Quelles représentations ont amené le gouvernement américain à choisir une stratégie de soutien indirect de l’Ukraine basée sur le cyber et le renseignement ?

Quelles représentations ont amené le gouvernement américain à choisir une stratégie de soutien indirect de l’Ukraine basée sur le cyber et le renseignement ?

Par Jonathan Guiffard* – Diploweb, publié le 17 décembre 2023

https://www.diploweb.com/Quelles-representations-ont-amene-le-gouvernement-americain-a-choisir-une-strategie-de-soutien.html


*Jonathan Guiffard s’exprime ici à titre personnel. Cadre du ministère des Armées, passé par d’autres entités régaliennes, Jonathan Guiffard est actuellement doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (IFG, Université Paris 8) et chercheur associé (Senior Fellow) à l’Institut Montaigne. Ses recherches académiques portent sur les stratégies territoriales de l’outil de renseignement technique et cyber américain. Compte twitter : @joeguiffard

La confrontation de représentations variées et divergentes ont mis le gouvernement américain sous une forte tension, l’amenant dès 2014 à mener une politique de soutien indirect aux Ukrainiens, politique qui a changé d’ampleur mais pas de nature en février 2022. Cette absence de changement résulte de l’équilibre de ce conflit de représentations qui n’a pas sensiblement évolué avec l’invasion russe de grande ampleur. Dans cette logique indirecte, le partage de renseignement et l’appui en cyber ont constitué des dimensions privilégiées, permettant d’obtenir des résultats importants pour la sécurité ukrainienne mais aussi américaine.
Avec une carte sur « Les représentations américaines d’une menace russe stratégique » et une « Frise de l’évolution des représentations américaines à l’égard de la Russie ».

LE 10 mars 2022, alors que venait d’éclater deux semaines plus tôt, le 24 février 2022, une nouvelle phase de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, le général Paul Nakasone, directeur général de la National Security Agency (NSA), détaillait l’aide qu’il apportait aux forces armées ukrainiennes devant le Sénat : « Nous partageons beaucoup de renseignement mais avec une évolution : le renseignement que nous partageons est précis. Il est pertinent et actionnable » [1]. Ce conflit a ainsi rendu visible la participation active des Etats-Unis dans l’espace numérique. Les acteurs américains du cyber, qu’il s’agisse d’administrations (NSA, U.S. Cyber Command (CYBERCOM), etc.) ou d’entreprises (Google, Microsoft, Amazon, etc.), participent à la cyberdéfense des infrastructures ukrainiennes et aux opérations cyber-offensives contre les Russes, en s’appuyant pour cela sur une capacité américaine significative de collecte de renseignement, de reconnaissance et d’attaques par moyens cyber.

Toutefois, les politiques de soutien des gouvernements américains successifs au profit des institutions ukrainiennes, depuis 2014, ont été traversées par un conflit de représentations relatif à l’Ukraine et à son importance en tant que territoire à défendre, soutenir ou conquérir. Dans le « Dictionnaire de géopolitique », le géographe Yves Lacoste définit une représentation géopolitique comme « une construction, un ensemble d’idées plus ou moins logiques et cohérentes ». En tant que représentation-théâtre, cette notion permet aux acteurs d’un conflit de « décrire une partie de la réalité de manière plus ou moins exacte […] [ce] qui leur permet d’appréhender leur environnement et d’agir dessus, en lui donnant un sens » [2]. Ici, la « pièce de théâtre » correspond au conflit russo-ukrainien et devient l’objet de lectures divergentes et rivales par les acteurs impliqués, notamment américains, ukrainiens ou russes. Ces lectures rivales déterminent les stratégies adoptées pour le façonner.

Le gouvernement américain est ainsi traversé par des rivalités de représentations. D’une part, la retenue, ou le non-engagement, pour préserver des intérêts politiques ou de sécurité avec la Russie ou pour concentrer les ressources américaines sur d’autres enjeux. D’autre part, le souhait d’une intervention forte, pour soutenir et aider le gouvernement ukrainien à se défendre face aux forces armées russes. Ce conflit est complété d’un second, entre les représentations des gouvernements américain et russe, relatif au territoire ukrainien et à l’espace mondial. Pour ces raisons, les gouvernements des présidents Obama (2013-2017), Trump (2017-2021) et Biden (2021-) ont mis en œuvre, depuis 2014, une stratégie de soutien indirect aux institutions ukrainiennes, dans laquelle le partage de renseignement technique et l’appui dans le domaine cyber ont une place privilégiée.

I. Les représentations des Etats-Unis qui incitent à limiter une intervention en Ukraine

Une volonté américaine de ne pas provoquer la Russie et de maintenir un dialogue politique avec le gouvernement de Vladimir Poutine

La politique américaine à l’égard de la Russie a consisté en priorité à signaler clairement aux autorités russes l’intention américaine de ne pas enclencher de confrontation directe et de maintenir un dialogue politique, en évitant tout signe susceptible d’être considéré comme une provocation par les autorités russes.

Les autorités américaines ont ainsi démarré un dialogue visant à dissuader et apaiser les autorités russes dès le mois d’octobre 2021, lorsqu’elles ont été convaincues de l’imminence de l’invasion militaire russe [3]. A la demande du président américain Joe Biden, le directeur de la Central Intelligence Agency (CIA), William Burns, s’est rendu à Moscou, début novembre 2021, pour délivrer des mises en garde au président russe Vladimir Poutine. Le président Biden a lui-même entrepris d’échanger par téléphone avec le président Poutine, les 7 et 30 décembre 2021, pour l’inciter à coopérer. En portant un discours visant à convaincre que ni les Etats-Unis ni l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ne sont en guerre contre la Russie et ne souhaitent un changement de régime [4], les autorités américaines tentent ainsi de contrer les accusations russes présentant l’Alliance atlantique comme engagée dans une guerre d’agression contre la Russie.

Les représentations américaines du pouvoir russe empruntent au registre de l’incertitude stratégique [5] et s’appuient sur une vision d’un président russe irrationnel, paranoïaque et hypersensible. Ces représentations imposent au gouvernement américain une politique de prudence. L’amiral Michael Rogers, ancien directeur de la NSA entre 2014 et 2018, estime ainsi que cette prudence américaine a aussi été prise en compte dans l’équation de la décision du président Poutine de lancer l’invasion du 24 février 2022 :

« Février 2022 était très cohérent avec la Crimée de 2014, très cohérent avec la Géorgie de 2008. Nous étions les seuls à affirmer que la Russie allait faire cela […] Nous avons toutefois été surpris, autant que frustrés, vis-à-vis de cette violation de la souveraineté [ukrainienne]. C’était totalement inacceptable. Légitime défense ou mouvement préventif, personne ne pouvait croire à cela. Il n’y avait aucune justification, du point de vue américain […] La Russie pensait que l’Occident ne répondrait probablement pas. Comme en Géorgie et en Crimée. Nous n’avons rien fait. » [6]

Une volonté américaine de ne pas combattre militairement la Russie

Dans le domaine stratégique, les représentations américaines de la puissance nucléaire et de la qualité des forces armées russes ont amené les responsables politiques américains à écarter une confrontation militaire directe. Les responsables de la sécurité nationale estimaient que le risque d’escalade nucléaire était trop important. Les représentations américaines du risque nucléaire datent du début de la Guerre froide et continuent de déterminer le calcul stratégique américain à l’égard de la Russie.

La doctrine nucléaire russe évoque un engagement du feu nucléaire seulement en cas d’agression contre l’intégrité de son territoire. Ce qui, dans le contexte ukrainien, laisse une place importante à l’interprétation : la Crimée, les républiques séparatistes du Donbass et les nouvelles républiques de Kherson et Zaporijia rattachées à la Russie par des « référendums » sont-elles considérées comme le territoire russe ? Un affrontement sur le sol ukrainien entre les forces américaines et russes aurait-il justifié le déclenchement de l’arme nucléaire pour le pouvoir russe ? Toutes ces questions, sans réponses, ont été posées et n’ont pas changé le positionnement stratégique historique des responsables américains [7]. C’est dans ce contexte stratégique que le président Poutine a plusieurs fois fait peser la menace d’une utilisation de l’arsenal nucléaire russe, tentant ainsi de renforcer les représentations américaines. Cette stratégie a un effet non-négligeable sur la posture américaine. Comme le détaille, en 2017, Keith Payne, responsable du département des études stratégiques et de défense de l’université du Missouri, les forces armées américaines ont une analyse prudente de la menace nucléaire russe, estimant que l’arsenal russe est plus moderne que l’arsenal américain et que la doctrine russe, couplant menace nucléaire à l’obtention de gain tactique conventionnel, empêche une réaction ferme et dissuasive.

A ce déterminant nucléaire s’ajoute l’analyse américaine du rapport de force militaire sur le terrain. Dans son évaluation des risques d’un affrontement militaire, le gouvernement américain a sans doute surestimé son adversaire, confortant une position prudente. Les services de renseignement américains ont parfaitement détecté l’imminence de l’invasion russe, mais ni ces derniers, ni le département de la Défense (DoD) ne sont parvenus à offrir une appréciation claire et précise du potentiel militaire russe.

Une rivalité entre le gouvernement et les courants isolationnistes

La politique interne est un déterminant fort de la politique étrangère américaine et il existe en 2023 une tension croissante avec des courants isolationnistes qui plaident pour la fin d’un interventionnisme américain. Un ancien haut-responsable de l’administration Trump explique [8] que, dans le contexte du retrait en catastrophe d’Afghanistan d’août 2021, les courants isolationnistes du parti républicain ont activement dénoncé cet interventionnisme à l’étranger, jugé dispendieux, inefficace et ne permettant pas de traiter les problèmes du peuple américain. En parallèle, un courant isolationniste du parti démocrate existe mais peine à porter une voix convaincante auprès de l’administration Biden. Une lettre datée du 30 juin 2022 et signée par 30 représentants démocrates du comité progressiste du Congrès, appelant à négocier avec la Russie, a déclenché de fortes tensions, incitant les intéressés à retirer leur demande en prétextant une mauvaise coordination interne.

Ces deux courants sont les héritiers des isolationnistes conservateurs, pour les Républicains, et des isolationnistes libéraux, pour les Démocrates, qui interprétaient strictement, aux XIXe et XXe siècles, la mise en garde du président et père fondateur George Washington, lors de son message d’adieu à la nation (1796) :

« La grande règle de conduite vis-à-vis des nations étrangères est, en étendant nos relations commerciales, de n’avoir avec elles qu’aussi peu de liens politiques que possible. […] L’Europe a toute une série d’intérêts de premier plan qui ne nous concernent pas ou qui ne nous touchent que de très loin. […] Notre véritable politique doit être d’éviter les alliances permanentes. » [9]

Dans cette conception, la politique étrangère devient « un mal nécessaire » qui doit permettre au pays de conserver « la plus grande liberté possible par rapport au système international ». L’opinion publique reste ainsi le facteur déterminant pour l’administration Biden qui préfère s’aliéner les cercles politiques interventionnistes si nécessaire.

Une division de « l’échiquier stratégique » à Washington D.C.

Les cercles politiques et stratégiques américains se divisent entre les partisans d’un soutien accru à l’Ukraine, pour répondre à une menace russe jugée prioritaire, et les partisans d’une concentration des efforts face au défi militaire chinois, considéré comme la menace la plus importante pour les Etats-Unis. Les institutions politiques (Maison Blanche, Congrès), les administrations (Conseil de sécurité nationale (NSC), département d’État (DoS) et DoD) ou les think-tanks sont traversés par ces lignes de partage.

Sur le plan idéologique, la chercheuse Marlène Laruelle explique qu’il existe une ligne de fracture entre les personnalités imprégnées d’une grille de lecture plus pragmatique – à relier à la tradition américaine « réaliste » – qui privilégient d’orienter la politique étrangère contre un expansionnisme chinois jugé dangereux pour les intérêts stratégiques de long-terme, et les personnalités plutôt qualifiées d’idéologiques – à relier à la tradition américaine « idéaliste » – qui promeuvent un affrontement plus ferme avec la Russie au nom de la lutte contre l’autoritarisme, la protection des droits de l’Homme et la promotion de la démocratie.

