La fin du char de combat se dessine-t-elle dans le conflit en Ukraine ?

La fin du char de combat se dessine-t-elle dans le conflit en Ukraine ?

Selon les informations en sources ouvertes, plus de 3 500 chars de combat russes et ukrainiens ont été perdus de part et d’autres, depuis le début du conflit en Ukraine, soit plus qu’il n’y en avait engagés au début du conflit.

De telles pertes ont des conséquences importantes, notamment sur le déroulement des combats et la stagnation de la ligne d’engagement. Elles ont même amené les deux camps à s’éloigner des doctrines classiques d’utilisation du char de combat, héritées de la Seconde Guerre mondiale, qui faisaient de ces derniers, les piliers de la rupture et de la décision.

On peut, dans ce contexte, s’interroger sur l’avenir du char lourd, dans un environnement saturé de drones, de mines, et de missiles, le privant de ses capacités de manœuvre, et donc, d’une grande partie de son intérêt au combat. Ce serait, pourtant, des conclusions certainement bien trop hâtives…

Sommaire

Des pertes terrifiantes pour les unités de chars russes et ukrainiens

Si l’on en croit le site Oryx, les armées russes auraient perdu, en Ukraine, autour de 2 900 chars de combat, depuis le début du conflit en Ukraine, parmi lesquels presque 2 000 sont identifiés détruits, 500 capturés, et le reste étant abandonnés ou endommagés.

char de combat russe detruit
Les armées russes auraient perdu autour de 3000 chars de combat depuis le debut du conflit. Ces chiffres doivent cependant être pris avec certaines réserves.

À l’entame de l’offensive russe, en février 2022, les analystes estimaient que Moscou avait massé autour de 1 200 à 1 400 chars aux frontières de l’Ukraine, alors que l’ensemble de la flotte de chars en service, au sein des armées russes, était évalué de 3 200 à 3 400 blindés.

Côté ukrainien, la situation n’est guère meilleure. Sur les 1 300 chars en service parmi les unités d’active ukrainienne en février 2022, 800 auraient été perdus, dont 550 identifiés comme détruits, 130 capturés et le reste, abandonnés ou endommagés.

La précision de ces chiffres doit, évidemment, être prise avec certaines réserves. D’une part, il ne s’agit, ici, que des blindés ayant été photographiés, puis diffusés en sources ouvertes. Si l’exercice pouvait se révéler efficace, lorsque les lignes bougeaient rapidement, au début du conflit, c’est beaucoup moins le cas, aujourd’hui, alors que les lignes sont relativement figées, même si les drones apportent certaines informations dans ce domaine.

D’autre part, la méthode d’analyse appliquée par le site Oryx, et les moyens dont dispose cette petite équipe bénévole, se prête davantage à l’analyse d’un conflit limité, avec des pertes de quelques dizaines, peut-être quelques centaines de blindés, plutôt que pour un conflit de cette ampleur. Enfin, on ignore le nombre de chars et de blindés identifiés, détruits, abandonnés ou endommagés, qui ont été récupérés par les forces, pour être transportés vers des centres de remise en état.

En dépit de ces réserves, il ne fait aucun doute que les flottes de chars, russes comme ukrainiennes, ont connu des taux d’attrition tout à fait considérables. L’analyse des attritions identifiées ces derniers mois, montre d’ailleurs, que les armées russes n’alignent presque plus les modèles qu’elles avaient initialement déployé autour de l’Ukraine, laissant supposer qu’effectivement, l’essentiel de cette flotte a été éradiquée.

Les chars occidentaux aussi vulnérables que les modèles soviétiques ou russes dans le conflit Ukrainien

Si les chars de conception russe ou soviétique, comme les T-72, T-80 et T-90 russes, ou les T-64 ukrainiens, ont payé le prix fort dans ces combats, ils n’ont pas été les seuls à enregistrer des taux d’attrition catastrophiques.

Leopard 2A6 et M2 Bradley detruits
La plupart des Leopard 2A6 et M2 Bradley ukrainiens perdus lors de cet engagement du début de la contre-offensive d’été ukrainienne de 2023, auraient été récupérés et remis en état par les Ukrainiens.

Ainsi, sur les 130+ Leopard 2, toute version confondue, livrés à l’Ukraine à ce jour, le site oryx a identifié 37 blindés perdus, dont 16 détruits, et 21 endommagés, capturés ou abandonnés, alors que ces chars n’ont été livrés que progressivement, à partir de février 2023.

Le premier M1A1 Abrams américain, lui, est arrivé en Ukraine à la fin du mois de septembre 2023. Sur les 31 exemplaires livrés au 26 avril 2024, quatre sont identifiés perdus, dont deux détruits, et deux endommagés et abandonnés.

Quant aux 14 Challenger 2 livrés à Kyiv par la Grande-Bretagne, un seul aurait été perdu. Si l’excellent blindage de ce char peut expliquer cette attrition plus faible, sa cause doit probablement être recherchée davantage dans une utilisation moindre, de ce modèle particulièrement lourd, et qui s’embourbe facilement, par les forces ukrainiennes.

En d’autres termes, même s’ils se sont montrés sensiblement plus performants et résistants, en particulier pour ce qui concerne la protection des équipages, que les modèles russes et soviétiques majoritairement mis en œuvre dans ce conflit, les chars occidentaux, transférés à l’Ukraine, n’ont pas dérogé à l’importante attrition constatée.

D’ailleurs, une fois rapportés à la durée de leur présence, et au nombre d’exemplaires livrés aux armées ukrainiennes, ces chars présentent des taux d’attrition assez proches de ceux constatés pour les modèles les plus évolués des armées russes, comme le T-90M, le T-72B3M ou le T-80BV.

La fin des paradigmes hérités de la Seconde Guerre mondiale, pour le char de combat

On comprend, face à ces pertes, que les ukrainiens, et dans une moindre mesure, les russes, moins « sensibles » aux pertes humaines et matériels, aient fait évoluer leurs doctrines de mise en œuvre des chars lourds.

M1A2 Abrams
Les chars occidentaux engagés en Ukraine auraient montré des eprformances globalement supérieures à celles des chars sovéitiques et russes, sans toutefois que la différence en terme de survivabilité, soit particulièrement importante.

Alors que le front s’est stabilisé depuis un an et demi, autour de la ligne Sourovikine, ces blindés sont, désormais, majoritairement employés sous la forme de canon d’assaut, pour ajouter une composante tir tendu à l’artillerie, en soutien de l’infanterie, qui mène ou repousse les assauts.

De fait, la doctrine d’emploi du char héritée de la Seconde Guerre mondiale, fondée sur la rupture des lignes, l’exploitation des percées, mais également sur la défense dynamique, a cédé le pas à une mise en œuvre plus parcimonieuse et isolée, au profit de l’infanterie.

D’ailleurs, tout semble indiquer que la plupart des destructions de chars documentées, résulte de l’utilisation de mines, de tirs indirects d’artillerie, et surtout de missiles et roquettes antichars, ainsi que de munitions rôdeuses et drones. Les destructions par tir direct venant d’un autre char, en revanche, apparaissent minoritaires. L’époque où le char était le pire ennemi du char, parait bien révolue.

Le contexte opérationnel ukrainien ne doit pas être généralisé en matière d’engagement de haute intensité

Ce Retour d’Expérience, au sujet du plus important conflit de haute intensité depuis la guerre de Corée, pourrait amener à conclure que le char de combat est appelé à disparaitre, trop exposé qu’il est sur le champ de bataille, et n’apportant pas, avec son canon principal, une puissance de feu décisive.

Ce serait probablement une erreur, que ne font pas, d’ailleurs, les états-majors, à en juger par l’augmentation massive des commandes de chars lourds ces dernières années, en Europe, comme ailleurs. En effet, le contexte ukrainien n’est sans doute pas représentatif de ce que pourront être, à l’avenir, les engagements de haute intensité.

Drones en Ukraine
la multiplication des drones en Ukraine, a conduit à de nombreuses destruction de chars par des tirs indirects d’artillerie, ou par des frappes de drones de type Munition Rodeuse.

En premier lieu, l’essentiel des armées russes et ukrainiennes, est composée de militaires mobilisés, n’ayant pas l’entrainement, par exemple, des militaires américains, britanniques ou français, et ce, dans de nombreux domaines.

L’une des conséquences de ce manque de formation, ne pouvant être compensé par l’aguerrissement incomparable de ces troupes, s’observe dans l’incapacité des deux armées à mettre en œuvre des doctrines articulées autour des unités interarmes, susceptibles d’apporter la plus-value requise pour débloquer une situation figée.

À ce titre, les deux armées qui s’opposent, sont encore fortement influencées par les doctrines soviétiques, ce qui rend le conflit peu représentatif d’un engagement, par exemple, qui opposerait des membres de l’OTAN, appliquant une doctrine occidentale, à la Russie.

Enfin, et surtout, ce conflit se caractérise par la quasi-absence de l’aviation tactique sur la ligne de front, et par l’utilisation massive de drones, sans que ni l’une, ni l’autre des armées, dispose de systèmes de commandement et d’information numérisés permettant, justement, la mise en œuvre de capacités interarmes.

Là encore, on peut anticiper que l’un comme l’autre de ces aspects, seraient très différents, s’il s’agissait de forces occidentales, qui font de l’aviation tactique la composante clé de la puissance de feu opérationnelle, et de la communication et du partage d’information, le pilier des systèmes en cours de déploiement, comme SCORPION en France.

