement la Une. Qu’attendent effectivement les internautes d’un moteur de recherche ? Ce que propose Google : une liste de liens correspondant à des mots clés ? Ou une réponse précise ? Ces interrogations lancinantes vont rapidement créer un buzz négatif : « ChatGPT va-t-il remplacer Google ? » Est-ce comme le disent certains le « moment iPhone » de la recherche Internet ? Google est-il un « mort en sursis », tout comme les premiers leaders du téléphone mobile – Nokia et BlackBerry – ont été tués par Apple ? Beaucoup d’utilisateurs le proclament sur les réseaux sociaux : “Google is done« , “OpenAI just killed Google », etc. Les tests de comparaison entre ChatGPT et Google fleurissent et sont répercutés sur des sites de presse majeurs.
La presse se fait l’écho d’une « alerte rouge » interne chez Google
Ces interrogations ne pas qu’externes : elles sont aussi et surtout interne à Google. Trois semaines après le lancement de ChatGPT, le New York Times révèle que l’onde de choc a donné lieu à une alerte rouge chez Google. Il apparaît même rapidement que les deux fondateurs de Google, Larry Page et Sergey Brin, qui s’étaient éloigné de la maison mère pour se consacrer aux activités émergentes d’Alphabet ont été rappelés à la rescousse et multiplient les réunions d’urgence.
L’occasion rêvée pour Microsoft de déstabiliser son rival de toujours
C’est à ce moment où Google est affaibli que son principal concurrent dans la recherche Internet, Microsoft Bing, lance une attaque frontale. Le potentiel de ChatGPT n’a pas échappé à Microsoft, qui est un investisseur majeur d’OpenAI depuis 2018. Avec Bing, Microsoft essaye depuis longtemps de concurrencer Google Search, mais sans succès notable jusque-là. Il voit avec la percée de ChatGTP l’occasion de bouleverser enfin les positions établies et va faire une succession d’offensives médiatiques auprès des utilisateurs, des annonceurs, des influenceurs, et des investisseurs.
10 millions de dollars investis dans OpenAI et une intégration à Bing
Le 23 janvier 2023 Microsoft lance l’offensive en annonçant investir 10 milliards de dollars dans OpenAI. Le 7 février, Microsoft annonce l’intégration des technologies d’OpenAI dans ses offres Edge, Microsoft 365, etc. Et elles seront aussi et surtout intégrées à Bing ! Un lancement de « Bing AI » qui sera immédiatement effectif (en préversion sur liste d’attente), avec une adaptation spécifique de la technologie d’OpenAI au Search, et la promesse de « réinventer le futur du Search ». « C’est un nouveau jour pour la recherche Internet » déclare le PDG de Microsoft, Satya Nadella. Au contraire de ChatGPT, le nouveau Bing disposera des dernières informations sur Internet (alors que Chat GPT 3.5 était bâtit sur un corpus de données Internet ne dépassant pas 2021). De plus, il citera ses sources.
Bing AI : vers un nouveau paradigme pour la recherche Internet ?
La contre-attaque informationnelle de Google en 4 phases
Si Google travaille depuis longtemps sur l’intelligence artificielle, l’offensive semble le surprendre. C’est d’autant plus paradoxal que le PDG de Google, Sundar Pichai, l’a positionné dès 2016 comme une « AI-first company », dédiée à utiliser l’IA dans tous ses services, et que c’est justement Google Brain, un des deux laboratoires d’IA de Google, qui a été à l’origine des technologies de « Transformers » et de « Large Langage Model » (LLM) dont OpenAI s’est inspiré. Des expérimentations pionnière qu’il hésitait à sortir des cartons, du fait de craintes sur la qualité des résultats et de précédentes polémiques[i]. Ceci combiné à la volonté évidente d’avancer prudemment pour ne pas cannibaliser son modèle économique publicitaire. L’aversion au risque et le dilemme classique du leader ! La valorisation d’Alphabet s’érodant de mois en mois depuis le pic de mi 2021 (-40%) et la pression concurrentielle et réputationnelle s’intensifiant, Google est au pied du mur : il se doit de réagir. Il le fait en 4 phases.