A titre d’illustration, le DoS et les think-tanks de Washington D.C. sont considérés comme des acteurs plutôt partisans d’un soutien fort à l’Ukraine et d’un affrontement déterminé avec la Russie, notamment en raison de leurs missions de promotion des principes démocratiques et des droits humains. A l’inverse, le DoD, moins concerné institutionnellement par les questions démocratiques mais ayant reçu la mission de préparer les forces armées américaines à un « défi militaire chinois » [10], est plutôt à enclin à privilégier un soutien moins coûteux et moins direct à l’Ukraine pour ne pas détourner ses ressources.

L’influence limitée des agences de renseignement américaines

Les représentations du pouvoir politique ont été peu nourries par celles de l’appareil de sécurité nationale, ce qui est plutôt un facteur ne favorisant pas un affrontement avec la Russie.

La compétition secrète ou discrète entre les services de renseignements américains et russes ne s’est jamais arrêtée après la dislocation de l’URSS en 1991. La confrontation dans le cyberespace est même devenue une dimension importante de cette « compétition d’espionnage ». Pourtant, celle-ci n’a pas été prise au sérieux par les responsables politiques.

Après la Seconde Guerre mondiale, le développement des services de renseignement américains a étendu leur mandat. Le processus de large classification et l’accroissement des ressources, permis par la Guerre froide et la lutte contre le terrorisme, a mené à « une extension sans précédent de la bureaucratie du secret » [11]. Cette extension a eu un impact sur les processus de décision, en augmentant la distance entre ces bureaucraties et les cercles politiques. La perception de la menace russe n’était pas la même entre les services de renseignement et les cercles de décision. De la chute de l’URSS en 1991 à l’ingérence russe dans le processus électoral américain de 2016, ces représentations n’étaient pas partagées, ce qui tend à illustrer une influence limitée de ces bureaucraties du secret sur la décision politique.

II. Les représentations qui incitent à agir en soutien des Ukrainiens

Les cadres culturels de l’interventionnisme américain

Les responsables américains sont les héritiers d’une tradition politique qui destine les Etats-Unis à une responsabilité spécifique pour protéger hors de ses frontières sa propre expérience démocratique. Ce besoin de protection et les surprises stratégiques qui ponctuent l’histoire américaine sont à l’origine d’un courant interventionniste fort et de la construction d’un appareil diplomatique, sécuritaire et militaire global.

Les cadres culturels et idéologiques, proposés par le politiste Louis Balthazar, sont très utiles pour comprendre les déterminants du style national américain. Les concepts de « destinée manifeste » et d’ « exceptionnalisme » américain, que certains enquêtés ont aussi appelé « responsabilité stratégique », permettent d’appréhender les représentations des responsables politiques qui influencent la prise de décision. Le gouvernement américain estime devoir agir en faveur de l’Ukraine compte-tenu de sa volonté de défendre fermement les principes définis par la charte des Nations-Unies, dont le respect des frontières est un point fondamental [12].

En outre, un déterminant culturel important du pouvoir politique américain est la nécessaire protection de son expérience démocratique à l’extérieur des frontières. La nation américaine est apparue, entre 1776 (Déclaration d’indépendance) et 1787 (Constitution américaine), dans un processus révolutionnaire. Cette première guerre victorieuse a toutefois amené le président George Washington à plaider pour la mise en place d’une armée fédérale professionnelle en complément des milices, sacrées par la Constitution mais peu efficientes sur le plan militaire et n’ayant pu empêcher la défaite de 1812 contre les Britanniques. Son vœu a été exaucé dès 1815. Ce mécanisme d’adaptation et d’évolution institutionnelle a été réactivé à chaque surprise stratégique. Cela a été le cas en 1898 suite à la destruction d’un navire américain à Cuba, puis en 1917, lorsque le gouvernement britannique informa le gouvernement américain d’une menace pesant contre lui, ce qui l’entraîna dans la Première Guerre mondiale. C’est ensuite le choc de l’attaque japonaise à Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, qui constitua un point de rupture. Ainsi, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le président Truman souhaita faire évoluer les institutions : la loi sur la sécurité nationale de 1947, pierre angulaire de l’architecture actuelle de sécurité nationale, a été conçue pour prévenir une nouvelle surprise. Les attentats du 11 septembre 2001 ont réactivé cette représentation et participé à la conception d’une stratégie de lutte globale contre le terrorisme à l’étranger. L’ingérence russe de 2016 dans le processus électoral américain constitue la dernière surprise stratégique.

Cette représentation de vulnérabilité à l’égard de l’étranger sous-tend en partie la politique de soutien à l’Ukraine qui est un moyen pour réduire la menace stratégique en provenance de la Russie. Dans le domaine cyber américain, elle s’incarne dans la doctrine de Persistent Engagement et dans les opérations offensives menées dans l’espace numérique, en 2018, 2020 et 2022, pour préserver le processus électoral américain.

Les représentations américaines d’une menace russe stratégique

Figure 1 : Carte des représentations américaines de la menace russe
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte. Conception et réalisation : J. Guiffard
Guiffard/Diploweb.com

Lors de la dislocation de l’URSS, en décembre 1991, la classe politique américaine entrevoyait l’espoir d’une démocratisation rapide de l’espace post-soviétique. Le président russe Boris Eltsine incarnait cet espoir, mais son passage a été vécu comme une simple vague par un « Etat profond » [13] russe resté soviétique [14]. En effet, lors de la première guerre de Tchétchénie de 1994 à 1996, le gouvernement américain aurait soutenu les forces séparatistes, sous l’influence des représentations des cercles conservateurs américains d’une Russie trop puissante pour qu’elle puisse être préservée en l’état, sans qu’elle ne pose une menace existentielle aux Etats-Unis. Cette erreur d’analyse a eu un effet très important sur le retour de « l’Etat profond » soviétique. La guerre de Tchétchénie a ressoudé le système de sécurité russe et favorisé l’arrivée du poutinisme.

Les représentations américaines diffèrent de celles de l’Etat russe et expliquent les surprises stratégiques des années 2010. Si le système de sécurité russe se ressaisit dès 1996, le réveil est plus tardif dans les institutions américaines. Le changement de ton est observé lors du discours du président Poutine à la conférence de sécurité de Munich, en 2007, qui se veut un défi ouvert et assumé à la politique américaine dans le monde. Pour autant, un héritage de méfiance ne suffit pas à faire prendre conscience aux acteurs politiques de la dimension stratégique de la menace russe et un consensus existe parmi les enquêtés sur le fait que la prise russe de la Crimée, en 2014, a constitué un réveil tardif et que l’ingérence russe dans le processus électoral de 2016 a constitué le point de non-retour. La menace russe redevient stratégique et les activités cybercriminelles russes, notamment les cyberattaques de Solarwind (2020) et de Colonial Pipeline (2021), participent de cette révolution mentale.

Ainsi, la relance de l’invasion russe en Ukraine de février 2022 s’inscrit dans un contexte radicalement différent de mars 2014. Gavin Wilde le résume ainsi : « La guerre en Ukraine a revigoré toute la machine sur la Russie : les agences de renseignement, le Cybercom, le DoD et les militaires ». Ce réflexe a été « naturel » et renforcé par la réactivation des anciennes représentations de la Guerre froide.

Figure 2 : Frise de l’évolution des représentations américaines à l’égard de la Russie
Cliquer sur la vignette pour agrandir la frise. Conception et réalisation : J. Guiffard
Guiffard/Diploweb.com

Les cercles politiques américains en faveur d’un soutien fort à l’Ukraine

Les cercles politiques et d’influence de Washington D.C. partagent des positions communes sur la guerre en Ukraine et exercent une pression sur le gouvernement américain pour intervenir fortement en faveur de l’Ukraine.

Marlène Laruelle indique qu’une séparation existe sur le sujet de la guerre en Ukraine entre ce qu’elle nomme les « cercles de décision » [15] et les « cercles politiques ou d’influence » [16]. Les premiers, dont le gouvernement Biden est l’acteur principal, mènent une politique prudente car ils doivent prendre en compte les différentes contraintes qui s’imposent. Cette politique de prudence entre en contradiction avec les cercles politiques ou d’influence, très présents à Washington D.C., qui soutiennent majoritairement une politique forte de soutien à l’Ukraine. Un nombre important de cadres du DoS ou du NSC, et un très grand nombre de think-tanks portent une voix forte dans le débat public. Ces personnalités ont souvent un profil de carrière de « vétérans de la Guerre froide », ayant effectué une partie de leur carrière avant la dislocation de l’URSS ou ayant eu des fonctions liées aux enjeux transatlantiques et européens. Plusieurs représentations expliquent ces prises de parole :

. La frustration du DoS, des anciens diplomates en think-tanks et des responsables du parti démocrate à l’égard de la Russie, en raison de l’échec de la politique de reset de l’administration Obama menée entre 2009 et 2014. Cette politique de la main-tendue n’a pas été saisie par le président Poutine ;

. Le vote, le 12 novembre 2012, par l’organe législatif russe (Douma) d’une loi sur les « agents de l’étranger » qui a permis au pouvoir russe de contraindre juridiquement les ONG recevant un soutien ou des fonds en provenance de l’étranger ;

. Dans les rangs du parti démocrate, cette frustration s’est transformée en colère suite à l’ingérence russe dans les élections nationales de 2016. Pour les démocrates, cette ingérence a permis la victoire du président Trump, sans que le lien ne soit avéré.

L’Ukraine devient l’icône du parfait allié américain

Les relations historiques entre les Etats-Unis et l’Ukraine ne datent ni de février 2022, ni de mars 2014. Ainsi, à Washington D.C., se dresse une statue de Taras Shevchenko, poète et figure nationale ukrainienne, érigée en 1964 et sur laquelle se trouve une stèle avec les mots suivants :

« Dédiée à la libération, la liberté et l’indépendance de toutes les nations captives. Ce monument de Taras Shevchenko, poète ukrainien du XIXe s. et combattant pour l’indépendance de l’Ukraine et la liberté de toute l’humanité qui, sous le joug colonial et la tyrannie impérialiste étrangère russe, appelle pour « la nouvelle et juste loi de Washington » ».

Les représentations qui s’expriment sont assez claires et font écho aux discours actuels. Bien que le contexte soit différent, cette statue incarne la constante d’une politique américaine de soutien à l’indépendance politique de l’Ukraine.

Cette proximité historique a favorisé l’engagement américain dès le début de la guerre russo-ukrainienne. L’établissement d’un partenariat institutionnel depuis 2014 et couvrant plusieurs domaines (institutions, soutien économique et budgétaire, coopération technique, formation, armement, cyber) a ensuite permis la construction progressive d’une proximité et d’une confiance suffisantes pour nourrir les représentations de fiabilité de l’allié ukrainien. Le leadership démontré par le président Zelensky (2019 – ) et la combativité des forces ukrainiennes a ensuite confirmé la force de nouvelles représentations américaines d’un allié ukrainien déterminé et héroïque, nécessitant le soutien américain.

Cette proximité n’était pas une évidence pour l’administration Biden. Plusieurs enquêtés ont aussi évoqué une difficulté à nourrir de la confiance dans les institutions ukrainiennes, jugées corrompues et infiltrées par les services de renseignement russes. Pour cette raison, le gouvernement ukrainien et ses relais dans les cercles politiques américains ont su utiliser les codes culturels américains pour déployer une stratégie de communication efficace.

La confrontation de ces représentations variées et divergentes ont mis le gouvernement américain sous une forte tension, l’amenant dès 2014 à mener une politique de soutien indirect aux Ukrainiens, politique qui a changé d’ampleur mais pas de nature en février 2022. Cette absence de changement résulte de l’équilibre de ce conflit de représentations qui n’a pas sensiblement évolué avec l’invasion russe de grande ampleur. Dans cette logique indirecte, le partage de renseignement et l’appui en cyber ont constitué des dimensions privilégiées, permettant d’obtenir des résultats importants pour la sécurité ukrainienne mais aussi américaine.

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ROVNER, Joshua, « Cyber War as an Intelligence Contest », blog War on the rocks, 16/09/2019.