Une nouvelle génération de chars, plus spécialisés, différemment protégés, est à l’étude

L’ensemble de ces aspects peuvent suffire à transformer le rôle du char de combat, pour en faire, à nouveau, un moyen de rupture destiné à détruire et déborder les lignes adverses, à exploiter les brèches créées pour pénétrer la profondeur de l’ennemi, et ainsi, de refaire du char de combat, le pilier de la guerre de mouvement.

MGCS
Le programme MGCS ne portera pas sur un unique remplaçant des Leopard 2 et Leclerc, mais sur une gamme de vehicules spécialisés destinés à porter l’action blindé lourde dans les decennies à venir. Notez le char porte-missiles à droite.

L’arrivée des systèmes de protection actifs et passifs pour redonner de la survivabiltié aux chars

Toutefois, l’arrivée de nouvelles technologies, destinées précisément à accroitre la survivabilité des chars au combat, va très certainement rétablir ceux-ci, dans leur fonction première. D’abord, les systèmes de protection passifs, comme les détecteurs de visée laser, les brouilleurs électromagnétiques, les leurres infrarouges, et les fumigènes d’obfuscation, qui équipent déjà les chars les plus modernes en occident, ont le potentiel de diminuer sensiblement la vulnérabilité de ces blindés, en particulier face aux missiles antichars.

Les systèmes hard kill, comme le désormais célèbre Trophy israélien, permettront, quant à eux, d’étendre cette capacité de protection contre les roquettes antichars, tout en renforçant la défense antimissile. Les systèmes les plus modernes, comme l’ADS de Rheinmetall, permettront également de protéger les chars contre des menaces plongeantes, comme certains missiles antichars, ainsi que contre les munitions rôdeuses.

En diminuant sensiblement la vulnérabilité des chars à ces menaces, ces systèmes devraient aider à en accroitre la survivabilité, suffisamment pour leur redonner le rôle qui était le leur, pour empêcher, précisément, qu’un conflit ne s’enlise, comme c’est le cas en Ukraine.

Il n’est donc pas surprenant que la conception des chars à venir étudie ces constats, qu’ils soient de génération intermédiaire, comme le K2, le M1E3 ou le Leopard 2A8, et surtout celle des chars de la génération à venir, dont le programme MGCS est aujourd’hui le principal représentant.

Plus légers, plus mobiles et avec un armement spécialisé, les chars nouvelle génération retrouveront leur prédominance dur le champ de bataille.

Ainsi, tous ces chars seront équipés de ces systèmes de protection actifs et passifs. Ils seront, de plus, plus légers que les chars actuels, visant pour la plupart une masse au combat autour de 50 tonnes, pour préserver leur mobilité, même en terrain difficile. Cette évolution est, d’ailleurs, rendue possible par l’arrivée de ces mêmes Active Protection Systems, Soft ou Hard-kill.

AbramsX
Le démonstrateur AbramsX préfigure probablement ce que sera le futur M1E3 américain, un char plus léger, plus numérisé, et faisant reposé sa protection en grande partie sur ses APS.

Paradoxalement, l’arrivée de ces APS, tendra, enfin, à remettre l’armement principal du char, son canon lourd, au cœur du système. En effet, si les APS s’avèrent efficaces contre les roquettes et missiles, ils le sont beaucoup moins contre un obus flèche filant à 1 700 m/s.

Pour autant, on observe dans le programme MGCS, qu’un char spécialisé, mettant en œuvre non plus un canon lourd, mais une batterie de missiles, est également à l’étude. En effet, au-delà des capacités antichars du canon, le char doit aussi se doter, pour être efficace, de capacités de feu à plus longue portée, y compris en tir indirect, pour lequel le missile à l’avantage sur l’obus.

Conclusion

On le voit, il est probablement très prématuré, comme c’est pourtant souvent le cas, d’annoncer la fin du char de combat, sur la base des pertes enregistrées par les armées ukrainiennes et russes, depuis février 2022. Même les changements de doctrines appliqués par ces deux armées, consécutifs des pertes enregistrées, sont davantage liés à des éléments spécifiques à ce conflit, qu’à une évolution profonde de la guerre de haute intensité.

Toutefois, tous les enseignements, venant d’Ukraine, ne doivent pas être ignorés, sur la seule base des spécificités de ce conflit. On voit, ainsi, que les industriels, en particulier en Europe et aux États-Unis, s’en inspirent pour conserver le potentiel opérationnel du char, et ainsi, éviter qu’un conflit ne s’enlise, comme c’est le cas, en Ukraine.

KF-51 Panther Rheinmetall
Avec l’APS StrikeShield et TOPS, le KF-51 Panther de Rheinmentall est certainement, aujourd’hui, le modèle de char le mieux protégé du moment, ainsi que le mieux armée, même s’il n’existe que sous la forme de démonstrateur.

À ce titre, on peut se demander s’il ne serait pas pertinent, justement, d’équiper tout ou partie des nouveaux chars lourds occidentaux qui seront transférés à l’Ukraine dans les mois à venir, de certaines de ces évolutions, comme les systèmes hard kill et soft kill, susceptibles de leur redonner cette survivabiltié indispensable à la manœuvre, pour en valider le potentiel ?

Si cela impose des délais et des couts initiaux supplémentaires, pour les en équiper, cette initiative pourrait s’avérer bien plus économique et efficace, à terme, que le transfert de chars classiques, connaissant leurs vulnérabilités.

À l’instar des Caesar français, qui consomment, semble-t-il, dix fois moins d’obus que les systèmes soviétiques, et qui ont une survivabilité considérablement plus élevée, un tel calcul peut s’avérer déterminant, dans une guerre qui se veut, aujourd’hui, structurée autour de l’attrition comparée, des matériels comme des hommes.

Article du 25 avril en version intégrale jusqu’au 1 juin 2024

Quelle est la dimension maritime de la guerre à Gaza, de la mer Rouge à l’océan Indien ?

Quelle est la dimension maritime de la guerre à Gaza, de la mer Rouge à l’océan Indien ?

Par Kais Makhlouf, Louis Borer – Diploweb – publié le 26 mai 2024  

https://www.diploweb.com/Quelle-est-la-dimension-maritime-de-la-guerre-a-Gaza-de-la-mer-Rouge-a-l-ocean-Indien.html


Kais Makhlouf, analyste MENA pour la RiskIntelligence. M. Makhlouf est également consultant pour l’ONU et revient de missions au Yémen et en Somalie. Louis Borer, senior analyst à la RiskIntelligence et officier de réserve dans la Marine nationale (France).

Les auteurs dressent un tableau documenté de la situation en mer Rouge puis dans l’océan Indien. Ils étudient ensuite les possibles liens de causalité entre les attaques Houthis en mer Rouge et le renouveau des attaques pirates dans l’océan Indien. Ce qui illustre, sur fond de guerre à Gaza, dans l’interdépendance terre / mer, le chaos des échelles et l’interconnexion des crises du temps présent. Deux cartes inédites illustrent cet article.

LES IMPLICATIONS maritimes de l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 ne se sont manifestées qu’après plusieurs semaines de conflit. Afin d’analyser l’état de la menace selon les zones considérées, un bref point de situation semble nécessaire, la guerre qui oppose le Hamas et Tsahal étant la cause de l’extension du conflit actuel en mer Rouge. Effectivement, d’après leur discours officiel, les Houthis continueront leurs actions à l’encontre des navires qui transitent dans la zone tant que les opérations israéliennes se poursuivent à Gaza. Si l’objectif est de porter atteinte aux intérêts israéliens, Israël et sa façade maritime en Méditerranée orientale sont pourtant restés relativement épargnés sur le plan maritime [1].

Toutefois, avec l’entrée des Houthis dans la guerre, le conflit a changé d’échelle géographique, basculant d’une dimension régionale à une logique mondiale, en menaçant directement les navires transitant en mer Rouge, entre le détroit de Bab el-Mandeb [2] et le canal de Suez, deux seuils stratégiques indispensables à la libre circulation d’une économie mondialisée et maritimisée, et par lesquels transitent 30 % du volume de conteneurs (15 % du commerce mondial). Parmi ces premières victimes collatérales figurent le canal de Suez, qui a annoncé une chute de près de 50 % de ses recettes et 37 % du nombre de passages. La plupart des armateurs, au premier rang desquels figurent MSC, Maersk ou la CMA-CGM, préfèrent contourner la mer Rouge par le cap de Bonne Espérance, soit un détour de 6 000 km impliquant une hausse conséquente des tarifs de fret.

La géopolitique ayant horreur du vide, l’appel d’air opérationnel et médiatique créé par le conflit en mer Rouge a délaissé l’océan Indien, où les pirates sévissent de nouveau depuis fin novembre 2023.

En dressant un tableau général de la situation en mer Rouge (première partie) et dans l’océan Indien (seconde partie), l’objectif de cet article sera, notamment, d’étudier les potentiels liens de causalité entre les attaques Houthis en mer Rouge et les attaques pirates dans l’océan Indien.

Une fois les espaces géographiques délimités, il convient d’identifier le type d’acteurs et de menaces auxquelles les navires civils et bâtiments militaires déployés sur zone sont exposés. Ainsi, il est important de distinguer les attaques Houthis [3], groupe insurgé paramilitaire pro iranien motivé par des objectifs politiques, stratégiques, symboliques et médiatiques visant les intérêts israéliens et leurs alliés, des attaques pirates – dont le mode opératoire diffère grandement – motivés par l’appât du gain, et recherchant le ratio gain/risque le plus favorable possible. Les groupes terroristes jouent dans cette équation un rôle différent. Le groupe qaïdiste Al-Shebbab assure un rôle de soutien indirect aux groupes pirates en Somalie. Alors que le chef des rebelles Houthis, Abdul-Malik al-Houthi avait annoncé mi-mars 2024 son intention d’étendre ses attaques vers l’océan Indien, donc dans une zone proche des zones de piraterie, ces distinctions sont d’autant plus importantes.