Phase 1 – Lancer une mobilisation des équipes, pilotée par le PDG d’Alphabet lui-même Sundar Pichai, et dont on laisse la presse se faire l’écho
Il faut non seulement remobiliser l’interne. Il faut le faire savoir en externe pour rassurer les investisseurs et les annonceurs. De décembre 2022 à janvier 2023, Google se prépare à la bataille. Il se doute qu’en plus de la menace d’OpenAI, il va être directement attaqué par Microsoft – investisseur d’OpenAI – sur le Search. La communication à la presse est souterraine mais ferme : la réponse de Google va venir bientôt. “Nous continuons de tester nos technologies d’IA en interne pour nous assurer qu’elles soient pleinement efficaces et sûres, et nous sommes impatients de partager bientôt ces expériences en externe” souligne mi-janvier Lily Lin, une porte-parole de Google, au New York Times qui a rapporté l’alerte rouge chez Google. En parallèle, Google gagne du temps en s’assurant que des extensions ChatGPT soient disponibles sur son navigateur Chrome. Un moyen de garder les utilisateurs chez Google.
Phase 2 : contribuer souterrainement à laisser le battage médiatique sur ChatGPT se calmer et le marché souligner ses faiblesses
Comme les analystes le soulignent dans leur classique « cycle du hype » : après le « pic des attentes exagérée » vient vite « l’abîme de la désillusion ». Il est vite clair que, si les capacités de ChatGPT ont d’abord bluffé beaucoup d’utilisateurs, une utilisation régulière vient rapidement les relativiser. Biais, erreurs (poétiquement nommées « hallucinations »), incapacité à discerner information, rumeurs et désinformation, non réplicabilité… : les résultats de ChatGPT sont parfois éblouissants mais souvent aussi immatures. Au point que le PDG d’OpenAI, Sam Altman lui-même, doit rapidement reconnaître qu’il est « prématuré de se fier à ChatGPT pour quoi que ce soit d’important ». Google en est bien conscient. C’est un défaut de tous les LLM. C’est bien pour cela qu’il n’avait jusque-là pas lancé le sien auprès du grand public. OpenAI et Microsoft, tout à leur offensive marketing, se gardaient bien de mentionner ces faiblesses. Google laisse la presse s’en saisir et les experts le souligner. Cela contribue à faire émerger progressivement un relatif consensus médiatique : les chatbots conversationnels sont encore expérimentaux. Ils ne remplaceront pas le « Search » mais le compléteront. Ils sont utiles pour répondre à certaines questions, pour peu que l’on ait conscience de leurs limites. Google Search est de son côté particulièrement efficace pour trouver à peu près tout sur Internet. Bref, le futur est à la conjonction des deux. C’est là où Google va se positionner dans les deux phases suivantes de la contre-attaque.
Phase 3 : Réaffirmer publiquement le leadership de Google en IA, et sa capacité à combiner le plus efficacement « Search » et IA générative
Dès janvier, et alors que la valorisation d’Alphabet est au plus bas depuis son pic de mi 2021 (-40%), Google est prêt pour réaffirmer son avance technologique dans le domaine de l’intelligence artificielle, via une approche médiatique tous azimuts (relations presse, blogs institutionnel…). Mi-Janvier, une série de publications sur son blog viennent rappeler à la presse et au grand public la mission de Google sur l’IA, comment il applique l’IA pour répondre aux enjeux sociétaux, la manière dont il applique l’IA dans ses produits, etc. Cette approche est également particulièrement active auprès des investisseurs, à l’occasion des conférences dédiées aux analystes financiers, comme le 2 février 2023 (Q4 earning call) où le PDG de Google Sundar Pichai focalise l’essentiel de son intervention introductive sur les réalisations de Google en IA et l’imminence d’annonces majeures à ce sujet.
Phase 4 : contre-attaquer via l’annonce portée par le CEO lui-même du propre agent conversationnel de Google : Bard
Le 6 février, c’est le PDG de Google lui-même, Sundar Pichai, qui court circuite l’annonce de Satya Nadella, PDG de Microsoft, prévue le lendemain, pour annoncer que Google lancera son propre chatbot, Bard. Celui-ci est positionné comme un « service d’IA collaboratif » plutôt que comme un moteur de recherche, et sera disponible le 21 mars, tout comme une API ouverte aux développeurs. Il rappelle par ailleurs que c’est Google qui est à l‘origine de la technologie de Transformers et de LLM sur laquelle l’IA générative est basée, et que Google travaille à intégrer ces technologies dans tous ses services, de manière fluide et sûre. Une petite pique à OpenAI, à ses hallucinations, et aux risques règlementaires… Ce sera d’ailleurs une constante de Google : insister sur son approche responsable de l’IA, un discours développé depuis 2018.
Fortement attendu, l’annonce de Bard s’avère pourtant chaotique. Dans une copie d’écran de démonstration, partagée par Google, des spécialistes relèvent une petite erreur factuelle dans une réponse de Bard relative au télescope spatial James-Webb. La sanction est immédiate : l’erreur fait le buzz, des médias comme Forbes se demandent comment Google a pu passer du « AI-first au AI-last », les investisseurs doutent, et Google perd 100 milliards de dollars de capitalisation.