[1] Martin Matishak, « NSA chief trumpets intelligence sharing with Ukraine, American public », The Record, 10/03/2022.

[2] CATTARUZZA, Amaël, LIMONIER, Kevin, Introduction à la géopolitique, Armand Colin, Paris, 2019, 288 p.

[3] Erin Banco et al., « ‘Something Was Badly Wrong’ : When Washington Realized Russia Was Actually Invading Ukraine », Politico, 24/02/2023.

[4] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023.

[5] Notion issue de l’économie : « l’incertitude sur les actions et les croyances des autres, dans la modélisation d’une situation d’interaction ».

[6] Entretien avec l’amiral Michael Rogers, ancien directeur de la NSA (2014-2018), par appel vidéo, le 03 mars 2023.

[7] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023

[8] Entretien anonyme avec un ancien cadre de la sécurité nationale de l’administration Trump, par appel vidéo, le 15 février 2023.

[9] BALTHAZAR, Louis, « Chapitre 3. Le cadre culturel. Le style national » in DAVID, Charles-Philippe, dir., La politique étrangère des Etats-Unis, 4e édition, Presse de Sciences Po, Paris, 2022, pp.99-131

[10] Jim Garamone, « China Military Power Report Examines Changes in Beijing’s Strategy », US DoD, 29/11/2022

[11] VAN PUYVELDE, Damien, « Médias, responsabilité gouvernementale et secret d’État : l’affaire WikiLeaks » in Le Temps des médias, volume 16, 2011, pp. 161-172.

[12] Entretien anonyme avec un responsable de la sécurité nationale, Washington, le 14 février 2023

[13] Définition du politiste Patrick O’Neil du concept d’État profond : « [un] ensemble d’institutions coercitives, d’acteurs et de relations au-delà de ceux officiellement chargés de la défense, du renseignement et de la police. Poussé politiquement par une logique de tutelle et exerçant un haut degré d’autonomie, l’État profond se justifie par la nécessité de défendre la nation contre de prétendues menaces existentielles. ».

[14] Entretien avec Marlène Laruelle, directrice de l’institut pour les études européennes, russes et eurasiennes (IERES) à l’université Georges Washington, Washington, Etats-Unis, le 13 février 2023.

[15] Expression originale : « decision-making circles ».

[16] Expression originale : « policy circles ».

La DGSE mise sur le recrutement d’officiers sous contrat spécialistes pour préserver sa militarité

La DGSE mise sur le recrutement d’officiers sous contrat spécialistes pour préserver sa militarité

https://www.opex360.com/2023/12/10/la-dgse-mise-sur-le-recrutement-dofficiers-sous-contrat-specialistes-pour-preserver-sa-militarite/


Ainsi, hors Service Action [SA], la DGSE comptait 29% de militaires dans ses rangs en 2008. Puis, cette proportion s’est lentement érodée durant les années suivantes, pour approcher désormais les 20%. Et cela, malgré plusieurs rapports parlementaires ayant mis en garde contre le risque d’une perte de la « militarité » de ce service de renseignement.

Lors d’une récente audition parlementaire, son directeur général, Bernard Émié, s’en était inquiété. « Lorsque j’ai pris mes fonctions, les militaires représentaient 25 % des effectifs, ils ne sont plus que 20 % aujourd’hui car les armées ne parviennent pas à mettre à notre disposition des personnels, non par manque de volonté mais par absence de ressources », avait-il déploré. Et d’ajouter : « Compte tenu de la hausse des effectifs, même si l’armée a maintenu son effort en valeur absolue, la composante militaire de la DGSE baisse. C’est un sujet de préoccupation car le service fait partie du ministère des Armées ».

Cette évolution est due à la combinaison d’au moins deux facteurs.

Les suppressions massives de postes au sein des armées, entre 2008 et 2014, ont ainsi réduit le vivier de recrutement de la DGSE, qui s’adressait aux sous-officiers possédant des qualifications particulièrement difficiles à trouver ailleurs que dans le monde militaire.

Dans le même temps, ayant besoin de compétences rares et de davantage d’ingénieurs, de mathématiciens et de techniciens pour ses spécialités techniques [cyber, chiffre, intelligence artificielle, big data, etc.], la DGSE a dû orienter son recrutement vers le monde civil.

Quoi qu’il en soit, la Loi de programmation militaire [LPM] 2024-30 appelle à inverser cette tendance, ou, du moins, à la contenir. « La militarité des services de renseignement relevant du ministère de la Défense conduit à préserver un équilibre entre personnels militaires et personnels civils, notamment à la DGSE », indique-t-elle en effet, sans toutefois préciser où il fallait placer le « curseur ».

Alors qu’elle devra compter 5987 postes en 2024 [soit 264 de plus par rapport à cette année], la DGSE connaît toujours des difficultés pour son recrutement.

« Le constat de la pénurie de techniciens et d’ingénieurs cyber touche toutes les composantes des armées au même titre que le marché de l’emploi civil. Plusieurs problèmes sont soulevés : l’attractivité des rémunérations, le développement d’une concurrence entre services et l’évaporation des compétences », avancent en effet les sénateurs Pascal Allizard et Gisèle Jourda, rapporteurs pour avis sur le programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ».

« Concernant la DGSE, il a été indiqué lors de l’audition qu’une politique de recrutement proactive [présence dans les écoles, sur les salons et les réseaux sociaux] portait ses fruits. Sur la fidélisation des personnels, des efforts importants ont été réalisés sur la rémunération [alignement sur la grille mise en place par la DINUM du ministère des Armées], sur la formation et la valorisation des parcours professionnels. Cette politique a permis de réduire significativement le nombre des démissions, y compris sur les métiers en tension », poursuivent-ils. Pour autant, cela ne répond pas à la préservation de sa militarité…

Aussi, se disant « attachée à la préservation de son double ADN civil et militaire », expliquent les rapporteurs, la DGSE a commencé à « mettre en pratique » la « solution du recrutement d’officiers sous contrat ». Et d’ajouter : « Cela renvoie à la question plus générale de la politique de recrutement des armées abordée dans le cadre du programme 212 « Soutien de la politique de défense ».

Cela étant, le processus de recrutement, qui s’adresse aux titulaires d’un diplôme de niveau minimum Bac +3, est assez long puisqu’il s’étend sur six à huit mois. Pour rejoindre la DGSE en tant qu’officier sous contrat spécialiste [OSC/S], il faut d’abord envoyer un curriculum vitae et une lettre de motivation à un Centre d’information et de recrutement des forces armées [CIRFA], qui les transmettra au service.

Le cas échéant, le candidat aura des entretiens avec un chargé de recrutement de la DGSE, qui aura à évaluer ses compétences et ses motivations. Puis il fera l’objet « d’études psychologique et de sécurité », avant de passer des tests d’aptitude militaire. Ces étapes franchies, il pourra signer un contrat d’engagement « correspondant à l’armée et à la fiche de poste DGSE choisies » et entamer sa formation militaire initiale dans une école d’officiers [Saint-Cyr Coëtquidan, École navale de Brest ou Salon-de-Provence].

La durée de cette dernière varie selon l’armée d’appartenance : elle est de douze semaines pour l’armée de Terre et l’armée de l’Air & de l’Espace alors qu’elle est de seulement trois semaines pour la Marine nationale.

Sur son site Internet, la DGSE précise que la durée du contrat d’OSC/S est de quatre à cinq ans. Mais celui-ci peut être « renouvelable jusqu’à vingt ans » [cela dépend de la gestion du personnel de l’armée d’appartenance, ndlr].

L’intelligence artificielle dans l’industrie de défense en France

L’intelligence artificielle dans l’industrie de défense en France

par Océane Zubeldia (*) – Esprit Surcouf – publié le 1er décembre 2023
Chercheur Domaine Armement et économie de défense
IRSEM

https://espritsurcouf.fr/defense_l-intelligence-artificielle-dans-l-industrie-de-defense-en-france_par_oceane-zubeldia/


« Dans toute opportunité, il y a un danger. »

Emmanuel Chiva, Délégué général pour l’Armement (DGA),
à propos de l’intelligence artificielle

Alors qu’aux États-Unis, l’IA parait instable, comme le montre l’affaire de Sam Altman, ancien PDG licencié d’OpenAi, qui vient de revenir à la tête de l’entreprise, cet article explore les ambitions françaises dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA) appliquée à la défense. Il cherche à mettre en lumière la dynamique française et les défis à relever, notamment en matière d’innovation, de réglementation et d’éthique.

À l’occasion du salon Viva Technology (14 au 17 juin 2023), le président de la République a rappelé les ambitions françaises en matière d’intelligence artificielle (IA), à savoir développer un écosystème de talents, diffuser l’IA et la donnée dans l’économie et l’administration, promouvoir un modèle éthique équilibré entre innovations et protection des droits fondamentaux. Depuis 2017, la France s’est engagée dans la voie du développement de l’IA, orientations renforcées par le rapport Villani, « Donner un sens à l’intelligence artificielle, Pour une stratégie nationale et européenne » (8 septembre 2017–8 mars 2018), le rapport parlementaire de l’Assemblée nationale rédigé par Olivier Becht et Thomas Gassilloud, « Les enjeux numériques des armées » (mai 2018) qui a mis en évidence le défi de l’IA comme « un défi pour la R&D et la BITD française ». (cf BITD pour Base industrielle et technologique de défense.)

Un dernier point retient également l’attention : France 2030, qui correspond à un plan d’investissement d’un montant de 54 milliards d’euros sur une durée de cinq ans. Ses objectifs concernent la création de nouvelles filières industrielles et technologiques, le soutien aux acteurs émergents et innovants à fort potentiel (startups et licornes de demain) afin de remédier au retard industriel français. Seules la consolidation et la continuité des actions déjà menées permettront aux entreprises de la BITD françaises de tirer leur épingle du jeu.

La donnée au cœur de la compétition des puissances

Avant d’aborder le cœur du sujet, il est opportun de définir l’intelligence artificielle. De quoi s’agit-il ? Selon le Journal Officiel, elle est le « champ interdisciplinaire théorique et pratique qui a pour objet la compréhension de mécanismes de la cognition et de la réflexion, et leur imitation par un dispositif matériel et logiciel, à des fins d’assistance ou de substitution à des activités humaines » (9 décembre 2018). Cette technologie réunit conjointement des capacités de perception, de compréhension et de prise de décision, c’est-à-dire qu’elle reproduit de manière artificielle, comme son nom l’indique, le processus de pensée humain, voire au-delà. Subséquemment, l’IA est devenue un outil incontournable dans notre quotidien et offre de nombreux services (application météorologique à reconnaissance vocale, robot à usage domestique, GPS, etc.). Corrélativement et sans commune mesure, elle concerne également la défense (aide à la décision et à la planification, renseignement, combat collaboratif, robotique, opérations dans le cyberespace, logistique et maintenance).

Le champ d’application de l’IA est donc dual : source de transformations rapides et d’échanges où l’innovation joue un rôle d’accélérateur. Dans cet écosystème spécifique, elle suscite de plus en plus l’intérêt. Ainsi, son essor tient à deux principales raisons : la potentialité quasi illimitée de traitement automatique d’une masse de données dans un temps restreint ainsi qu’une capacité d’apprentissage, et la création d’applications qui touchent une multitude de secteurs. En ce sens, une compétition mondiale a été lancée de manière effrénée où les États-Unis et la Chine imposent leur rythme tandis que l’Europe accuse un certain retard. Toutefois des efforts sont consentis, à noter la date du 30 octobre 2023 qui correspond à la deuxième réunion trilatérale entre la France, l’Allemagne et l’Italie dédiée au développement d’une vision stratégique sur l’IA dans le cadre d’une politique industrielle commune.

La dynamique française

Face à cette course, la France affirme sans détour, dans son discours politique, que pour être souveraine trois points doivent être maitrisés : la convergence des algorithmes, la collecte des données et la capacité de calcul. Dans la pratique, les priorités françaises sont la modernisation de ses activités avec la rénovation de son infrastructure numérique. Elle aura pour perspective soutenir l’accueil de la masse de données et les algorithmes nécessaires au développement de l’IA. Durant l’année 2022, la conduite de cette stratégie s’est matérialisée par la création de 590 startups dédiées à l’IA, et de notamment 16 licornes qui ont généré une levée de plus de 3,2 milliards d’euros (contre 556 millions d’euros en 2018).

