Stratégiquement, la Chine sortirait-elle vraiment grandie d’une invasion de Taïwan?
En mettant la pression sur l’île, le pouvoir chinois et son armée s’exposent à des répliques occidentales non négligeables sur les plans militaire et économique, notamment venant des États-Unis.
Au-delà de la situation en Ukraine ou au Proche-Orient, il est probable que la relation des États-Unis avec la Chine est fondamentale aux yeux de Donald Trump. La question a été abordée sous l’angle non négligeable du commerce et des droits de douane. Reste le sort qui peut être réservé à l’île de Taïwan. Sa culture et même son écriture traditionnelle la rattachent à ce qu’était la Chine d’avant le communisme. Une large majorité de pays dans le monde ont diplomatiquement reconnu la Chine populaire; tandis que Taïwan n’a pas le statut d’un véritable État, mais ce territoire de quelque 24 millions d’habitants possède un rayonnement économique et industriel considérable.
C’est sur le plan de la protection que lui apportent les États-Unis depuis 1949 que Taïwan a quelques récentes inquiétudes. Donald Trump a pu sembler mettre en doute ce soutien au cours de sa campagne électorale. Au point que, à Taipei, le 14 décembre, lors d’une interview sur CNN, le professeur Chen Ming-chi, qui a été membre du Conseil de sécurité nationale de Taïwan, a exprimé l’anxiété de nombreux Taïwanais en déclarant: «L’imprévisibilité de Trump est telle que nous ne savons pas si, sous son deuxième mandat, Taïwan sera plus en sécurité ou bien devra faire face à des risques plus importants.»
Cette réunification serait plutôt une unification. En effet, historiquement, Taïwan n’a appartenu à la Chine qu’entre 1683 et 1895. Pendant des siècles, l’île a principalement été habitée par des populations aborigènes avant que les Japonais ne s’y installent en 1895 jusqu’à leur défaite en 1945. Après quoi, en 1949, les troupes nationalistes de Tchang Kaï-chek chassées du continent par la victoire de Mao Zedong, se sont installées à Taïwan. Et aujourd’hui, le rattachement politique de Taïwan à la Chine populaire «par la force si nécessaire» est jugé «inévitable» par Pékin.
Des manœuvres chinoises incessantes en mer
Régulièrement, ces derniers mois, l’armée chinoise déploie des manœuvres autour de l’île de Taïwan. Les dernières se sont déroulées du 1er au 3 avril 2025, au nord, au sud et à l’est de l’île. Des navires et des avions de l’Armée populaire de libération (APL) chinoise, en coordination avec des systèmes de lancement de roquettes à longue portée, ont effectué des exercices d’interceptions aériennes, d’assauts contre des cibles maritimes ou encore d’organisation d’un blocus qui serait destiné à asphyxier «l’île rebelle», comme on l’appelle en Chine.
Les troupes chinoises engagées dans ce genre d’exercices évitent de pénétrer dans les eaux territoriales taïwanaises. Mais, à chaque fois, le ministère de la Défense de Taïwan condamne ces exercices en les qualifiant de «provocations irrationnelles» de la part de la Chine. Tandis qu’à Pékin, Guo Jiakun, l’un des porte-parole du ministère des Affaires étrangères, expliquait le 2 avril que ces exercices autour de Taïwan constituent un «avertissement sérieux» contre les forces séparatistes qui prônent «l’indépendance de Taïwan». Avant de marteler que «la question de Taïwan relève purement des affaires intérieures de la Chine». Ou encore que «la détermination de la Chine à parvenir à la réunification nationale est aussi solide que le roc», d’après le pouvoir chinois et son armée.
L’affirmation de l’intention du Parti communiste chinois (PCC) de s’emparer de Taïwan est manifeste. Mais la façon d’y parvenir n’est pas précisée par Pékin. En France, à la fin du mois de janvier, l’Institut Montaigne a publié un document, sous le titre «Chine 2035: un succès sans entraves?». Cette publication aborde quatre scénarios qui semblent se profiler pour l’avenir de la Chine et notamment les intentions chinoises par rapport à Taïwan.
Conseiller spécial de l’Institut Montaigne pour l’Asie, l’historien et sinologue François Godement estime que «la première hypothèse peut être une attaque directe, sous différentes formes. Elle aurait besoin d’être rapide et décisive à cause de la question énorme de l’intervention des États-Unis. Une autre hypothèse est celle du collier étrangleur. Ce n’est même plus un nœud coulant. C’est-à-dire que, sans qu’il y ait véritablement de débarquement sur l’île, un véritable siège-blocus mettrait la charge du déclenchement des hostilités militaires directes sur Taïwan ou sur les États-Unis. L’objectif serait d’amener les habitants de l’île à résipiscence.»
