Le déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a mis en évidence la nécessité de renforcer le flan Est de l’OTAN. Si certains dispositifs préexistaient à l’attaque, la crainte des pays de l’Est de voir le conflit « sortir » de ses frontières ukrainiennes pour s’étendre en Europe a approfondi la coopération militaire des alliés.
La stratégie de déploiement comporte deux aspects : la dissuasion et la défense. C’est dans ce contexte de guerre et de mise en place d’une défense européenne, appuyée par les Etats-Unis, que la France déploie près de 2 000 militaires en Europe de l’Est.
EN ESTONIE, L’OPÉRATION LYNX
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L’opération Lynx trouve son origine en 2016, lorsque les chefs d’Etat et de gouvernement des pays membres de l’OTAN se sont réunis à Varsovie afin de renforcer la posture dissuasive et défensive de l’alliance.
Quelques mois plus tard, des présences avancées renforcées (enhanced Forward Presence) sont instaurées dans les pays baltes et en Pologne. Elles consistent en le déploiement de forces otaniennes multinationales visant à renforcer la défense du flanc Est de l’OTAN contre toute attaque ou incursion. La France contribue à l’eFP en Estonie depuis 2017 par la participation d’un Sous-groupement Tactique Interarmes (SGTIA) au sein d’un bataillon britannique, dans le cadre de la mission LYNX.
Le SGTIA a également eu l’occasion d’être déployé en Lituanie en 2018 et en 2020, puis est maintenue en Estonie à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine.
En mars 2022, la France déploie également un sous-groupement d’infanterie spécialisé dans le combat d’usure en milieu difficile. Aujourd’hui, le détachement français en Estonie compte près de 300 soldats participant aux exercices interarmées et interalliés, issus de la 13e Demi-brigade de Légion étrangère, du 3e Régiment d’artillerie de marine, du 1er Régiment étranger de cavalerie et du 1er Régiment étranger du génie, sur un total de 1 300 militaires otaniens qui y sont stationnés.
Le SGTIA dispose de 18 Griffon, 14 véhicules hautes mobilités, 12 véhicules de l’avant blindés, 5 véhicules blindés légers, 4 canons Caesar ou encore 3 AMX-10 RC. Ils sont accompagnés d’un échelon de soutien national, qui comprend trois porteurs polyvalents logistique avec remorques, et un camion lourd de dépannage.
LA MISSION ENHANCED AIR POLICING (EAP) EN PAYS BALTES
/ Également située dans les pays baltes, EAP est une mission de police du ciel otanienne datée de 2014, dans la continuité des missions de police du ciel réalisées depuis 2004. Reposant sur le principe de volontariat dans le cadre d’un processus rotatif entre les membres de l’OTAN, elle a pour objectif d’assurer l’inviolabilité et la sécurisation de l’espace aérien des pays concernés.
Dans ce cadre, la France est présente en Lituanie avec des Mirages-2000 depuis 2007, et a approfondi son intervention en décembre 2022, dans le contexte de la guerre en Ukraine, par l’intermédiaire d’une centaine de militaires de toutes spécialités (6 pilotes, 40 mécaniciens, 15 fusiliers commandos de l’air…) et de 4 Rafales de la 30e Escadre de chasse. Il s’agit d’une présence non-agressive et non escalatoire. Les Rafales ont ainsi effectué 500 heures de vol, une quinzaine de décollages sur alertes réelles, et ont ainsi intercepté et identifié 27 aéronefs inconnus aux abords de l’espace aérien des pays baltes.
LA ROUMANIE ET LA MISSION AIGLE
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De plus, depuis février 2022, la présence française en Roumanie vise à renforcer la posture dissuasive et défensive de l’OTAN. Craignant que la guerre en Ukraine ne déborde sur son territoire, la Roumanie, en tant que pays frontalier, accueille des forces françaises, ainsi que belges et néerlandaises, dépêchées en tant que « Force de réaction rapide » de l’OTAN, et sous commandement multinational. Dans le cadre de cette mission AIGLE, la France déploie un bataillon, prenant la forme d’un Multinational Battlegroup, un détachement Air MAMBA, une Brigade Forward Command Element (BFCE), ainsi qu’un Elément de soutien national (ESN). C’est au sein de ce Multinational Battlegroup que les soldats belges et néerlandais sont accueillis, respectivement au nombre de 300 et de 30. Les militaires français sont quant à eux, au total, plus de 1 000. D’importants moyens sont déployés par la France : 13 chars Leclerc et deux dépanneurs de chars Leclerc, 24 véhicules blindés de combat d’infanterie, 37 véhicules de l’avant blindés, plus de 40 véhicules légers de reconnaissance, ainsi que 3 Lance-roquettes unitaires et 4 CAESAR. Le détachement Sol-air moyenne portée est mis en place à la demande de la Roumanie et de l’OTAN, et inclue un système de défense sol-air MAMBA qui assure la défense anti-aérienne.
ENTRE DEFENSE AERIENNE DU FLANC ORIENTAL DE L’OTAN, ET ACTION NAVALE EN MEDITERRANEE
/ A l’Est, la défense aérienne est également assurée par la mission Air Shielding. A la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’OTAN a mis en place un dispositif de patrouilles aériennes, appelées enhanced Vigilance Activities (eVA) puis Air Shielding, et effectives sur l’intégralité du flanc Est (Pologne, Bulgarie, Roumanie, Croatie). Chaque semaine, deux missions Combat Air Patrol (CAP) sont conduites par la France, incluant un ou deux Rafale, ainsi que trois missions de ravitaillement et une mission de détection et de contrôle. Les Rafale et ravitailleurs de l’Armée de l’Air et de l’Espace sont engagés à partir des bases de Mont-de-Marsan et d’Istres, en France. Ces missions s’effectuent en coopération avec les alliés et sous contrôle opérationnel de l’OTAN.
Enfin, la France déploie son Groupe aéronaval (GAN) en Méditerranée et contribue à la posture dissuasive et défensive de l’OTAN sur le flanc Est de l’Europe. Le GAN soutient les missions aériennes Air Shielding et assure des missions de surveillance aéro-maritime. Il a ainsi déployé des Rafales pour une mission de défense aérienne et de surveillance dans l’espace aérien roumain, bulgare et croate. Le GAN est composé d’un porte-avions Charles de Gaulle, d’un Frégate de défense aérienne, d’une Frégate multi-missions à capacité aérienne renforcée, d’une Frégate multi-mission, d’un sous-marin et d’avions Rafales. Près de 3 000 marins y sont déployés.
L’OTAN renforce donc ses positions sur son flanc Est. Les différentes présences françaises en Europe orientale stimulent la défense otanienne, mais aussi la défense européenne. En effet, ces interventions se font certes dans le cadre de l’OTAN, mais elles révèlent également une volonté de certains pays européens, dont la France, d’assurer une autonomie stratégique en matière de défense. Le récent élargissement de l’OTAN à la Finlande, et la candidature de la Suède à l’intégration de l’alliance démontre que celle-ci accroît son importance en Europe orientale, et rassure tant, à l’Est, on s’inquiète d’un débordement du conflit.
(*) Victor Denisest titulaire d’un Master en « Conflictualités et médiation » à l’UCO. Il est également diplômé d’une Licence d’Histoire avec pour spécialité les sciences politiques. Après de premières expériences en politique et au sein d’ONG, il choisit de s’orienter vers la géopolitique et la sécurité internationale.
Étant donné la multiplication de ses engagements sur les théâtres européens, tant dans le cadre de l’Otan [Roumanie, Estonie, participation aux exercices multinationaux] que dans celui de l’Union européenne [EUFOR Althea en Bosnie-Herzégovine], l’armée de Terre a créé un Poste de commandement de contingent national Terre Europe Continentale [PC NCC-T-EC] au sein du Commandement des forces terrestres [CFT], à Lille, en 2022.
Armée par 58 militaires et commandée par le général François Goguenheim, cette structure se vit confier la mission d’assurer le soutien logistique des unités « déployées dans des opérations relevant de son périmètre ». Mais ses responsabilités étaient encore trop restreintes… Aussi a-t-elle laissé la place, le 16 octobre, au « Commandement Terre Europe » [CTE], dont les attributions seront a priori plus larges.
La création de cette nouvelle structure s’inscrit dans le cadre du plan de transformation récemment dévoilé par le général Pierre Schill, le chef d’état-major de l’armée de Terre [CEMAT].
« Cet état-major va exercer le contrôle opérationnel des unités Terre déployées en Europe et la cohérence de leur emploi quand elles sont placées sous l’autorité d’une organisation multinationale ou d’une coalition. Il commandera également les échelons de soutien nationaux », explique le CFT.
« Il s’agit de dire que, dans la période de grande incertitude qui est la nôtre aujourd’hui, chaque état-major doit être concentré sur l’ensemble des enjeux opérationnels qu’il peut avoir à traiter », a résumé le général Bertrand Toujouse, le commandant des forces terrestres, avant de préciser que le principe du CTE avait été validé par le chef d’état-major des armées [CEMA] au cours de l’été dernier.
« Tout en contribuant à son effort de subsidiarité, cet état-major [le CTE, ndlr] accroît de manière substantielle la faculté d’adaptation de l’armée de Terre confrontée à des réalités géopolitiques évolutives en Europe », a, de son côté, souligné le général Schill, via Linkedin.
« En exerçant la responsabilité opérationnelle sur nos déploiements dans l’est du continent, il contribuera désormais à l’exigence de réactivité de notre pays et ancrera sa crédibilité dans l’espace de solidarité stratégique partagé avec nos alliés », a ajouté le CEMAT, en rappelant que l’objectif du plan de transformation qu’il a élaboré vise à « optimiser les effets opérationnels produits par l’armée de Terre ».
La question de l’État de droit peut sembler secondaire et ne concerner que les initiés. L’ouvrage de Ghislain Benhessa (Le Totem de l’État de droit, Concept flou, conséquences claires), docteur en droit public, avocat, philosophe et enseignant à l’Université de Strasbourg est là pour nous convaincre du contraire.
Devenu un argument politique, fréquemment employé, il s’agit pourtant d’un concept philosophico-juridique difficile à définir.
C’est avant tout à ce travail de définition que se livre Benhessa, non sans déplorer que les promoteurs actuels de ce concept ne s’encombrent pas de la même rigueur intellectuelle en ayant fait de cette notion le « talisman ultime des démocraties occidentales, qui signifie tout à la fois, dans un gigantesque maelstrom, séparation des pouvoirs, indépendance de la justice, égalité devant la loi, transparence de l’action publique, liberté de la presse et de l’audiovisuel, pluralisme des partis politiques, et naturellement défense des droits fondamentaux et lutte contre les discriminations […] Un talisman dont les pouvoirs s’accroissent à mesure que d’énièmes droits lui sont implémentés, en fonction du contexte et des demandes sociales.»
L’État de droit est désormais cet outil permettant de faire passer l’intérêt général au second plan, forgeant un édifice dont les contours changent au gré de « valeurs protéiformes » défendus becs et ongles par le juge, figure centrale d’un système privilégiant la légalité à la légitimité ; en somme, « l’État de droit est devenu l’exercice du droit contre l’État », « l’outil de privatisation du monde au détriment du collectif, le cheval de Troie des doléances les plus diverses et les plus chamarrées. », un « dédale des libertés et des droits fondamentaux, sous l’autorité des juges. »
Deux conceptions du droit
Le modèle d’Hans Kelsen l’a emporté sur les conceptions de Carl Schmitt, un affrontement que Benhessa résume à merveille dans des pages consacrées à ce qu’il appelle le « combat des chefs » entre le « chevalier blanc » Kelsen et le « chevalier noir » Schmitt, le premier construisant un « système de compréhension du monde qui repose entièrement sur le droit », un « modèle scientifique de l’État de droit », le second en traquant les « aporieset les angles morts » et puisant dans la « théologie et l’histoire des idées pour lui opposer le concept d’état d’exception ».