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Appliquée à la défense, la supériorité technologique (IA, essaim de drones, quantique, etc.) des armées figure parmi les objectifs de la Loi de programmation militaire 2024-2030. Notamment, il est prévu un financement à hauteur de 10 milliards d’euros pour l’innovation. Dans ce cadre, l’engagement d’un ensemble d’acteurs s’avère essentiel, orientation soutenue par l’Agence innovation de défense (AID), à savoir aussi bien les secteurs industriels (entreprises de la BITD, startups) et académiques (universités, centres de recherche), tout en favorisant l’ouverture et la discussion avec le domaine militaire. L’IA comporte des progrès significatifs qui doivent être exploités, toutefois les potentialités quasi illimitées des technologies de l’IA exigent une plus grande maturité et de fiabilité.

Un développement compétitif et fiable de l’IA

L’intelligence artificielle est souvent assimilée à une sorte de « boîte noire » qui tient à une certaine opacité de la donnée. Plus précisément, la difficulté résulte de la méconnaissance des algorithmes utilisés et de leurs corrélations. La question de la discrimination par la donnée et la menace de voir s’installer des systèmes autoritaires fait également partie des discussions. Ainsi, les critères liés aux données utilisées et à leur qualité, et par extension les biais algorithmiques, constituent un des points faibles de cette technologie. Dans cette perspective, le critère d’explicabilité d’un algorithme, c’est-à-dire la transparence des résultats transmis par l’IA et la bonne compréhension des mécanismes de son apprentissage statistique (de sa création à son utilisation), correspondent aux principaux axes d’effort à fournir. À titre d’exemple, en cas de données erronées, l’algorithme sera inévitablement impacté et les résultats de ce dernier appliqué à une situation réelle risquent par ricochet d’être altérés également.

L’absence de réglementation, les règles de mise en œuvre et les dispositifs constituent des zones grises, notamment au sujet de la responsabilité des concepteurs et celle liée à l’utilisation de données biaisées. Ainsi, la seule compétition et les défis de l’industrie de défense française ne se situent pas uniquement dans le cadre d’une rivalité mondiale. Pour se réaliser, en plus d’être novatrice, elle doit intégrer un cadre juridique inédit ; gage d’autonomie, de souveraineté technologique et de la généralisation future de l’IA. Entre innovation et normes, les entreprises de la BITD sont à même de développer des solutions inédites eu égard aux efforts entrepris et de leur savoir-faire qui ne se fondent pas exclusivement sur la donnée. D’ailleurs, des équipements déjà existants et opérationnels servent de supports aux logiciels de l’IA permettant de prendre un chemin d’évolution plus sûre et progressif.

Un comité français de l’IA

A l’interface des sciences, des techniques et des sciences humaines, l’intelligence artificielle génère des enjeux de toute sorte (opérationnel, maîtrise technologique, souveraineté, autonomisation, juridique, éthique, etc.). De ce fait, de nombreux défis doivent être relevés et les entreprises de la BITD françaises ont à poursuivre les efforts réalisés. Une attention particulière est portée afin que celles-ci ne soient pas écartées de la compétition mondiale avec le risque de perdre leur autonomie.

L’IA est loin d’avoir terminé sa course et elle pourrait constituer dans un horizon très proche une part essentielle des futurs systèmes d’armes. Elles offrent un panel d’application extrêmement large qui intègre aussi bien les intérêts militaires que civils et l’on ne saurait la réduire au simple champ létal. Ces perspectives mettent en avant la nécessité de privilégier la dualité et la coopération entre les différents acteurs pour le développement d’une IA forte et dans le respect d’une communauté de valeurs. A savoir, si la mise en place, par la première Ministre en septembre 2023 d’un comité de l’intelligence artificielle générative (composé d’acteurs des secteurs économique, de recherche, technologique, de recherche, et culturel), permettra dans les prérogatives fixées à 6 mois de consacrer une feuille de route novatrice.


Sources photos : Pixabay

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(*) Océane Zubeldia, chercheur Domaine Armement et économie de défense, Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM).

Guerre en Ukraine : Vers un nouvel ordre mondial ?

Guerre en Ukraine : Vers un nouvel ordre mondial ?

(2ème partie)

Jean-Claude Allard (*) – Esprit Surcouf – publié le 1er décembre 2023
Général de Division (2s)

https://espritsurcouf.fr/geopolitique_guerre-en-ukraine-vers-un-nouvel-ordre-mondial_par-jean-claude-allard/


Dans une première partie (voir N°225), Jean-Claude Allard dressait un état global de la guerre russo-ukrainienne du conflit. Ici, il se penche sur le caractère multifactoriel du conflit, porteur d’un nouvel ordre mondial en gestation.
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L’Ukraine a rapidement rassemblé derrière elle une alliance dont le soutien politique, économique, militaire, humanitaire n’a cessé de s’amplifier[1] pour atteindre un montant de 157 Mrds€ fourni par une cinquantaine d’Etats. Dès avril 2022 l’aide militaire multilatérale est coordonnée par le Centre de Coordination Internationale des Donateurs et le Groupe de Contact Défense pour l’Ukraine dirigé par les Etats-Unis[2]. Cette aide militaire comporte la fourniture de renseignements, l’aide à la décision, la formation opérationnelle (par exemple le Royaume-Uni doit entrainer 30 000 soldats ukrainien en 2023 et l’UE le même nombre sur deux ans[3]) ; la fourniture de tous types d’armements (y compris désormais avions de combat) et de munitions. Elle amplifie l’aide apportée principalement par les Etats-Unis, le Royaume-Uni (garants de la sécurité de l’Ukraine depuis les accords de Budapest – 1994-) et l’OTAN entre 2014 et 2022[4].

Russie, Chine : vers une nouvelle diplomatie bicéphale ?
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La Russie poursuit méthodiquement sa politique de construction d’un monde de « non alignés » en multipliant les tournées diplomatiques (notamment de Lavrov), en organisant des réunions internationales sur les thèmes politiques, économiques, militaires, ainsi qu’en développant des coopérations bilatérales. Poutine, qui n’est allé qu’une fois en Ukraine pour visiter le chantier de Marioupol, a en revanche piloté directement toutes ces actions. Il est nécessaire d’aussi citer la stratégie russe en Afrique : cette diplomatie vise aussi à acquérir de l’armement et des munitions.

La Chine s’immisce aussi dans cet ébranlement du monde pour faire avancer ses objectifs. C’est le cas entre autres de sa diplomatie, bousculant les acquis, au Proche-Orient. Une diplomatie certes gelée par l’attaque terroriste du Hamas contre Israël, qui déclenche une onde de choc dont les effets pourraient cependant aggraver la scission Occident versus Sud Global, et bénéficier au couple sino-russe. Gardons en mémoire la visite, le 18 octobre 2023, de V. Poutine à Pékin[5], où il a confirmé que le changement se conduit bien « ensemble » comme le soulignait Xi Jinping.

Ressources et capital dans la guerre
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Cette guerre, par l’ampleur des destructions, aspire de grandes quantités des armements et des munitions disponibles, notamment dans le monde occidental. La Russie, elle, mobilise son industrie de défense pour subvenir à ses besoins. Outre une guerre d’influence, c’est aussi une guerre industrielle qui demande un effort important aux industries de défense dans les deux camps et ponctionne les ressources nécessaires dans le monde.

Les approvisionnements en énergie, en matières premières, y compris alimentaires sont en difficulté, et ce dans la presque totalité des pays. Cela peut être observé comme le résultat des sanctions prises par la coalition occidentale, ainsi que les contre-sanctions prises par la Russie, qui ont, mécaniquement, eu des effets sur les équilibres politiques, économiques, financiers mondiaux et régionaux, donnant in fine un caractère total et mondial à cette guerre.

Nucléaire et cyber : vecteurs de la guerre de la peur
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N’oublions pas la dimension nucléaire. En premier, la menace du conflit nucléaire qui bride les efforts de la coalition occidentale. Mais aussi le double enjeu du nucléaire civil avec d’une part la menace d’une « fortune de guerre[6] » sur une centrale nucléaire (notamment Zaporijjia) et d’autre part la contestation de la crédibilité de la Russie sur l’immense marché du nucléaire mondial[7].

Enfin, cette guerre a, grâce aux outils numériques, une ligne d’action informationnelle et médiatique, avec une dimension émotionnelle voire propagandiste, qui a profondément orienté la perception populaire dans chacun des deux camps. La fracture entre les deux blocs antagonistes s’enfonce loin au cœur des peuples, participe au « changement du monde » et en accélère peut-être même la venue.

L’identité culturelle fait le ciment de la Nation et conforte sa défense
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Les Etats-majors travaillent avec acharnement sur les enseignements tactiques de la guerre, surtout en France dont la phase de construction de la Loi de Programmation Militaire a chevauché la première année de guerre. Nous aurons seulement trois réflexions pour poser des principes vitaux : l’assurance pour l’armée de disposer de capacités opérationnelles ; de s’inscrire dans la durée et de savoir s’appuyer sur des initiatives privées ;

Oublions le discours médiatique à la recherche de l’arme miracle ou critique vis-à-vis d’armements ou tactiques qualifiés d’obsolètes (La tranchée protégera toujours le combattant). Rappelons que pour gagner une guerre il faut arriver à prendre l’ascendant dans chacune des phases génériques du combat : renseigner, reconnaitre, fixer, déborder, attaquer, exploiter et pour cela avoir les systèmes tactiques adaptés techniquement, en nombres suffisants et utilisés avec intelligence pour dominer l’ennemi. Ces systèmes doivent pouvoir occuper, défendre et utiliser les trois espaces : aéroterrestre, aéromaritime, aérospatial. La construction d’une armée ne souffre aucune impasse capacitaire.

Cette guerre nous rappelle qu’une armée repose aussi sur sa capacité à durer et endurer. Entre ici en ligne de compte les stocks d’armements et de munitions, les capacités industrielles pour soutenir l’effort de guerre, l’engagement des soldats et la résilience et le soutien de la population. La fameuse interrogation de la première guerre mondiale « l’arrière tiendra-t-il ? » conserve tout son sens, notamment lorsqu’il faut faire l’effort sur le recrutement pour compenser les pertes humaines ou augmenter les cadences industrielles. De plus, à l’ère de la frugalité, n’oublions pas qu’il ne faut rien jeter qu’il s’agisse des armements, mais aussi et surtout de l’identité culturelle qui fait le ciment des Nations.

Une guerre entre Etats, mais dont le besoin en ressources a conduit à faire appel à des initiatives privées dans de nombreux domaines depuis la haute technologie (Starlink mis à disposition de l’Ukraine par son propriétaire, mais désormais financé par les Etats-Unis[8]) jusqu’aux compagnies de mercenaires (citons Wagner la plus médiatisée, même si la réalité de ses financements en fait une prolongation du gouvernement russe). Les dérapages de Wagner exclus, retenons que le caractère « total » d’une guerre de haute intensité exige la mobilisation de tous les services de l’Etat et de toutes les capacités de la Nation. Une vision gaullienne déjà codifiée dans l’ordonnance de 1959, mais qu’il faut encore et toujours faire vivre et adapter aux besoins et capacités (réservistes, mobilisation du secteur industriel, développement de l’esprit de défense, etc.).

XXX

L’enseignement majeur et englobant de cette guerre, que l’on peut juger évitable et inutile, reste néanmoins celui de la nécessité d’étudier avec objectivité l’ennemi pour identifier ses objectifs politiques et donc comprendre et anticiper sa stratégie. Les objectifs premiers de Poutine sont contenus dans son discours du 10 février 2007 lors de la conférence sur la sécurité de Munich. Lorsque l’inéluctable approche, les forces d’assaut russes sont en place aux frontières dès mars 2021. Après l’attaque, la manœuvre russe en Ukraine de saisie du Donbass est explicite dès les premiers jours de mars 2022. Nous ne pouvons revenir sur le passé, mais un enseignement majeur à tirer est d’examiner toujours toutes les hypothèses et d’étudier toutes les réponses à y apporter. Il n’y avait peut-être pas de solution pour contrer ces séquences, mais à ce stade de l’analyse, il semble qu’il n’y a pas eu non plus la volonté d’en rechercher.

