L’urgence de financer les industries de la défense. Entretien avec SouvTech Invest 

L’urgence de financer les industries de la défense. Entretien avec SouvTech Invest 

Demonstrations de l Armee de Terre, forces d elites francaises, dans le cadre de mises en situations reelles a l Eurosatory. Les soldats francais mettent en place un CAESAR canon automoteur de 155 mm de calibre 52 lors du salon leader mondial de Defense et de Securite terrestres et aeroterrestres le 12 juin 2022 et qui se tient du 13 au 17 juin 2022 au Parc des expositions de Paris-Nord Villepinte. Villepinte, FRANCE – 13/06/2022 Demonstrations of the French Army, the French elite forces, in real-life situations. French army soldiers set up a CAESAR self-propelled 155 mm52-calibre gun-howitzer at the Eurosatory international land and airland defense and security trade fair on June 12, 2022, held from June 13 to 17, 2022, at the Paris-Nord Villepinte Exhibition Center. Villepinte, FRANCE – 13/06/2022//04HARSIN_EUROSATORYDEMONSTRATIONS083/2206131957/Credit:ISA HARSIN/SIPA/2206132018

 

par Revue Conflits – publié le 10 juillet 2024

https://www.revueconflits.com/lurgence-de-financer-les-industries-de-la-defense-entretien-avec-souvtech-invest/


L’industrie de défense nécessite des capitaux importants pour pouvoir se développer et ainsi mettre au point ses nouveaux projets. La plateforme SouvTech Invest a l’ambition de devenir l’un des outils de ces financements. Entretien avec Pierre-Elie Frossard.

Entretien avec Pierre-Elie Frossard, co-fondateur de Souvtech Invest. Propos recueillis par Alban de Soos.

Vous venez de lancer votre plateforme de financement participatif dans le secteur de la défense et de la sécurité SouvTech Invest. Comment vous est venue cette idée d’établir un lien entre banque et défense ?

SouvTech Invest est un projet que nous avons porté avec l’équipe de Vauban Finance, cabinet de conseil spécialisé dans le secteur de l’industrie de défense que j’ai cofondé. Ce projet est le fruit de nos expériences professionnelles partagées : le monde de la finance comprend mal l’industrie de la défense et de la sécurité et les entreprises de la base industrielle de technologie et de défense (BITD) rencontrent des difficultés d’accès au financement bancaire. Avec notre équipe, composée d’anciens de grands groupes comme MBDA et Nexter, ainsi que d’un ancien banquier, nous avons décidé de prendre à bras le corps cet enjeu. Le financement participatif est une des solutions pour y parvenir, mais il existe d’autres initiatives comme Defense Angels, qui fédère les business angels de la défense, et Colibri, une place de marché d’échanges de titres portés par le cluster EDEN. Nous réfléchissons aujourd’hui avec à une alliance de financeurs privés pour la sécurité et la défense.

Par ailleurs, il y a un changement de paradigme français depuis février 2022 et l’invasion de l’Ukraine, avec un discours du Président de la République insistant sur la nécessité d’avoir une économie de guerre. Cela implique donc des investissements supplémentaires dans la BITD, et la situation a également permis de sensibiliser les Français à cette nécessité.

Le lancement de SouvTech Invest s’inscrit dans ces deux nouvelles réalités : c’est une nouvelle brique dans le continuum de financement de la défense, et un moyen pour les Français d’y investir directement.

Concrètement, comment fonctionne votre plateforme de crowdfunding ? J’imagine qu’elle s’oriente en priorité vers les PME ?

Notre plateforme cible principalement deux types d’entreprises : les startups et le soutien de l’innovation, et les PME/ETI et le soutien de la réindustrialisation.

Les investisseurs peuvent soutenir ces entreprises en suivant deux formes d’engagement. En fonds propres (equity) : ils peuvent acheter des parts de l’entreprise sous forme d’actions, avec la possibilité de les revendre dans un, deux, trois ou quatre ans, et potentiellement réaliser une plus-value si l’entreprise prospère. Cette option est surtout destinée à l’innovation. Et en produits de dette : Ils prêtent de l’argent aux entreprises contre le versement d’intérêts, ce qui est principalement utilisé pour la réindustrialisation.

Il s’agit d’investissements qui visent à compléter les financements bancaires existants, en remplaçant par exemple les fonds propres que les entreprises doivent normalement avancer.

L’idée de Souvtech est de permettre aux investisseurs de participer au financement du secteur de la défense. Dans le contexte actuel, cet investissement est non seulement patriotique, mais aussi rentable. Cela signifie qu’il s’agit d’une opportunité d’investissement à la fois stratégique pour la souveraineté nationale et financièrement avantageuse pour celui qui y investit.

La France est connue pour ses performances dans les BITD. On parle souvent du canon César par exemple. Quels sont les atouts de la défense française ?

Il faut comprendre que le modèle de défense français est complet puisqu’il couvre tous les besoins des forces armées : aéronautique, terrestre, naval et spatial. Les produits français sont au plus haut niveau technologique et offrent une grande capacité d’usage, avec peu de restrictions sur leur utilisation. Cela les rend très attractifs à l’exportation. C’est vraiment la qualité de la BITD française.

Avec ces avantages, comment la France se positionne-t-elle face aux autres puissances mondiales ?

La France cherche à maintenir sa souveraineté en encourageant les pays européens à acheter du matériel français. Cependant, de nombreux partenaires européens continuent à préférer le matériel américain en raison de leur engagement au sein de l’OTAN. Par exemple, l’Allemagne, l’Italie et la Belgique ont opté pour les F-35 américains, bien que le Rafale soit tout aussi performant et probablement mieux adapté à leurs besoins.

Dans ce contexte, la France doit poursuivre deux objectifs principaux : renforcer ses alliances avec d’autres partenaires européens pour construire une industrie de défense européenne solide, et convaincre que cette industrie est crédible et s’intègre parfaitement dans le dispositif de sécurité européen, afin de promouvoir l’achat de matériel européen par les pays européens.

En ce qui concerne les autres puissances, les principaux concurrents de l’industrie française sont aujourd’hui la Corée du Sud, la Turquie et la Chine. Ces pays produisent des équipements de plus en plus qualitatifs, rapidement livrés et très compétitifs sur le papier. Sachant que leurs pratiques commerciales et leur éthique diffèrent largement de celles en vigueur en Europe, la concurrence en devient d’autant plus forte.

L’un des principaux avantages pour la France est l’utilisation éprouvée de ses équipements au combat.

En effet, l’engagement de l’armée française offre des retours d’expérience précieux, permettant de maintenir et d’améliorer constamment la qualité de l’équipement. Cet engagement, soutenu depuis des années, se reflète directement dans la performance et la fiabilité du matériel français.

Par ailleurs, il est important de noter que lorsque l’on parle de ce secteur, on fait souvent référence aux grands groupes de défense comme Airbus, Dassault, Safran, MBDA et Thales. Cependant, on omet souvent de mentionner la BITD, qui est un cœur de cible pour SouvTech Invest et comprend principalement des PME et ETI sous-traitantes de ces grands groupes. Certaines de ces entreprises souhaitent vendre directement leurs produits, mais elles rencontrent de nombreuses difficultés.

Le point intéressant est que la France, à travers divers organismes, essaie de promouvoir l’exportation directe des PME et ETI. En d’autres termes, certaines PME et ETI produisent des équipements aptes à l’exportation. Un axe important de la nouvelle stratégie consiste donc à soutenir et encourager ces entreprises à se lancer sur les marchés internationaux.

Aujourd’hui, quel domaine fait le plus défaut à l’industrie française et mériterait des financements, notamment au travers de la plateforme SouvTech Invest ?

Si nous nous focalisons sur de très grandes capacités, il y a des enjeux majeurs. Par exemple, lorsqu’on évoque les drones MALE en France, on se heurte à un problème : nous n’avons pas de drones MALE opérationnels, et l’Eurodrone est en panne. Concernant les capacités de transport stratégique, il est souvent rapporté que nous en manquons cruellement.

Mais ces questions relèvent typiquement du niveau de l’État français, notamment dans le cadre de la FPM (Feuille de route pour les projets militaires) et de la loi de programmation militaire, ainsi que des grands programmes de défense. Quand on parle de défense, on aborde des programmes et des enjeux régaliens que la France doit gérer, notamment avec le concours des grands groupes industriels.

Chez SouvTech, notre vocation est de travailler principalement avec la chaîne de sous-traitance, surtout au stade initial : l’innovation.

Il est crucial de réfléchir aux technologies déterminantes pour demain, telles que l’intelligence artificielle, le quantique, le cyber, les nouveaux matériaux, et le New Space, qui prend de plus en plus d’ampleur. Nous nous concentrons donc principalement sur l’aspect technologique et les start-ups.

L’innovation ne peut pas être strictement dirigée. Bien qu’elle existe, on ne peut pas simplement demander à la DGA (Direction générale de l’armement) ou à l’AID (Agence de l’innovation de défense) de s’en occuper. La DGA a ses propres thématiques et problématiques, et elle suit une partie de l’innovation, mais celle-ci doit également émerger de divers horizons, y compris du secteur civil. L’idée est de financer cet écosystème innovant, qui sera ensuite repris par la DGA et l’AID. Mais au début, il faut que ce soit foisonnant pour bien fonctionner.

Notre objectif est donc de contribuer à la réindustrialisation, en donnant de la visibilité aux grands groupes sur l’augmentation des budgets. Selon la LPM (Loi de programmation militaire), 413 milliards d’euros sont prévus jusqu’en 2030, ce qui montre une volonté accrue d’augmenter les moyens de production. Nous finançons ces entreprises de la chaîne de sous-traitance en complément des acteurs existants.

Nous proposons ainsi le financement participatif, permettant aux Français d’investir directement dans des projets qui les intéressent. Actuellement, ils investissent principalement dans l’immobilier (80%) et dans les énergies renouvelables (20%). Le financement participatif, qui représente 2 milliards d’euros par an, est en forte croissance, car les citoyens souhaitent de plus en plus prendre des décisions directes et placer leur épargne au cœur d’enjeux pertinents pour eux et qui ont du sens à leurs yeux.

L’objectif de SouvTech Invest est de proposer une alternative complémentaire au système de financement actuel, en offrant la possibilité d’investir dans des thématiques liées à la souveraineté nationale, à la protection de la nation, et aux enjeux industriels et technologiques essentiels pour notre sécurité dans un monde incertain.

C’est une thématique parallèle, permettant aux Français de s’investir directement dans la protection de leur pays à travers un investissement direct, clair et engagé.

Intérêt commercial, nécessité stratégique… Pourquoi l’Europe a besoin d’Ariane 6

Intérêt commercial, nécessité stratégique… Pourquoi l’Europe a besoin d’Ariane 6

                                                                        Fusée spatiale EADS Ariane, Le Bourget – France
                                                                            Credits: Alexandra Lande/Shutterstock

par Paul Wohrer, cité par Manon Minaca – IFRI- dans 20 Minutes

https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/interet-commercial-necessite-strategique-leurope-besoin-dariane-6


L’Europe sur orbite : le nouveau lanceur européen, qui doit décoller pour la première fois ce mardi soir, doit permettre à l’Europe de retrouver un accès indépendant à l’espace, une capacité aux enjeux multiples.

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«Nous sommes en train de marquer une page importante de l’histoire de l’accès à l’espace. » C’est par ces mots que Carine Leveau, directrice du transport spatial au Cnes, résumait, en conférence de presse le 25 juin, les semaines précédant le lancement d’Ariane 6, prévu ce mardi. Un vol historique très attendu après dix ans de travail, mais aussi et surtout au regard des enjeux commerciaux et stratégiques de cette nouvelle fusée pour l’Agence spatiale européenne (ESA).

Sur le plan commercial, Ariane 6 prend la relève de sa sœur Ariane 5, qui a volé pour la dernière fois il y a un an, en juillet 2023. En service depuis son premier vol opérationnel en 1997, la dernière fusée européenne « était arrivée au bout de ses capacités », « avec une chaîne de production qui vieillissait beaucoup », explique Pier Domenico Resta, responsable de l’ingénierie du système de lancement d’Ariane 6 à l’ESA. Le lanceur, avec ses « contraintes », « n’aurait pas [non plus] satisfait les besoins de constellations [de satellites] qui se développent aujourd’hui ».

[…]

Retrouver un accès indépendant à l’espace

Mais, surtout, Ariane 6 permet à l’Europe de disposer d’un accès indépendant à l’espace, car celle-ci « restait sans lanceur de la classe d’Ariane 5 » depuis son dernier vol. Mais aussi et surtout depuis la fin brutale du partenariat avec la Russie, qui assurait certains lancements européens depuis la Guyane française avec sa fusée Soyouz, après l’invasion de l’Ukraine en février 2022.
 

Une situation de dépendance qui a laissé l’Europe, « pendant une petite année, sans capacité de lancer des satellites, notamment certains satellites militaires ou institutionnels », et qui a « vraiment freiné le programme spatial européen », appuie Paul Wohrer, chercheur à l’Institut français des relations internationales spécialiste de la géopolitique et des stratégies des puissances spatiales.

Et, « quand on n’a plus de porte d’entrée dans l’espace », poursuit le chercheur, les risques sont grands : « On risque de se soumettre soit aux conditions [d’utilisation des satellites] d’une autre puissance, soit éventuellement à ses prix. » Être capable de fabriquer des fusées, de les lancer et de décider du calendrier « en toute souveraineté » est donc « fondamental pour l’Europe aujourd’hui ».