Le travail de Benhessa est aussi salvateur pour comprendre les conceptions gaulliennes et ses métamorphoses à partir de 1971, date à laquelle le Conseil constitutionnel se fait gardien des libertés fondamentales avec sa décision Liberté d’association. Le début d’une dérive, qui aboutira à une situation dans laquelle « les juges s’arrogent la fonction d’interprète exclusif de la Constitution », ce que le Général de Gaulle n’aurait jamais accepté.
Nous sommes désormais loin des conceptions initiales du Rule of Law destiné à « contenir la puissance publique du Gouvernement face à l’individu » et même de la pyramide des normes pensée par Hans Kelsen. L’État de droit est devenu le concept servant de terreau à un « rêve d’émancipation sans limites », un phénomène sur lequel avertissaient déjà Alexis de Tocqueville et John Locke, évoquant respectivement les notions de « liberté corrompue, dont l’usage est commun aux animaux comme à l’homme, et qui consiste à faire tout ce qui plaît » et de « libertés positives, [soit] le désir d’être son propre maître. »
Conséquences pour l’Union européenne
Selon Benhessa, Jürgen Habermas est celui ayant opéré à la fusion entre « identité européenne » et cette « notion bâtarde d’État de droit. » Véritable « mentor spirituel » de l’Union européenne, Habermas a une œuvre qui « éclaire l’idéologie qui traverse l’Union européenne, sur la question des nations, des frontières, des libertés et des droits fondamentaux. Une sorte de lucarne sur l’épicentre du grand projet fédéraliste. »
« Religion civile », l’État de droit a ses « meilleurs ennemis », la Hongrie et la Pologne, et n’accepte pas que des critiques soient émises contre son « coup de force terminal : par-delà la promotion des valeurs progressistes dont elle se veut le chantre — égalité, non-discrimination, tolérance, droits des minorités —, l’État de droit autorise l’Union européenne à verrouiller une bonne fois pour toutes l’hégémonie de ses normes dans leur intégralité. »
Il s’agit d’être pour l’État de droit ou contre. Aucune place pour la nuance et la critique. L’État de droit apparaît comme étant l’arme conceptuelle de prédilection utilisée par Bruxelles pour mater les réfractaires. Un chantage politique à destination de ceux élevant la voix contre les « valeurs » et les idéologies en vogue, ou encore le gouvernement des juges et les atteintes à la souveraineté nationale non prévues par les traités.
Rédigé d’une plume à la fois saillante et sûre de sa maîtrise des notions, l’ouvrage de Ghislain Benhessa mériterait d’être mis entre les mains de tous ceux maniant un concept dont ils n’ont bien souvent pas la moindre idée des véritables ressorts.
Cette carte est extraite de la publication de l’institut FMES, Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, téléchargeable sur le site de l’institut FMES
Orcier/FMES
Par Institut FMES, Pascal ORCIER – publié le 6 octobre 2023.
L’institut FMES propose à travers son « Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient » une lecture claire et synthétique des grands enjeux du bassin méditerranéen et du Moyen-Orient et passe en revue l’ensemble des forces en présence. Cet ouvrage accessible, novateur et original présente en 50 cartes inédites des problématiques complexes et des informations utiles et synthétiques. Il illustre les capacités des forces armées et des scénarios de crises possibles. Disponible en version numérique gratuite à télécharger sur le site de l’institut FMES. Cet Atlas a été publié grâce au soutien de la Direction Générale des Relations Internationales et de la Stratégie (DGRIS) du Ministère des Armées. Cartographie par Pascal Orcier, professeur agrégé de géographie, docteur, cartographe, auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages.
La plaque nord est contrôlée à la fois par l’Iran et la Russie, chacun prétendant au leadership zonal. La plaque sud est dominée par les États-Unis qui s’appuient sur Israël, l’Égypte (pivot du canal de Suez) et les monarchies de la péninsule Arabique. Le leadership américain, sans être ouvertement remis en cause, est fragilisé. La Chine reste pour l’instant en embuscade, investissant massivement partout où cela lui semble possible.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, Diploweb.com est heureux de vous faire connaitre cette carte commentée extraite de l’« Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient » publié par l’institut FMES. Carte grand format en pied de page.
SI on prend de la hauteur, le Moyen-Orient est divisé en deux plaques géopolitiques qui sont en friction le long d’une ligne de fracture tectonique zigzagant de Chypre au détroit d’Ormuz en passant par le Levant et le golfe Persique. La plaque nord est contrôlée à la fois par l’Iran et la Russie, chacun prétendant au leadership zonal. Elle englobe l’Iran, l’Irak, la Syrie, le Liban et la Turquie qui l’a rejointe lors du processus d’Astana. Les États-Unis sont encore tolérés en Irak, mais il est probable qu’ils ne puissent plus s’y maintenir longtemps. La plaque sud est dominée par les États-Unis qui s’appuient sur Israël, l’Égypte (pivot du canal de Suez) et les monarchies de la péninsule Arabique. Le leadership américain, sans être ouvertement remis en cause, est fragilisé. L’implication de la Russie s’est renforcée avec l’antagonisme croissant entre Téhéran et Washington et avec les échecs américains en Irak et en Syrie. On peut noter que les tensions régionales présentent un intérêt pour les Américains et les Russes en justifiant leur présence et leur rôle de parrain, de pourvoyeur d’armement et de soutien au Conseil de sécurité de l’ONU. Les deux puissances savent toutefois que cette tension ne doit pas s’accroître au risque de provoquer un embrasement qui s’avèrerait très dommageable pour eux-mêmes comme pour leur influence régionale. La Chine reste pour l’instant en embuscade, investissant massivement partout où cela lui semble possible. Elle sait que ses investissements seront inégalement productifs, mais elle est patiente et sait que le temps joue probablement pour elle. Son intérêt consiste à stabiliser la région pour rentabiliser au maximum ses investissements et poursuivre sa grande stratégie mondiale de domination économico-politique vers l’ouest.
L’Iran, l’Arabie saoudite, la Turquie et Israël se sont imposés comme les quatre acteurs régionaux les plus influents représentant chacun un peuple et une culture différents (perse, arabe, turc et juif) même si l’islam reste un lien fort en termes de représentation. Ces quatre États oscillent entre rivalité extrême et alliance de façade pour favoriser leurs intérêts immédiats. Leurs dirigeants se savent fragiles sur la scène intérieure et pourraient être tentés par l’escalade pour faire diversion et tenter de sauver ainsi leur régime. C’est sans doute là le plus grand danger de la région. Dans ce jeu d’influence, la Turquie semble partagée entre le renforcement de ses liens avec le Qatar et la réconciliation avec les Émirats arabes unis. Dans un contexte économique très dégradé par la crise sanitaire qui va mettre à terre de nombreuses compagnies aériennes, Turkish Airlines s’alliera-t-elle à Qatar Airways ou à Emirates, toutes trois leviers majeurs d’influence pour ces États ambitieux ? Un tel rapprochement éclairerait la suite des recompositions régionales.
A terme, l’intérêt de la Chine consiste sans doute à infléchir la ligne de fracture vers le sud de manière à englober les Émirats arabes unis et Oman, afin de contrôler intégralement le détroit d’Ormuz et sécuriser à son profit la sortie du golfe Persique. Cela impliquerait de s’engager davantage dans la région, de renforcer ses liens avec la Russie et l’Iran pour établir un condominium sur la plaque nord, et de disposer des leviers pour faire reculer les États-Unis. L’Europe reste la grande absente de ce Grand Jeu moyen-oriental, même si la France, le Royaume-Uni et l’Italie y sont actifs à titre individuel. Le dilemme de l’Union européenne est simple : soit elle s’aligne sur un des deux grands protagonistes au risque d’être entraînée dans des tensions qui la dépassent, soit elle tente de mettre sur pied une politique autonome conforme à ses intérêts en jouant de son poids, faible mais décisif, pour surmonter les antagonismes qu’elle générera. La deuxième option est plus difficile, plus ambitieuse, mais la seule à éviter son effacement. Le Moyen-Orient pourrait bien être un révélateur du destin de l’Europe et de la France.
Copyright pour le texte et la carte 2022-institut FMES
Mise en ligne initiale sur le Diploweb.com 19 juin 2022
Titre du document : Carte. La tectonique des plaques au Moyen-Orient Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte. Cette carte est extraite de la publication de l’institut FMES, Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, téléchargeable sur le site de l’institut FMES
Document ajouté le 18 juin 2022 Document JPEG ; 530437 ko Taille : 1600 x 1591 px
Le Moyen-Orient pourrait bien être un révélateur du destin de l’Europe et de la France. Pourquoi ? Découvrez l’argumentation autour d’une présentation de la tectonique des plaques dans cette région, via les jeux des grands acteurs.
Billet du lundi 09 octobre 2023 rédigé par le Général Jean-Bernard Pinatel, Vice-président et membre fondateur de Geopragma.
The Economist[1]avec la lucidité et le cynisme légendaires des britanniques, prend acte de l’échec de la contre-offensive et commande à l’Union Européenne de se préparer à une guerre longue.
The Economist est un magazine d’actualité britannique fondé en 1843 par James Wilson et détenu par la famille Agnelli avec une participation des familles Rothschild, Cadburry et Schroders. Il est considéré comme un des plus influents hebdomadaire dans le monde.
Il vient de publier, vendredi 22 septembre 2023 sous la plume de sa rédactrice en chef Zanny Minton Beddoes, un article intitulé « Time to a rethink » qui est un modèle du genre car il met fin à un an et demi de mensonges occidentaux sur une victoire rapide de l’Ukraine et appelle désormais à penser une guerre longue[2].
Le constat est amer mais lucide : « la contre-offensive ne fonctionne pas. Malgré les efforts héroïques et les violations des défenses russes près de Robotyne, l’Ukraine a libéré moins de 0,25% du territoire occupé par la Russie en juin. La ligne de front de 1000 km a à peine changé. L’armée ukrainienne pourrait encore faire une percée dans les prochaines semaines, déclenchant l’effondrement des forces russes fragiles. Mais d’après les données des trois derniers mois, ce serait une erreur de miser là-dessus ».
Tout ce que j’ai écrit et proclamé depuis 18 mois, me faisant qualifier de pro-russe, est inscrit noir sur blanc dans l’article de ce magazine britannique qui témoigne une fois de plus de l’acharnement historique de l’Angleterre à bâtir et à diriger des alliances contre la puissance dominante en Europe : Au XIXe siècle contre la France de Napoléon, au XXe contre l’Allemagne de Guillaume II et d’Hitler, aujourd’hui contre la Russie de Poutine.
The Economist suggère des réajustements pour ne pas dire une rupture totale avec ce qui est fait depuis 18 mois.
Je cite : « Le premier rajustement à faire est militaire.Les soldats ukrainiens sont épuisés ; bon nombre de leurs meilleurs soldats ont été tués. Malgré la conscription, il lui manque l’effectif nécessaire pour soutenir une contre-offensive permanente à grande échelle. Il faut trouver des moyens et changer la donne. »
Le second est économique : « L’économie ukrainienne a diminué d’un tiers et près de la moitié du budget de l’Ukraine est payée avec de l’argent occidental. Dans une étrange maladie hollandaise en temps de guerre, la devise, la hryvnia, s’est renforcée alors même que les investissements privés ont chuté. Avec environ 1 million de personnes portent les armes et des millions ayant fui le pays, les travailleurs sont rares ».