Désormais l’Occident ne peut plus ergoter sur la réalité de l’advenue d’un nouvel ordre mondial, mais il doit l’admettre et y trouver sa place, nécessairement autre que ce qu’elle fut. Mais en veillant à assurer la survie et la continuité de sa civilisation originelle, ce qui suppose un effort de politique intérieure et extérieure.
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(*) Jean-Claude Allard, saint-cyrien, diplômé de l’École supérieure de guerre, de l’Institut des Hautes Études de Défense nationale et du High Command and Staff Course, a été, entre autres, chef des opérations de la KFOR au Kosovo, représentant de la France au Central Command des Etats-Unis. Il a commandé le 4ème régiment d’hélicoptères de commandement et de manœuvre puis a été commandant de l’Aviation Légère de l’Armée de Terre (ALAT). Il   a été directeur de recherche à l’IRIS et enseignant à IRIS SUP. Il est désormais chercheur associé à l’IRIS.

Jean-Claude Allard (*)
Général de Division (2s)

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[1]https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/07/07/quels-sont-les-pays-qui-ont-le-plus-aide-l-ukraine-financierement-depuis-le-debut-de-la-guerre_6126677_4355775.html
[2] L’aide militaire est fournie par les pays de l’OTAN, de l’Union européenne et par l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon. La Corée du sud pourrait rejoindre ce groupe.
https://researchbriefings.files.parliament.uk/documents/CBP-9477/CBP-9477.pdf
[3] https://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/documents/2023-EUMAMUkraine.pdf
[4] https://researchbriefings.files.parliament.uk/documents/SN07135/SN07135.pdf
[5]https://www.epochtimes.fr/poutine-se-felicite-renforcement-liens-chine-xi-jinping-presente-vision-nouvel-ordre-mondial-2450594.html
[6] Analogie avec « fortune de mer ».
[7] Sur les 31 réacteurs en construction depuis 2017, 17 le sont par les Russes et 10 par les Chinois. Et le marché post 2030 pour le renouvellement ou la construction nouvelle se chiffre en milliers de milliards d’ici 2100. https://www.iea.org/reports/nuclear-power-and-secure-energy-transitions/executive-summary
[8]https://www.midilibre.fr/2023/06/01/le-systeme-de-communication-starlink-va-operer-en-ukraine-via-un-contrat-avec-le-pentagone-11234984.php

DOSSIER. Manipulation, désinformation, espionnage, lobbying… La France trop vulnérable aux ingérences étrangères

DOSSIER. Manipulation, désinformation, espionnage, lobbying… La France trop vulnérable aux ingérences étrangères

  • DOSSIER. La France encore trop vulnérable aux ingérences étrangères
    DOSSIER. La France encore trop vulnérable aux ingérences étrangères iStockphoto – gorodenkoff

l’essentiel Le dernier rapport annuel de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) alerte sur les ingérences étrangères qui ciblent la France. Opérations de déstabilisation de l’opinion, notamment en périodes électorales, espionnage industriel, lobbying puissant et enrôlement de personnalités françaises mettent à l’épreuve la France et l’Europe.

C’est une vidéo de 39 secondes appelant au boycott des Jeux olympiques de Paris en 2024, qui a été visionnée des millions de fois sur les réseaux sociaux depuis fin juillet. Une vidéo dénoncée par les autorités françaises comme étant une campagne de manipulation de l’information visant à porter atteinte à la réputation de la France dans sa capacité à accueillir les JO.

Cette campagne a été orchestrée par des acteurs liés à l’Azerbaïdjan selon un rapport de Viginum, l’organisme de lutte contre les ingérences numériques étrangères, dévoilé hier. Cette opération a été vraisemblablement conduite en rétorsion à l’implication de la France ces derniers mois dans la médiation entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, deux anciennes républiques soviétiques en conflit depuis trente ans. Viginum a conclu que cette campagne « Olimpiya » (JO en azéri), « est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ». Et l’organisme s’attend à d’autres potentielles campagnes visant les JO.

Cette affaire est une illustration des ingérences étrangères qui frappent notre pays – et plus largement les démocraties européennes – comme celle des étoiles de David peintes au pochoir sur des façades parisiennes.

Le piratage des serveurs du candidat Macron en 2017

Opérations de désinformation sur les réseaux sociaux, de déstabilisation de l’opinion, notamment en périodes électorales, espionnage industriel, cyberattaques, lobbying puissant et enrôlement de personnalités françaises se multiplient depuis plusieurs années et mettent à l’épreuve la France comme l’Union européenne. Derrière ces opérations d’ingérence, la Russie, la Chine et parfois des puissances amies comme l’ont montré les révélations d’Edward Snowden sur les systèmes d’écoute de la NSA américaine ou l’affaire du logiciel Pegasus, utilisé par plusieurs pays, dont le Maroc, pour mettre sous surveillance les portables de nombreuses personnalités politiques et des chefs d’État et de gouvernement comme Emmanuel Macron.

L’actuel président de la République est d’autant plus sensible au sujet que durant la campagne présidentielle de 2017, les serveurs d’En Marche avaient été piratés entre les deux tours, vraisemblablement par la Russie. S’en était suivie une fuite massive de documents confidentiels, les MacronLeaks.

Ces dernières années, et particulièrement depuis 2017, plusieurs rapports fouillés ont documenté toutes ces opérations, souvent très sophistiquées et s’appuyant parfois sur des personnalités politiques de premier plan. En octobre 2021, Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer et Paul Charon publient au nom de l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (Irsem), un rapport qui fait date sur « Les opérations d’influence chinoises ». Sous-titré « un moment machiavélien », il décrypte « une russianisation » des pratiques de la Chine.

Opérations d’influence chinoises massives

Ce rapport de 646 pages montre que la Chine entend « vaincre sans combattre, en façonnant un environnement favorable » à ses intérêts. Les acteurs principaux de ces opérations d’influence chinoises sont des émanations du Parti communiste chinois (département de Propagande, Bureau 610, qui a des agents dans le monde entier, Ligue de la Jeunesse), de l’État, de l’Armée (notamment les cybersoldats de la base 311) mais aussi des entreprises publiques et privées.

Tous ont deux objectifs : « séduire et subjuguer les publics étrangers, en faisant une narration positive de la Chine » et surtout « infiltrer et contraindre » via une diplomatie agressive et coercitive, qui s’appuie aussi sur des personnalités en France comme l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin.

Guerres hybrides

Autre rapport, celui de « la commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français ». Remis le 1er juin dernier par les députés RN Jean-Philippe Tanguy et RE Constance Le Grip, ce rapport estime que la Russie est la principale menace pour les démocraties occidentales en termes d’ingérence, mais il pointe aussi la Chine, l’Iran, le Maroc, le Qatar et la Turquie. Soulignant les vulnérabilités de la France, il considère que « les ingérences peuvent être des actes d’une guerre hybride d’États qui nous sont hostiles. »

La perspective d’une guerre hybride inquiète au plus haut point l’armée française, qui voit l’impact des manipulations étrangères survenues en Afrique autour de l’opération Barkhane, ou celles liées à la guerre en Ukraine. « Les guerres hybrides seront de plus en plus complexes à appréhender » , prévenait déjà fin 2022 Sébastien Lecornu, ministre des Armées. « L’invasion russe en Ukraine a également été favorable à des campagnes d’espionnage stratégique au cours de l’année 2022 et a fourni un contexte favorable à des actions de déstabilisation en Europe », relève l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) dans son panorama de la cybermenace 2022.

Le rapport de la délégation parlementaire au renseignement publié ce mois-ci résume l’état actuel des ingérences en estimant que les puissances étrangères profitent « d’une forme de naïveté et de déni » de la France dont elle doit rapidement sortir…

L’affaire Ommic, l’illustration du contournement de l’embargo américain de la Chine par l’espionnage industriel

L’affaire Ommic, l’illustration du contournement de l’embargo américain de la Chine par l’espionnage industriel

 

Les semi-conducteurs, également connus sous les noms de circuits intégrés (CI) ou micropuces, jouent un rôle fondamental dans la conception et le fonctionnement des appareils électroniques. En effet, ils sont omniprésents au sein de nombreux produits électroniques. De surcroît, leur présence est indispensable dans des secteurs stratégiques comme celui de la défense et de la sécurité nationale. Les semi-conducteurs sont présents dans les systèmes d’armement ou la technologie aérospatiale.

Le marché mondial des semi-conducteurs est dépendant de la production de Taïwan. Son rôle prépondérant dans le secteur des semi-conducteurs et la forte dépendance des États-Unis à l’égard de l’île pour l’approvisionnement en puces se résument par TSMC, qui signifie Taiwan Semiconductor Manufacturing Company. Cette société taïwanaise est un géant de l’industrie, pesant à elle seule 53 % de la production mondiale de fonderies de semi-conducteurs en 2020 selon un rapport de la Maison Blanche. Cependant, la menace de la Chine pesant sur Taïwan a fait réagir les États-Unis sur leur politique économique. La puissance américaine commence à reconstruire sa production nationale de semi-conducteurs. De plus, le gouvernement de Donald Trump, ainsi que celui de Joe Biden ont énoncé leur intention de restreindre la capacité de la Chine à accéder, développer ou produire des composants de pointe. À cette fin, ils mettent en place une stratégie reposant sur trois points, des embargos, une reconstruction de la production nationale et la formation d’alliances internationales. Le point important de cet article concerne les restrictions commerciales et notamment l’embargo mis en place par le gouvernement de Donald Trump en 2019.

En plus de restreindre l’utilisation des principales applications de Google par Huawei, la décision prise en 2019 a également limité la capacité de l’entreprise chinoise à produire ses processeurs de la série HiSilicon Kirin, en l’interdisant de faire affaire avec TSMC. Les États-Unis ont également convaincu le gouvernement japonais, sud-coréen et néerlandais de durcir leurs mesures de restriction contre la Chine dans le domaine des semi-conducteurs. Ces dernières affectent les entreprises américaines et étrangères qui fabriquent leurs produits sur le territoire chinois, comme en témoigne l’intention de sociétés sud-coréennes de solliciter une licence d’exportation. En septembre 2022, le gouvernement américain a interdit à Nvidia (fournisseur américain de matériels et de logiciels d’intelligence artificielle) et AMD (fabricant américain de semi-conducteurs) d’exporter des puces pour l’intelligence artificielle vers la Chine avec comme objectif d’empêcher la production de certains équipements, notamment dans le domaine militaire.

Ommic, une entreprise stratégique mais exploitée par la Chine

L’entreprise OMMIC, créée en 2000, est une PME industrielle française spécialisée dans les semi-conducteurs. Elle se démarque grâce au développement de composants en nitrure de gallium (GaN) et en arséniure de gallium (GaAs). Ces derniers sont reconnus pour leur performance ainsi que pour leur capacité à résister à des températures élevées. Ces caractéristiques les positionnent comme des composants de premier choix pour les systèmes de télécommunication haut débit, les technologies radars, les communications par satellite, les réseaux mobiles 5G et le guidage de missile.

OMMIC est stratégique pour la France, car l’industrie de la défense et l’industrie spatiale utilisent le savoir-faire de l’entreprise. L’intérêt stratégique d’OMMIC est davantage mis en avant depuis son rachat en février 2023 par l’entreprise américaine Macom Technology Solutions. La France a perdu une entreprise stratégique dans la télécommunication et ainsi que les secrets militaires qu’elle détenait.

En 2018, 94 % des parts d’OMMIC sont rachetées par Ruodan Zhang. Cet individu de nationalité chinoise est passé par le fonds d’investissement français Financière Victoire. Zhang devient président d’OMMIC en 2018 et le directeur général est Marc Rocchi, l’ancien président de la PME.

Ruodan Zhang est soupçonné d’avoir utilisé sa position de président pour permettre l’exportation de semi-conducteurs vers la Chine et à prix bradé. En effet, ces opérations ressortent dans les comptes annuels de l’entreprise, le chiffre d’affaires baisse de 12,65 % (soit 2,1 millions d’euros) entre 2020 (16,5 millions d’euros) et 2021 (14,4 millions d’euros). Les comptes annuels de l’entreprise recensent une perte de 3,9 millions d’euros.