 
Carte. Situation en mer Rouge entre novembre 2023 et mai 2024
Copyright pour la carte RiskIntelligence, mai 2024

Mer Rouge : point de situation

La campagne houthie contre le commerce maritime dans le détroit de Bab el Mandeb entame maintenant son sixième mois, et la situation est au beau fixe pour les Houthis. La pression militaire occidentale n’est pas parvenue à empêcher le quasi-État houthi de mener ses frappes en mer Rouge et dans le golfe d’Aden. La voie diplomatique semble quant à elle inefficace, quand elle n’est pas contre-productive.

En novembre 2023, en réaction à l’offensive israélienne sur Gaza, les Houthis avaient annoncé que les navires ayant une affiliation, réelle ou supposée, avec Israël seraient potentiellement ciblés s’ils traversaient le détroit de Bab el Mandeb ou la mer Rouge, précisant que leur ciblage durerait tant qu’Israël mènerait des opérations terrestres à Gaza. Cela s’est traduit sur le terrain par une succession des frappes de missiles et de drones contre des cibles maritimes, qui commencèrent par la saisie spectaculaire du vaisseau israélien Galaxy leader au large du Yémen dès novembre 2023.

Si la campagne houthie se concentrait initialement sur le commerce israélien, le nombre de cibles « acceptables » pour les Houthis a été progressivement élargi pour inclure la majorité des navires de commerce occidentaux, perçus comme alliés des Israéliens. Après cinq mois de campagne, le trafic maritime à travers le détroit de Bab-el-Mandeb et la mer Rouge a baissé de 50 % par rapport à son niveau de l’année dernière.

En réaction, deux coalitions navales largement menées par les Occidentaux (et en particulier les États-Unis) ont été constituées. La première, l’opération Poseidon Archer (OPA), a été chargée de mener des frappes sur le territoire Houthi alors que l’opération Prosperity Guardian (OPG) se charge d’escorter les navires civils à travers le détroit, à laquelle s’ajoute l’opération européenne Aspides au mandat similaire.

Ces opérations armées limitées n’offrent fin mai 2024 aucune perspective de résolution diplomatique ou militaire. Les Britanniques et Américains frappent le Yémen, sans produire d’effets significatifs sur les capacités de frappe houthies.

Que gagnent les Houthis à attaquer le commerce maritime, et par extension à se mettre à dos une partie de l’Occident ? La réponse se trouve dans la perception de soi des Houthis et leur interprétation du monde. Les Houthis sont un petit clan du Nord du Yémen, originaire de Sa’ada, à la frontière avec l’Arabie Saoudite. Les membres du clan se considèrent comme légitimes à régner sur « leur » Yémen, qui correspond, peu ou prou, au territoire de l’ancienne République du Yémen du Nord, dissoute lors de sa réunification avec le Yémen du Sud en 1990. Ennemis intimes des Saoudiens, les Houthis ont mené, bien avant la guerre de 2015, de nombreuses escarmouches contre les forces Yéménites et Saoudiennes.

Neuf ans après l’insurrection réussie, les Houthis se trouvent dans une posture favorable. Ils dominent le Yémen du Nord, et se considèrent comme les vainqueurs d’une guerre occidentale menée par procuration. Cette perception est appuyée par une longue liste de succès militaires et politiques. Effectivement, les Houthis ont survécu [4] à huit ans de bombardements saoudiens et émiratis, décrits comme les marionnettes arabes d’un Occident impérialiste. L’expérience acquise par les Houthis au long de ces bombardements arabes, leur permet aujourd’hui d’atténuer l’efficacité des frappes occidentales. Cette victoire politique des Houthis les place en position de force non seulement face à l’adversaire saoudien, mais aussi face à l’Occident [5].

L’option militaire ayant échoué, et l’Occident ayant depuis longtemps signifié son refus de reconnaître un « Yémen Houthiste », les Houthis ont profité de l’absence de levier dont disposaient leurs adversaires, démunis de toute volonté de projection plausible.

Dans le contexte de la crise post-7 octobre 2023, les Houthis et les Iraniens ont pu trouver un accord pour lancer une campagne anti-israélienne. Si, fondamentalement, c’est l’animosité entre l’Iran et Israël qui pousse les acteurs dans l’orbite iranienne à frapper les cibles « sionistes », les Houthis y ont certainement vu une occasion d’avancer leurs propres pions.

Tout d’abord, les opérations menées par les Houthis renforcent leur rôle dans leur alliance avec les Iraniens, qui dépendent de leurs proxies pour conduire des actions à travers le Moyen-Orient. Cette campagne devrait garantir aux Houthis un appui continu de la part des Iraniens.

Ensuite, la campagne houthie permet de légitimer leur position et de générer un soutien populaire conséquent chez les populations arabes, le plus souvent sunnites, largement acquises à la cause palestinienne.

De plus, cette campagne contribue à affaiblir la puissance saoudienne, et place les dirigeants arabes face à leurs contradictions. Protectrice autoproclamée des musulmans, l’Arabie Saoudite [6] peut difficilement demander aux Houthis de cesser leur réaction militaire aux opérations israéliennes.

Enfin, engagés dans une lutte avec le Yémen du Sud pour le contrôle des flux commerciaux, cette démonstration de puissance renforce le contrôle houthi sur le commerce maritime [7] autour du Yémen.

Où est le blocage ?

C’est paradoxalement la perspective de paix entre l’Arabie Saoudite et les Houthis qui perpétue les hostilités. Après huit ans de conflit, les Houthis et les Saoudiens ont signé un accord de cessez-le-feu, et de complexes négociations sont encore en cours début mai 2024, compliquées par le maximalisme notoire des Houthis et la réticence saoudienne à négocier en position de faiblesse.

L’Arabie Saoudite, qui considère le Yémen comme sa chasse gardée, souhaite négocier une « paix globale » pour le Yémen, préservant les contours d’un Yémen uni (et divisé). Les Houthis ne négocient qu’une paix entre eux et les Saoudiens, qu’ils savent impatients de terminer une guerre dont ils ne veulent plus. Le cessez-le-feu d’avril 2022, qui a mis fin aux frappes mutuelles, constitue la base de ces négociations. Leur échec signifierait un retour à la violence d’avant 2022, et des conséquences dramatiques pour le projet saoudien d’une diversification de son économie, exigeant un environnement stable afin d’attirer l’investissement étranger.

La politique saoudienne de « stabilisation à tout prix » de son voisinage, inhabituellement court-termiste pour le royaume, la mène à passer leurs excès aux Houthis. Les Saoudiens ne condamnent pas les Houthis lorsqu’ils font voler des missiles au-dessus de leur territoire pour frapper les Israéliens. Cela souligne le dilemme politique de l’Arabie Saoudite quand on connaît l’arsenal de batteries anti-missiles déployés le long de ses 1 800 km de côtes sur la mer Rouge, spécifiquement pour contrer les frappes provenant du Yémen. La presse officielle saoudienne ne considère plus les Houthis comme des terroristes, et ne s’indigne plus des escarmouches à sa frontière avec des forces d’allégeance houthie. Surtout, les Américains, désireux de préserver leurs relations avec le royaume qui ne cesse de s’émanciper du parapluie stratégique américain, n’osent plus presser les Saoudiens sur la question yéménite, de peur d’accélérer le délitement d’une alliance bien moins stratégique qu’avant.

L’or noir

Le délitement d’alliances historiques au Moyen-Orient, sur fond d’un réalignement stratégique plus global, a créé un vide sécuritaire qu’exploitent les Houthis.

Le Moyen-Orient et les États-Unis Unis ne sont plus essentiels l’un pour l’autre. Le boom du gaz de schiste américain (qui touche à sa fin) a détourné la première puissance économique du marché moyen-oriental, alors que le « pivot » américain vers l’Asie et la guerre en Ukraine sont les nouvelles priorités de Washington. Parallèlement, le Golfe exporte maintenant plus de 70 % de sa production de gaz et de pétrole vers l’Asie (en particulier en Chine), qui n’est pas associée aux conflits du Moyen-Orient, et qui, à l’exception de Singapour, n’a pas de sympathie particulière pour Israël.

Il n’est donc pas étonnant que ce soit la Chine, principal cliente à la fois de l’Iran et de l’Arabie Saoudite, qui ait négocié un accord de désescalade entre les deux rivaux régionaux en mars 2023. Les pétromonarchies du Golfe dépendent maintenant de l’Asie [8] pour leurs revenus et sont donc plus sensibles à leurs intérêts. C’est dans ce contexte global qu’il faut comprendre l’annonce houthie que les vaisseaux affiliés aux intérêts chinois ne seraient pas ciblés. Les vaisseaux russes bénéficient eux aussi de la mansuétude houthie grâce à l’alliance russe avec l’Iran et la Chine, premier client du pétrole russe. De plus, le recul américain de la région n’a pas été compensé par l’apparition d’un acteur sécuritaire équivalent, la Chine n’ayant ni les moyens ni la volonté de reprendre le rôle. Quant aux puissances régionales, elles ne présentent aucun dispositif crédible face à la menace houthie.

Les Houthis saisissent l’opportunité créée par cette brèche sécuritaire, aucun acteur étatique n’étant disposé à s’engager dans un nouveau conflit au Moyen-Orient. Une invasion terrestre du Yémen arrêterait momentanément les attaques maritimes, mais n’apporterait pas de solution pérenne, alors que la perspective de l’arrêt des opérations à Gaza ne semble pas se profiler à court terme.