Mais Google a jeté les dés. Malgré ces aléas, la contre-attaque finit par porter lentement ses fruits. Le 21 mars, Bard est accessible sur liste d’attente aux USA et en UK. Les premiers retours des internautes sur Bard sont relativement positifs. D’autant plus que Google ne fait pas l’erreur de « survendre » son chatbot. Bard est présenté comme une « expérimentation », et encourage les internautes à signaler toute erreur afin de l’améliorer.
Progressivement, la situation se stabilise. Bard parvient à s’affirmer dans le paysage et la capitalisation d’Alphabet, après quelques secousses, remonte. Les mois suivants verront la poursuite du renforcement des synergies entre Bard et Search, le lancement d’un nouveau modèle innovant de LLM, PaLM 2, et de multiples initiatives de Google pour assurer la sécurité de l’IA et la rendre responsable, y compris une initiative conjointe avec d’autres acteurs – dont OpenAI – le Frontier Model Forum.
L’analyse du rapport de force 9 mois après le lancement de ChatGPT
Dix mois après le lancement de ChatGPT, sept mois après celui de Bing AI et de Bard, ou en est la situation ?
Un front stabilisé
En termes de parts de marché, le front semblé stabilisé : Google a regagné le terrain perdu. L’offensive de Microsoft n’a pas réussi à faire bouger significativement les lignes. Entre novembre 2022 et août 2023, malgré un léger frémissement pour Bing, les parts de marché sont quasiment revenues à la situation antérieure.
L’image de Google a néanmoins été fragilisée
Bien que Bard, après des débuts chaotiques, se soit installé dans le paysage, que l’image d’OpenAI ait commencé à pâlir (certains articles parlent même de risques de faillite), et que Bing n’ait pas réussi à transformer significativement l’essai, des doutes diffus sur l’avenir de Google subsistant néanmoins chez les utilisateurs, les annonceurs, les influenceurs et les investisseurs. Pour certains partenaires, l’option d’envisager une alliance avec Bing ne serait plus tabou. Le cas Samsung aurait notamment créé la panique chez Google, selon le New York Time. Le coût de la bataille, enfin, est élevé pour Google. Une recherche par LLM coûte 10 fois plus cher en infrastructure et énergie qu’une recherche classique. Microsoft, avec sa part de marché de 33% dans le cloud et ses services Office365, a plus de moyen de rentabiliser cette infrastructure que Google, numéro 3 seulement du cloud avec 9% de part de marché, et challenger du collaboratif avec Workspace.
Le cours de bourse de Google, rétabli après les doutes, est revenu à une situation proche de son pic de mi 2021, mais reste donc à la traine derrière celui de Microsoft, dont le forward P/E est supérieur d’un tier.
Cela va augmenter la pression des investisseurs pour rendre profitable ou rationaliser les autres activités de Google (« other bets »), dont le résultat est pour l’instant négatif. Le licenciement préemptif de 12.000 employés dès mi janvier 2023 doit bien sûr aux craintes de récession partagées par la plupart des acteurs de la tech, mais prend une résonance particulière chez Google : les coûts doivent être optimisés en prévision de batailles difficiles à l’avenir.
De nouveaux entrants en embuscade
Enfin, la bataille a revigoré les concurrents, pour lesquels la possibilité de déstabiliser Google ne parait plus si utopique. Outre Bing, les startups qui s’essayent à la concurrence comme you.com redoublent d’efforts. Sans compter les poids lourds en embuscade, comme Amazon, Meta, Apple voire x.AI (nouvelle société d’Elon Musk, créée en Juillet 2023 avec l’ambition de « comprendre la vraie nature de l’univers », en lien avec Twitter/X et Tesla) qui pourraient s’appuyer sur la puissance de l’IA pour accélérer la transformation des usages. Ceci en profitant notamment de leurs énormes audiences et de leur présence croissante dans les objets connectés (mobile, domotique, casques de réalité virtuelle ou augmentée, voiture connectée …). Des rumeurs prêtent même à Apple le projet de se positionner frontalement face à Google dans le Search, au travers de l’iPhone – qui touche près de 1,5 milliards d’utilisateurs actifs… Comme le soulignent des analystes : il ne s’agit plus seulement de rechercher des informations sur Internet. Le champ de bataille est la façon dont nous interagissons avec tous les appareils intelligents de notre quotidien. Google l’a bien compris. Avec Android, il se positionne dans le mobile et l’Internet des Objets depuis longtemps. Mais ses grands concurrents ont aussi de sérieux atouts dans leur manche.