À partir de 1949 et de son installation au pouvoir, l’armée communiste chinoise a inlassablement bombardé les côtes de Taïwan. Une attitude agressive qui a pris fin après l’arrivée au pouvoir à Pékin de Deng Xiaoping (en 1978), tandis que l’île nationaliste devenait une authentique démocratie parlementaire avec, en 1996, l’institution du vote pour l’élection du président de la République pour une durée de quatre ans renouvelable. À la même époque, les performances de l’économie de Taïwan en faisaient un «dragon asiatique». Ses entrepreneurs installaient alors des usines en Chine populaire où la main-d’œuvre était bon marché. Puis en 2008, une normalisation des relations politiques a été décidée entre Pékin et Taipei.
Quel rapport de force aérien et maritime de part et d’autre?
Tout a progressivement changé avec l’arrivée de Xi Jinping à la tête du Parti communiste chinois en 2012. La Chine devenait la deuxième économie au monde derrière les États-Unis et l’augmentation des prix et des salaires la rendait moins attrayante pour nombre de patrons taïwanais. De plus, en 2016, l’élection présidentielle taïwanaise a amené au pouvoir une présidente du Parti démocrate progressiste (PDP), Tsai Ing-wen. Ce parti de tendance indépendantiste rejette l’idée du PCC qu’il n’y ait qu’une seule Chine.
Tsai Ing-wen estimait au contraire que Taïwan doit se démarquer de Pékin et comparait la stratégie de défense de l’île à celle du porc-épic: malgré des moyens de défense moindre, son corps est muni de piquants qui le rendent difficile à avaler, même par un animal plus gros que lui. Dès lors, la stratégie de Taïwan est de rendre extrêmement coûteuse pour la Chine la «réunification» que Xi Jinping proclame vouloir accomplir.
Président de Taïwan depuis mai 2024, Lai Ching-te n’a pas hésité pas à qualifier la Chine de «force étrangère hostile».
Pour cela, l’armée taïwanaise est suréquipée en matériels militaires modernes, parfois fabriqués sur place, comme des missiles antinavires ou différentes catégories de drones. Il lui serait possible de détruire des infrastructures en Chine populaire, tels que d’importants barrages. L’île nationaliste possède aussi 400 avions de chasse. Certains ont été fabriqués à Taïwan. Une soixantaine –des Mirage 2000-5– ont été achetés à la France en 1992 et sont toujours en service. Et surtout, il y a des avions états-uniens, dont soixante-six nouveaux F-16, commandés en 2019 lors du premier mandat de Donald Trump et livrés depuis la fin du mois de mars.
Certes, la comparaison avec l’armée chinoise est redoutable. L’Armée populaire de libération compte environ 2.400 avions de combat. Et ce chiffre augmente chaque année. Quant aux effectifs d’hommes en armes, l’armée taïwanaise dispose de 152.000 soldats de métiers, aux côtés de 1,6 million de réservistes. L’an dernier, le service militaire a été prolongé de quatre mois à un an pour les jeunes Taïwanais nés après 2004. En Chine populaire, l’APL compte environ 2 millions de militaires de carrière.
En janvier 2024, malgré les tentatives de Pékin pour influencer le scrutin, Lai Ching-te –candidat lui aussi du Parti démocrate progressiste– a été élu président et est entré en fonction le 20 mai 2024. Face aux opérations d’infiltration de Pékin dans la société taïwanaise ou aux messages sur les réseaux sociaux favorables à une invasion de l’île, il n’a pas hésité à qualifier la Chine de «force étrangère hostile». En mars, il a pris des mesures pour lutter contre l’espionnage chinois en expulsant des agents de Pékin. La propagande du PCC affirme, à l’égard de Lai Ching-te, une constante hostilité, en le qualifiant de «saboteur» qui a un comportement «répugnant, antipaix, antidémocratie, antihumanisme».
Au cours du mois de mars, en mer de Chine méridionale, trois immenses barges sont apparues l’une derrière l’autre (comme on peut le voir sur l’image ci-dessous). Très probablement, ces bâtiments, entièrement neufs et appelés Shuiqiao («ponts d’eau»), étaient en phase de tests. Chacun d’entre eux pourrait être rempli de soldats, de chars et d’autres matériels militaires qui pourraient tous débarquer sur l’île de Taïwan. Le tout grâce à des passerelles déployables sur environ 820 mètres, comme l’indique l’institut de recherche américain Naval War College, qui dépend de la marine des États-Unis. Toujours d’après une note de cette même source, un autre ensemble de trois barges serait en construction dans le sud de la Chine.
Cette image satellite prise le 25 mars 2025 et reçue le 3 avril 2025 par Planet Labs PBC montre trois barges chinoises reliées par des ponts extensibles, au large de la ville de Zhanjiang, dans la province du Guangdong (sud-est de la Chine). | Planet Labs PBC / handout / AFP
Il s’agirait là, selon nombre d’experts occidentaux, d’une version moderne des ports préfabriqués Mulberry que les Américains ont utilisés en Normandie, lors du Débarquement allié, pendant la Seconde Guerre mondiale. Outre les satellites américains qui ont repéré ces équipements, la télévision de Pékin a diffusé des images de ces Shuiqiao, accompagnées d’un commentaire indiquant «qu’une fois que les forces aériennes et maritimes auront pris le contrôle de l’air et de la mer, ces barges autoélévatrices arriveront. Ce qui signifiera que le débarquement aura été un grand succès.» La révélation de l’existence de ces barges de débarquement vise sans doute à inquiéter Taïwan. Même si l’aviation taïwanaise devrait pouvoir aisément bombarder ces barges si elles entraient en action.