Les Houthis ne semblent pas enclins à marchander les intérêts stratégiques jusqu’ici sanctuarisés par les souverainetés nationales. Dans cette lecture des faits, les attaques houthies rappellent que le statu quo au Moyen-Orient n’est pas une option pérenne.

Sur fond de guerre à Gaza, l’interdépendance terre / mer, le chaos des échelles et l’interconnexion des crises du temps présent.

L’océan Indien

Si tous les regards se tournent, à juste titre, vers les attaques houthies en mer Rouge, le golfe d’Aden et l’océan Indien sont également le lieu d’une recrudescence des attaques de piraterie depuis novembre 2023, une première depuis 4 ans, la précédente attaque confirmée datant d’avril 2019 [9].

 
Carte. Piraterie en océan Indien entre novembre 2023 et mai 2024
Copyright pour la carte RiskIntelligence, mai 2024.

Là aussi, deux types de piraterie sont à distinguer.

Le premier type de piraterie, situé à proximité des côtes somaliennes, serait certainement lié à des activités de pêche Illégale, Non réglementée, Non déclarée (INN). Un désaccord entre des navires de pêche iraniens et la société basée à Bossasso qui administre les licences de pêche serait la cause des premières attaques observées en novembre 2023, raison pour laquelle de nombreux boutres et navires de pêche piratés sont de pavillon iranien, comme l’Al Kambar ou l’Al Miraj, détournés au large de Bossasso. Les activités de piraterie se seraient alors étendues à d’autres navires, notamment yéménites, considérés en activité de pêche illégale, totalisant une dizaine d’attaques signalées entre novembre 2023 et avril 2024, liées à des contentieux halieutiques. D’autres incidents, comme celui impliquant le navire de pêche Najm le 16 mars 2024, seraient davantage liés à des disputes internes.

Le deuxième type de piraterie est bien plus audacieux et professionnel, et l’attaque du MV Ruen le 14 décembre 2023 est dans ce contexte intéressante à étudier. Premier détournement réussi d’un navire commercial par des pirates somaliens depuis 2017 [10], cette affaire aurait pu marquer le retour de l’âge d’or de la piraterie des années 2008-2012. Pour rappel, le Ruen, vraquier battant pavillon maltais, avait été attaqué par des pirates somaliens depuis une embarcation rapide, avant d’aborder le navire et de le détourner vers son lieu de détention, un mouillage au large de Bander Murcaayo, au Puntland. Avant sa libération le 16 mars 2024 par les forces armées indiennes déployées depuis la frégate INS Kolkata, menant à l’arrestation des 35 pirates et à la libération des 17 membres d’équipage, le Ruen aurait pu servir de curseur afin de déterminer si la piraterie redevenait une entreprise rentable, dans un contexte de fin de période de mousson, et une attention internationale centrée sur la mer Rouge laissant aux pirates un espace permissif et de manœuvre certain. Par le biais de cette attaque, les pirates ont démontré le maintien de leurs compétences et leur appétence pour mener des attaques en haute mer, à plus de 430 nautiques des côtes. Différentes sources suggéraient que le Ruen avait pu servir de bateau-mère pour mener des raids contre d’autres navires dans la région, comme le MV Abdullah [11], détourné le 12 mars 2024 et libéré un mois plus tard, mais cette hypothèse semble peu probable du fait que le MV Ruen était pisté par la marine indienne, qui fut par la suite en mesure de mener son opération de reprise de vive force une fois le navire sorti des eaux territoriales somaliennes.

Dans ce contexte, la situation à terre est également importante à prendre en compte. Dans la région côtière de Bari, au large de laquelle furent retenus au mouillage le MV Ruen, puis le MV Abdullah [12], il est probable que ces opérations aient été rendues possibles à la suite d’un accord avec les Shebbab, qui laisseraient opérer les pirates en contrepartie du versement d’une partie des rançons, estimée à 30 %. Quant à eux, les pirates peuvent mener leurs raids, et profiter de l’armement issu des réseaux d’armes de trafiquants des Shebbab.

Les pirates ont également conservé leur savoir-faire pour mener des attaques à long rayon d’action, démontré lors de l’attaque du vraquier Waimea à 764 nautiques des côtes somaliennes le 27 janvier 2024. Les raids au-delà des 200 miles marins sont menés à partir d’un bateau-mère, certainement depuis des boutres détournés quelques jours plus tôt. En haute mer, le scénario le plus probable est donc celui de pirates qui opèrent à partir de bateaux-mères à la recherche de cibles, en attendant des conditions de mer favorables, et dans des zones éloignées des patrouilles navales potentielles. D’après les estimations de la RiskIntelligence et du MSCHOA, et compte tenu de la distance séparant les zones d’attaques, il est probable que deux à trois groupes pirates opèrent en haute mer. Ce fut par exemple le cas lors de l’attaque du chalutier Lorenzo Putha 4 le 27 janvier 2024, détourné à environ 840 miles à l’Est de la Somalie par un groupe pirate qui opérait plus au Sud, quand un autre groupe attaquait plus au Nord, nécessitant l’intervention par la marine indienne du Lila Norfolk à 460 miles nautiques de la Somalie.

S’il n’y pas de causalité directe entre la recrudescence des attaques pirates et la crise en mer Rouge, il est toutefois possible que certains réseaux pirates aient été réactivés pour profiter de l’attention portée à la mer Rouge, délaissant ainsi l’océan Indien, dont les moyens déployés par l’EUNAVFOR Atlanta [13] – qui fêtait en novembre 2023 ses 15 ans – et la CTF 151 étaient déjà réduits.

D’autres facteurs sont susceptibles d’entrer en jeu dans cette recrudescence d’attaques. Si l’industrie maritime continue de jouer un rôle central en suivant les Best Management Practise (BMP5), la vigilance des équipages a pu s’atténuer avec plusieurs années sans attaque pirate réussie, puis le retrait du statut de High Risk Area (HRA) de la zone par l’Organisation maritime internationale. De plus, dans une logique d’économie, le déploiement des Private Contracted Armed Security Personnel (PCASP) était moins systématique.

Compte tenu de l’appel d’air en mer Rouge et la mise en place des opérations énergivores en moyens Prosperity Guardian, lancée en décembre 2023, et la mission européenne Aspides, lancée le 19 février 2024, l’Inde [14] a saisi l’opportunité de s’imposer comme un acteur sécuritaire régional majeur et à jouer le rôle de gendarme de l’océan [15] qui porte son nom. Outre l’occasion opportunément saisie d’affirmer sa présence, ces opérations antipirateries ont également permis à New Dehli de faire une démonstration, à grands renforts de communication [16], de ses savoir-faire opérationnels et juridiques. Effectivement, l’Inde a déployé sur zone un important dispositif dans le cadre de l’opération Sankalp, ayant permis de mener dans de courts laps de temps des opérations de libération d’otages complexes, impliquant des Tarpons (parachutage en mer de forces spéciales) à 1 400 nautiques des côtes indiennes.

À ce stade, il est encore tôt pour affirmer un retour de l’âge d’or de la piraterie en océan Indien. L’industrie maritime est déjà préparée, les Combined maritime force (CMF) structurées et déployées, comme les structures participant au partage de l’information maritime [17]. L’océan Indien demeure toutefois une zone de vigilance majeure, dont le sort reste lié à l’évolution de la situation en mer Rouge.

Copyright texte et cartes Mai 2024-Maklouf-Borer/Diploweb.com


[1] Le Hamas a démontré lors de son offensive une capacité d’incursion par voie maritime avec de petites embarcations, toutes interceptées par la marine israélienne, affichant un bilan plutôt mitigé sur le plan opérationnel. Ce fut toutefois l’occasion pour le Hamas de démontrer son savoir-faire dans ce domaine, et d’alimenter sa propagande via l’utilisation habile de vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. En revanche, l’étroite façade israélienne en mer Rouge, ainsi que le port d’Eilat, furent davantage pris pour cible par divers tirs de missiles. Le 8 avril 2024, la marine israélienne a pour la première fois mis en œuvre son système anti-missile C-Dome embarqué sur les corvettes Sa’ar-6.

[2] Approfondir : Arnaud Peyronnet, « Quelle réponse face à la prise en otage du détroit de Bab el Mandeb par l’axe iranien ? », FMES, 6 février 2024, https://fmes-france.org/quelle-reponse-face-a-la-prise-en-otage-du-detroit-de-bab-el-mandeb-par-laxe-iranien/

[3] Qui s’inscrivent ici dans le cadre d’une extension de conflit, usant de modes d’action considérés hybrides et asymétriques.

[4] Les Houthis ont battu l’adversaire saoudien, qui à leurs yeux, négocie les termes de sa reddition, même si entre 2015 et 2022, seuls les pilotes étaient Saoudiens. Le renseignement et toute la chaîne logistique nécessaire pour mener des opérations aériennes étant largement américain ou occidental.

[5] En effet, les Houthis ont su déceler l’essoufflement interventionniste américain, en particulier après la retraite d’Afghanistan.

[6] Même l’Egypte, d’ordinaire si prompte à brandir le bâton, n’ose pas réagir à une action militaire qui la prive pourtant des cruciaux revenus du canal de Suez.

[7] Les Houthis avaient déjà attaqué des navires de commerce dans les ports au Sud, exigeant d’eux qu’ils se plient aux ordres houthis, même dans les ports situés hors de leur zone de contrôle. Plusieurs navires rapportent régulièrement être contraint par radio de se rendre à Houdayda, l’unique port houthi sur la Mer Rouge.

[8] À la différence de l’Occident, l’Asie n’a aucun passif colonial ou militaire dans la région, permettant une liberté de manœuvre politique que l’Occident n’a pas.