 

L’espace toujours plus stratégique
 

D’autant que les capacités spatiales sont stratégiques, car « absolument essentielles pour garantir le bon fonctionnement de la société et de la vie civile », complète Paul Wohrer. C’est notamment le cas de la constellation de satellites Galileo, le « GPS européen », en cours de déploiement : « On peut utiliser le GPS américain, mais c’est une infrastructure militaire par nature, gérée par les militaires américains, et dont l’Europe n’a jamais eu envie de dépendre », précise le chercheur.

 

« Comment définir ça autrement qu’un intérêt stratégique ? » confirme Pier Domenico Resta. Il en va de même pour le programme d’observation de la Terre de la Commission européenne, Copernicus, utilisé entre autres dans l’agriculture, la gestion des forêts ou des catastrophes naturelles ou l’urbanisme, ainsi que pour la météorologie, « indispensable à de très nombreuses activités », expose Paul Wohrer.

Entretenir le prestige

Plus stratégique encore, disposer d’un accès indépendant à l’espace est primordial pour ce qu’on pourrait appeler le « service public de la sécurité et de la défense », développe le chercheur, « puisque les activités militaires et de sécurité utilisent énormément les informations fournies par les satellites ». Sans oublier que tout ce qui peut être utilisé pour des fonctions civiles peut généralement l’être pour des fonctions militaires : « On peut observer la Terre pour suivre le climat, mais on peut aussi observer ses adversaires. On peut guider sa voiture pour éviter les embouteillages, mais on peut aussi guider des missiles, des bombes intelligentes vers leur cible. En ce qui concerne la communication par satellites, c’est typiquement la télévision, même si c’est un modèle économique en déclin, mais ça marche aussi pour faire ce qu’on appelle du « commande et contrôle » des troupes au sol. »

Enfin, dans une logique de coopération, une fusée comme Ariane 6 et les capacités de lancement qui lui sont associées « favorisent les rapprochements avec les alliés, évoque Paul Wohrer. Ça nous permet, notamment dans le cadre du programme [de retour sur la Lune] Artemis, de fournir des capacités qui sont importantes, et donc d’avoir une coopération continue avec les Américains de très haut niveau ».

Écartant toute idée de concurrence avec les États-Unis, notamment avec SpaceX, Pier Domenico Resta confirme : « Rivaliser avec des acteurs non-européens est très utile pour l’ESA, pour pouvoir proposer des projets de coopération avec d’autres agences comme la Jaxa [l’agence spatiale japonaise]. »

De quoi favoriser, selon Paul Wohrer, « le prestige » de l’Europe, et « montrer que son modèle fonctionne ». Rien que ça… Ariane 6 a le poids du Vieux Continent sur les boosters.

> Voir l’article sur le site de 20 Minutes

Guerre en Ukraine : Vers l’escalade ?

par Philippe Condé,  -Géopragma – publié le 3 juillet 2024

https://geopragma.fr/guerre-en-ukraine-vers-lescalade/


Chaque jour qui passe, de nouveaux pays de l’OTAN autorisent les frappes sur le territoire russe avec leurs armes.

Pourtant, le secrétaire général de l’OTAN assure que l’Organisation n’est pas en guerre contre la Russie et ne recherche pas l’escalade.

A ce jour, dix pays européens ont donné l’autorisation de frapper le territoire russe avec leurs armes (Allemagne, Danemark, France, Pays Baltes, Pays-Bas, Pologne, République Tchèque et Royaume-Uni) ainsi que les États-Unis (utilisation de missiles à courte portée sur les régions russes frontalières de la région de Kharkov).

Pour le Danemark et les Pays-Bas, leurs avions F-16, une fois livrés à l’Ukraine, pourront frapper le sol russe sans restriction.

En réponse à ces autorisations, le 5 juin lors d’une Conférence de presse avec des journalistes étrangers, en ouverture du Forum économique international de St Petersburg, le président russe a annoncé que la Russie pourrait armer avec des missiles longue portée des pays en conflit avec l’Occident. On pourrait imaginer que Moscou livre des missiles à l’Iran ou aux rebelles Houthis afin de frapper les intérêts occidentaux au Proche Orient. Cela constituerait une réponse asymétrique de la part du Kremlin.

Lors de son intervention du 6 juin, Emmanuel Macron a annoncé la formation de 4500 soldats ukrainiens sur le sol français ainsi que la livraison de cinq Mirages 2000-5 et la formation des pilotes ukrainiens. En outre, les Mirage 2000 pourront, une fois livrés à l’Ukraine, frapper le territoire russe. La mise en garde russe de la veille ne semble pas avoir été entendue.

Une autre réponse asymétrique de la part de Moscou serait d’envoyer des bâtiments de guerre sur le continent américain, par exemple au Venezuela, au Nicaragua ou à Cuba. Ainsi du 12 au 17 juin, la frégate Amiral Gorshkov accompagnée du remorqueur Nikolaï Chiker, du pétrolier Akademik Pashin et du sous-marin à propulsion nucléaire Kazan pouvant embarquer des missiles hypersoniques, ont fait escale à La Havane. Les côtes de Floride ne sont qu’à 180 kilomètres.

Le risque d’escalade devient chaque jour plus grand d’autant plus que les dirigeants occidentaux continuent de faire la sourde oreille aux propos de Moscou.

Mais vu d’Occident, la Russie est l’ennemi à abattre. L’Ukraine n’est que l’instrument, l’arme de ce projet, ses soldats ne sont que des consommables.

Cependant, Moscou se dit chaque jour prête à négocier en tenant compte de la réalité sur le terrain.

Le 14 juin, lors d’un discours devant le corps diplomatique russe, soit la veille de la Conférence de paix qui se tiendra en Suisse, sans la Russie, Vladimir Poutine présente un Plan de paix en cinq points.

     1. Retrait total des troupes ukrainiennes du territoire administratif des régions de Lougansk (RPL), Donetsk (RPD), Zaparojié, Kherson. Le statut de ces régions russes, ainsi que de la Crimée et de Sébastopol devra être reconnu par des traités internationaux.

      2. Engagement de l’Ukraine à ne pas adhérer à l’OTAN.

      3. Statut neutre, non aligné et non nucléaire de l’Ukraine.

      4. Démilitarisation sur la base des accords d’Istanbul.

      5. Protection des droits des russes en Ukraine.

Il ajoute que si ces conditions sont rejetées, la responsabilité de la continuation du bain de sang incombera à l’Occident.

Sans surprise, ce plan de paix est aussitôt rejeté par le président ukrainien, le considérant comme un ultimatum mais aussi par l’OTAN, et les Etats-Unis, proclamant que cela ne ramènerait pas la paix et permettrait d’atteindre les objectifs russes.

Or ce plan semble plutôt réaliste et reprend les principales demandes russes formulées en janvier 2022, soit un mois avant le lancement de l’Opération militaire spéciale. La principale différence se trouve dans le premier point, c’est-à-dire la reconnaissance de la souvenait russe sur les régions de RPL, RPD, Zaparojié et Kherson. Ces dernières ont adhéré par référendum (23-27 septembre 2022) à la Fédération de Russie. Cette consultation est considérée comme une annexion et donc non reconnue par l’Occident.  Etant donné le rapport des forces sur le terrain, où l’armée russe continue d’avancer sur l’ensemble du front, ces régions semblent perdues pour l’Ukraine.

Pour Moscou, c’est un fait accompli d’autant plus que des investissements considérables sont réalisés comme la restauration des villes (Marioupol étant le symbole), la construction de nouvelles routes et de voies ferrées permettant d’intégrer ces nouveaux territoires au reste de la Fédération. La liaison ferroviaire, en voie d’achèvement, reliant Rostov sur le Don à Djankoi (Crimée) via Marioupol (RPD), Berdyansk et Melitopol (Zaparojié), constitue le plus grand symbole.         

Ces régions, au même titre que la Crimée, ne sont donc plus négociables. Elles font partie intégrante de la Fédération de Russie. D’ailleurs, selon Piotr Tolstoï, vice-président de la Douma, c’est la dernière proposition de paix de la Russie. La prochaine proposition sera la capitulation.

Sans surprise, la Conférence de paix qui s’est tenue en Suisse (15-16 juin) en l’absence de la Russie, mais aussi de la Chine, n’a apporté aucun élément nouveau permettant de mettre fin au conflit.

Sur les 90 délégations, environ la moitié n’était pas constituée de membres de haut rang, notamment les pays du Sud global. Les Etats-Unis étaient représentés par la vice-présidente Kamala Harris et le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan.

Seuls 78 Etats ont signé la déclaration finale (l’Inde, le Brésil, l ‘Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis, membres des BRICS, n’ont pas signé), qui apporte le soutien à la « souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale » ukrainienne mais reconnait aussi qu’il faudra inviter la Russie afin de parvenir « à une paix juste et durable ». Par ailleurs, le communiqué final appelle à garantir la liberté de navigation en Mer Noire et en Mer d’Azov (totalement contrôlée par Moscou) afin de sécuriser le commerce des produits alimentaires (notamment le blé). Enfin, les participants demandent que l’Ukraine reprenne le contrôle total de la centrale nucléaire d’Energodar (contrôlée par les russes depuis mars 2022) et exigent la libération de tous les prisonniers de guerre. Le communiqué n’appelle donc pas au retrait des forces russes ni au paiement de réparations, pourtant point clés du plan de paix Zelenski.

En somme pour le président ukrainien, les conclusions de cette conférence constituent un échec, auquel s’ajoute l’absence de la Chine et de Joe Biden. Les hostilités sur le terrain continuent donc sans espoir de voir la fin prochaine.

Pourtant, comme l’a affirmé, à plusieurs reprises déjà, le Haut représentant aux affaires étrangères européen, Josep Borell, il suffirait que l’Europe arrête de fournir des armes à l’Ukraine pour que la guerre se termine.  Aveuglés par une russophobie maladive, les européens et les occidentaux en général ne veulent (ne peuvent) reconnaître leurs erreurs…car ce conflit aurait pu être évité s’ils avaient accepté les Accords d’Istanbul début avril 2022.

Mais l’arrogance Occidentale, anglo-saxonne en particulier (le fameux voyage du 1er Ministre britannique Boris Johnson le 9 avril 2022), décida que l’occasion était trop belle pour détruire une fois pour toutes la Russie.

Cependant, deux plus tard, la Russie n’est pas détruite et tient fermement debout sur ses deux jambes en dépit des plus de 20 000 sanctions occidentales.

Ainsi en 2023, son taux de croissance a atteint 3,2% et a dépassé 5% au premier trimestre 2024.

La Russie est devenue la quatrième économie mondiale en 2023 en PIB PPA (parité de pouvoir d’achat), derrière la Chine, les Etats-Unis et l’Inde mais devant le Japon. Le taux de chômage est inférieur à 3%, l’économie est en pénurie de main-d’oeuvre, ce qui constitue le principal problème aujourd’hui. Afin de résorber cette situation, il faudra augmenter la productivité du travail et/ou augmenter la robotisation des entreprises et/ou faire appel à de la main d’œuvre étrangère. Les autorités semblent privilégier les deux premiers facteurs.

En somme, des performances économiques très honorables sous de très fortes contraintes, pour une station service déguisée en pays, selon les termes de l’ancien sénateur républicain et héros américain du Vietnam John Mc Cain.  

Or, un certain embarras semble, tout de même, gagner les capitales occidentales puisque l’économie russe ne s’est pas effondrée comme l’avait très imprudemment prédit Bruno Lemaire, le 1er mars 2022.

Que faire ? C’était la question que se posait Lénine dans son traité politique publié en 1902.

Elle s’applique totalement à la Russie s’agissant de la politique actuelle des pays occidentaux

Mais au lieu de se poser la bonne question comme Lénine à l’époque, les dirigeants occidentaux préfèrent la fuite en avant, l’escalade dans le conflit.

Ainsi, on continue de ne pas prendre au sérieux les mises en garde du Kremlin concernant l’utilisation éventuelle de bombes nucléaires tactiques (la Russie en possède plus de 4000).

La doctrine militaire russe est pourtant très claire : en cas de menace pour l’intégrité et la souveraineté du pays, la Russie se réserve le droit d’une frappe nucléaire.

Comme l’a fait remarquer John Mearsheimer dès le mois de mai 2022 : on ne joue pas impunément avec une puissance nucléaire. Ajoutons que la Russie est la première (5889 ogives) devant les Etats-Unis (5244 ogives) et très loin devant la France (290 ogives).

Pendant ce temps, l’Europe se perd, la France en tête. Le 31 mai, Standard and Poor’s a dégradé sa note de AA à AA-, en raison notamment de son taux élevé d’endettement (110,6% du PIB, soit plus de 3000 milliards d’euros) et de déficit budgétaire (5,5% du PIB en 2023, en hausse de 0,8 point par rapport à 2022). La croissance européenne reste inférieure à 1% par an, l’inflation reste supérieure à 2%, qui est la cible de la BCE. La désindustrialisation guette l’Allemagne puisqu’elle importe son énergie deux à trois fois plus chère que lorsqu’elle l’achetait à la Russie. La France ayant perdu son industrie depuis la crise de 2008.

L’écart économique entre l’UE et les Etats-Unis ne cesse de se creuser depuis la crise des subprimes.

Entre 2008 et 2022, le taux de croissance de l’UE a été de 2,8% contre 72% aux Etats-Unis.

De ce fait, l’économie européenne ne représente plus que 65% de son homologue américaine alors qu’elles étaient équivalentes en 1990. 

Dans les différents Etats membres, les campagnes pour les élections européennes n’ont pas été à la hauteur des enjeux. En France, on a vu beaucoup de listes (vingt-neuf) pour très peu d’Europe.

Victor Hugo n’est plus qu’un lointain souvenir brumeux. Absence de vision, absence de projet fédérateur, alors que l’UE cumule les retards dans les domaines de l’intelligence artificielle ou de l’automobile électrique face à ses rivaux américain et chinois.