Le « moment iPhone » ?
Par ailleurs, comme le souligne avec angoisse une note interne de Google ayant fuité sur Internet, « nous n’avons plus de protection face à la concurrence », l’IA bouleverse non seulement les cartes du Search, mais elle est désormais à la portée d’acteurs de toutes tailles, et remet en cause toutes les positions acquises, y compris d’ailleurs aussi celle d’OpenAI. Il y a une course à la puissance, que seuls les géants peuvent s’offrir du fait du coût des infrastructures de calcul (processeurs Nvidia, etc.). Mais il y a aussi une course à l’innovation agile. Compte tenu des progrès exponentiels de l’IA, et en s’appuyant sur le cloud et les LLM en open source, des startups peuvent désormais faire pour 100 dollars et en quelques semaines, ce à quoi des acteurs établis comme Google ou OpenAI devaient auparavant consacrer des mois et 10 millions de dollars. Ces remarques angoissées font un écho troublant à celles du célèbre mémo de 2011 de l’ancien PDG de Nokia à propos de l’iPhone, mais aussi et surtout à propos d’Android et des concurrents chinois. Le « moment iPhone » est peut-être bien là. Et il dépasse largement le cadre de la concurrence entre Google Search et Bing…
Google génère le doute
Si la première manche de cette guerre informationnelle n’a pas bouleversé les positions concurrentielles faciales, elle donc a créé le germe du doute sur Google chez le grand public, les annonceurs, les partenaires, les influenceurs et les investisseurs. Elle relance la pression des concurrents pour bouleverser la position établie de Google dans le Search, et plus largement dans l’IA.
Cette bataille est d’autant plus cruciale pour Google qu’elle est existentielle : via le Search, elle impacte potentiellement plus de 50% de son chiffre d’affaires [ii].
Inversement, les risques sont proportionnellement bien plus faibles pour les concurrents, notamment Microsoft, pour lequel l’IA est un moteur stratégique qui va souvenir fortement tout le reste de ses activités – Office365, services cloud, etc. – et pour lequel la recherche Internet est avec Bing une activité accessoire[iii].
Dans cette bataille, Microsoft apparait clairement gagnant dans la première manche.
Cette guerre illustre l’asymétrie des risques entre leader et challenger. Innovateur majeur, « disrupteur » de ses prédécesseurs dans les années 2000, Google se trouve aujourd’hui dans une position défensive, sur une technologie d’IA (les LLM) qu’il a pourtant créée et dont il aurait dû être le premier bénéficiaire. Elle illustre aussi l’avantage de l’offensive. En jouant défensif à chaque étape (continuité de l’expérience utilisateur, IA responsable, sécurité…), Google a peiné à convaincre pleinement. Il a surtout été aidé par l’inertie des usages. Beaucoup d’utilisateurs ont néanmoins entraperçu de nouveaux horizons. Même si OpenAI et Bing n’ont pas encore massivement convaincu, ils ont effrité les défenses de Google. De nouveaux chocs – peut-être d’acteurs tiers – pourraient les ébranler plus massivement
Quel sera l’avenir de cette confrontation ?
Il est encore difficile à prévoir. La technologie de LLM est encore jeune. Les usages sont encore émergents. Les nouveaux acteurs prolifèrent. En outre, la bataille va très vite s’étendre de l’échiquier économique aux échiquiers sociétaux et politiques. Les débats sur la propriété intellectuelles, comme les exigences en termes de conformité et de responsabilité se multiplient. Les risques sociétaux de l’IA sur l’emploi, et plus largement, l’humanité, inquiètent. Le 22 mars 2023, 1000 scientifiques dont Elon Musk signaient une lettre ouverte alertant sur ces multiples dangers et appelant à une pause. En Europe et aux USA, les politiques s’apprêtent à légiférer. En Chine, ils le font déjà.
Google sera au cœur de ces batailles. Son principal concurrent, Microsoft, a su se réinventer face à des crises existentielles similaires (Internet dans les années 90, l’open source dans les années 2000, le cloud dans les années 2010). Google aura-t-il cette capacité, alors qu’il n’avait pas rencontré de rival sérieux sur son cœur de métier depuis des décennies ? Pour Google plus que pour tout autre acteur et compte tenu de sa mission affichée d’ « organiser les informations à l’échelle mondiale pour les rendre accessibles et utiles à tous », cette guerre sera totalement informationnelle. Comme le souligne Sundar Pichai le 5 septembre 2023, à l’aube des 25 ans de Google : qu’à fait Google jusque-là sinon d’aider le monde à trouver des réponses à ses questions du quotidien ? Pour les 25 prochaines années, d’ici 2048, l’enjeu sera de répondre aux questions de l’avenir et de chercher de nouvelles frontières. Google a des atouts dans cette bataille. Mais, tout en restant prudent, il devra désormais être offensif.