Le troisième est politique : « Pour cela, il faut un changement de mentalité en Europe, qui a engagé autant d’armes que l’Amérique et beaucoup plus d’aide financière. Pourtant, il faut aller plus loin. Si M. Trump gagne en 2024, il pourrait réduire l’aide militaire américaine. Même s’il perd, l’Europe devra finalement porter plus de fardeau. Cela signifie renforcer son industrie de la défense et réformer le processus décisionnel de l’UE afin qu’elle puisse gérer plus de membres ».
Ce qu’il y a de merveilleux avec les anglais qui ont fait le Brexit pour rejoindre le grand large et la communauté maritime des anglo-saxons, c’est qu’ils continuent sans aucune gêne à vouloir dicter sa conduite à l’Union européenne.
L’incompétence stratégique des dirigeants européens et de la majorité des médias.
« The Economist » vient de siffler la fin de cette tragique période où nos dirigeants et les journalistes ont ostracisé tous ceux qui essayaient de leur faire prendre conscience de la dure réalité de cette guerre et de l’impossible victoire ukrainienne.
En effet, le bilan de dix-huit mois de déclarations des dirigeants occidentaux et de commentaires des journalistes européens sur la guerre en Ukraine est accablant. A l’exception de quelques grands journaux américains comme le Washington post et le New-York Times, tout le système politico-médiatique occidental n’a fait que délivrer des analyses erronées sur ce conflit et son contexte international en occultant ou en minimisant les faits déterminantsqui conditionnent, depuis son origine, l’issue de cette guerre[3].
Quand la Russie est entrée en guerre en février 2022 pour défendre ce que Vladimir Poutine estimait être les « intérêts essentiels » de son pays, nos dirigeants et nos médias n’ont fait que sous-estimer la Russie et surestimer nos capacités militaires et économiques à la mettre à genoux et à emporter une victoire rapide contre Moscou. Et quand les faits ont révélé leurs erreurs, le système politico-médiatique, à quelques exceptions près que j’ai déjà soulignées, a décidé sciemment ou non de désinformer les populations européennes et, plus grave encore, les courageux soldats ukrainiens qui sacrifient leurs vies par centaines de milliers pour remporter la victoire qu’on leur promet mais qui est stratégiquement impossible.
En effet, un fait stratégique déterminant a conditionné toute la stratégie d’aide américaine à l’Ukraine. Depuis 1945, cette guerre est la première menée à ses frontières par la 1ère ou 2ème puissance nucléaire du monde en proclamant qu’elle agit parce que ses intérêts essentiels sont en jeux. C’est-à-dire, comme le prévoit sa doctrine militaire, la Russie se réserve le droit, si ses intérêts essentiels étaient menacés par une force classique (la contre-offensive ukrainienne par exemple), d’utiliser ses armes nucléaires non stratégiques. Fait essentiel qu’ont balayé d’un revers de la main tous les journalistes et consultants des plateaux TV, alors qu’il a conditionné toute la stratégie d’aide militaire américaine au régime de Kiev car au Pentagone le risque d’escalade nucléaire est pris au sérieux et personne n’est prêt à risquer Washington pour Kiev ou Varsovie.
J’ai listé tous les faits qui en apportent la preuve depuis mars 2022 dans plusieurs analyses[4]. Et qui se résume comme me l’a déclaré un général américain : « we give Ukraine enough to survive but not enough to win », prouvant que le but de guerre des stratèges du Pentagone n’est pas la victoire qu’ils savent impossible, à moins d’accepter le risque d’un holocauste nucléaire, mais de bâtir un mur de haine entre l’Ouest et l’Est du continent européen pour affaiblir à la fois la Russie et l’Union européenne afin de pouvoir concentrer leurs forces pour contrer la montée de la puissance chinoise.
Nos états-majors ont aussi sous-estimé la capacité d’adaptation de l’armée russe à cette guerre hybride nouvelle[5]. Mais les hommes politiques de Washington et le chef d’état-major américain le général Mark Milley, à l’image de Colin Powell en 2003, n’ont fait que mentir au monde entier notamment en surestimant les pertes russes.
Il a fallu l’intervention, le 3 mai 2023, 14 mois après le début de la guerre, du général Christopher Cavoli, commandant en chef de l’OTAN (the commander of US European Command) devant la commission des forces armées de la Chambre des représentants[6] (« the House Armed Services Committee ») pour rétablir la vérité : « The Russian ground force has been degenerated somewhat by this conflict, although it is bigger today than it was at the beginning of the conflict.” “The Air Force has lost very little, they’ve lost 80 planes. They have another 1,000 fighters and fighter bombers,” “The Navy has lost one ship.”
Rappel de la litanie des promesses de victoire des dirigeants occidentaux qui, prenant leurs désirs pour la réalité, ont envoyé à la mort des centaines de milliers de jeunes ukrainiens.
La liste des déclarations qui surestiment notre capacité à faire plier la Russie est impressionnante.
La palme en revient à Bruno Lemaire. Dès le 28 février 2002, il se précipite sur France info pour déclarer que la France et l’Union européenne allaient « livrer une guerre économique et financière totale à la Russie », dans l’objectif assumé de « provoquer l’effondrement de l’économie russe ». « Le rapport de force économique et financier est totalement en faveur de l’Union européenne, qui est en train de découvrir sa puissance économique. Nous visons Vladimir Poutine, nous visons les oligarques, mais nous visons aussi toute l’économie russe. » Sous-estimation aussi sur l’impact des sanctions sur l’économie européenne, le ministre a reconnu que « l’Europe aura peut-être un peu plus d’inflation, parce que peut-être que les prix du gaz vont un peu augmenter ». Alors qu’une simple étude des chiffres 2021 publiées par British Petroleum montrait que l’UE ne pouvait pas se passer de gaz russe[7].
Par méconnaissance historique ou par arrogance, les dirigeants occidentaux ont mésestimé la résilience de l’économie et du peuple russe ainsi que de son soutien à Vladimir Poutine qui lui a redonné sa fierté et une relative aisance économique après les années noires de la décennie 90.
Les déclarations des grands dirigeants occidentaux ont atteint des sommets d’irresponsabilité vis-à-vis des Ukrainiens en leur promettant la victoire, les incitant ainsi sans relâche à sacrifier leur vie pour une victoire que je savais impossible.
En Mai 2022, la belliciste Nancy Pelosi, présidente démocrate de la Chambre des représentants, avant le vote d’une rallonge budgétaire de 40 milliards de dollars (une année de PIB Ukrainien) déclarait : « Avec ce programme d’aide, l’Amérique envoie au monde entier le signal de notre détermination inébranlable à soutenir le peuple courageux d’Ukraine jusqu’à la victoire »[8]
Le second est évidemment le premier ministre britannique Boris Johnson qui affirmele 1er juillet 2022 : « Le Royaume-Uni est avec vous et sera avec vous jusqu’à la victoire. »[9]
Le Président Macron y est allé aussi de sa déclaration guerrière en déclarant aux ukrainiens le 1er janvier 2023 : « nous vous aiderons jusqu’à la victoire [10]. »
Toutes ces déclarations sont d’un cynisme effrayant envers le peuple ukrainien et ses héroïques soldats car pas un vrai spécialiste de l’intelligence stratégique ne pouvait ignorer que la victoire de la contre-offensive ukrainienne était impossible avec le volume de forces engagée face à une armée russe retranchée, bénéficiant d’une supériorité aérienne quasi-totale, d’une puissance de feu terrestre trois fois supérieure et disposant du feu nucléaire si le hasard des combats amenait les ukrainiens contre toute logique à percer le dispositif russe et à menacer la Crimée.
Les britanniques à l’Union européenne : pas de négociations et préparez-vous pour une « guerre longue. »
Désormais, après dix-huit mois de guerre, le bilan est accablant.
Des voix s’élèvent aux Etats-Unis pour l’ouverture de négociations constatant que le temps et la logistique jouent contre l’Ukraine[11] : « Les chances d’un règlement favorable pour l’Ukraine disparaissent en raison du retard dans les armements et la mobilisation de la main-d’œuvre. Le zénith de l’aide de l’Ukraine est passé, et il ne sera pas égalé dans les mois et les années à venir. La possibilité d’une paix négociée ou même d’un cessez-le-feu à des conditions favorables à l’Ukraine deviendra plus improbable à mesure que l’avantage de la Russie sur le champ de bataille augmentera. »
Un exemple parmi beaucoup d’autres de l’incapacité logistique américaine et européenne à soutenir cette guerre est fournie par l’International Institute For Strategic Studies (IISS)[12] : « La Russie et l’Ukraine ont parfois tiré collectivement quelque 200000 obus d’artillerie par semaine. Pourtant, la production américaine totale d’obus de 155 mm tourne actuellement à environ 20000 par mois, et n’atteindra que 90000 par mois en 2024, après un récent investissement de 2 milliards de dollars de l’armée américaine. Selon les médias, les jeux de guerre ont montré que dans un conflit de grande intensité, le Royaume-Uni épuiserait ses stocks de munitions en seulement huit jours. Les médias allemands ont suggéré en 2022 que les actions de la Bundeswehr dureraient entre quelques heures et quelques jours dans un tel conflit. ».
Evaluation confirmée par le « Center for Strategic and International Studies (CSIS) » de Washington : « Même si le Pentagone atteint son objectif déclaré de fabriquer 90000 obus par mois d’ici 2024, il ne représente encore que la moitié du niveau de production actuel de la Russie. »
Quant à la livraison des F-16, les pilotes français qui ont volé sur ces avions américains et sur les Mig29, estiment qu’il faudra au moins deux à trois ans d’entrainement avant de pouvoir être efficaces sur le champ de bataille et rivaliser avec les Russes.
Mais pour The Economist et les britanniques qui se sont retirés de l’Union européenne il ne faut pas négocier avec Poutine et se « préparer à une guerre longue ». Avec son cynisme légendaire la Grande-Bretagne demande à l’Union européenne d’en porter le principal poids sans un mot pour les ukrainiens qui continueront d’en payer le prix du sang et pour les européens qui en subiront les conséquences économiques :
« Trop de conversations sur l’Ukraine reposent sur la fin de la guerre. Il faut que cela change. Priez pour une victoire rapide, mais prévoyez une longue lutte, et une Ukraine qui peut néanmoins survivre et prospérer. » « Pour cela, il faut un changement de mentalité en Europe, qui a engagé autant d’armes que l’Amérique et beaucoup plus d’aide financière. Pourtant, il faut aller plus loin. Si M. Trump gagne en 2024, il pourrait réduire l’aide militaire américaine. Même s’il perd, l’Europe devra finalement porter plus de fardeau. Cela signifie renforcer son industrie de la défense et réformer le processus décisionnel de l’UE afin qu’elle puisse gérer plus de membres. [13]»
[2] Je traiterai dans une autre analyse ce que nous recommandent de faire nos chers amis britanniques sur l’air d’ « armons-nous et partez »
[3] Cette volonté de tromper la Russie, l’Ukraine et la population de l’Union européenne n’a malheureusement pas pour origine l’agression russe de février 2022. Dès 2014 les signataires des accords de Minsk2 (qui préservaient à la fois les intérêts sécuritaires de la Russie et l’intégrité du territoire ukrainien), n’ont été signés du coté occidental que dans le but de disposer des délais nécessaires pour bâtir une armée ukrainienne capable d’écraser le Donbass et reprendre la Crimée, comme l’ont révélé deux des garants de cet accord François Hollande et Angela Merkel. Ces deux dirigeants resteront devant l’histoire comme les premiers responsables des centaines de milliers de morts de cette guerre fratricide.