[10] En mars 2017, Les pirates somaliens s’étaient emparés du pétrolier Aris 13 à partie de deux skiffs, et avait été retenu au mouillage au large de Caluula, au Puntland somalien.

[11] Le MV Ruen a été libéré après avoir été détenu plus longtemps que le vraquier MV Abdullah, libéré le 14 avril 2024 après avoir payé une rançon de 5 millions de dollars, après avoir été détourné par une vingtaine de pirates à 580 nautiques de Mogadiscio, prenant en otage 23 membres d’équipage. Le navire fut retenu au mouillage au large des côtes somaliennes, à proximité du lieu où le MV Ruen était également retenu.

[12] RiskIntelligence, Monthly Intelligence Report April 2024.

[14] Et dans une moindre mesure les autres marines impliqués dans la régions appelées Independant deployers (Chine, Inde, Pakistan…)
Approfondir : Khyati Singh et Gaurav Sen, “India’s Anti-Piracy Missions Were Years in the Making”, The Diplomat, 29 février 2024. https://thediplomat.com/2024/02/indias-anti-piracy-missions-were-years-in-the-making/

[15] Cette activité indienne est notamment un rappel à la Chine qui place ses pions en océan Indien par le biais de déploiements réguliers de bâtiments militaires dans la zone, et l’implantation de la base de Doraleh à Djibouti, première et imposante base militaire chinoise à l’étranger.

[16] Aaron-Matthew Lariosa, “Indian Navy Commandos Take Control of Pirate Ship in Airborne Raid”, USNI news, 18 mars 2024. https://news.usni.org/2024/03/18/indian-navy-commandos-take-control-of-pirate-ship-in-airborne-raid

[17] Maritime domain awareness, auquel l’Inde participe par le biais de son IFC IOR.

Belfort : le 35e RI expérimente un nouveau dispositif de recrutement

Belfort : le 35e RI expérimente un nouveau dispositif de recrutement

– Le trois Info – 

https://letrois.info/dossiers/defense/belfort-le-35e-ri-experimente-un-nouveau-dispositif-de-recrutement/


Le 35e régiment d’infanterie de Belfort expérimente un nouveau dispositif de recrutement, le programme “Volontaire découverte de l’armée de terre (VDAT)”. | ©Le Trois – archives
Le 35e régiment d’infanterie (35e RI) de Belfort expérimente, à partir de ce lundi 27 mai, un nouveau programme de recrutement : volontaire découverte de l’armée de terre (VDAT). Il est le seul en France. 120 jeunes sont incorporés pendant 4 mois. Ils défileront le 14 juillet à Paris et participeront à la sécurisation des Jeux paralympiques.

« Écoutez bien les règles. Écoutez bien les consignes et tout se passera bien. » Ce vendredi matin, l’adjudant-chef Franck, adjoint au chef du centre d’information et de recrutement des forces armées (Cirfa) de Belfort s’adresse à trois volontaires, qui viennent de signer leur contrat d’engagement dans la salle d’honneur du 35e régiment d’infanterie de Belfort.

Louna, Thomas et Valentin font partie des 120 incorporés qui débutent ce lundi 27 mai le nouveau programme « volontaires découverte de l’armée de terre (VDAT) ». Un programme de quatre mois, où ils seront formés au métier de militaire et aux missions qui les attendent. « Vous ferez de l’opérationnel », replace à cet effet le sous-officier en charge du recrutement. À la fin de leur cursus, ils participeront à la sécurisation des sites des « Jeux paralympiques », indique le colonel Philippe Le Duc, chef de corps du 35e RI. Les volontaires mèneront aussi des missions de l’opération Sentinelle. Ils défileront aussi à Paris, à l’occasion des défilés du 14-Juillet, derrière le chef de corps ; le régiment belfortain sera l’un des quatre régiments de l’armée de terre à défiler le 14 juillet, dans un format non mécanisé, sur l’avenue Foch et non pas sur les Champs-Élysées, compte tenu de Paris 2024.

Les volontaires sont intégrés à une compagnie d’active, dirigée par le capitaine Steve. La compagnie conserve intégralement son encadrement alors que les autres membres de l’unité sont ventilés dans d’autres compagnies du régiment.

« Adapter à la vie moderne »

« Ce dispositif vise à faire découvrir l’armée de terre, explique le chef de corps, ses missions et son monde fonctionnement à notre jeunesse. » En France, le service militaire est suspendu depuis 2002. « L’armée de terre est confrontée à un problème de connaissance de la population, ajoute-t-il. En dehors de la journée d’appel à la défense, les jeunes n’ont parfois aucun contact avec la défense. » Et pour une partie de la nouvelle génération, leur père n’a pas non plus fait son service militaire. Le dispositif facilite les immersions et doit limiter l’attrition observée chez les jeunes recrues, tout en facilitant les recrutements, qui sont à la peine dans l’armée de terre, un phénomène aussi observé en Allemagne ou aux États-Unis.

De fait, aujourd’hui, les seuls qui découvrent l’armée, « ce sont ceux qui s’engagent », convient l’officier supérieur. L’armée de terre, qui n’a pas encore trop communiqué sur ce nouveau dispositif, cherche donc à élargir les offres de découverte. « C’est beaucoup plus adapté à la vie moderne », observe le colonel Philippe Le Duc. La présente période s’insère, par exemple, parfaitement dans le calendrier universitaire. L’officier de rassurer : « Ce n’est pas du réchauffé du service militaire. »

Près de 30% de femmes

35 femmes composeront ce contingent, de 120 personnes, soit près de 30 % des effectifs. Une nouveauté pour le régiment. « On se confronte à la réalité française », apprécie le colonel Philippe Le Duc, qui estime que ce format de recrutement permettra de diversifier les profils.

Autre avantage de ce premier engagement, il peut aussi conduire vers la réserve opérationnelle. Après son immersion, le volontaire optera pour une vie active dans le civil, tout en la compétant d’une activité de réserviste. Une réserve que cherche aussi à densifier l’armée française (lire notre article).

L’expérimentation propose donc une immersion profonde. Louna a 19 ans et est originaire de L’Isle-sur-le-Doubs. Elle était esthéticienne. Elle avait envie de s’engager. Elle passe le pas avec ce contrat. « Mon idée c’est de conforter mon envie de m’engager », confie, pour sa part, Thomas, 19 ans. Enfant, il voulait être miliaire. Ado, cela s’est estompé, avant de revenir dernièrement. Ces quatre mois devraient lui donner sa réponse définitive.

Le dispositif est une expérimentation. Il a vocation à évoluer, en fonction des retours de cette première mise en place. Il pourrait être généralisé à d’autres régiments, mais aussi diversifié en termes de format en fonction des unités. « Nous partons d’une page blanche », résume le colonel Philippe Le Duc. Les 120 volontaires viennent de toute la France. Les 120 volontaires viennent de toute la France.

Le 35e RI s’est porté volontaire

« Nous nous sommes portés volontaires », assure le colonel Philippe Le Duc. Ensuite, le régiment a construit son projet, l’a soumis. Un projet rédigé alors que le 35e RI a connu, lors des 12 derniers mois, une activité opérationnelle extrêmement dense, avec des déploiements notamment en Roumanie, Grèce ou encore en Pologne. Il a été retenu pour tenter l’expérimentation, qui demandera sûrement « des réglages à la fin », acquiesce le chef de corps. Le régiment disposait de plusieurs atouts pour répondre à ce large recrutement : il a des capacités d’accueil, il a des infrastructures d’entraînements à proximité et de qualité. Ce nouveau programme n’est reste pas moins « un défi en termes de soutien et de logistique », indique le colonel Le Duc. Habituellement, les contingents de recrues avoisine plutôt la cinquantaine de personnes. Ce sera plus du double. On en revient presque à des volumes observées lorsque la France avait une armée de conscription.

Le soutien militaire à l’Ukraine au regard de l’histoire par Michel Goya

Le soutien militaire à l’Ukraine au regard de l’histoire

par Michel Goya – La voie de l’épée – publié le 22 mai 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Avec une aide matérielle intermittente, graduelle et dosée, l’interdiction d’employer les armes fournies sur le sol de l’ennemi agresseur et la peur d’engager le moindre humain sur le sol de l’allié, le soutien occidental à l’Ukraine depuis 2022 est peut-être le plus prudent, sinon le plus pusillanime, de l’histoire des soutiens à des pays en guerre. Il faut sans doute revenir à l’attitude des démocraties face à la guerre civile à en Espagne de 1936 à 1939 pour trouver pire. A l’époque, lorsqu’il faut choisir entre le soutien à la République espagnole ou aux rebelles franquistes, les démocraties préfèrent proposer un « pacte de non-intervention » qui interdit toute aide matérielle aux belligérants par peur d’une extension du conflit à l’Europe. L’Allemagne et l’Italie bafouent allègrement ce pacte et vendent ou fournissent très vite des équipements aux nationalistes dont ils sont proches idéologiquement, sans que cela suscite la moindre rétorsion par peur de « provoquer ». Les Alliés de la République espagnole finissent quand même assez rapidement par lui fournir à leur tour du matériel, ouvertement et en échange de l’or espagnol par l’Union soviétique, beaucoup plus discrètement dans le cadre de la « non-intervention relâchée » par la France qui fait notamment transiter son aide via la Lituanie ou le Mexique qui n’ont pas signé le Pacte.