Jean-Christophe Spilmont (MSIE42 de l’EGE)
Notes
[i] En 2017, c’est Google qui a publié le premier article « Attention is All You Need », sur la technologie « Transformer », à l’origine de l’AI générative, puis qui a créé le premier « Large langage Model » (LLM), BERT. Les recherches de Google en matière d’innovation et d’IA ont néanmoins été marquées à plusieurs reprises par des polémiques, notamment mi 2022 sur son modèle LaMDA, qu’un ingénieur de Google avait clamé auprès de la presse être conscient, allant jusqu’à chercher des conseils juridiques pour « protéger » LaMDA de Google! Une polémique qui s’était soldée par le renvoi de l’ingénieur, et avait incité la direction de Google à ne pas lancer publiquement le chatbot. 5 mois après, OpenAI, sans s’embarrasser de telles précaution, lançait ChatGPT… Le dilemme classique de l’innovateur : un challenger comme OpenAI – ou Microsoft Bing – peut prendre plus de risques qu’un leader établi comme Google Search. Au pied du mur, c’est en s’appuyant sur le modèle LaMDA que Google lancera finalement Bard début 2023
La visite à Kiev de Sébastien Lecornu et d’une délégation d’industriels de la Défense français, jeudi, s’est soldée par la signature de plusieurs contrats et accords. A Kiev, le ministre français venu défendre des partenariats avec des industriels ukrainiens, a rencontré le ministre Oleksandr Kamychine, chargé des industries stratégiques (photo ci-dessus. Les photos de ce post sont de moi), et Rustem Umerov, le nouveau ministre de la Défense.
Sa visite a précédé l’ouverture par le président Zelensky du premier forum international consacré à l’industrie de la défense, qui veut attirer des fabricants étrangers capables de produire des armes en Ukraine et de lui « construire un arsenal » face à la Russie. « Nous sommes intéressés par la localisation de la production des équipements nécessaires à notre défense et des systèmes de défense avancés utilisés par nos soldats », a résumé Zelensky dans son discours d’introduction, diffusé ce samedi.
Voici la liste des accords et contrats signés vendredi (c’est moi qui souligne): Coopération DGA / DPA La direction générale pour l’armement (DGA) et son homologue ukrainienne, la Defense Procurement Agency (DPA) ont signé un accord pour favoriser la coopération en matière d’armement entre les deux pays.
Coopération industrielle Le GICAT a signé deux accords, avec les Ministère de la Défense et Ministères de l’Industrie Stratégique ukrainiens sur le développement de la coopération en matière d’industrie de défense entre la France et l’Ukraine.
Artillerie Fourniture de 6 systèmes d’artillerie supplémentaires. Au-delà des canons Caesar déjà fournis, que ce soit au titre des cessions par l’armée françaises (18) ou au titre des acquisitions par le ministère ukrainien directement auprès de KNDS (12), KNDS va fournir 6 canons Caesar supplémentaires. MCO (maintien en conditions opérationnelles) des systèmes Caesar fournis. Le MCO des systèmes CAESAR est d’ores et déjà assuré par KNDS via un flux de pièces de rechanges. Par ailleurs, KNDS a signé un accord avec une société ukrainienne pour assurer le MCO des Caesar dans la durée sur le territoire ukrainien, comprenant la production de pièces localement. Cet accord prend également en compte le MCO des AMX 10 cédés par l’Armée de Terre.
Véhicules terrestres Intégration d’armements : La société KNDS a signé un accord avec une société industrielle ukrainienne pour l’intégration en Ukraine d’armements sur les véhicules des Forces Armées Ukrainiennes. MCO des véhicules fournis : ARQUUS, fabriquant de VAB (Véhicules de l’avant blindé), s’est engagé, au travers d’un accord signé avec une société ukrainienne, à soutenir les véhicules cédés par les Armées françaises – notamment à travers de la production locale de pièces – et à étudier la mise en place d’un partenariat avec des entreprises ukrainiennes afin de produire des VAB neufs dans le pays. Fabrication additive : La société Vistory a signé un accord avec une société ukrainienne pour des solutions de fabrication additive de pièces de rechange. Ce sujet est très prometteur pour autonomiser les Ukrainiens, y compris potentiellement pour déployer des solutions mobiles de fabrication de pièces de rechange sur le théâtre d’opérations. Fourniture d’engins amphibie : La société CEFA va fournir 8 engins amphibie qui permettent le franchissement de cours d’eau.