[4] Quand début mars2022, Zelensky a demandé à l’OTAN d’instaurer au-dessus de l’Ukraine une zone d’exclusion aérienne, c’est à Washington qu’on lui a répondu en lui disant qu’il n’en était pas question, les Etats-Unis pour lesquels l’Ukraine n’est pas un intérêt vital ne voulaient pas prendre le risque que les pilotes des deux premières puissances nucléaires s’affrontent dans le ciel ukrainien avec les risques d’escalade que cela implique. Quand un missile S300 est tombé en Pologne, Zelenski s’est précipité pour dire que c’est un missile Russe, démenti immédiatement par le Pentagone. Quand le 23 janvier 2023, Biden a annoncé l’envoi de 31Abrams, il a précisé que c’était des armes défensives, Chars toujours pas livrés à l’Ukraine 9 mois plus tard
[5] Hybride car elle emprunte des modes d’action aux deux guerres mondiales et qu’elle intègre les nouvelles capacités modernes de la guerre (satellites, GPS, drones, cyber-attaques, etc.)
[7] La production mondiale de gaz en 2021 était de l’ordre de 4038 milliards de m3, les exportations mondiales de 522 milliards (environ le huitième) dont 227 milliards provenaient de la Russie (soit 44%), l’Europe en a importé en 2021 361 milliards de m3(soit 69 % des exportations mondiales). Le reste du monde hors Russie en a exporté 295 milliards de m3. Si l’UE arrivait à capter tout ce gaz hors Russie, il lui en manquerait encore 361-295= 66 milliards soit 18%. Et l’Amérique du Nord que l’on nous a dit capable de remplacer le gaz russe n’en avait exporté que 2 milliards de m3 en 2021.
Professeur émérite d’affaires internationales à l’Université de Pittsburgh et membre du Center for Transatlantic Relations à SAIS/Johns Hopkins. Michael Brenner a été directeur du programme de relations internationales et d’études mondiales à l’université du Texas. Il a également travaillé au Foreign Service Institute, au ministère américain de la Défense et à Westinghouse. Il est l’auteur de nombreux livres et articles portant sur la politique étrangère américaine, la théorie des relations internationales, l’économie politique internationale et la sécurité nationale.
Les États-Unis sont en train de subir une défaite en Ukraine. On pourrait dire qu’ils font face à la défaite – ou, plus brutalement, qu’ils regardent la défaite en face. Mais aucune de ces deux formulations n’est appropriée. Les États-Unis ne regardent pas la réalité en face. Nous préférons regarder le monde à travers les lentilles déformées de nos fantasmes. Nous avançons sur le chemin que nous avons choisi tout en détournant les yeux de la topographie que nous essayons de traverser. Notre seul guide est la lueur d’un mirage lointain. C’est notre pierre angulaire.
Ce n’est pas que l’Amérique soit étrangère à la défaite. Nous la connaissons très bien : Vietnam, Afghanistan, Irak, Syrie – en termes stratégiques, mais pas toujours en termes militaires. À cette liste, nous pourrions ajouter le Venezuela, Cuba et le Niger. Cette riche expérience de l’ambition frustrée n’a pas réussi à nous libérer de l’habitude profondément ancrée d’éluder la défaite. En fait, nous avons acquis un large éventail de méthodes pour y parvenir.
Définir la défaite
Avant de les examiner, précisons ce que nous entendons par « défaite ». En termes simples, la défaite est une incapacité à atteindre les objectifs – à un coût tolérable. Ce terme englobe également les conséquences involontaires et négatives de second ordre.
Quels étaient les objectifs de Washington en sabotant le plan de paix de Minsk et en rejetant toutes les propositions russes ultérieures, en provoquant la Russie par le franchissement de lignes rouges clairement annoncées, en faisant pression pour l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, en installant des batteries de missiles en Pologne et en Roumanie, en transformant l’armée ukrainienne en une puissante force militaire déployée sur la ligne de contact dans le Donbass, prête à envahir ou à pousser Moscou à une action préemptive ? L’objectif était soit d’infliger une défaite humiliante à l’armée russe, soit, au moins, d’infliger des coûts si élevés qu’ils couperaient l’herbe sous le pied du gouvernement Poutine. La dimension cruciale et complémentaire de cette stratégie consistait à imposer des sanctions économiques si lourdes qu’elles feraient imploser une économie russe vulnérable. Ensemble, ces mesures devaient générer une détresse aiguë conduisant à la destitution de Poutine – que ce soit par une cabale d’opposants (dont les oligarques mécontents seraient le fer de lance) ou par une protestation de masse. Les États-Unis prévoyaient son remplacement par un gouvernement plus souple, prêt à devenir un acteur, quoique marginal, de la scène européenne et un non-joueur ailleurs. Pour reprendre les termes crus d’un fonctionnaire moscovite, « un métayer dans la plantation mondiale de l’oncle Sam ».
L’apprivoisement et la domestication de la Russie ont été conçus comme une étape vitale dans la grande confrontation imminente avec la Chine – désignée comme le rival systémique de l’hégémonie américaine. Théoriquement, cet objectif pouvait être atteint soit en éloignant la Russie de la Chine (diviser et subordonner), soit en neutralisant totalement la Russie en tant que puissance mondiale, en faisant tomber ses dirigeants qui bénéficiaient d’un soutien populaire. La première approche n’a jamais dépassé quelques gestes désultoires et faibles. Tous les espoirs ont été placés dans la seconde approche.
Les avantages accessoires pour les États-Unis d’une guerre contre l’Ukraine qui abaisserait la Russie étaient :
– de consolider l’Alliance atlantique sous le contrôle de Washington, d’élargir l’OTAN et d’ouvrir un abîme infranchissable entre la Russie et le reste de l’Europe devant perdurer à l’avenir ;
– à cette fin, de mettre fin à la forte dépendance de l’Europe à l’égard des ressources énergétiques de la Russie ;
– et par conséquent, de les remplacer par le GNL et le pétrole plus chers des États-Unis qui scelleraient le statut des partenaires européens en tant que vassaux économiques dépendants. Si ce dernier point est un frein pour leur industrie, qu’il en soit ainsi.
Les objectifs grandioses énoncés aux points 1 et 2 se sont manifestement révélés inatteignables, voire fantaisistes, ce que les élites américaines ne semblent pas encore avoir compris. Ceux évoqués au point 3 sont des lots de consolation de moindre valeur. Ce résultat a été déterminé en grande partie, mais pas entièrement, par l’échec militaire en Ukraine. Nous sommes sur le point d’entamer l’acte final. La contre-offensive vantée par Kiev n’a abouti à rien – à un coût énorme pour l’armée ukrainienne. Son armée a été saignée à blanc par des pertes massives, par la destruction de la majeure partie de son parc de véhicules blindés, par la ruine de ses infrastructures vitales. Les brigades d’élite formées par l’Occident ont été malmenées et il n’y a plus de réserves à lancer dans la bataille. En outre, le flux d’armes et de munitions en provenance de l’Occident s’est ralenti car les stocks américains et européens s’épuisent (par exemple, les obus de 155 mm). La pénurie est aggravée par de nouvelles inhibitions concernant l’envoi à l’Ukraine d’armes de pointe qui se sont révélées très vulnérables à la puissance de feu russe. Cela vaut en particulier pour les blindés : les Leopard allemands, les Challengerbritanniques, les chars légers AMX-10-RC français ainsi que les véhicules de combat Bradley et Strykers américains. Les images graphiques de carcasses calcinées jonchant la steppe ukrainienne ne sont pas des publicités pour la technologie militaire occidentale ni pour les ventes à l’étranger. D’où la lenteur des livraisons à Kiev des chars Abrams et des F-16 promis, de peur qu’ils ne subissent le même sort.
L’illusion d’un succès final sur le champ de bataille (avec l’usure envisagée de la volonté et de la capacité de la Russie) est fondée sur une idée erronée de la manière de mesurer la victoire et la défaite. Les dirigeants américains, tant militaires que civils, s’en tiennent à un modèle qui met l’accent sur le contrôle du territoire. La pensée militaire russe est différente. Elle met l’accent sur la destruction des forces ennemies, en appliquant la stratégie la mieux adaptée aux conditions du moment. C’est ainsi que les Russes, maîtres du champ de bataille, pourront imposer leur volonté. La tactique agressive des Ukrainiens consiste à jeter toutes leurs ressources au combat dans des campagnes incessantes visant à chasser les Russes du Donbass et de la Crimée. Incapables de réaliser la moindre percée, ils se sont lancés dans une guerre d’usure à leur grand désavantage. La dernière tentative de cet été s’est avérée suicidaire. Ils ont ainsi fait le jeu des Russes. Ainsi, alors que l’attention est fixée sur l’occupation de tel ou tel village sur le front de Zaporizhia ou autour de Bakhmut, la véritable histoire est que la Russie a détruit pièce par pièce l’armée ukrainienne reconstituée.
Dans une perspective historique, il existe deux analogies instructives. Au cours de la dernière année de la Première Guerre mondiale, le Haut commandement allemand a lancé une campagne audacieuse (opération Michael, mars 1918) sur le front occidental en utilisant un certain nombre de tactiques innovantes (notamment des commandos d’assaut, les Sturmtruppen, équipés de lance-flammes) pour percer les lignes alliées. Après des gains initiaux qui leur ont permis de franchir la Marne, au prix de très lourdes pertes, l’offensive s’est essoufflée et a permis aux Alliés d’écraser les forces allemandes gravement affaiblies, ce qui a conduit à l’effondrement final, en novembre 1918. La comparaison avec la bataille de Koursk est plus pertinente encore : en juillet 1943, les nazis ont tenté de reprendre l’initiative après le désastre de Stalingrad. Une fois encore, après quelques succès notables – percée de deux lignes de défense soviétiques -, ils se sont épuisés avant d’atteindre leur objectif. Leur échec a ouvert la longue et sanglante route vers Berlin. Aujourd’hui, l’Ukraine a subi d’énormes pertes d’une ampleur (proportionnellement) encore plus grande, sans réaliser de gains territoriaux significatifs, incapable même d’atteindre la première ligne de défense russe. Cet échec va ouvrir la voie vers le Dniepr et au-delà à l’armée russe, forte de 600 000 hommes et équipée d’un armement équivalent à celui que nous avons donné à l’Ukraine. Moscou est donc prêt à exploiter son avantage décisif qui lui permettra de dicter ses conditions à Kiev, Washington et Bruxelles.
L’administration Biden n’a rien prévu pour une telle éventualité, pas plus que les gouvernements européens obéissants. Leur divorce avec la réalité rendra cet état de fait d’autant plus stupéfiant – et exaspérant. Dépourvus d’idées, ils vont patauger. On ne sait pas comment ils réagiront. Nous pouvons dire avec certitude une chose : l’Occident collectif, et en particulier les États-Unis, aura subi une grave défaite. Faire face à cette vérité deviendra la principale préoccupation. Voici un quelques options pour y faire face.
Redéfinir ce que l’on entend par défaite/victoire, échec/succès, perte/gain.