Les résultats des élections européennes du 9 juin ont encore obscurci l’horizon du vieux continent.

Les partis d’extrême droite ont gagné en France, en Belgique, en Autriche et se sont classés deuxième en Allemagne et aux Pays-Bas. Emmanuel Macron s’est résolu à dissoudre l’Assemblée nationale entrainant le pays dans une incertitude totale.

Ces résultats constituent un signal aux pouvoirs en place : problèmes de pouvoir d’achat, avenir du système social, montée des inégalités, mais aussi la guerre en Ukraine qui est une situation perdante pour l’UE. Il y a donc urgence à prendre en compte ces problèmes lors des prochaines législatures française et européenne.

Dans les prochains mois, l’Occident, et l’UE en particulier, devra revoir radicalement son agenda en Ukraine.

La situation actuelle, après plus de deux ans de conflit, largement provoqué et alimenté par l’Occident, risque de conduire à une escalade et à un élargissement du théâtre des opérations. Le danger nucléaire n’est pas à exclure.

L’UE devrait donc convoquer une Conférence de paix afin de mettre fin à cette tragédie. Car la paix, c’est la vocation de l’Europe !

A défaut, la situation post-apocalyptique décrite par Dmitry Glukovsky dans le cadre de sa Trilogie Métro (2033, 2034, 2035) où les survivants d’une guerre nucléaire se terrent misérablement dans le métro de Moscou, depuis vingt ans, pourrait alors devenir réalité…

Philippe Condé, Docteur en Economie, spécialiste de la Russie.

Comment définir les frontières européennes ?

Comment définir les frontières européennes ?

Par Pierre Verluise – Diploweb – publié le 19 juin 2024  

https://www.diploweb.com/Comment-definir-les-frontieres-europeennes.html    


Pierre Verluise, Docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com, enseignant dans plusieurs Master 2. Auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages. Il a notamment publié « Géopolitique des frontières européennes. Élargir jusqu’où ? » 20 cartes. Paris, éd. Argos, diffusion PUF, 2013.Publié en anglais, « The geopolitics of the European Union borders », ed. Eska, 2014. Publié en polonais, « Geopolityka granic Wspólnoty Europejskiej », Varsovie, Pologne, éd. Wydawnictwo Adam Marszałek, 2014. Producteur de trois Masterclass sur Udemy : « Les fondamentaux de la puissance » ; « Pourquoi les données numériques sont-elles géopolitiques ? » par Kévin Limonier ; « C’était quoi l’URSS ? » par Jean-Robert Raviot.

Mal nommer les choses, c’est rajouter aux malheurs du monde. Les questions européennes sont complexes. Voici pourquoi il importe de mettre de la clarté dans l’usage des mots. Parler d’Europe pour désigner l’UE est un abus de langage qui ajoute à la confusion, surtout quand il s’agit de définir les frontières européennes.
A l’occasion d’une commande du quotidien La Croix (13 juin 2024), l’auteur explique aussi clairement que possible les différences entre l’Europe géographique et les institutions européennes. Et par quels processus les frontières de l’Union européenne pourraient évoluer. Ou pas.

EXISTE-T-IL dans les traités européens une définition des pays qui peuvent être éligibles à une adhésion à l’Union européenne (UE) ? Oui et non. Le Traité de Lisbonne précise : « Tout État européen qui respecte les valeurs visées à l’article 2 [1] et s’engage à les promouvoir peut demander à devenir membre de l’Union » (Art. 49). Mais il n’existe pas de carte ou liste des « Etats européens ». Autrement dit, les frontières maximales de l’UE ne sont nulle part définies. Ce qui paraît à la fois malin et inquiétant. Malin parce que cela n’insulte pas l’avenir en laissant une porte ouverte à une opportunité qui ferait sens. Inquiétant pour des composantes des opinions publiques qui ont l’impression que l’UE peut s’élargir sans limite.

L’espace européen se réduit-il à l’Union européenne ? Non. Personne ne conteste à la Suisse ou à la Norvège, leur qualité de pays européen. Et pourtant ces pays n’appartiennent pas et ne candidatent pas ou plus à l’UE. L’Europe ne se réduit pas à l’UE. Et l’UE n’a aucune légitimité à parler au nom de l’« Europe », c’est-à-dire en lieu et place d’un sous-continent qui comprend nombre de pays qui ne sont pas de l’UE et ne souhaitent pas tous l’intégrer. Passée de 6 à 28 puis 27 membres l’UE est, certes, attractive mais elle peut aussi être répulsive comme en témoigne la sortie du Royaume-Uni en 2020. L’UE peut aussi laisser indifférent, et pourquoi pas ? L’UE peut même nourrir la détestation et le mépris d’un pays en partie européen : la Russie poutinienne. C’est ainsi. L’UE ne peut donc en aucun cas prétendre incarner l’identité européenne… et ce n’est pas grave.

 
Pierre Verluise
Intervention sur FranceinfoTV le 4 mars 2022
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L’Europe géographique

Aussi, pour définir les frontières européennes faut-il a minima éclaircir le sens des mots Europe et Européens. De quoi s’agit-il ? Il importe de distinguer l’Europe géographique de l’Union européenne. L’Europe géographique est une convention, discutable comme toutes les conventions. A l’Ouest de l’Eurasie, les limites de l’Europe géographique s’étendent par convention des îles Svalbard (N), aux Açores (O), au détroit de Gibraltar (S), au détroit du Bosphore (SE) puis au Caucase dominé par le mont Elbrouz (5 642 m.) puis remontent à l’Oural (E) dominé par le mont Narodnaïa (1 895 m.). Chacun comprend que le tsar Pierre Le Grand a fait placer voici trois siècles la limite conventionnelle de l’Europe géographique à l’Oural pour prouver que la Russie est pour partie un pays européen, donc moderne.

Au vu de l’absence de définition dans les traités des « États européens » éligibles à l’Union européenne, non seulement l’Ukraine est – au vu de sa situation géographique – à l’évidence dans son droit, mais la Biélorussie et Russie d’Europe pourraient candidater à la candidature. Qui peut contester aux Biélorusses et aux Russes vivant à l’Ouest de l’Oural leur qualité d’Européens ? Ils sont dans une certaine mesure aussi (il)légitimes à parler « au nom de l’Europe » que les Suisses (hors UE) ou les Français (UE).

Des institutions

Chacun comprend donc que le concept de « frontières européennes » ne renvoie pas seulement à un espace mais à une institution. Une institution, ou des institutions ? Le Conseil de l’Europe fondé en 1949, la Communauté économique européenne (CEE) crée en 1957 puis devenue Union européenne en 1993, la Communauté politique européenne (CPE) inventée en 2022 sont toutes des institutions, donc des frontières européennes. Elles comptent des membres qui sont souvent les mêmes mais parfois différents. Et il serait facile de complexifier à plaisir en évoquant l’Espace économique européen, la Convention Schengen, la zone euro, voire l’OTAN dont la quasi-totalité des membres sont de l’Europe géographique… mais dont le plus décisif se trouve… en Amérique du Nord. Ces institutions sont autant en droit de parler au nom de « l’Europe » que l’UE. Autrement dit, parler d’Europe pour désigner l’UE est un abus de langage qui ajoute à la confusion. Qui gagne à ce petit jeu ?

Quelles frontières européennes ?

Alors, comment définir les « frontières européennes » ? Si nous considérons qu’il s’agit exclusivement des frontières de l’Union européenne, alors la réponse est « simple ». A un instant T les frontières de l’UE peuvent s’ouvrir à tout « État européen » qui en fait la demande et satisfait – au moins théoriquement – aux exigences des traités européens du moment, notamment à la reprise de l’acquis communautaire. Il importe de respecter les règles, critères et pratiques de l’adhésion à la date considérée. Aux fameux critères de Copenhague (1993), sont venus s’ajouter les conditions spécifiques posées aux Balkans occidentaux au sommet de Thessalonique (2003) quant à l’obligation de résoudre tout litige bilatéral avant d’adhérer, voire d’ouvrir les négociations d’adhésion. Qu’en sera-t-il pour l’Ukraine voire la Moldavie ? Dans ce processus long et complexe, la Commission européenne aide les négociateurs mais les États membres décident. Pour l’heure, l’adhésion n’est acquise qu’à l’unanimité des États membres, autrement dit chacun dispose d’un droit de veto. Il faut encore obtenir la majorité du Parlement européen, puis la ratification de l’adhésion par chaque État membre et chaque candidat, selon les règles institutionnelles de chacun à l’instant T.

Reste à savoir quelles seront les capacités de l’UE à assimiler de nouveaux États et de respecter ses engagements de l’article 42.7 du Traité. « Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir  ».

Copyright 13 juin 2024-Verluise/La Croix

L’Union européenne face à la cybermenace

L’Union européenne face à la cybermenace

Mandatory Credit: Photo by Lucian Alecu/Shutterstock (13906331z)
Inauguration of the European Cybersecurity Competence Centre (ECCC) new headquarters in CAMPUS Center building of the Polytechnic University of Bucharest. European Cybersecurity Competence Centre Inauguration, Bucharest, Romania – 09 May 2023/

par Alexis Deprau – Revue Conflits – publié le 19 juin 2024

https://www.revueconflits.com/lunion-europeenne-face-a-la-cybermenace-une-strategie-de-regulation-a-lepreuve-des-souverainetes-nationales/


Attaqués à plusieurs reprises par des cyber attaques, les pays de l’Union européenne ont adapté leur stratégie afin de pouvoir répondre à ces nouvelles menaces.

Avril 2007, une série de cyberattaques visa les sites web d’organisations estoniennes, tels que le Parlement estonien, les banques, les ministères, les journaux et diffuseurs. Cette grave cybermenace influença à n’en pas douter l’Union européenne, pour l’édiction de la directive du 8 décembre 2008 relative au recensement et à la désignation des infrastructures critiques européennes (1). Se limitant néanmoins aux secteurs de l’énergie et des transports, elle n’apporta aucune action concrète. Elle se contenta tout au mieux d’appeler les Etats-membres à identifier les infrastructures critiques concernées et prévoir des mesures de sécurité, sans entrer véritablement dans le détail des mesures nécessaires.

Et ce qui devait arriver arriva, une attaque informatique visa le marché européen du carbone en janvier 2011 : la Commission européenne suspendit les transactions sur cette plateforme permettant d’acheter et de revendre des quotas d’émission de carbone, pour ne redevenir complètement opérationnelle que trois mois plus tard.

Les différentes cybermenaces

Parler de cybermenace est un fait, mais quels sont les types d’attaques répertoriés ? Elles peuvent être variées et répertoriées selon trois modes principaux (2) :

  • la « guerre pour l’information » ou cyberespionnage, visant à pénétrer les réseaux en vue de récupérer les informations qui y circulent ou y sont stockées ;
  • la « guerre contre l’information » ou sabotage, qui s’attaque à l’intégrité de systèmes informatiques pour en perturber ou en interrompre le fonctionnement (avec les attaques par déni de service) ;
  • la propagande de désinformation ou d’action politique (Covid 19, conflit russo-ukrainien, conflit entre Israël et le Hamas).

La déstabilisation par déni de service (ou Denial of Service attack, DOS) consiste plus précisément en l’envoi massif de données pour perturber l’accès aux pages Web, comme en Estonie ou au sein de l’Union européenne en 2011. Le Japon fut de même l’objet de près de 450 millions de cyberattaques visant les Jeux Olympiques et Paralympiques de Tokyo (un nombre d’attaques 2,5 fois plus élevé que lors des Jeux Olympiques de Londres en 2012).

Il ne faut pas oublier non plus la cybercriminalité qui, de l’aveu du général Marc Boget (3), aurait représenté 6 000 à 7 000 milliards de dollars en 2020 à travers le monde, avec une attaque par rançon-logiciel toutes les 11 secondes. Ce coût de la cybercriminalité est dix fois plus élevé qu’en 2018, le Center for Strategic and International Studies (CSIS) et la société McAfee l’ayant évalué cette année-là à 600 milliards de dollars (4).

Malgré l’adoption de nombreux documents ou plans d’action, l’Union européenne ne semblait pas encore avoir pris la mesure de l’importance des enjeux liés à la sécurité des systèmes d’information en 2012. Trois lacunes avaient alors été constatées : un véritable manque de stratégie globale du cyberespace à l’échelle européenne ; une dispersion des acteurs avec une concurrence entre les différentes directions générales pour le pilotage des enjeux de cybersécurité au sein de l’Union ; enfin, un manque d’efficacité.

Il apparaissait dès lors évident en 2012 que, « malgré l’adoption d’un grand nombre de textes, l’action concrète de l’Union européenne dans ce domaine est restée jusqu’à présent relativement limitée », soulignant à cette époque-là une implication encore insuffisante de l’Union européenne en la matière (5).

La question de la législation

Mais était-ce réellement la stratégie de l’Union européenne de légiférer en la matière ? Pour rappel, l’Europe s’est d’abord construite sur une ambition économique. Instaurée comme Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) devenue Communauté européenne (CE) puis Union européenne (UE), rien ne laissait présager un tel axe de régulation, qui fut certes pris en compte lentement mais progressivement. Ce lien entre le numérique et la Communauté concerna principalement le soutien au Marché unique et la défense du citoyen-consommateur, par exemple avec le règlement « eIDAS » du 23 juillet 2014 (6).

Puis cette protection de l’économie dans le domaine numérique fut étoffée d’instruments juridiques nécessaires à une régulation du cyber dans l’espace économique européen (7), même si le consensus entre Etats membres a été (et reste encore) défaillant. En d’autres termes, cette absence de consensus se traduit malheureusement par une « incapacité durable de l’Union à lutter contre les pratiques prédatrices de certains Etats membres qui profitent de la compétence nationale qui est la leur pour développer des ‘fiscalités accommodantes’ (avantages fiscaux accordés par certains Etats aux GAFAM) » (8).