Drones Drones Delair : Au-delà du premier contrat de drones, et dont les premiers exemplaires sont en cours de livraison auprès des Ukrainiens, la société Delair a signé un nouveau contrat avec le MOD ukrainien pour la fourniture de drones supplémentaires, ainsi qu’un accord portant sur la maintenance des drones livrés et ouvrant la voie à une production locale. Partenariats industriels : les sociétés Thales d’une part et Turgis & Gaillard d’autre part ont chacune signé un accord avec des sociétés ukrainiennes pour co-développer des drones, avec comme perspective une fabrication locale de drones.
Déminage L’entreprise CEFA a signé un contrat pour la fourniture de 8 premiers robots SDZ de déminage. C’est un moins qu’espéré (10 unités) mais le résultat témoigne de la confiance des Ukrainiens dans ce matériel.
Quelques remarques personnelles:
Ces bons résultats et ses bonnes perspectives sont dus aux efforts conjoints des équipementiers français, du ministère des Armées et du GICAT qui a organisé du 18 au 20 septembre, à Kiev, un premier séminaire de coopération industrielle franco-ukrainien.
En termes de fournitures, on notera les drones Delair (type non spécifié), les 6 Caesar supplémentaires mais surtout les 8 robots de déminage SDZ de l’entreprise CEFA (deux livrables à l’armée de Terre française pourraient être déviés vers l’Ukraine). En matière de déminage, la France s’avère malgré tout en retrait d’autres pays dont les entreprises spécialisées ont capté une partie du marché il y a déjà plusieurs mois (je reviendrai sur ce sujet dans un prochain post).
Cette même entreprise va aussi livrer 8 EFA (engins de franchissement de l’avant. Photo ci-dessus prise lors d’Orion 4); ces systèmes d’occasion issus de l’ex-parc du génie pourront être livrés très rapidement.
Quelques points (évidemment non exhaustifs) transparaissent peu à peu sur des évolutions capacitaires significatives à venir de l’armée de Terre de demain (dite « de combat« ), pour densifier la bulle aéroterrestre (en termes de létalité, de transparence, et de protection).
Par exemple, à terme, il est recherché 3 gammes différentes de munitions télé opérées (MTO / MUNTOP) :
MUNTOP – AD (appui direct) pour la zone 0-30 km, soit celle de la brigade interarmes (BIA), dans la zone du radar Murin, du Griffon VOA d’observation, du Griffon MEPAC de mortier embarqué, du drone SMDR… ;
MUNTOP – AE (action d’ensemble) dans la zone 0-80 km, soit celle de la division (dans la zone des tirs de Caesar, ou de la roquette LRU, qu’elle soit non souveraine, aujourd’hui, ou demain potentiellement souverraine…) ;
Puis, à terme, MUNTOP – FLP (feux longue portée), dans la zone des 0-150 km.
Cela s’ajoutera à de nouvelles capacités acquisition/feux :
Radars Cobra ou équivalents pour passer de 40 km à 100 km en acquisition ;
Des drones MALE/MAME dédiés aux feux dans les 0-150 km ;
Le retour des Détachements d’appui dans la profondeur (DAP)…
En parallèle, il est poursuivi l’ambition de faire de l’armée de Terre le 1er opérateur de systèmes automatisés en Europe (un peu comme l’ALAT est depuis quelques temps déjà le 1er opérateur d’Europe en nombre d’hélicoptères détenus) :
Dès 2025, il devrait y avoir un peu moins de de 900 systèmes militarisés (un système + plusieurs drones) et plus ou moins 600 drones civils, plus les MTO FS (environ 100 exemplaires) ;
Vers 2026, le SDT (armé ?) et le drone MAME FT (cf. ci-dessus), plus l’automatisation des nano et micro drones et intégration dans la bulle Scorpion de l’ensemble, avec en parallèle la mise en œuvre de MTO souveraines de courte portée en développement rapide actuellement (pour une commande de l’ordre de 1.000 exemplaires – projet Colibri) ;
Vers 2028, des MTO souveraines de moyenne portée en développement rapide (projet Larinae), de l’ordre de plus de 250 exemplaires ;
Pour au final en 2030 : 2 type de MTO souveraines à plus de 1.250 exemplaires + environ 1.100 systèmes militaires + de l’ordre de 800 drones civils.
A noter que ces chiffres ne sont pas forcément des volumes de commandes, mais plutôt des parcs détenus à l’instant t (grâce à une petite agilité contractuelle (enfin possible…) pour pouvoir recompléter rapidement et facilement les stocks au fil du temps, malgré les pertes, leur utilisation, etc.).