Il existe un nouveau récit scénarisé qui tend à faire croire que cette défaite est un succès :
– C’est la Russie qui a perdu la compétition parce que l’Ukraine héroïque et l’Occident inébranlable l’ont empêchée de conquérir, d’occuper et de réincorporer tout le pays.
– La Suède et la Finlande ont officiellement rejoint le camp américain en entrant dans l’OTAN. Cela complique les plans stratégiques de Moscou en l’obligeant à disperser ses forces sur un front plus large.
– La Russie a été politiquement isolée sur la scène mondiale parce que l’Amérique du Nord, l’UE/l’OTAN, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont soutenu la cause ukrainienne (en réalité aucun autre pays n’a accepté d’appliquer des sanctions économiques : ni la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Argentine, la Turquie, l’Iran, l’Égypte, le Mexique, l’Arabie saoudite et l’Afrique du Sud).
– Les démocraties occidentales ont fait preuve d’une solidarité sans précédent en répondant d’une seule voix à la menace russe (ce narratif est rabâché dans les discours de Blinken, Sullivan, Austin et Nuland. Son public cible est l’opinion publique américaine, mais personne en dehors de l’Occident collectif n’y croit, et il semble que Washington n’ait pas enregistré ce fait de la vie diplomatique).
Réduire rétroactivement les objectifs et les enjeux de cette stratégie.
Pour ce faire les élites américaines vont devoir :
– Ne plus faire référence au changement de régime à Moscou, au renversement de Poutine, à l’effondrement de l’économie russe, à la rupture du partenariat sino-russe ou à son affaiblissement fatal.
– Parler de sauvegarder l’intégrité de l’État ukrainien en niant que le Donbass et la Crimée ont été définitivement séparés de la « mère patrie ». Insister sur le fait que leurs amis à Kiev sont toujours les dirigeants titulaires et légitimes de l’Ukraine.
– Viser un cessez-le-feu permanent qui figerait les deux parties dans leurs positions actuelles, c’est-à-dire une division de facto à la coréenne. La partie occidentale serait alors admise dans l’OTAN et l’UE et réarmée. Ignorer la vérité dérangeante que la Russie n’acceptera jamais un cessez-le-feu dans ces conditions.
– Maintenir les sanctions économiques à l’encontre de la Russie, mais fermer les yeux lorsque des partenaires européens dans le besoin concluent des accords en sous-main pour le pétrole et le GNL russes (principalement par le biais d’intermédiaires tels que l’Inde, la Turquie et le Kazakhstan), comme ils l’ont fait tout au long du conflit.
– Mettre l’accent sur la Chine en tant que menace mortelle pour l’Amérique et l’Occident et rétrograder la Russie au rang d’ennemi secondaire.
– Mettre en avant des gestes symboliques comme les frappes de missiles de croisière supersoniques et hypersoniques haut de gamme transférés par les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, qui peuvent infliger des dommages à des cibles importantes en Russie même et en Crimée, avec le soutien technique crucial du personnel américain etd’autres pays de l’OTAN (cet acte s’apparente aux supporters enragés d’une équipe de football qui vient de perdre contre un rival détesté et qui crèvent les pneus du bus qui doit les emmener à l’aéroport).
– Mettre tout en œuvre pour empêcher Anna Netrebko, citoyenne autrichienne, de chanter dans les grandes capitales. Menacer de lourdes sanctions les salles de concert qui enfreignent le boycott – par exemple le Staatsoper de Berlin (interdiction de visite du directeur général de Disneyland, M. Matthias Schulz, et de sa progéniture jusqu’à la quatrième génération…)
Cultiver l’amnésie
Les Américains sont passés maîtres dans l’art de la gestion de la mémoire. Pensez au choc tragique du Viêt Nam. Le pays s’est systématiquement efforcé d’oublier tout ce qui concernait le Viêt Nam. C’est compréhensible : c’était moche, à tous points de vue. Les manuels d’histoire américaine lui ont accordé peu de place, les enseignants l’ont minimisé et la télévision l’a rapidement considéré comme rétro. Nous voulions tourner la page, nous l’avons fait.
D’une certaine manière, l’héritage le plus remarquable de l’expérience post-Viêt Nam est le perfectionnement des méthodes de « photoshopage » de l’histoire. Ce conflit a servi « d’échauffement » pour développer les méthodes de communication des nombreux épisodes peu recommandables de l’ère post-11 septembre. Ce nettoyage complet et approfondi a rendu acceptable le mensonge présidentiel, la tromperie soutenue, l’incompétence abrutissante, la torture systémique, la censure, la destruction de la Déclaration des droits et la perversion du discours public national – qui a dégénéré en un mélange de propagande et de vulgaire trash-talking. La « guerre contre la terreur » dans tous ses aspects atroces
Cultiver l’amnésie a été grandement facilité par deux tendances plus larges de la culture américaine : le culte de l’ignorance – selon lequel un esprit sans connaissance est considéré comme la liberté ultime – et une éthique publique – selon laquelle les plus hauts responsables de la nation sont autorisés à traiter la vérité comme un potier traite l’argile, tant qu’ils disent et font des choses qui nous font plaisir. Ainsi, le souvenir collectif le plus fort que nous ayons des guerres choisies par l’Amérique est l’opportunité – et la facilité – de les oublier. Le « The show must go on » est notre impératif. Il en sera de même lorsque nous verrons dans le rétroviseur une Ukraine en ruine.
La culture de l’amnésie comme méthode de traitement des expériences nationales douloureuses présente de sérieux inconvénients. Tout d’abord, elle limite considérablement la possibilité de tirer les leçons de ces expériences. Au lendemain de la guerre de Corée, qui s’est soldée par 49 000 morts au combat pour les États-Unis, le mantra de Washington était le suivant : plus jamais de guerre sur le continent asiatique. Pourtant, moins d’une décennie plus tard, nous étions plongés jusqu’aux genoux dans les rizières du Viêt Nam, où nous avons perdu 59 000 hommes. Après le fiasco tragique de l’Irak, Washington s’est néanmoins empressé d’occuper l’Afghanistan dans le cadre d’une entreprise de 20 ans visant à construire une démocratie de type occidental à partir du canon d’un fusil. Ces échecs ne nous ont pas dissuadés d’intervenir en Syrie, où nous avons échoué une fois de plus à transformer une société étrangère et intraitable en quelque chose à notre goût – même si nous sommes allés jusqu’à un partenariat tacite avec la filiale locale d’Al-Qaïda. Comme Kaboul l’a montré, nous n’avons même pas retenu du dénouement de Saigon la leçon sur la manière d’organiser une évacuation ordonnée.
À tout le moins, on aurait pu s’attendre à ce qu’une personne raisonnable en ressorte avec une conscience aiguë de l’importance cruciale d’une compréhension fine de la culture, de l’organisation sociale, des mœurs et de la vision philosophique du pays que nous nous étions engagés à reconstituer. Pourtant, nous n’avons manifestement pas assimilé cette vérité élémentaire. En témoigne notre ignorance abyssale de tout ce qui est russe, qui nous a conduit à une erreur d’appréciation fatale sur tous les aspects de l’affaire ukrainienne.
Qui sera le suivant ? La Chine
L’Ukraine, à son tour, ne refroidit pas l’ardente volonté d’une confrontation avec la Chine. Une entreprise audacieuse, et en aucun cas contraignante, qui est devenue la pièce maîtresse de notre stratégie officielle de sécurité nationale. De hauts fonctionnaires de Washington prédisent ouvertement l’inévitabilité d’une guerre totale avant la fin de la décennie – nonobstant les armes nucléaires. En outre, Taïwan joue le même rôle que l’Ukraine dans le schéma américain. Ainsi, après avoir provoqué un conflit multidimensionnel avec la Russie qui a échoué sur toute la ligne, nous nous empressons d’adopter presque exactement la même stratégie pour affronter un ennemi encore plus redoutable. En d’autres termes, il s’agit d’une fuite en avant : Allons-y ! Nous sommes prêts !
La marche vers la guerre avec la Chine défie toutes les idées reçues. Après tout, Cette dernière ne représente aucune menace militaire pour notre sécurité ou nos intérêts fondamentaux. La Chine n’a pas d’histoire de construction d’empire ou de conquête. Elle a été la source de grands avantages économiques grâce à des échanges denses qui nous servent aussi bien qu’à eux. Dès lors, qu’est-ce qui justifie le jugement largement répandu selon lequel croiser le fer avec elle est inéluctable ? Les nations sensées ne s’engagent pas dans une guerre potentiellement cataclysmique parce que la Chine, l’ennemi désigné numéro un, construit des stations d’alerte radar sur des atolls sablonneux de la mer de Chine méridionale ; parce qu’elle commercialise des véhicules électriques à moindre coût que nous ; parce que ses progrès dans le développement des semi-conducteurs pourraient surpasser les nôtres ; parce qu’elle traite une minorité ethnique dans l’ouest de la Chine ; parce qu’elle suit notre exemple en finançant des ONG qui promeuvent une vision positive de leur pays ; parce qu’elle pratique l’espionnage industriel comme le font les États-Unis et tous les autres pays ; parce qu’elle envoie des ballons au-dessus de l’Amérique du Nord (déclarés bénins par le général Milley la semaine dernière).
Ce ne sont pas là des raisons impérieuses justifiant d’entrer en confrontation. La vérité est bien plus simple – et bien plus inquiétante. Nous sommes obsédés par la Chine parce qu’elle existe. Comme pour l’Everest, il s’agit en soi d’un défi, car nous devons prouver nos prouesses (aux autres, mais surtout à nous-mêmes), que nous pouvons la surmonter. C’est la véritable signification de la menace existentielle perçue.
Le déplacement de la menace de la Russie et l’Europe vers la Chine et l’Asie est moins un mécanisme de gestion de la défaite que la réaction pathologique d’un pays qui, sentant ses capacités diminuer, ne peut rien faire d’autre que de tenter une dernière fois de se prouver à lui-même qu’il a encore ce qu’il faut, car il est intolérable de vivre sans ce sentiment exalté d’être soi-même. Ce qui est considéré comme hétérodoxe et audacieux à Washington ces jours-ci, c’est d’affirmer que nous devrions régler l’affaire ukrainienne d’une manière ou d’une autre afin de pouvoir nous préparer à la compétition véritablement historique avec Pékin. La vérité déconcertante selon laquelle personne d’important dans l’establishment de la politique étrangère du pays n’a dénoncé ce virage dangereux vers la guerre confirme la proposition selon laquelle ce sont les émotions profondes plutôt que la pensée raisonnée qui nous propulsent vers un conflit évitable et potentiellement catastrophique.
Une société représentée par une classe politique qui n’est pas dégrisée par cette perspective peut à juste titre être considérée comme une preuve évidente de son déséquilibre collectif.
L’amnésie peut servir à épargner à nos élites politiques et à la population américaine l’inconfort aigu de la reconnaissance des erreurs et de la défaite. Toutefois, cela ne s’accompagnera pas d’un processus analogue d’effacement de la mémoire dans d’autres pays. Dans le cas du Viêt Nam, nous avons eu la chance que la position dominante des États-Unis dans le monde – hors bloc soviétique et Chine -, nous permette de conserver respect, statut et influence. Mais les choses ont changé. Notre force relative dans tous les domaines est plus faible, il y existe de nombreuses forces centrifuges dans le monde qui provoquent une dispersion du pouvoir entre de nombreux États. Le phénomène des BRICS est l’incarnation concrète de cette réalité. Par conséquent, les prérogatives des États-Unis se réduisent, notre capacité à façonner le système mondial conformément à nos idées et à nos intérêts est de plus en plus contestée, pourtant notre diplomatie s’acharne à conduire une politique qui ne correspond plus à nos aptitudes actuelles.