En tout état de cause, l’ébauche de régulation du cyber par l’Union peut être considérée comme tardive, même si quelques instruments existaient auparavant. Mais au-delà de la pure régulation juridique qui ne doit pas être l’œuvre d’un travail purement descriptif, il n’est pas inintéressant de se demander si cette régulation ainsi évoquée tient lieu de stratégie de la part de l’Union européenne, d’une stratégie voulue et consensuelle, ou si elle n’est pas freinée en raison des potentielles réticences des Etats membres, quitte à ce que le souhait d’une harmonisation dans la régulation de la cybermenace ne laisse pas la place à une « balkanisation » des structures dédiées à la lutte contre les cybermenaces, au détriment d’une coopération efficace.

La cybersécurité : une stratégie de régulation qui a tâtonné

Il fallut attendre 2013 pour que la cybersécurité soit appréhendée comme une priorité stratégique au sein de l’Union européenne. Cette stratégie dénommée « Un cyberespace ouvert, sûr et sécurisé » reposait sur cinq priorités : 1° Parvenir à la cyber-résilience ; 2° Faire reculer la cybercriminalité ; 3° Développer une politique et des moyens de cyberdéfense en liaison avec la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) ; 4° Développer les ressources industrielles et technologiques en matière de cybersécurité ; 5° Instaurer une politique internationale de l’Union européenne cohérente en matière de cyberespace et promouvoir les valeurs essentielles de l’Union.

Le point nodal de la stratégie de 2013 consistait à bâtir un lien fort entre le renforcement de la cybersécurité et le développement de ressources industrielles et technologiques propres à ce secteur.

La même année, la directive du 12 août 2013 relative aux attaques contre les systèmes d’information (9) eut quant à elle pour objectif de rapprocher le droit pénal des États membres dans le domaine des cyberattaques en fixant des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales et les sanctions applicables, et de renforcer la coopération entre les autorités compétentes. A savoir la police et les services spécialisés chargés de l’application de la loi dans les États membres, ainsi que les agences et organes spécialisés compétents de l’Union (Eurojust, Europol et son Centre européen de lutte contre la cybercriminalité), sans oublier l’Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l’information (ENISA).

Surtout, la directive du 6 juillet 2016 sur la sécurité des réseaux et des systèmes d’information (10) (dite SRI) – ou directive Network and Information System (NIS) – fut la première législation européenne sur la cybersécurité, ayant pour finalité de garantir un niveau de sécurité des réseaux et des systèmes d’information uniformément élevé dans l’ensemble de l’Union, au travers de quatre axes :

  1. le renforcement des capacités nationales, avec l’obligation pour chaque État membre de se doter d’une stratégie nationale de cybersécurité, et la mise en place des « Computer Security Incident Response Team » (CSIRT) pour chaque secteur essentiel de l’économie et de la vie en société (11) ;
  2. l’établissement d’un cadre de coopération volontaire entre les États membres et l’Union, avec la création d’un groupe de coopération (dimension politique de la cybersécurité) et d’un réseau européen des CSIRT (dimension technique) ;
  3. le renforcement pour chaque État membre de la sécurité informatique de ses opérateurs de services essentiels (OSE) ;
  4. l’instauration de règles européennes communes concernant la cybersécurité de trois types de fournisseurs de services numériques (FSE) : acteurs de l’informatique en nuage, moteurs de recherche et places de marché en ligne.

Dans la pratique, le groupe de coopération de la directive SRI, créé pour permettre d’harmoniser la mise en œuvre de la directive, s’avère être un carrefour de coopération très précieux en réunissant les autorités nationales référentes, l’ENISA et la Commission européenne. Ce groupe de coopération a su devenir un forum efficace pour fournir des orientations au réseau des CSIRT européens (réunissant les CSIRT nationaux), et le CERT-EU (organe équivalent de l’Union européenne).

Un bilan mitigé

Pour autant, un premier bilan mitigé de l’application par les États membres de la directive SRI fut rendu dans un rapport de la Commission du 28 octobre 2018 (pour la période de septembre 2018 à novembre 2019). Même si sa mise en œuvre de cette directive fut synonyme de progrès significatifs « elle ne constitue qu’une première étape dans la construction d’une véritable ossature de cybersécurité européenne [et] agit en outre comme le révélateur de faiblesses intrinsèques à certains États membres » (12).

Conformément à sa clause de révision, la directive SRI fut améliorée et substituée par la directive SRI 2 du 14 décembre 2022 (13), promouvant notamment des objectifs de coopération renforcée entre les États membres. Des obligations spécifiques ont par exemple été instituées pour les centres de réponse aux incidents de sécurité informatiques (CSIRT – CERT en France), comme la participation à des réseaux de coopération nationale, ou encore l’obligation d’être un point de contact pour que les entités communiquent sur leurs vulnérabilités.

De plus, un nouveau réseau a été mis en place, en sus du réseau national des CSIRT, du réseau européen et du groupe de coopération. Dénommé réseau européen pour la préparation et la gestion des crises cyber (EU-CyCLONE), il a pour tâche : de renforcer le niveau de préparation à la gestion des incidents de cybersécurité majeurs et des crises ; de développer une connaissance situationnelle partagée de ces incidents ; d’évaluer leurs conséquences et de proposer des mesures correctrices ; de coordonner la gestion des incidents et la prise de décision au niveau politique ; enfin, d’examiner le plan de réaction des États membres lorsque ceux-ci en font la demande.

L’ENISA, ou la coopération structurelle renforcée de la cybersécurité

Créée en 2004 (14) et installée à Héraklion (Crète) puis à Bruxelles (15), la European Union Agency for Network and Information Security (ENISA) est une agence de l’Union européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l’information qui assiste les pouvoirs publics dans l’identification des enjeux de cybersécurité et propose des solutions techniques pour lutter contre les cybermenaces.

Elle s’est ainsi vue confier des missions diverses, appréhendées en trois domaines : 1° en tant qu’agence d’expertise technique, le conseil et l’assistance de la Commission européenne et des États membres en matière de sécurité des systèmes d’information ; 2° le soutien des Etats membres et des institutions européennes dans le développement de capacités de réponse aux cybermenaces ; 3° la promotion de la coopération entre les Etats membres, notamment par des exercices communs.

Elle publia par exemple des rapports pour le moins pertinents, comprenant des recommandations concrètes, que ce soit sur les systèmes de contrôle industriels et les SCADA (16) ou la cybersécurité maritime, sans oublier, l’exercice européen de crise « Cyber Europe 2010 » dans le cadre du groupe de travail sur les exercices piloté par l’ENISA.

Le rôle de l’ENISA

L’ENISA a vu son mandat renforcé, étant un point de référence pour l’ensemble de l’Union, notamment en aidant activement les États membres et les institutions, organes et organismes de l’Union. La directive SRI du 6 juillet 2016 lui confia d’ailleurs des missions importantes à cet effet : assurer le secrétariat du réseau des CSIRT pour obtenir une coopération rapide et effective au niveau opérationnel entre États membres (en cas d’incidents de cybersécurité spécifiques), et pour échanger des informations sur les risques ; assister le groupe de coopération de la directive SRI, les États membres et la Commission en fournissant expertise et conseils.

Le règlement du 7 juin 2019 relatif à l’ENISA (ou Cybersecurity Act) (17) eut quant à lui pour finalité de regrouper deux objets distincts. En premier lieu, les objectifs, les tâches et le statut de l’ENISA furent redéfinis en prévoyant des dispositions précises sur ses missions, son fonctionnement, sa composition, et son personnel. En second lieu, ce règlement donna un cadre à la mise en place des schémas européens de certification de cybersécurité, pour garantir la cybersécurité des produits de technologies d’information et de communication (TIC), services TIC et processus TIC au sein de l’Union.

Elément essentiel, le règlement a prévu une coopération opérationnelle efficiente au sein de l’Union (article 7). En ce sens, l’ENISA apporte son soutien à la coopération opérationnelle entre les États membres, les institutions européennes et les parties prenantes ; soutient aussi activement le partage d’informations et la coopération entre les membres de ce réseau.

Dans la continuité de cette stratégie de sécurité des réseaux et de l’information, a été instaurée une équipe d’intervention d’urgence a été instaurée afin de protéger les institutions européennes contre les cyberattaques. Comme les autres CSIRT publics et privés, le CERT-UE a vocation à répondre de manière efficace à des incidents de sécurité informatique et aux cybermenaces (24 heures sur 24 et 7 jours sur 7).

Au-delà des missions traditionnelles incombant à tout CSIRT, le CERT-UE est un centre d’intervention d’urgence qui « vise à construire et compléter les capacités existantes des institutions, organes et agences de l’Union et à encourager l’émergence d’une culture de la confiance au sein de cet environnement protégé » (18).

Certes, il faudra convenir que cette coopération sur le plan opérationnel ne constitue pas véritablement un ensemble de missions opérationnelles, mais plutôt une synergie avec les institutions européennes.

De nouvelles dispositions

Cette disposition prévoit également une coopération structurée avec le Centre européen de lutte contre la cybercriminalité (EC3) créé en 2013. Composante d’Europol, il a pour ambition d’apporter une réponse institutionnelle à la forte progression de la cybermenace en renforçant la répression de la cybercriminalité dans l’Union. La coopération est ici observée en rassemblant auprès des pays l’information et l’expertise, en soutenant les enquêtes pénales menées par les États membres, en promouvant des solutions, et enfin en sensibilisant aux enjeux de cybersécurité à l’échelle de l’Union. 

Face aux risques de morcellement national et à la sensibilité des questions de souveraineté que soulève l’enjeu de cybersécurité, le Cybersecurity Act du 7 juin 2019 apporte enfin une pièce majeure à l’édification d’une architecture solide. Consacrant une véritable autonomie stratégique de l’Union pour la cybersécurité, il fait de l’ENISA la pierre angulaire de la cybersécurité européenne. Avec ce règlement, elle est en effet devenue l’Agence de l’Union européenne pour la cybersécurité.

Pour autant et ce qu’il ne faut pas perdre de vue, cette Agence « ne doit, ni ne peut, se substituer aux agences nationales qui sont les premières à devoir assurer les missions de détection, de diagnostic et de réponse aux crises en matière de cybersécurité. […] Elle peut en revanche devenir le point de référence auprès des institutions de l’Union et des États membres, et favoriser l’émergence d’une véritable plateforme de la cybersécurité européenne, susceptible de contribuer à la robustesse des systèmes de défense nationaux en favorisant les collaborations multilatérales » (19).

C’est peut-être aussi la raison pour laquelle des Etats membres ont refusé d’attribuer des pouvoirs d’enquête à l’ENISA, et a fortiori de lui donner un rôle plus opérationnel, craignant que l’ENISA ne se substitue aux capacités opérationnelles des États membres, alors même que ces derniers disposent de capacités techniques et opérationnelles suffisantes.

En France, le Sénat s’est ainsi opposé dans sa résolution du 6 décembre 2017 à ce que l’ENISA dispose de pouvoirs d’enquête, rappelant que cette attribution ne respectait pas le principe de subsidiarité. Il estima que « la coopération européenne dans la cybersécurité devait continuer à se faire sur la base de la participation des États membres et de la transmission volontaire d’informations sensibles, voire relevant de la sécurité nationale » (20).

L’Union européenne en quête d’une coopération effective dans la cyberdéfense

Il aurait pu sembler que l’Union européenne était bien armée pour se défendre contre n’importe quel type d’attaque. L’article 42 § 7 du traité sur l’Union européenne ne prévoit-il pas une clause d’assistance mutuelle, au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire. Les autres États membres lui devraient alors aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, (conformément à l’article 51 de la charte des Nations unies).

Néanmoins, cette clause d’assistance mutuelle n’a pour le moment été activée qu’une seule fois, quand la France formula une demande d’aide et d’assistance auprès des Etats membres à la suite des attentats du 13 novembre 2015. Légitimement appliquée pour la lutte contre le terrorisme, rien ne semble penser que ce mécanisme puisse en revanche être appliqué pour les cybermenaces, à l’instar d’ailleurs des autres mécanismes internationaux d’assistance mutuelle (articles 51 de la Charte des Nations unies ; article 5 du Traité de l’Atlantique Nord) qui n’ont pas non plus été activés à ce propos. Quoi qu’il en soit, et même si ces propos datent de 2012, « il n’existe aucun consensus entre les vingt-sept Etats membres de l’Union européenne sur la mise en œuvre de la « clause de défense mutuelle » contenue dans le traité de Lisbonne, en cas d’attaque informatique majeure contre un Etat membre » (21). Propos qui ne semblent malheureusement pas encore avoir été l’objet d’une réflexion approfondie.

C’est d’ailleurs dans le cadre de la coopération structurée permanente (CSP) lancée le 11 décembre 2017 entre 25 États membres (22), que deux projets liés à la cyberdéfense virent le jour :

  • celui d’équipes d’intervention rapide en cas d’incident informatiques et assistance mutuelle dans le domaine de la cybersécurité (Cyber Rapid Response Teams and Mutual Assistance in Cyber Security), pour intégrer l’expertise des États membres dans le domaine de la cyberdéfense. Des équipes d’intervention rapide (Cyber Rapid Response Teams – CRRTs) constituées permettent aux États membres de s’entraider et de répondre collectivement aux incidents cyber ; de porter assistance tant aux États membres, qu’aux institutions européennes ou à des pays partenaires.
  • ainsi que la création d’une plateforme de partage d’informations en matière de réaction aux menaces et incidents informatiques (Cyber Threats and Incident Response Information Sharing Platform), dans l’idée de renforcer les capacités de cyberdéfense des États participants en favorisant le partage du renseignement sur les cybermenaces.