Le cas des hommes est plus délicat. Dans une situation de « confrontation froide » où aucun des deux camps opposés ne veut franchir le seuil de la guerre, il est toujours délicat de s’engager militairement sur le même terrain que son adversaire. Il y a donc une prime au premier qui s’engage puisqu’il empêche l’autre de le faire. Allemagne et Italie envoient très tôt dans la guerre des unités de combat, respectivement la Légion Condor et le Corps de troupes volontaires, qui pèsent évidemment très lourd dans les combats. Cette contradiction on ne peut plus flagrante du Pacte de non-intervention est masquée par le label du « volontariat ». Ces unités constituées ne sont donc pas officiellement des instruments étatiques mais des organisations non gouvernementales combattantes. Personne n’est dupe, évidemment, mais cela sert d’excuse pour ne rien faire. Il est vrai aussi qu’il y a également des volontaires individuels qui viennent aussi combattre par conviction dans les rangs nationalistes. C’est l’Union soviétique qui riposte, avec deux innovations. La première est formée par les unités fusionnées. L’URSS envoie 2 000 techniciens et servants d’armes qui viennent s’intégrer aux Espagnols dans des unités mixtes aériennes ou terrestres. La plus importante est la 1ère brigade blindée qui comprend 60 % de Soviétiques. La seconde est l’emploi du réseau partis communistes pour constituer des brigades internationales à partir de combattants volontaires, 35 000 dont plus de 9000 Français. Bien entendu, tous ces engagements humains variés induisent des risques et donc des pertes, 300 Allemands et plus de 1 000 Français tombent ainsi dans le conflit, mais cela ne suscite pas d’émotion particulière dans l’opinion publique. Cet engagement matériel et humain de part et d’autre n’a finalement provoqué aucune extension du conflit par engrenage et escalade tout simplement parce que personne ne le souhaitait. Quelques mois après la fin de la guerre d’Espagne, l’Allemagne et l’Union soviétique qui venaient de s’y affronter deviennent même alliés.

Les démocraties occidentales sont beaucoup plus audacieuses fin 1939 pour aider la Finlande agressée par l’Union soviétique, qui vient d’envahir une partie de la Pologne alliée et soutient massivement économiquement l’ennemi allemand. Cette fois le soutien matériel franco-britannique, et même italien, est franc et massif. La France propose par exemple de fournir 200 avions. On renoue avec les unités de volontaires, qui viennent de partout mais principalement de Suède. La nouveauté est que la France et le Royaume-Uni envisagent d’engager des unités régulières en Laponie face à l’Union soviétique et même de bombarder Bakou. On ne sait pas trop ce qui serait passé si ces projets fumeux avaient été mis en œuvre. Ils n’auraient pas fait grand mal de toute façon à l’URSS et peut-être en serait-on resté au stade des accrochages, ces petits franchissements du seuil de la guerre que l’on peut ignorer et oublier si on en reste là. La défaite de la Finlande en mars 1940 coupe court à toutes ces ambitions.

À ce moment-là, ce sont les démocraties occidentales qui sont agressées et les États-Unis s’en inquiètent. Malgré une opinion publique plutôt neutraliste, le président Roosevelt obtient de pouvoir aider matériellement, avec des aménagements de paiements, certaines nations afin de soutenir les intérêts stratégiques américains. Un an après la fourniture de 50 destroyers à la Royal Navy en échange de la possibilité d’installer de bases, les États-Unis mettent en œuvre la loi Prêt-bail à partir de mars 1941. On aide massivement les pays jugés alliés et on voit plus tard la manière de la payer. Personne ne dit à ce moment-là que les États-Unis sont « cobelligérants » aux côtés du Royaume-Uni puis de l’Union soviétique, et cette aide n’est pas la cause de l’entrée de l’entrée en guerre des États-Unis quelques mois plus tard. On rappellera juste l’importance de ce soutien, de l’ordre de 540 milliards de dollars actuels pour le Royaume-Uni, de presque 200 milliards pour l’URSS ou 56 milliards à la France, soit de l’ordre de 5 % du PIB annuel américain de l’époque, juste pour l’aide.

Avant l’entrée en guerre en décembre 1941 l’aide américaine est d’abord matérielle, mais on assiste à une initiative originale. Claire Lee Chennault, ancien officier de l’US Army Air Force devenu conseiller militaire de Tchang Kaï-chek en pleine guerre contre le Japon, obtient de faire bénéficier la Chine d’une centaine d’avions de combat américain mais aussi de pouvoir recruter une centaine de pilotes et de 200 techniciens américains rémunérés par une société militaire privée (la CAMCO). On les baptisera les « Tigres volants ». La SMP est un moyen pratique « d’agir sans agir officiellement ».

La guerre froide, cette confrontation à l’échelle du monde, est l’occasion de nombreuses aides à des pays en guerre y compris contre des rivaux directs « dotées » de l’arme nucléaire. Dans les faits, cela ne change pas grand-chose aux pratiques sinon que les nouveaux rivaux sont encore plus réticents que les anciens. L’Union soviétique aide ainsi successivement la Corée du Nord et la Chine pendant la guerre de Corée puis la République du Nord-Vietnam, contre les États-Unis, directement engagés, et leurs alliés. Elle aide aussi plus tard l’Égypte et la Syrie face à Israël, la Somalie face à l’Éthiopie puis l’inverse, l’Irak face à l’Iran ou encore l’Angola face à l’Afrique du Sud. La méthode soviétique est toujours la même. L’aide matérielle est rapide, massive et complète (même si les Chinois se plaignent d’avoir été insuffisamment soutenu en Corée) et d’une valeur de plusieurs milliards d’euros par an. Cette aide matérielle s’accompagne toujours d’une aide humaine si les troupes américaines ne sont pas là avec l’envoi de milliers de conseillers, techniciens, servants d’armes complexes.

L’URSS n’exclut pas l’engagement d’unités de combat, en mode masqué, mixte et fondu dans des forces locales si on veut rester discret comme les pilotes soviétiques engagés au combat contre les Américains en Corée ou au Vietnam. Elles peuvent aussi être engagées plus ouvertement mais en mission d’interdiction, c’est-à-dire sans chercher le combat. En 1970 en effet, en pleine guerre entre l’Égypte et Israël, les Soviétiques engagent une division complète de défense aérienne, au sol et en l’air, sur le Nil puis sur le canal de Suez. Cela conduit à des accrochages entre Soviétiques et Israéliens sans pour autant déboucher sur une guerre ouverte que personne ne veut. Le 24 octobre 1973, alors que la guerre du Kippour se termine, l’Union soviétique, qui, comme les États-Unis, a soutenu matériellement ses alliés, menace d’envoyer à nouveau des troupes en interdiction afin de protéger Le Caire et Damas. Les États-Unis augmentent leur niveau d’alerte de leurs forces, notamment nucléaires. Finalement, comme tout le monde l’anticipait, personne n’intervient et les choses s’arrêtent là. S’il y a véritablement besoin de renforcer massivement au combat les armées locales, les Soviétiques font plutôt appel à des alliés du monde communiste, comme la Chine en Corée (avec la plus grande armée de « volontaires » de l’histoire) face à la Corée du Sud et les Nations-Unies ou Cuba en Angola face à l’Afrique du Sud. Notons enfin, innovation de la Seconde Guerre mondiale, l’importance des services secrets et des forces spéciales pour appuyer et compléter ces actions, voire s’y substituer lorsqu’elles sont inavouables.

Les pays occidentaux, de fait les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, pratiquent sensiblement les mêmes méthodes et respectent les mêmes principes. L’aide matérielle est normalement sans restriction surtout si elle est financée, comme en Irak dans les années 1980 (où Soviétiques et Occidentaux se retrouvent dans le même camp) avec quasiment toujours les techniciens nécessaires et une structure de formation. On applique ensuite le principe du « premier arrivé interdit le concurrent » et quand les Soviétiques sont là, on n’y est pas ou le plus discrètement possible. Quand les Soviétiques ne sont pas là en revanche on peut se lâcher. La France envoie, à son échelle, des soldats fantômes, des conseillers-instructeurs, des forces d’appui ou même des unités en interdiction, comme en 1983 au Tchad face à la Libye où, malgré les accrochages, on reste au stade de la confrontation avec la Libye sans franchir le seuil de la guerre. L’engagement humain américain en zone de guerre interétatique est plus binaire du fait des contraintes sur l’engagement militaire. Il est soit non officiel, avec emploi de soldats fantômes ou de SMP, éventuellement de conseillers (Vietnam avant 1965), soit direct et généralement massif comme en Corée en 1950 ou au Sud-Vietnam à partir de 1965. Comme pour les Soviétiques cette prudence n’exclut pas les pertes, inhérentes à toute opération militaire. Elle n’empêche pas non plus les accrochages, comme les combats aériens entre Soviétiques et Américains où les frappes aériennes de part et d’autre au Tchad entre les forces françaises et libyennes.

Il faut retenir de tout cela que quand deux nations qui ne veulent pas entrer en guerre – et le fait d’être deux puissances nucléaires est une bonne raison pour cela – n’entreront pas en guerre, même si l’une aide une nation contre laquelle l’autre se bat directement. Le fait que cette aide dans son volet matériel soit graduelle ou massivement n’a jamais rien changé à l’affaire, donc autant qu’elle soit massive, car c’est évidemment plus efficace. Que des armes livrées servent à frapper le sol de son adversaire n’a jamais eu non plus la moindre incidence. L’engagement humain est plus délicat. Il est souvent indispensable pour rendre l’aide matérielle beaucoup plus efficace et le risque d’escalade avec l’adversaire est faible. La vraie difficulté à ce stade est constituée par les pertes humaines, toujours limitées mais inévitables par accidents ou par les tirs de l’adversaire qui ne manqueront pas de survenir. Si le soutien de l’opinion publique à cette politique d’aide est fragile, cela peut inciter à un changement de perception où l’action juste et nécessaire devient trop coûteuse et finalement pas indispensable. C’est cependant assez rare au moins à court terme.