La façon dont Pékin pourrait envisager de réaliser l’assaut de Taïwan n’est bien sûr pas connue. Mais l’opération pourrait ne pas être facile. Selon François Godement, une attaque de Taïwan par la Chine «serait quand même un coup de dés. La perte de face du dirigeant qui lancerait une telle opération sans succès serait considérable vis-à-vis de la population et aussi par rapport à son armée, qui souffre déjà d’être épurée constamment. On compte soixante-douze chefs militaires importants purgés depuis l’arrivée de Xi Jinping.» Dans ses plans d’envahissement de Taïwan, l’état-major chinois à Pékin a certainement observé que l’armée russe –très nombreuse– a parfois dû reculer après son invasion de l’Ukraine en février 2022. La capacité de réaction de l’armée ukrainienne n’avait pas été convenablement mesurée.
Le rôle central des États-Unis dans ce dossier
Pour sa part, le gouvernement taïwanais semble actuellement surtout préoccupé par la protection que pourrait lui apporter Donald Trump. Ce qui a amené le secrétaire général du Conseil de sécurité nationale de Taïwan, Joseph Wu, à se rendre à Washington au début du mois d’avril, pour participer à des «pourparlers secrets» qui se déroulent dans une réunion dite de «canal spécial», d’après le quotidien britannique Financial Times.
Pendant les quatre ans du premier mandat de Donald Trump à la Maison-Blanche, les achats d’armes états-uniennes de la part de Taïwan avaient augmenté et plusieurs visites de hauts responsables américains avaient eu lieu à Taipei, provoquant l’ire de Pékin. En revanche, durant l’été 2024, lors de sa campagne électorale, le même Donald Trump a répété que Taïwan devait payer plus pour continuer à bénéficier de la «protection américaine» ou encore que la part de la défense dans le budget taïwanais devrait s’élever à 10% du produit intérieur brut (PIB) de l’île. Actuellement, à Taïwan, la dépense pour la défense équivaut à 2,45% du PIB du pays, soit 20,25 milliards de dollars, ce qui représente une hausse de 7,7% par rapport à 2024.
Selon François Godement, il existe peut-être une dernière hypothèse pour la Chine, qui consiste à ne rien précipiter face à Taïwan, à «donner du temps au temps».
Par ailleurs, Donald Trump affirmait pendant sa campagne que si les Taïwanais sont particulièrement performants dans le domaine des microprocesseurs, c’est qu’ils utilisent des technologies inventées par des entreprises américaines. Taipei répond que l’île a su développer, à partir d’inventions américaines, sa propre industrie de semi-conducteurs en y consacrant beaucoup d’investissements et de savoir-faire. Cependant, la puissante entreprise taïwanaise TSMC (Taïwan Semiconductor Manufacturing Company), qui produit 90% des semi-conducteurs de pointe de la planète, a annoncé début mars qu’elle allait construire cinq usines de dernière génération aux États-Unis. Ce qui a provoqué un vif débat à Taipei, où beaucoup considèrent que cette industrie, sans laquelle le commerce mondial ne peut fonctionner, explique en grande partie la protection militaire américaine de Taïwan.
Mais en installant des usines aux États-Unis, TSMC, sans doute en accord avec le président Lai Ching-te au pouvoir, évite les menaces douanières lancées par Donald Trump. Et, le 31 mars, en réponse, la Maison-Blanche a réaffirmé que dissuader une invasion chinoise de Taïwan était une priorité militaire des États-Unis. Du côté chinois, en revanche, la décision de TSMC est qualifiée d’acte «méprisable de servilité» envers les États-Unis et de «liquidation des intérêts» de Taïwan.
Selon François Godement, il existe peut-être une dernière hypothèse pour la Chine, qui consiste à ne rien précipiter face à Taïwan, à «donner du temps au temps». La Chine connaît depuis deux ans un ralentissement économique et il lui serait utile que sa relation avec les États-Unis ne dégénère pas en une véritable guerre commerciale. Pékin n’est donc pas dans les meilleures conditions pour s’en prendre à Taïwan.
D’autant plus que, en cherchant à conquérir Taïwan, la Chine risquerait de se heurter à l’armée américaine. Et si les États-Unis décidaient de rester à l’écart du conflit, il est probable qu’aux côtés de nombreux pays occidentaux ils imposeraient de sévères sanctions à la Chine. Actuellement, en manifestant son hostilité envers Taïwan, la Chine montre un fort mécontentement. Mais passer à un mode de conquête militaire de l’île aurait de redoutables conséquences internationales, y compris pour la Chine.