Bien que ces deux projets soient ambitieux, des interrogations sont toujours présentes eu égard à leur portée réelle, dans la mesure où « le déploiement des CRRTs notamment se heurtera probablement, de manière concrète, à la réticence de certains États à voir des équipes pour partie composées de non-nationaux intervenir sur leurs réseaux » (23).

Liée encore une fois à la potentielle réticence des Etats, une dernière difficulté tient au fait que les décisions et recommandations du Conseil prises dans le cadre de la coopération structurée permanente le sont à l’unanimité des 25 États membres participants, ce qui pourrait singulièrement compliquer la mise en œuvre de celle-ci… N’oublions pas malheureusement la difficulté qu’ont les Etats membres à poursuivre des ambitions communes et faire consensus, comme le prouvent de nombreux exemples (Brexit, Europe de la défense, ou position de certains États dans le cadre du conflit russo-ukrainien).

Conclusion

Il était déjà fait état de la lenteur de la mise en place du dispositif de lutte contre les cybermenaces dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013. Se posait alors la question de savoir comment conjuguer une telle action d’urgence avec une stratégie politique de plus long terme visant à asseoir l’autorité d’un État, seul garant légitime et durable de la protection des populations. Si les rédacteurs du Livre blanc dressèrent un constat sans appel, il semblait difficile que ce constat soit toujours valable dix années plus tard. Effectivement, « la réponse à ces questions émerge trop lentement dans les crises où ces principes sont testés. Le consensus international qui pourrait accompagner et canaliser les évolutions nécessaires reste insuffisant, alors que des situations inédites transforment rapidement le paysage stratégique » (24).

Un consensus difficile en somme, d’autant plus quand l’on connait les potentielles capacités techniques de certains Etats membres, à l’image de la France qui dispose de divers services ayant  pour partie ou totalement la cyberdéfense comme domaine de compétence : Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) ; Commandement de la cyberdéfense (COMCYBER) ; Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ; Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) ; Direction du renseignement militaire (DRM) ; Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ; Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) ; Tracfin ; Office anticybercriminalité (OFAC) ; ou encore Commandement de la Gendarmerie dans le cyberespace (COMCyberGEND).

En tout état de cause, la coopération renforcée entre Etat est plus que bienvenue. Une action efficace dans la lutte contre les cybermenaces étant intrinsèquement liée à la décision politique de chaque Etat membre pour y faire face.

Finalement, et sans être grand clerc en la matière, « la solution au problème de l’expansion digitale ne se trouve pas dans un surcroît de digitalisation mais dans la recherche d’un arbitrage en surplomb, c’est-à-dire dans la réintroduction de la politique, d’une force organisée et d’institutions » (25).


1. Dir. 2008/114/CE du Conseil du 8 déc. 2008 concernant le recensement et la désignation des infrastructures critiques européennes ainsi que l’évaluation de la nécessité d’améliorer leur protection.2. Cette distinction a été faite par Roger ROMANI, in Rapport d’information sur la cyberdéfense, Sénat, n°449, 8 juill. 2008, p. 12

3. Directeur de la stratégie numérique et technologique de la Gendarmerie Nationale.

4. Éric BOTHOREL, Rapport d’information sur l’avenir de la cybersécurité européenne, Assemblée nationale, n°2415, 14 nov. 2019, p. 13.

5. Jean-Marie BOCKEL, Rapport d’information sur la cyberdéfense, Sénat, n°681, 18 juillet 2012, p. 62.

6. Règ. (UE) (UE) n°910/2014 du Parlement et du Conseil du 23 juill. 2014 sur l’identification électronique et les services de confiance pour les transactions électroniques au sein du marché intérieur.

7. Pour exemple : Règ. d’exécution (UE) 2018/151 de la Commission du 30 janv. 2018 portant modalités d’application de la directive (UE) 2016/1148 du Parlement européen et du Conseil précisant les éléments à prendre en considération par les fournisseurs de service numérique pour gérer les risques qui menacent la sécurité des réseaux et des systèmes d’information ainsi que les paramètres permettant de déterminer si un incident a un impact significatif.

8. Didier DANET, Conflits, hors-série, juin-juill. 2022, p. 47.

9. Dir. 2013/40/UE du Parlement européen et du Conseil du 12 août 2013 relative aux attaques contre les systèmes d’information et remplaçant la décision-cadre 2005/222/JAI du Conseil

10. Dir. (UE) 2016/1148 du Parlement européen et du Conseil du 6 juill. 2016 concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de sécurité des réseaux et des systèmes d’information dans l’Union.

11. Équipe d’intervention en cas d’incident informatique. Le terme est privilégié en Europe car le terme de « Computer Emergency Response Team » (CERT) provient des États-Unis.

12. Éric BOTHOREL, op. cit., 14 nov. 2019, p. 34.

13. Dir. (UE) 2022/2555 du Parlement européen et du Conseil du 14 déc. 2022 concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans l’ensemble de l’Union, modifiant le règlement (UE) n°910/2014 et la dir. (UE) 2018/1972, et abrogeant la dir. (UE) 2016/1148 (directive SRI 2)

14. Règ. (CE) n°460/2004 du 10 mars 2004

15. Si l’ENISA s’était vu confier un nouveau mandat en 2013 (Règ. (UE) n°526/2013 du 21 mai 2013) pour une période de sept ans, jusqu’en 2020, la Commission a ensuite adopté la décision relative à l’établissement du bureau de l’Agence de l’Union européenne pour la cybersécurité (ENISA) à Bruxelles.

16. Supervisory Control and Data Acquisition ou Système de contrôle et d’acquisition de données.

17. Règ. (UE) 2019/881 du Parlement et du Conseil du 17 avril 2019 relatif à l’ENISA et à la certification de cybersécurité des technologies de l’information et des communications et abrogeant le règlement (UE) n°526/2013.

18. Éric BOTHOREL, op. cit., 14 nov. 2019, p. 24.

19. Ibid., p. 39.

20. Résolution européenne portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement relatif à l’ENISA, Sénat, n°25.

21. Jean-Marie BOCKEL, op. cit., 18 juill. 2012, p. 64.

22. TUE, art. 46.

23. Bastien LACHAUD et Alexandra VALETTA-ARDISSON, Rapport d’information sur la cyberdéfense, Assemblée nationale, n°1141, 4 juill. 2018, p. 27.

24. Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, La documentation française, Paris, 2013, p. 32.

25. Antoine GARAPON et Jean LASSÈGUE, Justice digitale, Presses universitaires de France, Paris, 2018, p. 334.

Gisement de terres rares découvert en Norvège : une bonne nouvelle pour la souveraineté minérale européenne ?

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Il y a quelques jours, 8,8 millions de tonnes de terres rares ont été découvertes au Sud-Est de la Norvège. Éléments chimiques essentiels dans la transition bas-carbone, écologique et numérique, cette découverte pourrait rebattre les cartes en termes d’autonomie et de sécurité minérale européenne alors que la Chine concentre près de 69 % de la production minière mondiale et que l’Union européenne reste par conséquent extrêmement dépendante d’approvisionnements extérieurs.  Quelle peut-être l’influence de cette découverte sur le marché mondial des terres rares ? Comment le continent européen peut-il en bénéficier ? Éléments de réponse avec Emmanuel Hache, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste des questions relatives à la prospective énergétique et à l’économie des ressources naturelles (énergie et métaux).

La société minière norvégienne Rare Earths Norway (« REN ») a annoncé avoir découvert le plus grand gisement de terres rares d’Europe continentale en Norvège. Que sont les terres rares et que vous inspire cette découverte ?

Les éléments de terres rares désignent un ensemble de 17 éléments chimiques (Scandium, Yttrium, Lanthane, Cérium, Praséodyme, Néodyme, Prométhium, Samarium, Europium, Gadolinium, Terbium, Dysprosium, Holmium, Erbium, Thulium, Ytterbium, et Lutécium) et contrairement à ce que leur appellation semble indiquer, elles ne sont pas plus rares que d’autres métaux plus usuels. Au rythme de production actuelle (350 000 tonnes) et au vu des réserves mondiales (110 millions de tonnes), le monde dispose d’environ 315 ans de consommation de terres rares devant lui. Les terres rares ne sont donc pas critiques d’un point de vue géologique. Les deux principaux problèmes du marché des terres rares restent en tout premier lieu leurs impacts environnementaux et la concentration des acteurs sur le marché, notamment la Chine.

Le marché des éléments de terres rares est relativement étroit comparé aux 22 millions de tonnes du marché du cuivre et la transparence des prix et des transactions restent faibles. Malgré ces faiblesses, les éléments de terres rares sont considérés, et à raison, comme de véritables vitamines pour l’économie mondiale et pour les deux transitions en cours : la transition bas-carbone et la transition numérique. Elles se sont imposées progressivement comme des composants essentiels dans diverses industries de pointe, en particulier dans le secteur militaire et les technologies bas-carbone. On les retrouve notamment dans les aimants permanents utilisés dans les turbines de certaines éoliennes et dans les moteurs des véhicules électriques. Ces aimants permanents représentent déjà près de 55 % des usages des terres rares. Contrairement à certaines croyances, il n’y a pas de terres rares dans les batteries. Elles ont des propriétés exceptionnelles – une stabilité thermique impressionnante, une conductivité électrique élevée et un magnétisme puissant – elles ont permis des avancées significatives en matière de performance technologique tout en réduisant la consommation de matériaux. La découverte réalisée par la compagnie REN intervient après celle enregistrée en janvier 2023 par le groupe minier suédois LKAB. Ce dernier avait annoncé avoir identifié un gisement contenant plus d’un million de tonnes de métaux, dont des terres rares en Laponie suédoise, soit environ 1 % des réserves mondiales.

Cette découverte est-elle à même de bouleverser la physionomie du marché des terres rares mondiales ?

L’institut géologique américain (USGS) estime aujourd’hui la production mondiale de terres rares à environ 350 000 tonnes en 2023, contre 300 000 tonnes en 2022, soit une hausse de plus de 15 %, preuve de l’attrait pour ces vitamines avec les transitions en cours. Le premier pays producteur est la Chine avec près de 69 % de la production minière mondiale, suivie par les États-Unis (12 %), la Birmanie (11 %), l’Australie (5 %) et la Thaïlande (2 %). Mais de nombreux autres pays ont des productions identifiées comme l’Inde, la Russie et le Viêtnam. L’analyse de la répartition des réserves mondiales apporte de nouveaux éléments de compréhension du marché. En effet, si la Chine possède 40 % des réserves mondiales, le Brésil et le Viêtnam en possèdent environ 20 % chacun et là encore de nombreux pays en possèdent dans leur sous-sol : États-Unis, Australie, Canada, Groenland, Russie, Afrique du Sud, Tanzanie. Un simple calcul étudiant la répartition entre les pays de l’OCDE et les pays non-OCDE est saisissant ! En effet, les premiers ne possèdent pas plus de 7,5 % des réserves mondiales (contre 92,5 % pour les pays non-OCDE). Seuls l’Australie, le Canada, les États-Unis et le Groenland en possèdent. Dès lors, un gisement de l’envergure de la découverte en Norvège (autour de 8,8 millions de tonnes de terres rares, soit 1,5 million de tonnes d’aimants permanents à base de terres rares utilisées dans les véhicules électriques et les turbines éoliennes) représente un actif minier important pour l’Europe. En effet, le marché des terres rares est l’un des plus concentrés de l’ensemble des marchés des métaux de la transition bas-carbone. Le contrôle de la Chine sur le marché s’exerce à la fois sur la production minière, mais surtout sur le raffinage et la séparation des terres rares dont elle assure environ 88 %. La Chine a construit un avantage stratégique depuis le milieu des années 1980 dans ce secteur. Quand je dis qu’elle a construit, je devrais dire que les pays occidentaux ont largement contribué à la réalisation de cette stratégie. En effet, avant les années 1990 le premier producteur mondial de terres rares était les États-Unis et, jusqu’au milieu des années 1980, la France, de son côté, était avec Rhône-Poulenc, l’un des deux leaders mondiaux de la purification des terres rares avec une part de marché de près de 50 %. La citation attribuée à Den Xiaoping « Le Moyen-Orient a le pétrole, la Chine a les terres rares » permet de replacer la stratégie minérale chinoise au cœur de sa stratégie internationale, mais également l’absence de réflexion stratégique des pays de l’OCDE préférant délocaliser les impacts environnementaux de leurs consommations, que de réfléchir à long terme sur la notion de sécurité d’approvisionnement.

C’est donc une bonne nouvelle pour l’Europe et pour la souveraineté minérale de la région ?

En septembre 2022, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, déclarait, dans son discours sur l’état de l’Union : « Le lithium et les terres rares seront bientôt plus importants encore que le pétrole et le gaz. Rien que nos besoins en terres rares vont être multipliés par cinq d’ici 2030 […] Le seul problème est qu’actuellement, un unique pays contrôle la quasi-totalité du marché. ». Cette déclaration met en évidence la nécessité de mettre en place une stratégie européenne sur les matériaux critiques pour le continent européen dépendant à plus de 98 % de l’extérieur pour ses approvisionnements. L’adoption du règlement européen sur les matières premières critiques en avril 2024 va dans ce sens puisqu’il fixe des objectifs sur la production (10 % de la consommation européenne doit provenir d’extraction sur son sol), le raffinage (40 % de sa consommation doit provenir du raffinage européen), le recyclage et sur une dépendance maximale extérieure à un pays. Toutefois malgré des objectifs ambitieux, faire des découvertes aujourd’hui n’est pas un gage de production à court terme. En effet, comme dans toute production minérale, le temps minier ne coïncide pas avec le temps de la transition bas-carbone et, dans le cas des terres rares, les impacts environnementaux des productions doivent être minimisés pour favoriser l’acceptation des projets. L’entreprise REN évoque la somme de 10 milliards de couronnes norvégiennes (près de 870 millions d’euros) pour lancer la première phase de production minière d’ici 2030, qui permettrait d’assurer à terme 10 % de la consommation européenne. Face à ces volumes d’investissements, dans un contexte d’incertitudes sur la production en raison des phénomènes d’oppositions minières, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) pointe du doigt, dans son dernier rapport de mai 2024, que la demande d’aimants permanents à base de terres rares devrait doubler entre aujourd’hui et 2050 dans des scénarios climatiques respectant les accords de Paris. Ainsi, développer la production ne pourra suffire à court terme et d’autres fondamentaux, comme le recyclage ou la sobriété des usages, doivent être développés et privilégiés.