Le vrai risque d’escalade entre deux rivaux survient avec les rencontres de combattants. Un premier procédé pour en diminuer les conséquences politiques est de diluer ses combattants dans les unités locales sous forme de « volontaires », ce qu’ils peuvent d’ailleurs parfaitement et tout à fait légalement être. Le second procédé consiste à « privatiser » les unités dont on sait qu’elles vont entrer en contact avec l’adversaire, sous forme de compagnies de « Tigres volants » (aux manches d’avions F-16 pourquoi pas ?) ou de brigades politiques. L’État peut dès lors nier toute responsabilité directe. Cela n’abuse personne mais donne le prétexte à l’adversaire de ne pas escalader contre son gré. Le troisième procédé, plus risqué, consiste à engager de vraies unités de combat régulières mais en mission d’interdiction loin de la ligne de contact. Les exemples (rares) cités, en Égypte ou au Tchad, ont plutôt réussi mais au prix de l’acceptation d’accrochages et donc de l’approche du seuil de la guerre, mais encore une fois si les deux adversaires ne veulent pas franchir ce seuil, celui-ci n’est pas franchi. Il n’est pas dit que cela soit toujours le cas mais il en été toujours été ainsi entre puissances nucléaires.

En résumé, si on revient sur la copie des alliés de l’Ukraine au regard de l’histoire, on pourrait inscrire un « trop timide, peut largement mieux faire sans prendre beaucoup de risques ».

Décès du président Ebrahim Raïssi : quelles perspectives politiques et internationales pour la République islamique d’Iran ?

Décès du président Ebrahim Raïssi : quelles perspectives politiques et internationales pour la République islamique d’Iran ?

Les disparitions du président et du ministre des Affaires étrangères iranien le 19 mai 2024 dans un accident d’hélicoptère sont venues secouer le pays. Dans un contexte de déstabilisation régionale et de regains de tensions notamment avec Israël, l’élection d’un nouveau président s’impose et le décès d’Ebrahim Raïssi vient également questionner les futures perspectives du  Guide suprême Ali Khameini pour le pays. Quelles réactions le décès du président a-t-il suscité au sein de la population iranienne ? À l’horizon des élections présidentielles qui se tiendront le 28 juin prochain, quelles sont les perspectives politiques et géopolitiques pour l’Iran ? Éléments de réponse avec Thierry Coville, chercheur à l’IRIS.

Comment a été reçue en Iran l’annonce de la mort d’Ebrahim Raïssi et de ses circonstances ? Que doit-on retenir de sa présidence ?

L’annonce du décès du président Ebrahim Raïssi, le 19 mai 2024, après un accident d’hélicoptère en Iran dans la province de l’Azerbaïdjan oriental, a été un choc politique, comme cela se serait passé dans n’importe quel pays où un incident similaire aurait eu lieu. Les premières réactions des autorités et notamment du Guide Ali Khameini ont été d’assurer qu’il n’y aurait pas de conséquences sur la gestion du pays. Le premier vice-président, Mohamed Mokhber a été nommé pour assurer l’intérim en attendant de nouvelles élections présidentielles fin juin 2024. On peut noter que ce dernier a été le directeur d’une des plus importantes fondations (bonyads) d’Iran, Setad Edjrâi Farman Imam, à savoir des organismes parapublics qui possèdent de nombreuses entreprises, ne paient pas d’impôts et ne rendent de compte qu’au Guide. Cette nomination confirme donc le poids économique et politique de ce secteur parapublic (regroupant les bonyads et les entreprises travaillant pour les Pasdarans) dans la République islamique d’Iran. Par ailleurs, une enquête a été lancée par le Chef d’état-major des forces armées, Mohamad Bâqeri, pour déterminer les causes de cet accident. Tout ce que l’on peut dire à ce sujet est que la flotte aérienne iranienne civile et militaire est vieillissante (l’une des plus « vieilles » du monde …) : les sanctions américaines limitent les capacités d’achat de l’Iran d’avions et de pièces de rechange. On rappellera que les sanctions américaines empêchent les achats d’Airbus par l’Iran puisqu’au moins 10 % des composants de cet avion sont fabriqués aux États-Unis. Il y a donc un vrai risque pour la sécurité des passagers : l’Aviation Safety Network notait en 2022 qu’il y avait eu près de 1 800 accidents depuis la révolution.

Ebrahim Raïssi s’est montré durant sa présidence comme un fidèle exécutant des directives du Guide Ali Khameini. Contrairement aux présidents précédents, il n’y a pas un seul moment où l’on a pu noter un semblant de désaccord entre le Guide et Ebrahim Raïssi. Évidemment, on retiendra du président qu’il a mené une répression féroce du mouvement de protestation « Femmes, vie, liberté » en 2022 (avec plus de 500 personnes tuées du côté des manifestants), et qu’il a été incapable d’apporter une réponse autre que sécuritaire à cette crise. Cette répression a accentué les « fractures » dans la société iranienne et explique qu’un certain nombre de personnes, notamment des membres des familles des victimes de cette répression, se soient ouvertement réjouies du décès du président. D’autres critiques portent plutôt sur sa politique économique. En effet, Ebrahim Raïssi s’est fait élire en promettant qu’il allait améliorer la situation économique de l’Iran et en expliquant que l’ancien président, Hassan Rohani, avait tort de lier toutes les difficultés de l’économie iranienne à la réimposition des sanctions américaines après la sortie de Donald Trump de l’Accord en 2018. Or, en dépit de ces promesses, l’inflation est restée très forte en Iran depuis son élection : elle a été proche de 50 % depuis 2021 pour toutefois ralentir à près de 30 % début 2024. Ebrahim Raïssi s’est donc trouvé en porte-à-faux par rapport à son discours pré-électoral pour finalement constater qu’il ne pouvait pas vraiment réduire l’inflation tant que les sanctions américaines étaient en place. On peut également reprocher au président iranien des erreurs en termes de politique économique comme la suppression des subventions de change liées aux importations de produits essentiels en 2022 (blé, huile, médicaments), ce qui a conduit à accélérer une inflation déjà élevée.

À quelles conséquences politiques doit-on s’attendre en Iran alors qu’Ebrahim Raïssi était « pressenti » pour succéder à l’Ayatollah Khamenei et que des élections seront organisées le 28 juin prochain ?

Il faut rester prudent à ce sujet. Certes, Ebrahim Raïssi était cité comme l’un des candidats possibles pour prendre la succession du Guide Ali Khameini. D’un autre côté, il n’était pas le seul. Certains estiment en outre que son « mauvais » bilan sur le plan économique en tant que président a pu peser sur sa crédibilité en tant que futur remplaçant du Guide. D’autre part, depuis la révolution de 1979, on a souvent évoqué certaines personnalités comme étant de possibles successeurs du Guide pour constater que ces mêmes personnes étaient tombées en disgrâce quelque temps après. Ce qui est sûr est que la succession du Guide Ali Khameini, quand elle interviendra, sera un évènement majeur de la scène politique iranienne. On peut noter à ce sujet que l’Assemblée des Experts, dont la mission est notamment de choisir le nouveau Guide et dont Ebrahim Raïssi était l’un des membres, vient de tenir sa première réunion après les élections de mars 2024 qui en ont défini sa nouvelle composition. Tous ses membres se rejoignent sur une ligne politique radicale défendant avant tout le principe de Velayat-eh faqih (la supériorité du religieux sur le politique) et que toutes les personnalités ne remplissant pas cette condition, comme l’ancien président Hassan Rohani, en ont été écartées.

En ce qui concerne les prochaines élections présidentielles, tout va dépendre des choix qui vont être faits par le Guide Ali Khameini. S’il considère que la stratégie globale du pays doit rester la même, il va, dans ce cas, favoriser la candidature d’un profil semblable à celui d’Ebrahim Raïssi, c’est-à-dire d’un radical qui poursuivra les politiques menées précédemment, notamment en matière de répression et du contrôle du voile obligatoire pour les femmes. Sinon, il peut penser que la situation de crise politique que connait l’Iran depuis 2022 ne doit pas perdurer et qu’il faut donc nommer une personnalité capable d’avoir une approche un peu plus pragmatique pouvant limiter la cassure entre le pouvoir et une grande partie de la société tout en maintenant le dialogue en cours avec les États-Unis sur les conflits régionaux et le nucléaire. Dans tous les cas, le futur président sera proche de la ligne radicale défendant le Velayat-eh faqih.

Dans un climat régional particulièrement tendu, un changement de présidence peut-il réellement amener à une fragilisation de l’Iran sur la scène internationale et accroitre l’instabilité actuelle au Moyen-Orient ?

Cela demeure peu probable. La stratégie régionale de l’Iran est d’abord définie par Ali Khameini et ses conseillers. D’ailleurs, Ali Bagheri Kani, qui a été nommé pour assurer l’intérim après le décès d’Hossein Amir Abdollahian, le ministre des Affaires étrangères (également mort dans cet accident d’hélicoptère), peut être considéré comme faisant partie de ce courant défendant la Velayat-eh faqih et l’ « Axe de résistance ». Il a été directeur de campagne de Said Djalili, une personnalité connue de cette mouvance lors des élections présidentielles de 2013. Il était également en charge dans le gouvernement de Raïssi des négociations sur le nucléaire, ce qui montre à quel point ce dossier reste important pour l’Iran.