Certains des composants du Glass Cockpit qui équipera les futurs Eurofighter Typhoon Tranche 3, seront soumis à licence d’exportation ITAR américaine. Pourtant, cela ne semble nullement émouvoir industriels et observateurs des quatre pays membres du consortium Eurofighter.
À l’instar de très nombreux pays, les Etats-Unis supervisent finement les exportations de technologies de défense en provenance de leur outil industriel. C’est ainsi que toutes les exportations d’équipements majeurs doivent obtenir l’aval de l’exécutif, mais aussi celui d’une sous-commission dédiée appartenant à la commission des forces armées du Sénat américain.
Cette supervision s’étend également à des composants à vocation duale, c’est-à-dire pouvant être employés aussi bien pour la conception de systèmes d’armes, que pour celui d’équipements civils. Ces composants sont répertoriés dans une liste spécifique, obligeant les industriels d’obtenir une autorisation d’exportation spécifique comparable avant de pouvoir le faire.
Ainsi, en 2006, Boeing s’est vue infliger une amende de 15 m$, pour avoir vendu à l’exportation une centaine d’avions civils qui étaient équipés d’un capteur gyroscopique, par ailleurs employé par le missile AGM-65 Maverick américain, sans avoir préalablement obtenu l’autorisation de le faire.
La réglementation ITAR américaine
Cette liste est souvent désignée abusivement par l’acronyme ITAR. En effet, l’International Traffic in Arms Regulations, ou ITAR, englobe l’ensemble des règles législatives américaines encadrant l’exportation et l’importation d’armes ou de systèmes et composants assimilés.
Celle-ci fut promulguée en 1976, afin de protéger les industries et technologies américaines, et par ailleurs pour servir les intérêts des Etats-Unis sur la scène internationale.
Par l’ampleur et la position dominante des industries technologiques américaines sur la scène internationale, cette législation est devenue, au fil des années, un puissant outil aux mains de l’exécutif américain, pour davantage protéger ses intérêts économiques et politiques, qu’éviter que des technologies critiques ne fuitent à l’étranger.
En outre, la liste des composants concernés par cette réglementation est particulièrement dynamique, de sorte qu’un composant spécifique peut y être ajouté au seul jugement de l’exécutif, pour appuyer ses ambitions internationales.
C’est ainsi qu’en 2018, le président Trump a fait ajouter à cette liste, un composant de géolocalisation employé à bord des missiles de croisière Storm Shadow et Scalp, dans le seul but de faire dérailler les négociations en cours entre Paris et le Caire en vue de l’acquisition d’avions de combat Rafale supplémentaires.
De fait, l’étiquette « ITAR-Free », c’est-à-dire dépourvu de composants soumis ou pouvant être soumis à la législation ITAR, est désormais devenue un argument de vente efficace pour l’exportation d’équipement de défense, notamment auprès de certains clients ayant une posture politique pouvant parfois diverger des attentes de Washington.
Avec son nouveau Glass Cockpit, l’Eurofighter Typhoon ne sera plus ITAR-Free
En dépit de la proximité politique et technologique des Etats-Unis avec les quatre pays membres du consortium Eurofighter (Allemagne, Espagne, Italie et Royaume-Uni) le chasseur Typhoon était jusqu’à présent ITAR-Free. Mais cela ne devrait plus être le cas des nouveaux chasseurs de la Tranche 3, et de la Tranche 4 à venir.
En effet, le britannique BAe vient d’annoncer que l’appareil européen serait dorénavant équipé d’un nouveau glass cockpit, à l’instar du F-35, avec un unique écran interactif couvrant l’ensemble de la planche de bord.
L’écran retenu par l’avionneur britannique est fourni par l’américain Collins Aerospace, et s’appuie en particulier sur un composant employé pour la sauvegarde des données, appartenant à la liste ITAR.
De fait, les prochains Eurofighter Typhoon équipés de ce cockpit avancé et modernisé, devront obtenir une licence d’exportation américaine avant de pouvoir être livrés, y compris, d’ailleurs, aux membres du consortium Eurofighter.
Une contrainte assumée par les européens
Toutefois, le sujet ne semble pas particulièrement inquiété ni les industriels, ni même la presse spécialisée, que ce soit en Grande-Bretagne, en Italie ou en Allemagne. Seul le site espagnol Infodefensa a traité le sujet, tout en multipliant les superlatifs au sujet de la nouvelle avionique à venir.
Dans les faits, à l’exception de l’industrie de défense française qui fait figure d’exception en Europe, aucun pays européen n’a développé d’offre industrielle orientée vers l’autonomie stratégique, et donc vers la conception de systèmes ITAR-Free.
Dès lors, les conséquences des arbitrages US, par ailleurs souvent impliqués directement dans les programmes majeurs de défense de ces pays, sont considérés comme normales, et ne donnent lieu à aucune tension particulière.
La stratégie antinucléaire allemande est un billard à trois bandes
OPINION. Par l’intermédiaire de la Commission européenne et sous l’influence d’Ursula von der Leyen, l’Allemagne a fait pression sur le reste de l’Europe, suivant deux axes. Mettre un terme définitif à l’énergie nucléaire, d’abord. Privilégier l’implantation des énergies renouvelables, ensuite. Cette stratégie, somme toute rationnelle, peut être perçue comme une forme de billard à trois bandes. Par Christian Semperes, Ingénieur énergéticien(*).
Une dénucléarisation française sous pression allemande…
L’Allemagne a réussi à obtenir, de haute lutte et avec la collaboration active des gouvernements français depuis deux quinquennats, la fermeture des deux réacteurs de Fessenheim dans l’Hexagone. Moins connu en France, un schéma similaire a conduit à l’arrêt des réacteurs belges Doel 3 et Tihange 2. En témoigne, dans le cas français, la lettre adressée par l’ancienne ministre de l’Environnement allemande Barbara Hendricks à son homologue Ségolène Royal, exigeant la fermeture de la centrale dans les délais les plus brefs. Pour les pays concernés, une telle stratégie équivaut à une privation volontaire de production sûre, pilotable, économiquement rentable et amortie, bas-carbone et non conditionnée aux humeurs météorologiques. En bref, une balle dans le pied. C’est la première bande du billard. L’Allemagne a, quant à elle, « montré l’exemple » en arrêtant définitivement son parc nucléaire au début de l’année 2023, se privant ainsi de 30TWh par an d’électricité à faible impact carbone.
La littérature scientifique a désormais admis que la lutte contre le réchauffement climatique repose largement sur la sortie des énergies fossiles ou, du moins, leur maintien a minima pour répondre à d’éventuels besoins ponctuels. Une évidence que l’Allemagne, contrainte par la sortie accélérée du nucléaire, ignore globalement. Berlin a construit et démarré à Datteln, en juin 2020, une centrale à charbon flambant neuvede 1.100MW, équivalent à 60% des capacités de Fessenheim. Ironie de l’histoire, Élisabeth Borne se réjouissait publiquement à quelques jours près, le 30 juin 2020, de l’arrêt définitif de Fessenheim. « Il y a ceux qui en parlent. Nous, on le fait », affirmait alors l’actuelle Première ministre, répondant à la promesse de campagne de l’ancien Président François Hollande.
Et le maintien d’un puissant parc fossile outre-Rhin
Dans le même temps, Berlin conserve un parc fossile hors norme, comprenant une puissance installée en gaz de 34,8GW ; en lignite et en charbon, de respectivement 18,6GW et 19GW et, en fuel, de 4,7GW, selon les données du portail EnergyCharts. Soit, au total, une puissance installée pilotable fossile de 77,1GW pour l’Allemagne, là où la France ne conserve qu’une puissance installée pilotable très largement nourrie par le nucléaire de 61,4GW, auxquels doivent s’ajouter l’hydraulique et notre reliquat de centrales fossiles. C’est la seconde bande du billard. La montée en puissance du parc renouvelable allemand ne peut, à ce jour, pas répondre aux besoins domestiques. Depuis début août, l’Europe de l’Ouest est confrontée à une canicule qui dure et un anticyclone qui force l’ensemble du parc éolien européen à l’arrêt. Pour l’illustrer, le 10 septembre à 10h du matin, le parc éolien allemand, subventionné à hauteur de 500 milliards d’euros d’argent public, ne produisait que 0,18% de la puissance installée. Même la très bonne production solaire ne permet pas à l’Allemagne d’assurer une production d’énergie domestique suffisante pour répondre à sa propre demande.
Dans l’Hexagone, tous les signaux semblent en revanche au vert. En juillet, selon les données du think tank Agora Energiewende, environ un tiers de l’électricité allemande provenait du nucléaire français. Dans le même temps, la France s’est durablement installée sur le podium des pays les moins émetteurs de gaz à effet de serre sur le segment de la production d’électricité, là où l’Allemagne occupe de longue date la queue du classement du fait d’un recours au charbon à des niveaux encore très importants. La faible disponibilité du parc nucléaire l’année passée a certes placé la France en situation d’importatrice nette d’électricité, surtout entre juillet et septembre. Mais le parc nucléaire, qui n’a produit que 2.479TWh en 2022, son niveau de production le plus faible depuis 1988 et en baisse de 30% par rapport aux moyennes de ces 20 dernières années, retrouve aujourd’hui des niveaux de production normaux.
Y a-t-il des arrière-pensées à la stratégie antinucléaire allemande ?
De prime abord, il serait aisé de penser que l’Allemagne se pénalise financièrement en étant entièrement dépendante des importations. En y regardant de plus près, la situation apparaît plus complexe. La stratégie de Berlin est en effet d’éviter de solliciter ses centrales à gaz et de stocker massivement son gaz cet été pour préparer au mieux ses journées sans soleil et, en cas d’anticyclone d’hiver, sans vent. Depuis début janvier, le facteur de charge des centrales au gaz est de 17%, un taux très faible eu égard des capacités de production allemandes, qui se gardent de la marge.
De longues dates, l’Allemagne a donc préparé le terrain chez ses voisins européens, dont certains devraient manquer de production pilotable. Une stratégie qui s’est aussi dessinée au plus haut niveau réglementaire, en témoigne la bataille à la Commission européenne sur l’intégration de l’atome dans la taxonomie verte, obtenue de très haute lutte par la France, en échange de l’inclusion — scandaleuse — du très polluant gaz «naturel ». L’Allemagne pourrait ainsi se positionner comme un fournisseur européen de gaz naturel, dont les besoins devraient être notables cet hiver.
Compte tenu du mécanisme de fixation du prix de l’électricité, l’Allemagne va facturer ses exportations d’hiver au prix fort du gaz devenu rare, évidemment plus fort que ce qu’elle a payé l’électricité en été, 2, 3 voire 10 fois plus cher si une vague de froid intense sévit. L’Allemagne va rafler la mise cet hiver. Une approche qu’il est possible de percevoir comme la troisième bande du billard. Peut-être même que ses pertes estivales sont considérées par Berlin comme un investissement pour l’hiver ? Dans ce contexte, la France doit fermement poursuivre sa stratégie de maintien d’un puissant parc nucléaire, malgré la pression allemande.
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(*) Christian Semperes a participé au démarrage des 58 réacteurs REP des années 1980-1990, à la conduite des installations, et à la formation sur simulateur des exploitants nucléaires.