Les risques de l’IA. Enjeux discursifs d’une technologie stratégique Etudes de l’Ifri, juin 2024

Les risques de l’IA. Enjeux discursifs d’une technologie stratégique Etudes de l’Ifri, juin 2024

par Benjamin Pajot – IFRI – publié le 14 juin 2024

https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/risques-de-lia-enjeux-discursifs-dune-technologie-strategique


L’année 2023 aura été marquée par une ruée vers l’intelligence artificielle (IA) générative à tous niveaux – en particulier financier, médiatique et donc politique –, positionnant celle-ci au centre des discussions internationales comme peu de technologies auparavant.

Si la vague d’innovations en cours justifie l’intérêt sans cesse renouvelé pour ce vaste amalgame de techniques, l’engouement et l’effroi qu’il suscite se fondent notamment sur des récits qu’il faut pouvoir décrypter. Ces récits tracent des horizons plus ou moins souhaitables selon les contextes. Entre quête d’une science sans limites, mythe de la singularité et risques d’extinction humaine, course à la puissance et peur du déclassement, nombreux sont les narratifs qui orientent aussi bien le développement de ces technologies que leur régulation balbutiante. Mettant aux prises une pluralité d’acteurs (leaders technologiques, États, organisations internationales, groupes de pression, organisations non gouvernementales, etc.), ils prennent le risque de faire naître des attentes disproportionnées et traduisent les profonds clivages de nos sociétés.

Cette étude se propose donc de retracer les principaux débats entourant l’IA aujourd’hui et d’en dégager les grandes lignes de force, afin d’identifier ce qui se joue derrière les discours et positionnements des uns et des autres. Les stratégies déployées sont multiples, allant de l’agitation de la menace géopolitique pour encourager les investissements au détournement de l’attention des régulateurs vers des risques à long terme, en passant par la condamnation ou la promotion de l’IA open source face à la concentration du marché. Il s’agit également d’analyser les risques communément associés au déploiement de ces technologies, qui sont au fondement des récits et des perceptions collectives. Ces risques menacent l’intégrité démocratique, l’environnement, la conduite de la guerre et la cybersécurité.

Cette étude suggère enfin que la bataille de la gouvernance à venir est déjà et continuera d’être profondément orientée par le rôle prescriptif de narratifs permettant de contrôler pour partie les débats politiques. Les États, tiraillés entre ces récits et leurs propres ambitions technologiques, rivalisent d’initiatives mais peinent à faire converger leurs visions. Dès lors, le risque serait de voir cette gouvernance internationale de l’IA réduite à une pure injonction collective et remise sans cesse au lendemain. La politique de sommets d’ampleur mondiale initiée notamment par le Royaume-Uni semble vouloir apporter un début de réponse, dont l’avenir permettra de déterminer si elle sera suivie d’effets.

Télécharger ou lire : Les risques de l’IA. Enjeux discursifs d’une technologie stratégique : Les risques de l’IA. Enjeux discursifs d’une technologie stratégique Etudes de l’Ifri

Quelle tectonique de la plaque géopolitique européenne ?

Quelle tectonique de la plaque géopolitique européenne ?

Par AB PICTORIS, Pierre Verluise – publié le 11 juin 2024

https://www.diploweb.com/Quelle-tectonique-de-la-plaque-geopolitique-europeenne.html


  Conception des cartes : Blanche Lambert et Pierre Verluise.

Réalisation des cartes : AB Pictoris. AB Pictoris est une jeune entreprise française fondée par Blanche Lambert, cartographe indépendante. Passionnée de cartographie et de géopolitique, elle a obtenu un Master en Géopolitique (parcours cyber, IFG, Paris VIII) et en Géostratégie (Sciences Po Aix) après une licence de Géographie et Aménagement du Territoire (Paris I).
Commentaire des cartes : Pierre Verluise, Docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com, enseignant dans plusieurs Master 2. Auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages. Producteur de trois Masterclass sur Udemy : « Les fondamentaux de la puissance » ; « Pourquoi les données numériques sont-elles géopolitiques ? » par Kévin Limonier ; « C’était quoi l’URSS ? » par Jean-Robert Raviot.

Les élections législatives françaises de juin et juillet 2024 se jouent dans un contexte géopolitique marqué par des dynamiques internes et externes qui interagissent. Ces trois cartes commentées situent dans l’espace l’évolution des paramètres externes.
L’Europe géographique post-Guerre froide voit sa tectonique géopolitique profondément renouvelée sous la pression de forces qui étendent ou réduisent les regroupements – plaques – politiques. Post-Guerre froide, l’OTAN comme la Russie réorganisent leurs influences, avec des résultats variables et non sans tensions. La relance de la guerre russe contre l’Ukraine accélère un nouveau cisaillement de l’Europe géographique. Les pays Baltes, l’Ukraine et le Caucase forment plus que jamais une zone de cisaillement liée à des frottements d’influence, entre la plaque russe et la plaque « OTAN – UE ». Dans ce contexte, au vu des enquêtes de Viginum, les opérations d’influences russes sont particulièrement dynamiques dans les pays de l’UE.

Carte. 1/3. L’Ouverture du projet communautaire à de nouveaux Etats après la dislocation du Bloc de l’Est (1991-2023)

A TRAVERS la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et la Communauté économique européenne (CEE), la construction de l’Europe communautaire engagée dans les années 1950 se fait dans le contexte de la Guerre froide (1947-1991). Bien sûr, la tension Est-Ouest génère des dépenses, mais paradoxalement la Guerre froide est aussi un stimuli qui produit des effets politiques, comme le dépassement d’une partie des rancœurs franco-allemandes, du moins avec la RFA. Autrement dit, la peur de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) pousse quelques pays ouest-européens à dépasser leurs divergences pour mettre en place des convergences institutionnelles. Il est intéressant de souligner que depuis 2014 et plus encore 2022, la peur de la Russie post-soviétique a encore produit des effets politiques de rapprochement ou regroupement, par exemple au bénéfice de l’OTAN ou de l’UE. [1] Mieux encore, la crainte de la Russie et la méfiance à l’égard de la Biélorussie sont à l’origine même de la création de la Communauté politique européenne. [2]

 
Carte 1/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Ouverture du projet communautaire à de nouveaux Etats après la dislocation du Bloc de l’Est
Conception : B. Lambert et P. Verluise. Réalisation B. Lambert AB Pictoris. Voir la carte au format PDF haute qualité d’impression
Lambert-Verluise/Diploweb.com

La CEE puis l’Union européenne doivent être attractives pour avoir déjà connu sept élargissements et une seule sortie – pacifique – avec le Brexit (2016-2020). L’Europe communautaire s’étend vers le Sud et vers l’Est, jusqu’à intégrer trois anciennes Républiques soviétiques – Baltes – en 2004. Après celui de 1995, les élargissements de l’UE se font souvent dans la foulée de ceux de l’OTAN qui donne le rythme et prend en charge la dimension défense. D’anciens membres du Pacte de Varsovie (1955 – 1991) deviennent membres de l’OTAN dès 1999. A partir de 2004, en partie sous l’inspiration des nouveaux États membres, l’UE met en place une Politique européenne de voisinage (PEV). En deux décennies, la PEV connait plusieurs redéfinitions. Il s’agit de tenter de construire des relations aussi coopératives que possible avec les pays des marges extérieures, avec des résultats inégaux sous la pression des évènements internes et externes. Ainsi, le conflit israélo-palestinien et les printemps arabes (2011) pénalisent le développement de la dimension méditerranéenne.

L’Europe géographique post-Guerre froide voit donc sa tectonique géopolitique profondément renouvelée sous la pression de forces qui étendent ou réduisent les regroupements – plaques – politiques. Preuves d’attractivité plus que d’un « complot », l’OTAN et l’UE marquent des points, s’étendent. Ce qui n’empêche pas des contradictions et tensions, aussi bien internes qu’externes. Il n’y a aucune raison de s’en étonner puisque le rapport de forces est au cœur même de l’action politique.

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Carte 2/3. Sécuriser sa sphère d’influence jusqu’à se frotter à l’« étranger proche » russe (1991-2024) ?

A la faveur de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs pays précédemment indépendants sont intégrés de force à l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques : Estonie, Lettonie, Lituanie… D’autres pays deviennent des satellites de l’Union soviétique : zone soviétique en Allemagne devenue République Démocratique d’Allemagne, Pologne, Tchécoslovaquie [3], Hongrie, Roumanie, Bulgarie… Ils forment alors avec l’URSS le « bloc de l’Est ».
Durant le second semestre 1989 s’engage un processus complexe et interdépendant de désatellisation, via l’ouverture du Rideau de fer, sous l’effet de forces internes et externes, convergentes et divergentes. Cette histoire reste pour partie à écrire mais ce sera difficile puisque les archives des différents services de renseignement qui y ont participé ne sont toujours pas ouvertes.

L’année 1991 est à la fois marquée par l’éclatement de la Yougoslavie – communiste mais en froid avec Moscou – et l’implosion de l’URSS, à l’initiative de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie. Ici encore, l’accès à toutes les archives permettrait d’avoir une vision plus précise des calculs et erreurs des uns comme des autres, mais aussi des résultats. En admettant que nous disposions d’une vision complète des résultats.

Quoi qu’il en soit, ces évènements coproduisent progressivement de nouvelles dynamiques.

Carte 2/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Sécuriser sa sphère d’influence jusqu’à se frotter à l’« étranger proche » russe (1991-2024) ?
Conception : B. Lambert et P. Verluise. Réalisation B. Lambert AB Pictoris. Voir au format PDF haute qualité d’impression
Lambert-Verluise/Diploweb.com

D’anciens satellites de Moscou et d’anciennes Républiques soviétiques (Baltes) continuent à craindre la Russie. Parce que l’Union européenne des années 1990 n’a pas la volonté et encore moins la capacité d’incarner une protection face à une Russie que l’on a enterré un peu vite, l’OTAN s’étend vers l’Est, à la demande de ces pays. La Pologne, la République Tchèque et la Hongrie font leur entrée dès 1999.

La Russie, de son côté, tente de restaurer son autorité sur ce qu’elle appelle dès les années 1990 son « étranger proche », soit les autres anciennes Républiques soviétiques. Moscou y voit sa zone d’intérêts privilégiés et attend que les populations de ces quatorze pays fassent leur deuil d’une possible divergence avec la Russie. La proximité géographique avec la Russie leur imposerait de prendre en compte les intérêts économiques, politiques et stratégiques de Moscou. Bref une forme de retour à la doctrine de souveraineté limitée chère au dirigeant soviétique Léonid Brejnev (1964-1982) Après avoir contribué à faire imploser l’URSS, la Russie tente de restaurer son influence sur les anciennes Républiques soviétiques via diverses organisations : la Communauté des États Indépendants (CEI), l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) bras armé de la CEI, et l’Union économique eurasiatique (UEE) qui se veut le pendant économique de la CEI.

Pour diverses raisons liées à des représentations mentales et politiques, l’Ukraine est considérée comme « le gros morceau » que Moscou entend impérativement reprendre sous sa coupe. Vue de la Russie poutinienne, l’Ukraine n’existe pas en tant que nation, et encore moins comme souveraine.
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A partir de la Révolution orange (2004) s’engagent des mouvements complexes et parfois contradictoires. Les dirigeants ukrainiens sont loin d’être homogènes et cohérents dans leur désir de rapprochement avec l’Union européenne. Et les pays membres de l’UE ont des approches différentes de l’Ukraine. Cependant, la fin de l’année 2013 et le début de l’année 2014 marque un moment de bascule quand la Russie entend empêcher la signature d’un accord d’association Ukraine / Union européenne. Sous la pression de l’Euromaïdan, le Président ukrainien pro-russe doit quitter son pays. L’annexion illégale de la Crimée en février 2014 par la Russie puis son soutien aux séparatistes du Donbass ont pour fonction de complexifier un rapprochement Kiev / Bruxelles.

Pourtant, Kiev signe peu après un accord d’association avec l’UE. Et l’ Ukraine met fin à sa participation aux organes statutaires de la CEI en 2018. Les candidatures informelles ou formelles de l’Ukraine à l’OTAN et à l’UE sont des irritants pour Moscou. Quand la Russie prétend « neutraliser » l’Ukraine, c’est en fait pour l’avoir à sa botte et pouvoir l’utiliser dans sa bataille contre l’OTAN et l’UE.

La Moldavie a également annoncé son retrait de la CEI, mais ce pays est fragilisé depuis le début des années 1990 par la sécession illégale de la Transnistrie où stationne la XIV e armée russe. Un territoire que la Russie pourrait utiliser pour peser sur la situation en Ukraine, en Roumanie et plus largement sur l’OTAN et l’UE. La Moldavie est également candidate à l’UE.