En 2021, les activités d’OMMIC en Russie représentent 25,5 % du chiffre d’affaires de l’entreprise. La PME française a donc un commerce qui servait des intérêts étrangers alors qu’elle jouait un rôle stratégique dans le secteur militaire français.

De plus, les comptes annuels relèvent aussi qu’une cargaison à destination de clients russe et chinois a été bloquée par les douanes françaises en janvier 2021. Par la suite, une enquête a été ouverte par le parquet national antiterroriste. Ce dernier saisira la DGSI et l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière en 2022. Le 24 mars 2023, Marc Rocchi, le directeur général, ainsi que Luo Qi, une cadre chinoise de la société, ont été mis en examen pour livraison à une puissance étrangère de procédés, documents ou fichiers de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. Les autorités françaises n’ont pas arrêté Ruodan Zhang, car ce dernier est en Chine. Elles affirment que cet individu était en lien avec l’industrie de la défense chinoise.

Ce cas expose l’implication de la France dans la « guerre des puces » entre la Chine et les Etats-Unis. Pour contourner l’embargo américain, la Chine s’attaque aux entreprises stratégiques européennes pour continuer à développer ses technologies de télécommunication et militaire.

L’espionnage d’industries étrangères pour combler le retard technologique chinois

Le cas de l’entreprise Ommic permet à la Chine d’accéder à la technologie de semi-conducteurs occidentale, ce qui lui donne la possibilité de copier cette dernière. C’est une opération rentable la Chine. Le renseignement chinois a œuvré de 2018 à 2021 sans se faire détecter et il a exporté des circuits imprimés vers la Chine entre 2021 et 2023. Cette opération a un double résultat, la Chine rattrape son retard en copiant les semi-conducteurs occidentaux dont elle était privée depuis 2019. De plus, le renseignement chinois a récolté des composants présents dans l’armement français, notamment une partie servant au guidage des missiles ou au radar (outils omniprésents dans un conflit majeur). Cette opération d’espionnage industriel semble montrer une grande rentabilité pour la Chine. En effet, le pays contourne l’embargo américain en passant par l’Europe. Mais le cas OMMIC n’est pas le seul succès du renseignement chinois.

En septembre 2023, Huawei, l’une des principales entreprises de télécommunication et d’informatique chinoise, a présenté un nouveau smartphone équipé d’un processeur 5 G de 7 nm. Les États-Unis ne justifient pas ce progrès chinois qui n’était pas censé apparaître avant plusieurs années. Cependant, après avoir étudié la composition du téléphone, Bloomberg News, une agence de presse américaine, annonce qu’un composant d’une société sud-coréenne est présent dans l’appareil. Le fabricant sud-coréen de semi-conducteurs SK hynix a lancé une enquête pour comprendre la présence de son composant dans le téléphone chinois. En effet, elle n’a pas le droit, depuis l’embargo américain de 2019, de conclure des ventes avec des entreprises chinoises. Huawei a contourné l’embargo américain, sans se faire détecter, dans l’objectif de rattraper son retard dans l’innovation de processeurs. Mais ce retard reste très marqué, les semi-conducteurs chinois ont une puissance encore inférieure à ceux utilisés en Occident. En effet, les entreprises américaines, comme Apple, vont utiliser des puces taïwanaises de 3 nm en 2024.

L’espionnage sur le territoire national, la mise en place d’une production chinoise de semi-conducteurs

La Chine use de l’espionnage industriel pour acquérir des technologies occidentales, mais, cela ne répond pas aux difficultés de la production. En effet, équiper les différents appareils chinois avec une technologie, se rapprochant de celle utilisée en Occident, coûte cher et nécessite une grande chaîne de production. Or, la Chine ne s’est pas autant spécialisée comme l’a fait Taïwan avec les semi-conducteurs. Elle ne dispose donc pas d’une production similaire. Cependant, il faut constater qu’elle accueille sur son territoire de nombreuses usines étrangères, dont une partie produisant des semi-conducteurs. Par conséquent, ces chaînes de production utilisent la main d’œuvre chinoise. Or, cet usage est une faille exploitable par les renseignements chinois. Entre 2018 et 2019, un cadre de la société sud-coréenne Samsung a volé des plans de l’entreprise dans le but de répliquer une usine de semi-conducteurs à Xi’an, une ville du nord de la Chine.

L’embargo américain retarde le développement de l’industrie chinoise, mais il n’est pas sans failles. En effet, la Chine utilise l’espionnage industriel autant à l’international que sur son propre territoire. Là où l’espionnage ciblant les industries étrangères permet de rattraper un retard technologique, celui effectué en Chine permet de mettre en place une chaîne de production capable de rivaliser avec celles de l’Occident. L’objectif est d’assurer une auto-suffisance chinoise pour la production de semi-conducteurs.

Un embargo bientôt obsolète face à une Chine autonome

Le cas Ommic est un échec pour la France qui n’a pas réussi à protéger son industrie de pointe. L’Europe a été entraînée dans cette « guerre des puces » entre la Chine et les Etats-Unis. Cependant, même si le renseignement chinois agit sur le sol européen, la puissance américaine ne va pas réagir assez rapidement. L’Europe est livrée à elle-même et doit protéger ses secrets technologiques ciblés par le renseignement chinois. De son côté, le gouvernement américain place sa stratégie autour des sanctions économiques et va contrôler la production des entreprises ayant des usines sur le sol chinois. En effet, il a autorisé, en octobre 2023, Samsung et Sk hynix à envoyer des composants à leurs usines sur le sol chinois. Par conséquent, les États-Unis jouent sur un unique levier qui est l’application des sanctions et restrictions économiques en réaction au progrès chinois. Cette absence de marge de manœuvre va rapidement se faire ressentir lorsque l’on observe le progrès chinois dans l’innovation des semi-conducteurs.

Enfin, cet embargo a précipité une politique isolationniste chinoise sur les semi-conducteurs. À la suite de ces restrictions, la Chine a énormément investi dans son industrie de semi-conducteurs. De plus, en réponse aux différentes sanctions, le gouvernement chinois a, en août 2023, restreint l’accès au gallium et au germanium, ces deux métaux rares sont essentiels pour la fabrication de semi-conducteurs. La Chine possède une grande partie des métaux rares sur Terre et raffine 90 % de la production mondiale. Elle peut contrôler l’usage de ces métaux et connaître la manière dont ces derniers sont utilisés. La Chine commence à appliquer le même levier que le gouvernement américain, mais la différence est que le gouvernement chinois possède la majeure partie des ressources nécessaires aux semi-conducteurs. La stratégie américaine risque de rapidement s’essouffler face à une autonomie de la Chine.

Un étudiant de la RENSIE02 de l’EGE


Sources

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Rapport de la Maison Blanche sur la construction d’une chaîne de production américaine de semi-conducteurs : https://www.whitehouse.gov/wp-content/uploads/2021/06/100-day-supply-chain-review-report.pdf

Sommet de l’IA de Bletchley Park : Concertation mondiale ou lobbying chic ?

Sommet de l’IA de Bletchley Park : Concertation mondiale ou lobbying chic ?

 

Le sommet de Bletchley Park visait à rassembler les gouvernements mondiaux et les géants du secteur pour débattre de la réglementation de l’IA, dans sa variante générative en particulier. L’objectif affiché consiste notamment à mettre en place un institut dédié, avec une portée mondiale, alors même que les initiatives se multiplient dans le monde, et désormais notamment aux États-Unis. Les organisateurs et Rishi Sunak en premier lieu ont voulu centrer l’agenda sur les risques les plus extrêmes liés aux modèles dits « de frontière » : risques existentiels et de perte de contrôle par le biais de modèles qui s’émanciperaient de l’humain. Nombreux sont pourtant les problèmes à traiter, en premier lieu celui de la fiabilisation bien plus générale des modèles et du potentiel de manipulation tous azimuts, qui occupent les responsables politiques dans le monde.

Un agenda inspiré par la perspective de la Big tech

On peut ainsi voir dans l’organisation de ce sommet un biais qui correspond plutôt à la perspective des géants du secteur, qui ont volontiers répondu présents à l’appel. Ceux-ci développent des modèles massifs, qui, bien que dominant le secteur, ne reposent pas toujours sur des méthodes à la pointe conceptuelle de l’IA. Ainsi, les acteurs de la Big Tech s’affichent volontiers favorables à une volonté de réglementation qui se concentrerait sur les risques apocalyptiques pour l’humanité, venant des innovations de « frontière » et moins sur leurs propres modèles. Il s’agit là de fonder la réglementation sur des systèmes de licences qui viendront aussi ralentir la concurrence d’agents émergents, notamment ceux issus de l’open source, sans tellement entraver l’expansion des acteurs établis.

Les géants sont évidemment plus réticents face aux tentatives de réglementation plus détaillées, qui sont au cœur des discussions politiques dans le monde. Celles-ci ne se focalisent naturellement pas que sur les risques apocalyptiques de la « frontière » technologique, mais aussi sur les failles béantes des modèles existants. Au début de l’été, on voyait ainsi Sam Altman, dans un paradoxe seulement apparent, soutenir avec une certaine emphase, au Congrès américain qui avait pris du retard sur le sujet, l’idée d’une régulation de l’IA, en pointant les risques existentiels, et quelques jours plus tard, menacer l’Europe de la déserter en cas de régulation plus large. Il annonçait quelques jours plus tard une première implantation européenne d’OpenAI au Royaume-Uni.

Fragmentation politique et course à la réglementation

Le gouvernement britannique a affiché la volonté d’impliquer des États très divers, au-delà des lignes de failles géopolitiques, en associant la Chine en particulier. Au-delà de cette voie de concertation géopolitique, se manifeste aussi une volonté consistant à attirer les grands groupes au Royaume-Uni, en ce qui concerne leurs investissements européens. Le symbole lié à Bletchley Park (où l’équipe d’Alan Turing perça le code Enigma) enrobe cette stratégie d’une belle aura historique, face au renforcement de la volonté d’encadrement à Washington et au tropisme bureaucratique qu’a manifesté le Parlement européen. Les États censés contribuer à cet exercice de gouvernance mondial en ont perçu les limites et ont eu tendance à rester sur leur réserve.

Aux États-Unis, l’administration Biden, après avoir tardé, cherche en effet à accélérer le processus d’encadrement et de transparence des risques des modèles, au moyen de décrets. En parallèle, Washington a affiché une certaine distance vis-à-vis de l’initiative de Londres et l’idée d’un institut mondial visant à la régulation de l’IA, privilégiant l’idée d’un organisme national.

En ce qui concerne l’Union européenne, son AI Act, en gestation, a pris les devants, mais présente des failles notables, en particulier en ce qui concerne sa complexité et le fait qu’il a été pensé sur la base de développements antérieurs à l’explosion des modèles de langage depuis 2017. De nombreux gouvernements, notamment français et en allemand, ont commencé à percevoir ce texte comme une menace pour le développement de l’IA en Europe et souhaitent adopter une approche plus flexible et adaptative de la réglementation. Pour autant, cela n’implique pas d’accorder un blanc-seing à la Big tech en renvoyant toute réglementation aux seuls risques existentiels des modèles « de frontière ».

Garantir la sécurité et l’émergence de nouveaux acteurs européens

L’Europe dispose de compétences poussées dans le domaine et d’un considérable vivier d’ingénieurs et de chercheurs qui se lancent aisément dans le développement de modèles d’IA suivant de nombreuses applications. Pour autant le manque de financement ralentit considérablement le rattrapage face aux États-Unis. Cela fait, plus en profondeur, craindre une dépendance de long terme aux modèles développés aux États-Unis. Une réglementation labyrinthique risque de creuser cet écart.