En parallèle toujours, la feuille de route robotique progressera, avec des plateformes polyvalentes terrestres de combat pour 2030, après des premiers prototypes en 2027, plus les MTO en phase de généralisation progressive pour 2026, plus l’école des drones pleinement opérationnelle (qui passera à terme du Commandement du renseignement COMRENS à la brigade d’Artillerie BART).
D’ici 2025, comblement progressif des ruptures de capacité prioritaires en artillerie moyenne portée et drone tactique ;
D’ici 2027, efforts sur les soutiens tactiques et opératifs (notamment sur les flottes tactiques et logistiques) et comblement des faiblesses en artillerie moyenne portée, drone tactique, contre-minage, transport d’engins blindés… ;
D’ici 2030, montée en puissance des flottes logistiques, efforts sur la décontamination de l’avant et d’ensemble, le ravitaillement carburant et transport médian, la défense sol-air d’accompagnement…
Pour les effets dans les champs immatériels, un « bataillon de leurrage » devrait prochainement voir le jour (à Lyon), rattaché au CIAE (Centre interarmées des actions sur l’environnement), en plus de l’École de l’influence qui y sera opérationnelle et de la 1ère Unité multi-capacités (UMC) pour opérer en LID (lutte informatique défensive), LIO (lutte information offensive) et L2I (lutte informatique d’influence).
Enfin, un effort sera mené sur la consolidation et la modernisation des forces de souveraineté, notamment dans les capacités de protection, de prévention et d’influence, via des stocks prépositionnés, un renforcement de capacités notamment C2/renseignement/influence/cyber/réserves/formation des partenaires…, les capacités d’accueil de renforts… Cela ira notamment de paire avec la régionalisation géographique des divisions et la sectorisation des brigades (changeants à intervalles réguliers), pour une meilleure connaissance des zones d’opérations potentielles.
Une vision encore partielle, non exhaustive, et non définitive, à compléter.
Plutôt que de développer un nouveau char de combat, l’US Army a annoncé, il y a quelques semaines, se tourner vers une évolution radicale de son M1 Abrams, pour donner naissance au M1E3 Abrams d’ici à la fin de la décennie.
À l’instar de l’Allemagne et de son Leopard 2AX, il s’agit pour les États-Unis de répondre au mieux, face aux contraintes de temps et de technologies, aux enseignements de la guerre en Ukraine, et notamment à l’arrivée massive des drones à tous les échelons du combat.
Cette approche, qui s’oppose aux objectifs d’un programme MGCS menacé de toutes parts, se veut pragmatique pour répondre aux enjeux opérationnels, mais aussi commerciaux, qui se présentent aujourd’hui.
Dans ce contexte, la France, sur la base d’une évolution radicale du char Leclerc basée sur la tourelle EMBT, doit-elle, elle aussi, s’inviter dans cette course contre-la-montre qui s’est engagée des deux cotés de l’Atlantique ?
La transformation robotique du champ de bataille est en marche
S’il est un enseignement crucial à retenir des 19 mois de guerre en Ukraine, c’est incontestablement le rôle désormais central que les technologies robotisées, plus particulièrement les drones, ont pris sur le champ de bataille.
Ceux-ci interviennent dans la presque totalité des espaces de conflictualité, qu’il s’agisse de frapper les unités sur la ligne de front, de diriger le tir de l’artillerie à longue et très longue portée, de mener des raids aériens ou navals contre les bases arrière de l’adversaire, et même pour mener des campagnes de terreur contre les populations civiles.
L’arrivée de ces drones et autres munitions rôdeuses, influence à présent la réflexion opérationnelle des stratèges militaires, au point de modeler, avec d’autres facteurs souvent connexes, la conception même des nouveaux équipements militaires.
C’est ainsi que les Loyal Wingmen et autres Remote Carrier sont aujourd’hui au cœur de la conception des avions de combat de nouvelle génération comme les NGAD aux Etats-Unis, le GCAP britannique (Italie/Japon), et le SCAF européen.
Ils influencent aussi la conception des nouveaux navires militaires, qu’il s’agisse des unités de surface combattantes comme les destroyers et frégates, les grands navires aéronavals et d’assaut, les bâtiments de guerre des mines et même les sous-marins.
C’est aussi le cas dans le domaine des armements terrestres, qu’il s’agisse de l’artillerie, des blindés de combat et de soutien, et désormais du seigneur du champ de bataille, le char de combat.
En effet, les programmes de chars de combat de nouvelle génération, ou devons-nous dire plutôt de génération intermédiaire, comme le K2 Black Panther, le T14 Armata, le Leopard 2A8 ou le récemment annoncé, Abrams M1E3, sont conçus autour de cette révolution robotique.