La relance de la guerre d’agression russe en Ukraine, le 24 février 2022 a même conduit deux États membres de l’Union européenne précédemment très attachés à leur neutralité à sauter le pas d’une adhésion à l’OTAN : la Finlande et la Suède. Autrement dit, cette guerre que la Russie n’ose même pas appeler par son nom durant plus de deux ans a conduit à un nouvel élargissement de l’OTAN.

Aux représentations de l’URSS durant la Guerre froide viennent donc s’ajouter les crimes de guerre russes en Ukraine. Autrement dit, la Russie s’est remise en difficulté pour quelque temps.

Soulignons, cependant, que V. Poutine bénéficie de soutiens internes et externes, notamment la République populaire de Chine, l’Iran, la Corée du Nord et de bien d’autres, trop heureux de contester les pays dits « Occidentaux » qui n’ont pas toujours brillé, il est vrai, par leur non-violence et leur cohérence.

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Carte 3/3. Quand le cisaillement de l’Europe géographique s’accélère : les conséquences de la guerre en Ukraine (24 février 2022-Avril 2024)

A l’initiative de Moscou, la relance de la guerre russe contre l’Ukraine, le 24 février 2022, accélère le nouveau cisaillement de l’Europe géographique. Loin de l’unification de l’Europe géographique fantasmée par certains post-Guerre froide, l’Europe géographique reste divisée, voire fracturée, mais sur des lignes déplacées et par d’autres regroupements. Il existe cependant un point commun pendant et après la Guerre froide : la crainte de l’URSS devenue Russie post-soviétique produit des effets de regroupements chez ceux qui veulent s’en préserver.

 
Carte 3/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Quand le cisaillement de l’Europe géographique s’accélère : les conséquences de la guerre en Ukraine (24 février 2022-Avril 2024)
Conception : B. Lambert et P. Verluise. Réalisation : B. Lambert AB Pictoris.
Lambert-Verluise/Diploweb.com

Après avoir violé une première fois les frontières de l’Ukraine en 2014 (annexion illégale de la Crimée, soutien à des séparatistes dans le Donbass) la Russie relance le 24 février 2022 une guerre qui n’ose pas dire son nom contre l’Ukraine. L’Ukraine chasse assez rapidement les troupes russes du nord de son territoire, mais la Russie gagne du terrain à l’est et au sud de l’Ukraine.

Dès mars 2022, la Russie est exclue du Conseil de l’Europe qui passe de 47 à 46 états membres, avec une importante diminution de sa superficie. La Biélorussie [4] sert de base arrière à l’armée russe pour mettre en œuvre pressions et opérations contre l’Ukraine. Réélu frauduleusement en 2020, le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko tombe de plus en plus sous la coupe de Vladimir Poutine. Des sanctions sont prises par nombre de pays occidentaux contre la Biélorussie et la Russie. Celle-ci fait cependant preuve d’une forme de résilience, en partie explicable par l’emprise de l’exécutif sur l’économie et la presse.

Le Caucase et l’Ukraine forment plus que jamais une zone de cisaillement liée à des frottements d’influence, entre la plaque russe et la plaque OTAN – UE. Cette expression « OTAN – UE » est pratique mais trompeuse. Certes, 23 pays membres de l’UE-27 sont membres de l’OTAN à 32 (OTAN-32). La plupart des Etats membres de l’UE sont donc également membres de l’OTAN-32, dont la France. Cependant, plusieurs pays de l’UE ne sont pas de l’OTAN et plusieurs pays de l’OTAN ne sont pas de l’UE. Il n’en demeure pas moins que les traités européens articulent les relations de ces deux institutions et que la pression de la relance de la guerre russe en Ukraine remet l’OTAN dans une position assez favorable de dernier – voire premier – garant.

Un arc de cisaillement s’étend de la Finlande – sur laquelle Moscou tente des manœuvres de déstabilisation pour la punir d’avoir rejoint l’OTAN – jusqu’au Caucase, en passant par les Pays Baltes frontaliers de la Russie et bien sûr l’Ukraine voire la Moldavie. Cette dernière est fragilisée par les jeux russes en Transnistrie, sécessionniste depuis le début des années 1990. En quelques rotations aériennes, la Russie pourrait considérablement augmenter ses troupes stationnées en Transnistrie pour attaquer l’Ukraine par l’Est afin de faire la jonction avec la Crimée… ou à l’Ouest… la Moldavie, voire la Roumanie, donc l’OTAN. Le long de cet arc de cisaillement, la Biélorussie joue en faveur de la Russie, mais le régime de Loukachenko pourrait payer cher cet alignement si la Russie n’était pas victorieuse dans sa relance de sa guerre en Ukraine.

La Géorgie est sous pression de la Russie qui cherche à y contenir les forces en faveur d’un rapprochement avec l’OTAN et l’UE. L’Azerbaïdjan utilise les sanctions de l’UE contre la Russie pour renforcer sa coopération énergétique avec l’UE, mais ne s’interdit pas de contribuer en mai 2024 à des opérations de déstabilisation d’un pays membre de l’OTAN et de l’UE – la France – dans une opération d’influence en Nouvelle-Calédonie [5]. Enfin, avec la Turquie dans les reins, l’Arménie paie cher d’avoir choisi la Russie pour la soutenir face à l’Azerbaïdjan. Erevan en a récemment perdu dans une indifférence troublante le contrôle sur l’enclave du Haut-Karabagh. Voilà ce qui arrive quand on choisit le mauvais cheval à un moment charnière.

Cet arc de cisaillement qui traverse l’Europe géographique – dont la limite orientale conventionnelle est l’Oural – pourrait rester crisogène durant quelque temps. Les traces dans les représentations géopolitiques pourraient être durables. Ce qui pourrait générer ou renforcer des effets structurants.

Des facteurs intérieurs, endogènes et / ou manipulés par des puissances extérieures, peuvent amoindrir la cohésion des soutiens à l’Ukraine.

Des facteurs extérieurs – les élections aux Etats-Unis, la question taiwanaise, les crises au Moyen-Orient et en Afrique, etc. – peuvent rebattre les priorités donc les cartes.

D’expérience, les pays de l’Union européenne, l’esprit embrumé par des vapeurs d’idéologie, attendent d’être dans les cordes pour commencer à considérer le réel stratégique. Ils partent de loin, leurs fondamentaux démographiques, économiques et stratégiques sont diminués. Les efforts en matière de défense sont tardifs et encore insuffisants.

Il faudrait des pays de l’UE véritablement mobilisés, sachant réduire les manœuvres des puissances étrangères, et engager des efforts cohérents sur tous les fondamentaux de la puissance et sur une longue durée pour faire de cette pression un facteur de rebond.

Dans le cas contraire, la sanction sera plus ou moins rapide. Vae victis. [6]

Copyright pour le texte Mai 2024-Verluise/Diploweb.com.
Copyright pour les cartes Avril 2024-Lambert-Verluise/Diploweb.com


En résumé

. Voir la carte 1/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Ouverture du projet communautaire à de nouveaux Etats après la dislocation du Bloc de l’Est (1991-2023)

. Voir la carte 2/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne. Sécuriser sa sphère d’influence jusqu’à se frotter à l’« étranger proche » russe (1991-2024) ?

. Voir la carte 3/3 Tectonique de la plaque géopolitique européenne Quand le cisaillement de l’Europe géographique s’accélère : les conséquences de la guerre en Ukraine (24 février 2022-Avril 2024)

. See Map. Tectonics of the European Geopolitical Plate. When the Fracture of Geographical Europe Accelerates : The Consequences of the War in Ukraine (February 24, 2022 – April 2024)

France. Quels enjeux de défense et de sécurité aux élections européennes 2024 ?

France. Quels enjeux de défense et de sécurité aux élections européennes 2024 ?

Par Gaspard Bailloux – Diploweb – publié le  6 juin 2024  

https://www.diploweb.com/France-Quels-enjeux-de-defense-et-de-securite-aux-elections-europeennes-2024.html


L’auteur s’exprime en son nom propre. Ancien élève de classe préparatoire littéraire du lycée Lakanal, Gaspard Bailloux est diplômé d’une licence d’histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et d’un Master 1 de science politique de l’Université Paris-Saclay. Passionné par la géopolitique et l’histoire, il réalise actuellement une année de césure où il a pu acquérir une expérience en ambassade et à l’Institut de Recherche stratégique de l’École militaire en tant que stagiaire.

Bien que le Parlement européen n’ait qu’un droit de regard dans l’élaboration ou la mise en œuvre de la politique de défense et de sécurité commune (PSDC), les députés européens et les groupes politiques abordent régulièrement des questions de défense et de sécurité. La relance de la guerre en Ukraine a joué depuis 2022 un rôle d’accélérateur dans la mise à l’ordre du jour de ces sujets. Lors de la campagne électorale pour les élections européennes de juin 2024, les candidats français ont débattu de ces enjeux de souveraineté sur lesquels se cristallisent des visions divergentes de l’Union européenne (UE), mais les débats font aussi apparaître des convergences sur la défense et la sécurité. Lesquelles ?

Les élections européennes du 8 et 9 juin 2024 peuvent fortement influencer l’action de l’UE pour les années à venir dans le domaine de la sécurité et de la défense. La future composition du Parlement européen (PE) jouera un rôle clef dans l’architecture de la prochaine Commission avec le principe du Spitzenkandidat. Chaque parti politique européen désigne une tête de liste  ; celle du parti qui remporte le plus de voix aux élections devient le candidat soumis par le Conseil de l’UE au vote du Parlement européen pour l’élection de la présidence de la Commission.

La défense et la sécurité dans la campagne électorale 2024

La santé (41%), la guerre (38%), le pouvoir d’achat (24%) et l’environnement (24%) constituent les principales préoccupations des citoyens européens, d’après les résultats du sondage réalisé par BVA Xsight [1] pour un consortium de médias européens dans les 27 pays membres. 72% des Européens sont favorables à une politique commune en matière de défense. Dans le contexte français de la campagne électorale, les sujets de sécurité et de défense occupent également une place importante. Les discours des candidats reposent sur une opposition structurante entre ceux qui considèrent la défense quasi uniquement comme un domaine relevant de la souveraineté nationale (RN, R ! , PC) [2] et ceux qui défendent une politique européenne en la matière (EELV, RE, PS, LR) [3]. La défense européenne est l’un des sujets qui divise le plus tant dans son principe que dans les modalités de sa mise en œuvre.

Le renforcement de la défense européenne après l’invasion de l’Ukraine

Après l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954, la question de la défense européenne est restée un défi à traiter. À partir de Maastricht (1993), l’UE s’est dotée d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC), puis d’une politique de sécurité et de défense commune (PSDC) avec Lisbonne (2009). Après la relance de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, l’UE a renforcé la défense européenne. La boussole stratégique, dont la version finale a été adoptée par le Conseil européen le 22 mars 2022, est venue définir les grandes orientations de la sécurité et de la défense européenne jusqu’en 2030. Cette volonté s’est concrétisée dans le soutien financier et militaire à l’Ukraine avec la Facilité européenne pour la paix, le lancement d’une mission d’assistance militaire de l’UE (EUNAM), ou encore l’acquisition conjointe de matériels militaires destinés à l’Ukraine.

Le rôle limité du Parlement dans le domaine de la défense et de la sécurité

Le Parlement européen (PE), dépourvu d’un pouvoir d’initiative, dispose d’une influence limitée en matière de défense et de sécurité. Il n’a pas de rôle direct dans l’élaboration et la mise en œuvre de la PSDC, mais dispose d’un pouvoir indirect grâce à sa compétence budgétaire. La sous-commission « sécurité et défense » (SEDE) dépend administrativement et politiquement de la commission des affaires étrangères (AFET) et son activité se limite principalement à la promulgation de résolutions. La SEDE fait également face à des conflits de compétences entre les différentes commissions parlementaires, les sujets liés à l’industrie de la défense relevant systématiquement de la commission de l’industrie, de la recherche et de l’énergie (ITRE).

Certains partis politiques français (RE, PS, EELV, LFI) proposent d’étendre les pouvoirs du PE en lui conférant un droit d’initiative législative (actuellement, compétence exclusive de la Commission) qui pourrait également s’étendre aux sujets de la PSDC et de la PESC. EELV souhaite que le PE obtienne un pouvoir de supervision sur la PSDC. À l’inverse, la compétence de la SEDE n’est pas évoquée dans le débat français. Pourtant, par le biais de la présidente de la SEDE, Mme Nathalie Loiseau, le groupe RE œuvre pour la faire évoluer en une commission de plein exercice qui s’attribuerait les sujets de l’industrie de la défense.

Les enjeux de la stratégie industrielle européenne de défense

La stratégie industrielle européenne de défense, domaine dans lequel l’UE dispose d’une compétence d’appui, rassemble les partis français sur la nécessité de combler le déficit capacitaire européen, mais divise sur l’échelon (national ou européen) à privilégier pour y remédier. Le besoin de produire des armes dans les pays de l’UE, qui a fait l’objet d’un consensus européen après l’invasion de l’Ukraine, est un autre point de convergence. Dans ce cadre, grâce à ses compétences budgétaires, le PE peut jouer un rôle non négligeable sous la forme de subventions et d’investissements. LR propose de tripler le budget du Fonds Européen de Défense de 8 à 25 milliards (sur la période 2021-2027) tandis que RE et le PS proposent d’investir 100 milliards d’euros durant la prochaine mandature. Cette stratégie industrielle passe par un protectionnisme assumé sur le secteur des industries de la défense et une préférence européenne dans l’achat commun de matériels. Cette politique marque un profond changement de logique par rapport à celle, fondée sur le libéralisme et la libre concurrence, qui a guidé la construction économique européenne.