Le secteur spatial européen pris dans une tenaille stratégique Politique étrangère, vol. 88, n° 3, automne 2023
Le secteur spatial européen traverse une période difficile, marquée par la perte temporaire de ses capacités autonomes d’accès à l’espace, par la forte concurrence américaine et par la transformation du marché des satellites.
L’Union européenne est aussi en retard dans le domaine numérique et la valorisation des données spatiales lui échappe largement. Dans ce contexte tendu, où les États-Unis et la Chine investissent massivement, un réveil européen est nécessaire – au risque d’un abandon de souveraineté.
par Paul Wohrer– IFRI – publié le 13 septembre 2023
Billet du lundi 11 septembre 2023 rédigé par Caroline Galactéros Présidente de Geopragma.
L’été s’achève sur la confirmation d’un fiasco militaire ukrainien que même les parrains anglo-saxons de Kiev commencent à admettre via leur presse de commande. Malheureusement, l’émergence de la lucidité n’entraine pas forcément celle de la sagesse.
En France pourtant, nul n’a cure de ces alertes… Nul n’en profite pour prendre la main et siffler les arrêts de jeu au nom de l’humanité et de la sécurité du Vieux continent. Nous vivons plus que jamais dans une bulle hors sol de réalité alternative et de pensée magique, et la propagande médiatique outrancière qui s’est abattue sur la population française depuis fin février 2022 pour lui laver le cerveau et lui faire croire qu’elle plonge dans la crise pour soutenir rien moins que Le Bien contre Le Mal ne faiblit pas.
Nos journalistes mainstream poursuivent sans scrupule aucun leur « Storytelling » de conte de fées qui est en train de se transformer en film d’horreur et menace de dévoiler l’ampleur de leur cynisme. Il est vrai qu’ils ne sont que des porte-voix, responsables mais de second rang. Ils ne font plus d’information, ils expriment des opinions du haut de leur ignorance et de leur arrogance sidérantes. Les rares qui voudraient encore se souvenir qu’il faut aller de chaque côté du front pour espérer comprendre quelque chose sont de toute façon coincés. S’ils veulent réaliser un reportage côté russe, ils perdent leur visa pour l’Ukraine. Ça a le mérite d’être clair et le choix de la rédaction est vite fait. La vérité n’a pas bonne presse et elle est de plus en plus mal portée. En fait elle n’a plus d’importance. Un peu comme l’état général du pays, celui de son économie, de sa dette, de son industrie, de sa sécurité générale, de sa médecine ou de son école. Quant à l’Europe, elle n’a plus le choix non plus. Au prétexte de cette « unprovoked war of agression » de la Russie contre l’Ukraine qui prétendument la menacerait elle-aussi aussi d’invasion, l’Union européenne, les yeux bandés, les mains dans le dos et une joie malsaine au cœur, a sauté à pieds joints dans un piège mortel pour elle, tout en croyant le tendre au Yeti russe ! Le piège ultime de l’asservissement sous prétexte moral, qui va faire d’elle à jamais un appendice américain en décomposition progressive, promis à tous les dépècements industriels et technologiques et à l’appauvrissement général. Un appendice reconnaissant en plus, qui paye sans sourciller son gaz américain 3 ou 4 fois plus cher que le russe, sans faire le moindre lien avec la guerre en Europe qu’elle nourrit de ses armes et vociférations anti russes primitives… tout en poursuivant à bas bruit ses achats de GNL russe. De petits arrangements avec la morale dont on voit une fois de plus combien elle reste profondément étrangère à la marche véritable des relations internationales.
Nombreux sont ceux, au sein des « élites » qui administrent ce pays, qui peuvent s’accoutumer à l’insignifiance nationale ou même collective. Pas moi. Mais en ce cas, pourquoi poursuivre le mensonge de l’incantation sur la souveraineté européenne ? Cette permanente invocation devient tragi-comique. Ce n’est pas un amas d’États ayant renoncé à leur singularité, leur prospérité et leur souveraineté (cf l’Allemagne face aux attaques sur NS 1 et 2) qui peut constituer une masse géopolitique et même économique crédible. D’ailleurs les chiffres sont là. L’Union européenne connait désormais une inflation double de celle des Etats-Unis. En 2008, la zone euro et les USA avaient un PIB équivalent à prix courants (14 200/14 800 milliards de dollars). En 2023, on est à 15 000 milliards versus 26 900 milliards, soit un écart de 80% (A. Leparmentier dans Le Monde du 5 septembre dernier). L’appauvrissement inexorable des Européens, et notamment de la zone euro, n’est plus une prophétie mais une réalité en marche dont les effets vont se faire sentir de plus en plus cruellement pour nos concitoyens. La situation est si grave qu’il vaut mieux faire dériver l’attention populaire vers un combat épique que l’on va gagner naturellement du haut de notre « moralité » collective face à la sauvagerie et l’arriération russes…. Nous vivons donc dans un film de Walt Disney qui s’apparente d’ailleurs de plus en plus à un village Potemkine. Ironie de l’histoire… Il y a juste un tout petit problème. Les films de Walt Disney sont des films pour enfants. Dans la vraie vie, les bons et les méchants changent de rôle selon les circonstances et le point de vue des acteurs comme des observateurs rigoureux. Sans même parler de la profondeur du champ. Et là, l’Europe, c’est un peu Bambi sur la glace sur le point de perdre sa maman. To be continued…
Pour revenir au drame ukrainien, sans entrer dans de trop longs développements, on peut retenir à ce stade quelques éléments d’analyse et enseignements peu contestables sauf pour ceux qui font profession d’idéologues.
La Russie est en position de force militaire. Elle n’a plus intérêt à s’arrêter militairement et pourrait bien repasser à l’offensive. Pour reprendre la région de Kharkhov ? Si l’on peut penser que Vladimir Poutine préfèrerait probablement encore, essentiellement pour des raisons de politique intérieure (les présidentielles de mars prochain et les aléas d’une mobilisation nouvelle si elle devenait nécessaire), trouver la voie d’une reprise de pourparlers avec les USA qui restent pour lui le donneur d’ordre véritable de Kiev, il lui est devenu impossible d’accorder la moindre confiance aux dires américains sans risquer sa crédibilité politique interne et même internationale. Sa seule option est donc de renforcer sa main militairement pour le jour où Washington comprendra enfin qu’il faut transiger. Il lui faut donc poursuivre les objectifs initiaux de « l’opération militaire spéciale » : démilitarisation, neutralisation et « dénazification » de l’Ukraine, pour que celle-ci ne puisse plus constituer la moindre menace pour la sécurité de la Russie. Moscou doit profiter de son avantage actuel pour avancer, tout en préservant ses forces humaines au maximum et en augmentant encore le rythme de sa production d’armements afin de maintenir sa capacité d’attrition de l’ennemi dans le temps. Car la guerre n’est pas finie. Washington ne veut pas la paix et Moscou ne peut plus se la permettre dans les circonstances actuelles. Le sabordage des accords obtenus en mars 2022 après les pourparlers d’Istanbul doit aujourd’hui paraitre au président Zelenski bien regrettable. Il n’obtiendra plus jamais ce qui lui avait été alors offert par Moscou. Tout a changé depuis 18 mois dans le rapport de force, et même ces objectifs russes initiaux semblent désormais s’inscrire dans une ambition plus large consistant à donner une leçon décisive à Washington et à l’OTAN et à rendre manifeste la victoire militaire, économique, mais aussi géopolitique et militaire de la Russie sur l’Alliance atlantique comme sur son ancien Peer competitor américain. Le problème est que plus on attend, plus l’accord ressemblera à une capitulation totale de Kiev. Les Etats-Unis commencent d’ailleurs, depuis le milieu de l’été et l’évidence de l’échec de la contre-offensive, à en rejeter la responsabilité sur Kiev et – le cynisme étant sans limites- à lui transférer aussi, sous couvert de respect de la « souveraineté » ukrainienne, celle d’entamer des négociations. Ponce Pilate est de la partie, comme d’habitude. Les « alliés » américains sont faits pour servir puis être lâchés quand cela commence à sentir le roussi.
Dans ce contexte, l’accord finalement donné par la Maison Blanche d’une livraison d’ATACMS voire indirectement de l’envoi de F16, répond à la nécessité, à l’orée d’une campagne électorale qui s’annonce très difficile avec un Donald Trump combatif et ultrapopulaire en embuscade, de donner à Kiev de nouveaux mais peut-être ultimes « cadeaux » (après avoir dit qu’ils ne changeraient pas la donne militaire) et de poursuivre l’affichage d’un soutien militaire tout en le tarissant de fait. Le soutien des Américains au conflit est en chute libre, les arsenaux ont des trous, et le rythme des livraisons d’armes comme d’argent doit faiblir. D’autant que même les plus forcenés des néo-cons ont probablement compris que leur pari était perdu. La Russie n’est pas tombée, elle est même bien plus ferme sur ses assises propres comme sur la projection de son influence mondiale qu’au début du conflit. Elle tiendra la distance. Les limites du Regime change sont atteintes. Certains espèrent sans doute encore qu’en faisant durer la pression militaire et économique sur Moscou, l’étoile du chef du Kremlin finira par pâlir. Là c’est la méthode Coué qui est hors limites…. Pour Washington, le mieux serait en fait de pouvoir geler le conflit pour repartir à l’assaut plus tard. Pour Moscou, cela ne présente aucun intérêt. Un gel des positions ne fera que maintenir en tension le système russe et divertir des ressources nécessaires à l’affermissement de l’économie nationale et des positions de la Russie face à l’allié chinois notamment.
Rationnellement, si l’on recherchait la fin de cette impasse, la seule possibilité d’inciter Moscou à stopper son avance serait que Washington prenne la mesure du danger, se saisisse résolument de la déconfiture présente des Ukrainiens sur le terrain pour cesser tous crédits et fournitures d’armements, invoquant la sauvegarde de ce qu’il reste de territoire et de forces vives à l’Ukraine pour donner à Moscou l’assurance formelle que le pays ne sera jamais membre de l’OTAN. Washington pourrait dire qu’il a fait tout son possible pour aider l’Ukraine, en vain, et que pour des raisons humanitaires, l’arrêt des combats est désormais indispensable. Ce qui est vrai. Approche froide mais in fine préservatrice de dizaines de milliers de vies ukrainiennes. Les idéologues malades qui éructent de haine et de rage devant la supériorité militaire russe ne le reconnaitront jamais : C’est de fait la Russie qui tient le sort de l’Ukraine entre ses mains et donc est à même de lui fournir, si elle y trouve son intérêt, des garanties de sécurité, non l’OTAN qui ne lui offre que l’assurance d’une destruction accélérée. Encore une fois, seule sa neutralité et son statut d’État tampon peuvent protéger l’Ukraine. Son alignement, quel qu’il soit, la condamne à servir de terrain d’affrontement. Sécurité=neutralité. Mais ça c’est la raison, l’humanité, l’intelligence de situation, toutes choses quasi introuvables de l’autre côté de l’Atlantique excepté chez certains du Pentagone et chez les géopoliticiens réalistes américains qui connaissent leur histoire et leur géographie et ont depuis longtemps ont prévenu du désastre si l’on persistait à faire avancer l’OTAN vers les frontières russes ! Bref, on ne peut que rêver secrètement d’un tel scénario. Pour l’heure, on continue à Washington à espérer faire souffrir l’économie et le pouvoir russes dans la perspective des présidentielles de mars… tout en entretenant des contacts entre chefs des services extérieurs de renseignement, ce dont personne ne se plaindra, tout au contraire. L’anathème, l’insulte, l’escalade… mais pas trop. La stupidité du « raisonnement » occidental initial, perverti par un biais idéologique massif a produit un désastre à onde de choc géopolitique majeure en défaveur de l’Occident. Le mantra des cercles Washingtoniens était le suivant : la Russie est un État illégitime, une dictature sans assise populaire, une nation disparate, économiquement et militairement faible ; Vladimir Poutine veut prendre toute l’Ukraine sans en avoir les moyens ; Il va forcément s’épuiser et peut donc être provoqué dans un conflit par proxy, préparé depuis 2014 et qui est un affrontement structurellement inégal, de ceux que préfère l’Amérique. Cette lourde erreur de jugement nourrie d’arrogance et d’ignorance a conduit les Occidentaux, maîtres comme vassaux, dans une fuite en avant qu’ils ne maitrisent désormais plus que du bout des doigts. Et qui nous met tous en danger.