Ils intègrent ainsi des drones de reconnaissance pour une perception étendue de leur environnement, des systèmes antidrone et APS pour engager et détruire les drones de reconnaissance et les munitions rôdeuses,
La robotique entre aussi dans l’habitacle, pour remplacer le poste de chargeur par un système automatisé, même au sein des armées attachées à l’équipage à quatre traditionnels jusqu’ici.
Cette influence dépasse même ce cadre direct, en imposant, par exemple, des chars plus légers et plus mobiles, avec une empreinte logistique plus faible, de sorte à préserver les flux logistiques des frappes indirectes menées, là encore, avec l’aide ou par des drones.
Avions, hélicoptères, chars : leur rôle va évoluer dans les années à venir
Au-delà de ces aspects déjà appliqués au combat aujourd’hui, notamment en Ukraine, il apparait surtout que la révolution robotique des armées en cours, va considérablement influencer le rôle même des piliers de l’action militaire.
Ainsi, les avions de chasse, mais aussi, les frégates, destroyers et sous-marins, les hélicoptères et les chars, voient leur rôle opérationnel évolué d’une mission de type vecteur/effecteur, c’est-à-dire de transport et de mise en œuvre des munitions et des systèmes d’armes, à celui de coordinateur de drones jouant précisément ce rôle de vecteur/effecteur.
Dit autrement, là où aujourd’hui un avion de combat comme le Rafale transporte lui-même ses bombes et ses missiles, ou un char comme le Leclerc emploie son canon de 120 mm, les équipements qui devront les remplacer s’appuieront avant tout sur les munitions et capacités de leurs drones, pour frapper l’adversaire.
En effet, les systèmes d’armes sont désormais à ce point efficaces et précis, et les moyens de communication performants et réactifs, qu’exposer un avion de combat de 100 m€ ou un char lourd de 20 m€, ainsi que leurs précieux et rares équipages, ne peut se faire que parcimonieusement, avec un temps d’exposition le plus réduit possible.
Quelle influence sur les nouveaux chars de combat ?
Si la révolution drone et robotique s’était déjà invitée depuis plusieurs années dans la conception des systèmes de combat aériens de nouvelle génération, et dans la guerre navale, son intégration aux véhicules blindés, et notamment aux chars de combat, était en revanche plus timide (en dehors des systèmes de chargement automatique en Russie, France ou encore Corée du Sud).
Ainsi, à l’occasion de la Defense Warfighter Conference, le général de brigade Geoffrey Norman, directeur de la Next-Generation Combat Vehicle Cross Functional Team de l’US Army, a donné des précisions sur le nouveau char à l’étude, dont l’existence fut dévoilée il y a tout juste une semaine.
Comme anticipé, le nouveau char sera conçu sur la base des avancées développées dans le cadre de la version SEPv4 du M1A2 Abrams, finalement annulée au profit du nouveau programme.
Il intégrera de fait de nouveaux équipements de vetronique, comme un système infrarouge de nouvelle génération 3GEN FLIR, un détecteur de menace laser, un système de gestion thermique et d’autres nouvelles capacités.
En revanche, celui-ci sera entièrement repensé pour absorber les enseignements de la guerre en Ukraine, et intégrer la révolution robotique en cours. Il disposera de cette manière d’un système de protection actif passif, soft et hard-kill intégré nativement, et non ajouté comme c’est le cas du Trophy sur le M1A2 SEPv3.
Son équipage sera, lui, ramené à trois membres, avec la suppression du poste de chargeur, et l’intégration d’un système de chargement automatique du canon principal.
Surtout, le char sera considérablement allégé, de sorte à en réduire l’empreinte logistique et doté d’une propulsion hybride, tant pour réduire sa consommation que pour en améliorer au besoin la furtivité.
Si la masse au combat du M1E3 n’est pas encore révélée, le General Norman a toutefois précisé qu’il s’agissait notamment de lui permettre d’employer certaines infrastructures de transport civiles, comme les ponts, aujourd’hui interdits au M1A2 et à ses 73 tonnes.
Abrams M1E3, Leopard 2AX : Pourquoi l’option du reboot générationnel a beaucoup d’intérêt ?
Il est toutefois intéressant de remarquer qu’à l’instar du Leopard 2AX allemand, l’US Army privilégie dans ce programme une évolution de l’Abrams, même si celle-ci est radicale, au développement d’un nouveau char, comme envisagé par le désormais moribond MGCS franco-allemand. Ce choix s’explique par plusieurs facteurs concomitants.
La pression du calendrier géopolitique et commercial