L’influence des élections sur l’architecture et la stratégie de l’UE

L’élection de la présidente de la Commission et la validation des Commissaires européens par le PE seront des facteurs qui élèveront ou, au contraire, réduiront le niveau d’ambition de la stratégie de l’UE. La montée des partis eurosceptiques et populistes en Europe fait peser le risque d’un ralentissement de l’intégration sur ces sujets, voire d’un virage stratégique complet avec la possibilité d’un changement de coalition [4]. Le parti populaire européen (PPE) pourrait constituer une majorité alternative sur certains sujets avec le groupe des conservateurs et réformistes européens (ECR) de Mme Giorgia Meloni, présidente du Conseil des ministres d’Italie.

Le conseil de l’UE et la Commission européenne au cœur des débats

En dehors du PE, le Conseil de l’UE et la Commission européenne font aussi l’objet de débats dans la campagne électorale sur l’étendue de leur rôle en matière de défense et de sécurité.

Concernant le fonctionnement du Conseil de l’UE, le passage à la majorité qualifiée [5] sur les questions de politique étrangère et de sécurité est mis en avant par RE, EELV et le PS afin de rendre l’UE plus démocratique et d’éviter les blocages récurrents. En revanche, cette fin du « droit de véto » est vue comme une ligne rouge pour LR, le RN, R ! et le PC, tandis que LFI souhaite y mettre un terme uniquement pour « les sanctions ciblées contre les personnes responsables de violations des droits humains » (voir programme LFI).

Concernant la Commission européenne, la volonté de sa présidente, Mme Ursula von der Leyen (en cas de reconduction de son mandat) de défendre la création d’un poste de Commissaire Européen à la Défense, divise entre ceux qui veulent éviter tout élargissement des prérogatives de la Commission (R ! , RN, LR, LFI, PC), et ceux qui considèrent qu’elle permettrait de mener plus efficacement la stratégie européenne (EELV, PS). Cette décision dépendra des équilibres de l’architecture de la prochaine Commission et pourrait peser en faveur de l’évolution de la SEDE.

L’influence des positions vis-à-vis de l’OTAN sur les positions vis-à-vis de la défense européenne

Les positions des partis sur la question de la défense européenne sont étroitement associées à leurs positions sur l’OTAN. Pour certains (PC, LFI, RN, R !), l’Alliance est d’abord perçue comme dominée par les États-Unis, lesquels ne partagent pas les intérêts de la France ou de l’UE. Cette posture se manifeste par exemple par le souhait de sortir du commandement intégré (proposition du Parti Communiste) ou de rejeter les références à la coopération avec l’OTAN dans le cadre de l’UE (proposition de LFI). À contrario, la boussole stratégique rappelle l’importance de l’OTAN, qui est le principal instrument de coopération et de défense territoriale de l’Europe (grâce aux procédures communes qui assurent l’interopérabilité des forces des États membres), et la nécessité de bâtir une défense européenne complémentaire de l’Alliance. Ce rappel souligne le décalage entre le débat français et la position de certains alliés européens comme l’Allemagne ou les pays de l’Est qui conçoivent leur sécurité d’abord par le prisme otanien. Face à cet état de fait européen et dans le contexte d’un pivot américain vers l’Asie, le PS et EELV proposent de continuer à s’investir dans l’Alliance pour, à terme, transférer ces missions de défense territoriale collective à l’UE une fois les capacités européennes suffisamment développées. LR et RE défendent l’idée d’un pilier européen de l’Otan, c’est-à-dire, un investissement suffisant des Européens pour assurer leur sécurité avec l’appui des États-Unis et bâtir la défense européenne à partir de ce cadre déjà établi et fonctionnel. Cela passe notamment par des efforts budgétaires dans le but d’atteindre l’objectif de 2 % minimal du PIB consacré par an aux dépenses de défense convenu en 2014 par les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’OTAN.

Vers une « armée européenne » ?

Quant à la création d’une « armée européenne », une ligne rouge d’atteinte à la souveraineté nationale pour LFI, PC, RN, R !, seule EELV, qui revendique s’inscrire dans une approche fédéraliste de l’UE, soutient sa création. Le PS et RE soutiennent la mise en place d’une « capacité de déploiement rapide de l’UE, qui […] permettra de déployer rapidement jusqu’à 5000 militaires » [6] pour des missions de maintien de la paix, telle que prévue par la boussole stratégique. Les LR défendent dans leur programme, quant à eux, la création d’une « force mobile permanente de protection civile ».

Derrière ce débat récurrent, se posent de nombreuses problématiques institutionnelles et opérationnelles. Après son intégration dans la boussole stratégique en 2022, ce projet se concrétisera-t-il enfin lors de la prochaine mandature ?

Copyright 6 juin 2024-Bailloux/Diploweb


[1] Étude BVA x ARTE : Concerns and global perception of the EU citizens, 2024.

[2] Rassemblement National, Reconquête, Parti Communiste.

[3] Europe Écologie Les Verts, Renaissance, Parti Socialiste, Les Républicains.

[4] Brack, N. et Marié, A. « Une poussée à droite aux élections conduirait-elle à un changement de la coalition centrale au Parlement européen ? », Policy Paper n. 300, Institut Jacques Delors, avril 2024

[5] C’est-à-dire si 55% des États membres, soit 15 sur 27, votent pour, et si la proposition est soutenue par des États membres représentant au moins 65% de la population totale de l’UE (procédure en vigueur depuis le 1ᵉʳ novembre 2014).

[6] Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense, Conseil de l’Union européenne, 2022.

Drôle d’économie de guerre

The GRIFFON, Armored Multi-Role Vehicle (AMRV), is capable of carrying out a wide range of missions and meets the need to engage light units in the contact zone, particularly in the initial phases of an operation in various conditions.This combat vehicle comes from the scorpion program (GRIFFON, JAGUAR, SERVAL) of the industrialist NEXTER, and is presented in the Roanne factory, where the assembly lines of the land combat vehicles from the SCORPION program are located. This program aims at modernizing the equipment of the French army. France, Roanne, February 19, 2022//KONRADK_konrad-027/2202211001/Credit:KONRAD K./SIPA/2202211004

 


Billet du lundi 20 mai 2024 rédigé par Jean-Philippe Duranthon membre fondateur et membre du Conseil d’administration de Geopragma.

Les historiens n’ont pas beaucoup aimé la drôle de guerre de 1939 ; apprécieront-ils la drôle d’économie de guerre dans laquelle nous vivons aujourd’hui ?

1/ Voilà deux ans qu’en inaugurant en juin 2022 le salon Eurosatory Emmanuel Macron a déclaré que la France était « entrée dans une économie de guerre ». Depuis, les cadences de production des armes n’ont pas été accrues à hauteur des espoirs affichés, les différentes entreprises des chaînes d’approvisionnement peinant à trouver les moyens humains et financiers permettant de changer brutalement de rythme. Mais la volonté politique est constamment réaffirmée et le ministre des armées n’a pas hésité à menacer les industriels de « réquisition », cette menace débouchant sur la publication d’un décret[1] : mais la publication d’un texte suffira-t-elle à résoudre les problèmes ?

L’Europe fait chorus. Toute occasion est bonne à Ursula von der Leyen pour rappeler que l’Union Européenne doit disposer de moyens militaires puissants, et les menaces de désengagement de l’OTAN exprimées par Donald Trump renforcent ce souhait. Aussi la Commission a-t-elle, le 5 mars dernier, présenté pour la première fois « une nouvelle stratégie pour l’industrie européenne de la défense pour préparer l’Union à toute éventualité en la dotant d’une industrie européenne de la défense réactive et résiliente[2] », dite EDIS[3], susceptible de déboucher sur un « programme européen pour l’industrie de défense », dit EDIP. Des plans, des acronymes, bientôt des délibérations : suffiront-ils à surmonter les difficultés ?

2/ Le problème est qu’en même temps, la France et l’Europe poursuivent une politique qui rend chaque jour plus difficile le financement des entreprises concernées, celles qui, selon l’expression consacrée, forment la « base industrielle et technologique de défense » (BITD[4]). De nombreux rapports officiels, en particulier de la Cour des Comptes ou du Sénat[5], ont fait état d’une « frilosité bancaire » qui trouve son origine dans des règlements européens et leurs transpositions nationales.

L’imagination normative bruxelloise a en effet trouvé dans les problématiques ISR et ESG[6] de nouveaux champs d’excellence, à travers de nombreux dispositifs dont les principaux sont la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), la Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR), la « taxonomie verte » accompagnée de ses labels, et les conditions mises pour bénéficier des avantages des « obligations vertes »[7]. Ces textes, dont la respectabilité des intentions ne peut être mise en doute, ne traitent pas spécifiquement des questions de défense mais obligent les financiers et les investisseurs à classer leurs investissements en plusieurs catégories et à accroître progressivement la part des plus « vertes » d’entre elles ; les activités militaires ne pouvant pas figurer dans les catégories à privilégier au regard des critères choisis, en particulier la transition climatique, les établissements financiers ont tendance à refuser de financer les projets les concernant, afin de ne pas rendre plus difficile le respect des proportions qui leur sont imposées, progressivement de plus en plus contraignantes. Certains, HSBC par exemple, n’hésitent pas à les exclure par principe. De même la BEI (Banque européenne d’investissement) s’interdit de financer des projets dans les secteurs de la défense et de la sécurité, alors même qu’aucun texte de l’oblige à agir ainsi. La Fédération Bancaire Française (FBF) ne nie pas cette « frilosité bancaire » et, pour compenser les effets sur les entreprises de la Défense de la réglementation européenne, évoque la possibilité d’un régime d’ « exception stratégique » ou la création d’« obligations de souveraineté » inspirées des green bonds.

Cette analyse vaut dans on contexte marqué par le fait que, depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, 78 % des achats réalisés dans le domaine de la défense par les pays de l’Union Européenne proviennent de l’extérieur de l’Union et en particulier, pour 63 %, des États-Unis.

Il n’y a donc pas de temps à perdre. Mais la cohérence entre le soutien affiché à l’industrie de défense et les choix communautaires n’est pas évidente.

3/ On aurait pu penser que, dans sa nouvelle stratégie de défense dite EDIS, la Commission se saisirait du problème. Or il faut attendre la page 29 (sur 36) du document pour que le problème soit abordé, et il l’est en des termes qui témoignent d’une grande naïveté ou d’une étonnante indifférence : « Le fait que certaines activités industrielles dans le domaine de la défense n’aient jusqu’à présent pas été incluses dans la taxinomie environnementale de l’UE ne préjuge pas des performances environnementales des industries de la défense et ne devrait donc pas avoir d’incidence sur leur accès à des financements. » La Commission ne s’interdit pas d’écrire à côté que « L’industrie de la défense améliore la durabilité, eu égard à sa contribution à la résilience, à la sécurité et à la paix. » (A ce compte-là un facétieux aurait pu écrire que se doter d’une armée puissante réduit les risques de conflit, donc de destruction d’espèces vivantes, notamment humaines, et contribue par conséquent à la préservation de la biodiversité). Une façon originale de faire semblant de ne pas voir le problème.

Plutôt que s’attaquer à celui-ci la Commission préfère faire appel aux mêmes recettes que d’habitude, c’est-à-dire

– demander aux Etats-membres de s’associer pour concevoir et produire ensemble leurs armes ;

– favoriser les achats d’armes au niveau communautaire plutôt que national ;

– mettre en place des mécanismes bureaucratiques (fonds de soutien aux projets de mutualisation et instances de discussion/concertation/harmonisation) pour gérer l’ensemble.

Tout cela donne l’impression que l’objectif n’est pas tant l’efficacité de la politique proposée que la possibilité de la mettre en œuvre au niveau communautaire.

L’Europe aurait tout intérêt à développer ses capacités, militaires ou autres, en s’appuyant sur ses champions actuels, en les aidant à accroître leur efficacité et à conserver leur excellence technologique. Elle préfère n’être qu’une grosse machine d’aspiration des compétences nationales, de redistribution entre les États et d’édiction de normes, quitte à ce que celles-ci accroissent les coûts et fragilisent les entreprises.

Il s’agit vraiment d’une drôle d’économie de guerre. Et ce n’est vraiment pas drôle.

19 mai 2024

Jean-Philippe Duranthon, Membre fondateur et membre du conseil d’administration de Geopragma


[1]https://www.legifrance.gouv.fr/download/file/pWdeY48hV40FEZB4C3XyDEz_YKvnMt_Q79svGv-m-Rk=/JOE_TEXTE

[2] https://defence-industry-space.ec.europa.eu/document/download/7b45e1f7-33f7-4f28-bcd8-70be10d213af_en?filename=JOIN_2024_10_1_FR_ACT_part1_v2.pdf

[3] EDIS = European Defence Industrial Strategy, EDIP = European Defence Industrial Programme.

[4] Si vous préférez parler bruxellois, utilisez l’acronyme EDTIB pour European Defence Technological and Industrial Base. On estime généralement que la BITD compte 4000 entreprises et 200 000 personnes et qu’elle génère 15 Md€ de chiffre d’affaires ; la Commission européenne chiffre à 500 000 personnes l’effectif de l’EDTIB et à 70 Md€ son CA.

[5] Voir en particulier le rapport déposé le 24 mai 2023 par Pascal Allizard et Yannick Vaugrenard, « Renseignement et prospective : garder un temps d’avance, conserver une industrie de défense solide et innovante » :  https://www.senat.fr/notice-rapport/2022/r22-637-notice.html. Voir aussi l’avis présenté le 27 février 2024 par Cédric Perrin sur la proposition de loi relative au financement des entreprises de l’industrie de défense française : https://www.senat.fr/rap/a23-363/a23-3631.pdf

[6] ISR = investissement socialement responsable ; ESG = critères environnementaux, sociaux et de gouvernance.

[7] Ou green bonds.