Le secteur de l’IA connaît une explosion du rôle de l’open source qui permet à des acteurs très variés de se lancer dans la course des applications de l’IA et de la réappropriation de modèle. De cette façon, l’Europe peut se positionner de la façon la plus directe. Cela est plus aisé en particulier que de viser à développer entièrement de nouveaux modèles géants ex-nihilo, bien que cet enjeu reste aussi crucial, pour des raisons notamment d’autonomie technologique. L’intérêt de l’Europe est ainsi d’offrir une réglementation lisible, qui s’adapterait aux risques en fonction des développements réels de la technologie, et d’abaisser autant que possible les barrières d’entrée.

Il est essentiel pour toutes les zones économiques que la régulation vienne garantir la sécurité des modèles ainsi que l’émergence de nouveaux acteurs de pointe, plutôt que d’assurer les positions établies des géants du secteur, qui ne constituent pas une garantie de sécurité au vu des failles de leurs propres modèles.

Elon Musk, l’Ukraine et Taïwan : les GAFAM sont-ils encore des entreprises comme les autres ?

Elon Musk, l’Ukraine et Taïwan : les GAFAM sont-ils encore des entreprises comme les autres ?

par Cyrille Dalmont – Revue Conflits – publié le 3 novembre 2023

https://www.revueconflits.com/elon-musk-lukraine-et-taiwan-les-gafam-sont-ils-encore-des-entreprises-comme-les-autres/


Elon Musk s’immisce dans les relations internationales. Après avoir reconnu être intervenu en Ukraine pour empêcher l’attaque de la flotte russe en Crimée, le voici qui défend l’intégration de Taïwan par la Chine. Simple souhait de protéger ses affaires ou réelle volonté de peser dans la diplomatie mondiale ?

Après l’Ukraine, où il assume d’avoir empêché l’armée ukrainienne d’attaquer la flotte russe en Crimée en limitant le faisceau de ses satellites Starlink et revendique des « actions diplomatiques » en faveur d’un plan de paix entre Kiev et Moscou (comprenant la tenue de nouveaux référendums sous supervision de l’ONU, l’abandon de la Crimée à la Russie et un « statut neutre » pour l’Ukraine), c’est sur la question de l’île de Taïwan que les ambitions diplomatiques d’Elon Musk se sont tournées. En qualifiant Taïwan de « partie intégrante » de la Chine, il a provoqué un tollé diplomatique. Jeff Liu, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères de Taïwan déclarant à la presse qu’Elon Musk « flatte aveuglément la Chine et si [ses| commentaires sont influencés par ses intérêts commerciaux », ils ne méritent pas d’être pris en considération.

Ces initiatives et ces échanges, qui peuvent sembler irréels entre un milliardaire de la big tech et les chancelleries, ont de quoi surprendre et appellent une réflexion approfondie. La géopolitique et les relations internationales traditionnelles, même si elles ont connu d’importantes évolutions au cours du vingtième siècle avec l’apparition d’organisations internationales en particulier, vivent leurs dernières heures. De nouveaux acteurs, privés et singuliers, apparaissent.

Un détour par l’histoire

Un rapide détour par l’histoire peut nous aider à comprendre. On pourrait dire que les géants du numérique ont en quelque sorte repris à leur compte le modèle des Zaibatsu japonais démantelés dans les années 1950, leur proximité avec l’armée étant considérée comme dangereuse par les États-Unis : conglomérats formés d’une multitude d’entreprises dans des activités très diverses mais permettant de contrôler l’ensemble de la chaîne économique d’un secteur, liées entre elles par des participations croisées (concentration), des opérations communes et des habitudes de concertation (ententes) tout en entretenant des liens étroits avec l’écosystème militaire (aides d’État). Avec les géants de la tech, ce modèle ne serait plus national mais mondial.

Une autre analogie historique est possible avec les différentes compagnies des Indes fondées par plusieurs États européens aux seizième et dix-septième siècles. Il s’agissait d’entreprises privées se comportant comme des quasi-États. Pour mémoire, l’East India Company britannique, créée en 1600 et dissoute en 1874, fut la première entreprise privée à acquérir des fonctions militaires et administratives, classiquement monopoles d’État. Le chercheur spécialiste de l’Inde, Roland Lardinois, parle d’une « puissante compagnie privée de marchands organisée sur un mode quasi-étatique ».

Chiffres d’affaires gigantesques et ambassadeurs

Ces analogies sont-elles valides pour les GAFAM ? Ces entreprises sont-elles en train de devenir des États, des quasi-États, des organisations internationales ou autre chose encore ? Dans un premier temps, il ne semble pas inutile de souligner que la capitalisation des GAFAM (2 700 milliards de dollars pour Apple, 2 496 milliards pour Microsoft, 1 728 milliards Alphabet (Google), 1 494 milliards pour Amazon et 784 milliards pour Méta) est individuellement supérieure au PIB annuel de plus de 170 pays dans le monde. Et l’on retrouve quasiment le même résultat si l’on compare leur chiffre d’affaires annuel au budget de ces 170 pays. Ensuite, si l’on observe le nombre d’utilisateurs de ces réseaux, Facebook fait aujourd’hui figure de « plus grand territoire numérique du monde », avec trois milliards d’utilisateurs mensuels revendiqués. Bien sûr, la comparaison entre les utilisateurs d’un réseau social et les citoyens d’un pays est assez spécieuse. Allons plus loin dans l’analogie.

Les dirigeants de ces entreprises considérables sont désormais davantage reçus comme des chefs d’États à travers le monde que comme des dirigeants d’entreprises. Et si le Danemark fut le premier pays à disposer d’un « ambassadeur au numérique » auprès des GAFAM en 2017, la France lui emboita le pas quelques mois après en nommant David Martinon au poste d’« ambassadeur pour le numérique ». La Commission européenne a également suivi le mouvement en ouvrant en septembre 2022 une « ambassade de la tech » à San Francisco et en nommant Gerard de Graaf comme ambassadeur pour assurer la promotion de la politique européenne dans le numérique.

Ce sont là des signes qui ne trompent pas. Si les États envoient des ambassadeurs auprès des GAFAM, c’est qu’ils ne les considèrent plus comme de simples entreprises. Par parallélisme des formes, les GAFAM envoient leurs ambassadeurs auprès des États en la personne de lobbystes VIP et de haut niveau, ancien ministres ou parlementaires de poids.

Cours suprêmes et cryptomonnaies

Les géants du numérique assurent leur « sécurité » intérieure et le maintien de l’ordre public sur leurs réseaux, rendent la « justice » et l’exécute par des demandes d’informations, de justificatifs d’identités, des préconisations, des suspensions ou des fermetures de comptes. Au travers du règlement DSA, la Commission européenne entend d’ailleurs encore augmenter ces pouvoirs de police en imposant aux plateformes numériques des obligations de censure au motif de mieux lutter contre les incitations à la haine, à la violence, au harcèlement, la pédopornographie, apologie du terrorisme. Facebook et Instagram se sont même dotés d’une « cour suprême » qui décidera en dernier ressort si un message, une photo, une opinion, un compte ou une page a lieu d’exister ou non. Les réseaux sociaux réglementent également les transactions commerciales qui ont lieu sur leur plateforme (les leurs et celles des entreprises tierces qui les utilisent) et envisagent de pouvoir battre monnaie dans un futur proche, même si pour le moment il ne s’agit que de cryptomonnaies.

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, seuls les États étaient considérés comme sujets de droit international. Mais comme les vieilles nations avaient failli avec deux conflits mondiaux particulièrement meurtriers, certains, intellectuels et responsables politiques, considérèrent qu’il fallait les soumettre à un nouvel idéal commun plus large que celui propre à leur population et à leur territoire : un idéal universel. Pour atteindre cet idéal, de nouveaux modèles apparurent visant à diluer, diminuer, déléguer la souveraineté des États dans le cadre d’organisations internationales à vocation mondiale (SDN, ONU, OMS, UNESCO, OIT, AIEA) mais également régionale, comme l’Union européenne qui en est l’exemple le plus abouti et le plus intégré. Ces organisations sont considérées comme sujets secondaires ou dérivés du droit international procédant de la volonté des États qui ont décidé de les créer et possèdent le plus souvent une personnalité juridique.

Elon Musk devant les médias après le Forum Al Insight. (c) Graeme Sloan/Sipa USA

Des organisations internationales atypiques

Si nous en revenons à notre analogie, il nous semble que les grandes plateformes numériques peuvent de plus en plus s’apparenter à des organisations internationales atypiques telle que l’Union européenne. Même si elle ne lève pas l’impôt et ne possède aucun territoire, l’Union européenne n’en demeure pas moins capable d’attribuer une forme de nationalité et un certain nombre de droits aux citoyens européens, indépendamment et en plus de leur nationalité d’origine. Or aujourd’hui, Elon Musk (Tesla), Marc Zuckerberg (Meta), Satya Nadella (Microsoft), Andy Jassy (Amazon), ou Sundar Pichai (Google) n’hésitent pas à financer des actions de lobbying considérables (plus de 100 millions d’euros rien que pour l’UE), à d’engager des bras de fer avec des gouvernements (Russie, Chine, Inde, etc.) et des actions de « guerre économique » de grande ampleur, et participent activement à la diplomatie mondiale. Ajoutons que leur influence sur la vie concrète de milliards d’individus à travers le monde croît à vitesse grand V quand celle des États-nations et de leurs cadres traditionnels paraît de moins en moins adaptée à nos société liquides et hyperconnectées.

Ce phénomène nouveau est fondamentalement la conséquence de la faiblesse d’États-nations englués dans leurs propres contradictions depuis l’avènement de la mondialisation et le triomphe des théories du « village globale ». Elon Musk est certes un milliardaire fantasque mais qui a pleinement mesuré la puissance que la faiblesse des États a permis aux géants technologiques d’acquérir.

Et peut-être est-il déjà trop tard pour les États pour se réveiller. Joe Biden a certes lancé en janvier dernier un appel au Congrès américain à « demander des comptes » aux géants de la tech et à légiférer pour renforcer le contrôle du gouvernement. On qualifie certes d’historique le procès qui vient de s’ouvrir contre Google pour abus de position dominante sur le marché des moteurs de recherche. Mais imagine-t-on un seul instant les États-Unis se lancer dans un démantèlement des géants numériques alors qu’ils sont engagés dans une guerre technologique intense qui est l’un des fronts majeurs de la guerre pour l’hégémonie mondiale qui les oppose à la Chine ? Ce serait un suicide.

Comment les États mettent-ils en œuvre la guerre de l’information ? par David Colon

Comment les États mettent-ils en œuvre la guerre de l’information ? D. Colon

Par Arthur Robin, David Colon, Marie-Caroline Reynier, Pierre Verluise, – dipoweb.com – publié le le 29 octobre 2023 

https://www.diploweb.com/Video-Comment-les-Etats-mettent-ils-en-oeuvre-la-guerre-de-l-information-D-Colon.html


David Colon, professeur à Sciences Po Paris, auteur de « La Guerre de l’information. Les États à la conquête de nos esprits », éd. Tallandier, 2023. David Colon est chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po. Il y enseigne l’histoire de la communication, des médias et de la propagande. Membre du Groupement de recherche « Internet, IA et société » du CNRS. Il a précédemment publié « Propagande » (éd. Belin 2019, rééd. Flammarion, Champs histoire 2021) distingué par les prix Akropolis et Jacques Ellul. Il a aussi récemment publié « Les Maitres de la manipulation », éd. Texto, 2023.
Synthèse de la conférence par Marie-Caroline Reynier, diplômée d’un M2 de Sciences Po. Co-organisation de la conférence Pierre Verluise, fondateur du Diploweb et l’ADEA MRIAE de l’Université Paris I. Images et son : Arthur Robin. Montage : Arthur Robin et Pierre Verluise.

Comment la guerre de l’information structure-t-elle les relations internationales depuis les années 1990 ? Pourquoi l’avènement de l’ère numérique et de médias internationaux permet-il aux États d’interférer plus directement ? À partir d’un vaste panorama très documenté, David Colon présente clairement les cas des grands acteurs de la guerre de l’information. Des clés pour comprendre.