Moscou ne voulait ni ne veut d’une guerre directe avec l’OTAN, mais ne peut perdre cet affrontement qui est bel et bien vital en termes sécuritaires comme pour la préservation de la cohésion en tant que Nation d’une Russie immense, dépeuplée, multiconfessionnelle et multiethnique. Que l’Occident croie ou non cette analyse est finalement sans importance. Ce qui compte est la perception du pouvoir et du peuple russes et la façon dont celle-ci détermine leurs décisions. Or, cette « menace existentielle » n’est pas une abstraction ni un subterfuge. C’est une perception profonde qui structure la pensée et l’action du pouvoir russe et nourrit la popularité d’un président vu comme responsable et protecteur de son pays. Cette ligne rouge n’est pas négociable et ne sera pas négociée. Cela fait 15 ans que la Russie l’explique et prévient. Le danger vient de ce que l’on continue à nier cette réalité pour pousser au maximum le président russe, sans vouloir comprendre que sa marge de manœuvre est limitée. La lenteur des opérations, qu’il a voulue essentiellement pour préserver le peuple ukrainien frère et pour éviter de devoir mobiliser plus de forces, est désormais ouvertement contestée par certains dans son entourage qui considèrent qu’il faut aller plus vite, exploiter l’avantage actuel, et ne plus donner de temps aux Etats-Unis pour préparer les étapes futures d’un harcèlement sécuritaire du pays. Si la modération du tempo des opérations venait à être considérée comme une faiblesse politique du président, on peut craindre que celui-ci ne soit conduit à changer de vitesse. Est-ce là le génial calcul occidental ? L’escalade jusqu’à l’acculement, l’échec de la dissuasion nucléaire (que l’on appelle désormais chantage) et le passage à l’acte pour réveiller Washington dont les maitres ne savent plus ce qu’est la guerre, la vraie ? Peut-on imaginer les USA prêts à laisser se produire une frappe nucléaire russe d’ultime avertissement sur le sol ukrainien ou européen ? Ne comprennent-ils pas que le bluff n’est pas une pratique russe ? Jusqu’au dernier Ukrainien donc. L’Amérique après tout ne perd quasiment pas d’hommes et la guerre rapporte beaucoup. Mais à quel prix symbolique ? la destruction complète de l’Ukraine et de son armée ? L’étranglement de l’Europe qui pourrait finir par ouvrir les yeux sur le rôle et le sort que lui assigne son prétendu « protecteur » américain ? La déconfiture totale de sa crédibilité internationale ? le déclenchement d’une haine inexpiable d’une grande partie du monde qui fait ses comptes et désormais a le choix…
Il est très probable que la guerre va se poursuivre, au moins durant l’automne et l’hiver. Si l’option retenue à Londres et Washington est de « faire saigner la Russie » au maximum, pourquoi ne pas poursuivre ce soutien en demi-teinte aux Ukrainiens en 2024 ? Pourtant, notre calcul est faux, archi faux. Chaque jour qui passe est plus meurtrier pour les malheureux Ukrainiens jetés dans cette tourmente sanglante, mais aussi pour le crédit de l’Occident et celui de l’Amérique. Il y a longtemps que le reste du monde a compris que l’Europe n’était pas un acteur autonome mais un sous-traitant zélé des desiderata washingtoniens.
La désolation, la mort, l’épuisement moral sont partout en Ukraine. Et c’est compréhensible. Quel que soit l’héroïsme de l’immense majorité des soldats et officiers ukrainiens (je mets ici hors-jeu les bataillons nationalistes intégraux de sinistre allégeance que nous soutenons avec une légèreté incompréhensible, faisant mine d’ignorer la faute morale lourde et le contresens historique impardonnable que cette absolution active constitue, oublis que nous paierons sans doute cher dans le temps), l’équation militaire est sans appel. Les forces humaines, les équipements et armements russes sont sans commune mesure avec ceux des Ukrainiens. Le ratio des pertes en hommes, mais aussi en équipements, double tabou qui commence lui aussi à sauter épisodiquement dans les médias, est terrifiant. L’armée ukrainienne est en train de consommer ses dernières réserves stratégiques dans des batailles dérisoires. On ne peut pas gagner une guerre d’attrition quand on n’a pas de réserves humaines pour remplacer celles détruites et moins encore les forces pour exploiter une éventuelle percée et renverser même localement le rapport de force. Idem pour les munitions. Cet affrontement est au demeurant d’une nature nouvelle. L’intégration redoutable des systèmes satellitaires et aériens russes, sans même parler de l’emploi massif de drones, permet de détecter très en amont TOUT ce qui bouge sur le territoire ukrainien et d’annihiler chars, véhicules blindés et hommes de façon quasi imparable.
L’Ukraine, dont le pouvoir massivement téleguidé et stipendié, a fait le pari (comme l’avait avoué dès 2019 le conseiller Arestovitch de Zelinsky) de se battre pour le compte de l’Amérique contre la Russie en échange d’une intégration à l’OTAN, a tout perdu. C’est un pays en cours de dépècement, dont un tiers de la population s’est exilé et ne reviendra pas, dont les actifs sont aux mains de fonds américains, dont la corruption désormais élevée au rang de mal national nécessaire en temps de guerre, reste endémique (au-delà de quelques « exemples » cosmétiques faits par Zelenski, cf. son ministre de la défense somptueusement placardisé à Londres). Les miasmes de tout cet énorme mensonge empestent. Cette guerre était ingagnable. Pourtant, les parrains américain et britannique de Kiev, qui l’ont tant souhaitée et ont armé et entrainé les forces ukrainiennes dans cet objectif ultime depuis au moins 2015, se sont mépris, par hubris et méconnaissance des objectifs russes initiaux, et ont tout fait pour que les forces ukrainiennes se jettent en pure perte dans cet affrontement inégal, convaincues que l’entrée dans l’OTAN était possible et les protègerait de leur ennemi. Ces marionnettistes anglosaxons n’ont probablement jamais voulu la victoire militaire de l’Ukraine sur la Russie, qu’ils savaient impossible, encore moins une quelconque paix, juste que ce malheureux pays use leur ennemi juré, quitte à en mourir elle- même. Un jeu de dupes sinistre à la main de Londres et Washington ? Un sommet de cynisme de la part du président Zelenski et de sa clique ? Un calcul d’argent et de bénéfices personnels au mépris du sort tragique infligé à leur peuple ? Une pure folie en tout cas. Quelle logique ultime à un tel massacre ? Nourrir les politiciens de Washington et le Complexe militaro-industriel américain ne suffit pas à répondre. C’est un peu comme si Washington avait joué et perdu à la roulette (non russe), mais avait relancé et encore relancé le jeu, augmentant la mise pour, à un moment donné, chercher tranquillement une sortie, abandonnant son pion ukrainien sur le tapis en lui transférant la responsabilité de l’échec et celui d’une négociation inéluctable ne pouvant être que léonine.
Comment arrêter ce bain de sang et la détérioration grandissante de la sécurité européenne ? Il faudrait en fait que Vladimir Poutine ait le triomphe modeste, et permette à Washington de sauver la face et de se tirer rapidement de ce guêpier. Ce n’est pas impossible. Odessa pourrait être un point d’application important de cette manœuvre salutaire. Si le port et sa région venaient à être sous la menace directe et décisive des forces russes, alors la quête d’un statut neutre pour cette ville (sans laquelle l’Ukraine n’aurait plus d’accès à la mer) pourrait être un élément du marchandage général auquel il va bien falloir parvenir. On sait combien sont irréalistes et extravagantes les prétentions ukrainiennes à la reconquête des oblasts perdus et évidemment de la Crimée. Il fallait y penser avant. Avant le coup d’État de 2014.
L’année 2024 sera donc celle de tous les dangers. L’agenda électoral (non exhaustif) est lourd :
Élections présidentielles et législatives à Taiwan en janvier
Présidentielles le 31 mars en Ukraine et législatives prévues en octobre (probablement annulées)
Présidentielle à l’automne 2024 en Moldavie
Présidentielle russe 17 mars-7 avril
Élections américaines : présidentielle, 50% renouvellement du Sénat et 50% du Congres le 5 novembre en 2024
Le focus médiatique sur le conflit en Ukraine est beaucoup trop systématiquement envisagé en lui-même, sans relier les prises de positions et décisions des acteurs à l’aune de ces échéances. Or, nous avons là un florilège d’occasions rêvées pour des provocations, ingérences, et déstabilisations en tous genres.
Il faut pourtant faire la paix, sortir de la rage et de la haine, reprendre langue et rapidement recréer les bases d’une sécurité européenne viable. Jusqu’au sommet de Bucarest de 2008, quand l’OTAN « invita » l’Ukraine et la Géorgie à la rejoindre, cette sécurité existait encore, malgré les premières vagues d’élargissement, malgré le bouclier anti-missiles américain, malgré même la première « Révolution orange » fomentée en Ukraine déjà. La Russie, alors toujours convalescente après la descente aux enfers de la décennie 90, était encore trop faible économiquement et militairement pour avoir son mot à dire, être écoutée, moins encore crainte ou respectée. Tout a changé désormais, pour Moscou, pour Pékin, pour ce « contre monde » qui jour après jour se consolide autour des BRICS, mais aussi de l’Organisation de Shangaï et de l’Union Économique eurasiatique. L’intégration de ces ensembles se précise et semble puiser sa force d’attraction et sa crédibilité même dans les abus américains (extraterritorialité, chantage, politique de regime change…) devenus insupportables à un nombre grandissant de pays.
Seule l’Europe n’a rien compris aux conditions de sa propre sécurité. Cela me reste incompréhensible. La vanité et la bêtise des élites européennes ne peuvent seules expliquer une telle déroute de la pensée stratégique comme d’ailleurs de la pratique diplomatique. Comment sortir notre continent de cette nasse qui le dissout ? L’Europe, mais aussi notre pays, qui garde des atouts considérables et pourrait jouer aujourd’hui encore, s’il osait seulement recouvrer ses esprits et sortir de l’alignement, un rôle constructif dans la recherche d’un compromis viable dans ce conflit ouvert et restaurer son influence internationale en miettes ? La sécurité européenne est une et indivisible. Elle n’existera pas sans la prise en compte des préoccupations sécuritaires de la Russie, ne nous en déplaise. Ce n’est pas une menace pour Washington, mais bien une plaie béante et purulente pour nous. La haine, fille de l’ignorance, est mauvaise conseillère. Nous devons en finir avec cette approche cynique des relations internationales et préférer à la morale contingente l’inspiration d’une éthique immanente qui permette de renouer un dialogue salutaire.