 

Cette vidéo peut être diffusée en amphi pour nourrir un cours et un débat. Voir sur youtube/Diploweb

 

Synthèse par Marie-Caroline Reynier pour Diploweb.com, relue et validée par David Colon

Bien qu’on ne la perçoive pas toujours, la guerre de l’information structure les relations internationales depuis les années 1990. En effet, l’avènement de l’ère numérique et de médias internationaux tels que CNN permet désormais aux États d’interférer plus directement. À partir d’un panorama depuis les années 1990 à aujourd’hui, David Colon s’intéresse aux États-Unis, à la Russie et à la Chine comme acteurs de la guerre de l’information. Voici la vidéo et la synthèse d’une conférence organisée par Diploweb.com et l’ADEA MRIAE de l’Université Paris I, le 12 octobre 2023, en partenariat avec le Centre géopolitique.

Les États-Unis en quête de domination informationnelle mondiale

D. Colon identifie la guerre du Golfe (2 août 1990 – 28 février 1991) comme point de départ de la guerre de l’information. Les États-Unis y manifestent leur puissance militaire, économique mais utilisent également le recours à l’information comme arme. À travers la doctrine de la « guerre en réseaux » (Network-Centric Warfare), ils veulent dominer le champ de l’information. Cette guerre du Golfe est un tournant, précisément car elle est perçue comme telle par la Chine et la Russie.

Par la suite, les États-Unis cherchent à étendre leur domination informationnelle (Information Domination) via les « autoroutes de l’information », l’affirmation de leur soft power et la création de géants du numérique (Google en 1998 notamment). À cette période, comme le souligne le discours du président B. Clinton devant les étudiants de l’Université de Pékin (1998), les États-Unis pensent que l’extension de leur système informationnel au monde entier conduira les derniers régimes autoritaires à disparaître.

D. Colon relate également à quel point le film Les experts/Sneakers (1992), visionné par McConnell, directeur de la National Security Agency (NSA), a produit des effets directs sur la politique de défense américaine. Ce film accélère la prise de conscience du basculement dans une nouvelle ère, celle de l’information électronique. Il met en exergue la nécessité de faire évoluer les outils et les méthodes de la NSA, pour favoriser la pénétration des réseaux ennemis. En ce sens, dès 1992, l’agence fédérale américaine chargée de la collecte des données électromagnétiques (SIGINT) redéfinit ses missions pour se lancer à grande échelle dans des opérations de cyberguerre.

Ensuite, la manipulation massive de l’opinion mondiale pour légitimer l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003 apparaît comme un deuxième point de rupture. En effet, le recours à la manipulation de l’information mondiale, doublé d’une entorse au droit international n’est pas sans conséquence sur l’attitude des régimes autoritaires.

Enfin, l’utilisation du virus Stuxnet par les autorités américaines en 2009-2010 [opération conjointe avec les Israéliens mettant hors d’usage des centrifugeuses de l’usine iranienne d’enrichissement de Natanz] constitue un troisième point de rupture. Pensé comme un moyen de détourner les opérations iraniennes, ce virus, utilisé par la suite par des hackers iraniens, constitue le point de départ d’une cyberguerre mondiale.

David Colon, professeur à Sciences Po Paris, auteur de « La Guerre de l’information. Les États à la conquête de nos esprits », éd. Tallandier, 2023. Photo : David Atlan

La riposte russe

Si D. Colon utilise le terme de « riposte », il rappelle que l’action des services de renseignement russes s’inscrit dans la durée. Ainsi, la génération formée à l’art de la désinformation dans les années 1980 est actuellement au pouvoir, au premier rang duquel Vladimir Poutine qui fut agent de liaison du KGB auprès de la Stasi (police politique de la RDA) de 1985 à 1990. Pour les services de renseignement russes, la désinformation ne se définit pas comme l’obtention d’un résultat immédiat mais comme un lent travail de décomposition de la société adverse.

La spécificité russe en la matière tient au fait que ses trois services de renseignement et de sécurité réalisent des activités à l’étranger. Ainsi, le FSB (Service fédéral de sécurité) est chargé de la sécurité intérieure mais mène également des activités cyber offensives. D. Colon souligne que l’articulation faite en Russie entre activités de renseignement intérieur et extérieur est inenvisageable aux États-Unis entre le FBI et la NSA. De son côté, le SVR (Service russe des renseignements extérieurs) s’est lancé depuis les années 1990 dans des activités de renseignement sur Internet. Enfin, le GRU (Service de renseignement militaire), créé en 1918, fusionne des capacités de guerre psychologique acquises durant la Guerre froide avec des outils numériques.

La force des services de renseignement russes tient également dans leur appropriation du mode de pensée occidental. Selon les principes définis par N. Wiener, les Russes envisagent un usage militaire de l’information pour protéger leur sphère informationnelle de l’ennemi. Ils mènent également une guerre de subversion pour conquérir les esprits et semer le chaos partout où ils le peuvent. Leur efficacité tient donc à une conception défensive et offensive du conflit informationnel, tel que défini notamment par I. Panarin et S. Rastorguev.

Parmi les coups d’éclat des services de renseignement russes, la cyberattaque menée en 2007 en Estonie à l’encontre de sites web d’organisations gouvernementales fait date. D. Colon relève que ces opérations cyber sont systématiquement accompagnées d’opérations médiatiques, souvent plus fortes après l’attaque qu’avant. Par exemple, après l’élection de Trump en 2016, les Russes organisent des manifestations en faveur et à l’encontre de D. Trump. L’objectif n’était pas seulement de le faire élire mais également d’affaiblir toute confiance des citoyens américains dans la démocratie.

L’avènement du numérique et des médias sociaux est perçu comme un tournant par les services de renseignement russes. Ils y voient l’expression d’une guerre en réseaux. À cet égard, la mise en évidence de méthodes de prédiction de la personnalité à partir de la récupération de données Facebook par des chercheurs (M. Kosinski, D. Stillwell) n’a pas échappé aux services de renseignement russe. Le travail d’Alexandr Kogan, chercheur en psychométrie recruté par la société Cambridge Analytica, a tout particulièrement intéressé le GRU. Ces modèles prédictifs permettent également de cibler des individus fragiles, de les appâter avec des contenus relevant de la théorie du complot, comme l’illustre le succès de la mouvance QAnon aux États-Unis mais aussi en Europe.

L’action chinoise

Suite à la guerre d’Irak (2003), perçue comme une guerre totale, la Chine élabore une nouvelle stratégie en 2003 : « la doctrine des trois guerres », composée de la « guerre de l’opinion publique », « la guerre psychologique » et « la guerre du droit ». Ce faisant, la Chine se dote de capacités cyber lui permettant d’opérer des cyberattaques massives, profite des failles législatives américaines (si le rachat d’entreprises de la Silicon Valley est interdit, la Chine exploite la possibilité d’y prendre des participations) et joue la carte de l’influence.

Le réseau social TikTok, en ce qu’il affecte toutes les couches du cyberespace, constitue un exemple significatif de l’influence chinoise. En effet, la plateforme, qui réunit 1,7 milliard d’utilisateurs, a des incidences infrastructurelles et peut perturber le système d’information à sa source. Ainsi, en Norvège, l’un des plus grands fabricants de munition d’Europe n’a pas pu augmenter sa production en raison de la présence à proximité d’un centre de données saturé de vidéos TikTok qui accaparent la consommation d’électricité. Le réseau social interfère également sur la couche cognitive, et peut être utilisé comme un outil de subversion. En effet, l’utilisateur voit son attention captée et ne choisit pas les contenus qu’il regarde. Cette plateforme montre également les dangers de l’Intelligence Artificielle (IA) lorsqu’elle est intégrée à des opérations de grande échelle. La société NewsGuard a ainsi identifié qu’un réseau de 17 comptes TikTok utilisant un logiciel de synthèse vocale pouvait générer 5000 vidéos conspirationnistes visionnées 336 millions de fois et en mesure de recevoir 14,5 millions de mentions « j’aime » en 8 semaines.

En outre, D. Colon analyse la combinaison des intérêts chinois et russes sur le plan informationnel. Ainsi, en 2015, les deux pays ont signé un accord de cybersécurité, prenant la forme d’un pacte de non-agression dans le cyberespace. Leurs actions vont au-delà puisque la Chine et la Russie font également converger leurs opérations d’information et de désinformation.

Enfin, D. Colon met l’accent sur l’ampleur de la menace chinoise. Ainsi, les services de renseignement britanniques ont indiqué dans un rapport de 2023 que la Chine possède « presque certainement » le plus grand appareil de renseignement au monde, avec des dizaines de milliers d’agents. Un rapport de 2023 du GEC, cellule consacrée à la lutte contre la désinformation au sein du Département d’Etat américain, souligne la recrudescence de la désinformation chinoise, ce à quoi la Chine a répondu que les États-Unis sont « un empire de mensonges » ayant « inventé la militarisation de l’espace mondial de l’information ».

Que faire face aux défis informationnels ?

D. Colon insiste sur la nécessité de « renforcer notre système immunitaire face aux virus médiatiques ». Selon lui, une plus grande transparence doit être encouragée, notamment en imposant une déclaration de leurs activités à ceux qui mènent des activités d’influence. La création d’un Observatoire international sur l’information et la démocratie en 2022 est également à souligner dans cette perspective. Face aux menaces posées par Twitter, TikTok et l’IA générative, D. Colon propose de créer un réseau social européen de service public.

Il alerte également sur le besoin de « renforcer nos anticorps ». En effet, il constate que le nombre de personnels français en charge de la veille informationnelle est inférieur à 100 personnes. Il note l’urgence du renforcement des effectifs de la Sous-direction de la veille et de la stratégie (Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères) et de VIGINUM (service de l’Etat chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères, rattaché au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale). Enfin, le soutien au journalisme de qualité, à la manière du projet de certification de médias lancé par RSF, lui apparaît également central.

NB : La synthèse a été relue et validée par D. Colon.
Copyright pour la synthèse Octobre 2023-Reynier/Diploweb.com

Des formations plus courtes, plus innovantes: l’ENSOA va aussi connaître sa transformation

Des formations plus courtes, plus innovantes: l’ENSOA va aussi connaître sa transformation

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 26 octobre 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Plus de 40 000 sous-officiers dans l’armée de Terre (voir les chiffres ci-dessus)! Une école créée en 1881, installée depuis 1883 à Saint-Maixent, désormais maison-mère du corps des sous-officiers… et qui va désormais accompagner la transformation de l’armée de Terre.

L’Ecole nationale des sous-officiers d’active (ENSOA) va effectivement se transformer pour accompagner l’augmentation des flux de sous-officiers à former.

Quelques chiffres pour illustrer ces évolutions:
– former davantage, en passant de 6 300 stagiaires en 2022 à 6 800 en 2023 et 7 500 en 2028,
– doper l’encadrement avec 560 cadres-formateurs en 2023 et plus de 600 en 2024 (avec un recours aux innovations pédagogiques, par exemples : musette numérique sur tablette, tests via IA, etc),
– une réduction de la durée des formations à partir de 2024: de 8 à 6 mois pour les recrutements directs  (1640 en 2023), de 4 à 3 mois pour les semi-directs (1061 en 2023) et de 17 à 12 jours (451 sous-officiers formés en 2023).

Le général Didier, le commandant de l’ENSOA, revient sur ces chiffres: « Augmentation et réduction ne sont pas antinomiques. Il faut une augmentation de l’encadrement surtout dans les domaines émergents (cyber, drone) à consolider« , explique -t-il, ajoutant que l’EMPT (l’École militaire préparatoire technique) de Bourges où sont formés des semi-directs contribue à cette augmentation du nombre de personnels qualifiés. 

Au terme de réduction, le général préfère celui de dynamisation » du parcours « pour répondre aux attentes des stagiaires qui veulent rejoindre leurs unités et poursuivre leur formation, le côté expertise se faisant ailleurs ». A Saint-Maixent, la formation réduite dans le temps continuera de porter sur « les forces morales, le combat et le tir, l’entraînement physique militaire et sportif… Et s’il y a moins d’anglais, ce n’est pas trop grave » (sachant que les militaires peuvent se perfectionner en langues tout au long de leur carrière). 

L’objectif reste de former, toujours au sein des cinq bataillons et du groupement de perfectionnement des sous-officiers (GPSO), de futurs sous-officiers « confiants, crédibles et légitimes vis-à-vis de leurs subordonnées ».