La stratégie internationale de l’Iran va rester marquée par l’objectif de défendre l’Axe de résistance tout en renforçant progressivement les liens auparavant distendus avec des pays du Conseil de coopération du Golfe comme l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, et le Koweït. Sur la scène internationale, la priorité est notamment de maintenir des contacts avec les États-Unis, notamment pour limiter les risques de « dérapage » des conflits dans la région et dans l’optique de « futures » négociations sur la question du nucléaire. On peut noter à ce sujet que tous les dirigeants de cet « Axe de résistance » étaient présents lors des funérailles d’Ebrahim Raïssi à Téhéran et que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, et le Koweït y avaient envoyé leurs ministres des Affaires étrangères.

Tensions autour de Taïwan : “Tant que la Chine ne rencontre pas de résistance, elle peut faire un pas de plus”

Tensions autour de Taïwan : “Tant que la Chine ne rencontre pas de résistance, elle peut faire un pas de plus

par Marc Julienne, interviewé par Tanguy Sanlaville – IFRI pour Marianne

Les « séparatistes » de Taïwan finiront « dans le sang », a averti Pékin après avoir lancé des exercices militaires de grande ampleur autour de l’île, ce 23 mai. Une démonstration de force qui intervient trois jours après le discours d’investiture du nouveau président taïwanais William Lai. Une sortie de crise est-elle possible ? « Marianne » en a discuté avec Marc Julienne, directeur du centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI).marianne_m.jpg

Depuis jeudi 23 mai au matin, la Chine a lancé des exercices militaires de grande ampleur autour de Taïwan. Le but selon Pékin, envoyer un « sérieux avertissement » aux « séparatistes », trois jours après l’investiture de William Lai à la présidence de l’île. Décrit comme « un grave danger » par Pékin , le nouveau président a livré un discours remarqué lundi 20 mai et a notamment appelé à la Chine à « cesser ses intimidations politiques et militaires ».

La réaction chinoise ne s’est pas fait attendre. Percevant le discours comme une provocation d’un « dangereux séparatiste », Pékin a menacé Taïwan de « représailles » et indiqué son intention de « punir » le PDP, le Parti démocrate progressiste dont est issu William Lai. Une nouvelle montée de tensions dans les relations entre la République populaire de Chine et Taïwan, que Pékin considère comme faisant partie du territoire chinois. Si les États-Unis ont appelé Pékin à la « retenue » ce jeudi, la situation semble particulièrement instable dans la région. Pour y voir plus clair, Marianne s’est entretenu avec Marc Julienne, directeur du centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Marianne : A-t-on déjà connu un tel épisode de tensions entre la Chine et Taïwan ?

Marc Julienne : Il y a eu de multiples crises dans le détroit depuis 1949 et la proclamation de la République populaire de Chine. Un épisode récent a fait suite à la visite de Nancy Pelosi, l’ancienne présidente de la Chambre des représentants américaine, en août 2022, avec un déploiement militaire de trois jours. Cela avait donné lieu à un exercice de plus grande ampleur encore, certainement la démonstration militaire la plus importante dans l’histoire des relations entre les deux rives du détroit. Toutefois, le déploiement récent est qualitativement plus menaçant pour Taïwan. Toutes les forces chinoises sont mobilisées, mais également les garde-côtes, ce qui est quelque chose d’inédit. C’est un exercice qui encercle l’île de Taïwan, plus proche encore des côtes que celui d’août 2022, et qui donne aussi lieu à des manœuvres des garde-côtes autour des archipels administrés par Taïwan le long du littoral chinois. Cela montre une montée en puissance qualitative de la coercition chinoise.

En quoi le discours de William Lai a-t-il accru les tensions ?

On peut déceler une évolution dans le discours officiel taïwanais par rapport à sa prédécesseure, Tsai Ing-wen. Elle avait un discours plus nuancé, elle maintenait une zone de flou dans le statut des entités politiques de part et d’autre du détroit. Le président Lai a été plus direct dans la qualification de « la Chine » et de « Taïwan », et d’un État chinois et un État taïwanais.

Cela a probablement été noté à Pékin, mais ces exercices étaient de toute façon attendus par les observateurs, même si on ne connaissait pas précisément la date. Symboliquement, la Chine marque son opposition au nouveau gouvernement taïwanais et particulièrement au PDP, le Parti démocrate progressiste, reconduit au pouvoir pour la troisième fois d’affilée, qui est la bête noire de Pékin.

C’est ce signal que veut envoyer la Chine : à la fois de la réprobation et de l’intimidation ?

Exactement, la Chine ne peut pas ne pas manifester sa réprobation. Elle tente d’intimider le gouvernement et les forces armées de Taïwan, et essaie de dissuader le peuple taïwanais dans son ensemble de soutenir ce gouvernement. Force est de constater que cela n’a pas fonctionné jusqu’alors, puisque le PDP a été reconduit pour un troisième mandat d’affilée.

Peut-on y voir également la volonté d’envoyer un signal plus global ?

Oui, la Chine veut montrer au monde, et particulièrement aux Américains, qu’elle a les capacités et la préparation nécessaires pour mener une offensive contre Taïwan – et c’est tout le discours qui est diffusé par la propagande chinoise. Toutefois, on sait que l’armée chinoise accuse encore des lacunes capacitaires et de préparation au combat pour entreprendre une telle attaque.

À quelles lacunes capacitaires faites-vous référence ?

Taïwan est une île de 23 millions d’habitants, montagneuse, et il faut traverser un détroit de 180 kilomètres au plus large. Il y a besoin de beaucoup de capacités de transports amphibies, pour transporter les soldats et les blindés de part et d’autre de détroit, et Pékin en manque aujourd’hui. Pour envisager cette invasion, il faudrait aussi mettre en place une zone d’exclusion aérienne et la Chine n’en a pas les capacités, car elle manque de ravitailleurs en vol.

En matière de lutte anti sous-marine, la Chine accuse également un certain retard, et ses navires pourraient se trouver vulnérables si d’autres pays intervenaient dans le conflit. Ce qui fait donc penser que pour l’instant, c’est trop tôt, et que, quand la propagande chinoise dit « nous sommes prêts », c’est sans doute une évaluation surestimée à but d’intimidation. A priori, la Chine ne veut pas envahir Taïwan, son objectif prioritaire reste une unification pacifique. Toutefois, cet objectif s’éloigne et l’option militaire est plus que jamais présente dans les discours, dans les esprits et dans les déploiements de forces toujours plus nombreux.

Au-delà de la dimension symbolique, ces exercices visent aussi un objectif tout à fait tangible : l’entraînement des militaires. L’invasion de Taïwan serait une opération extrêmement complexe et nécessitant des troupes expérimentées, qui savent travailler ensemble. L’arrivée au pouvoir du nouveau président taïwanais représente une opportunité, ou un prétexte, pour lancer des manœuvres de grande envergure et entraîner les troupes.

Sur le plan des relations sino-américaines, est-ce que ces manœuvres peuvent aggraver encore davantage les tensions ?

Elles sont déjà très élevées, donc on n’espère que cela ne va pas les accentuer encore. Il faut cependant remettre cet exercice, certes de grande ampleur, dans le contexte plus général de ces derniers mois, dans lequel la Chine et les forces armées chinoises ont été relativement modérées par rapport à la normale de ces quatre dernières années.

Depuis 2020, il y a une montée en force de la coercition chinoise envers Taïwan par différents moyens, mais pendant la campagne électorale taïwanaise et au moment de l’élection en janvier 2024, il n’y a pas eu de manœuvres militaires particulièrement appuyées. À l’approche des élections, il y a pourtant souvent eu par le passé un renforcement de cette coercition militaire pour tenter d’orienter le vote de la population en faisant planer la menace de la guerre.

Ça n’a pas été le cas cette année. Ce qui peut l’expliquer, c’est justement le facteur américain. Aux États-Unis, on est également en campagne électorale et il y a un large consensus sur la Chine entre les démocrates et les républicains. Il y a une sorte de surenchère entre les deux partis pour savoir qui sera le plus dur à l’encontre de la Chine. Ce n’est donc pas le moment opportun pour Pékin de se montrer trop menaçant ou de déstabiliser excessivement son environnement régional. Cela donnerait l’occasion aux républicains d’accuser les démocrates d’être trop faibles et forcerait ces derniers à se montrer encore plus durs.

Est-ce qu’on peut espérer une désescalade des tensions ?

L’exercice dure deux jours, donc il va se terminer et les forces chinoises vont se retirer. On peut anticiper un retour à la « normale », mais cette normalité est très évolutive depuis quatre ans. Depuis 2020, c’est une courbe ascendante en termes d’activités militaires et de montée des tensions, donc on est depuis plusieurs années dans un niveau de tensions élevé qui continue de croître.

Ainsi, oui, la pression peut redescendre dans les semaines à venir. Mais si on élargit la focale sur les quatre dernières années, la Chine vient de franchir un nouveau palier. Les zones d’exercice annoncées par les autorités chinoises, par exemple, sont plus proches du territoire taïwanais que lors de l’exercice de 2022, et deux d’entre elles se trouvent de l’autre côté de la ligne médiane de démarcation du détroit. Par ce type d’exercice, Pékin va toujours plus loin dans la négation du statu quo et met en péril la paix et la stabilité.

[…]

>>> Retrouvez l’interview complète de Marc Julienne sur le site de Marianne.

Drôle d’économie de guerre

The GRIFFON, Armored Multi-Role Vehicle (AMRV), is capable of carrying out a wide range of missions and meets the need to engage light units in the contact zone, particularly in the initial phases of an operation in various conditions.This combat vehicle comes from the scorpion program (GRIFFON, JAGUAR, SERVAL) of the industrialist NEXTER, and is presented in the Roanne factory, where the assembly lines of the land combat vehicles from the SCORPION program are located. This program aims at modernizing the equipment of the French army. France, Roanne, February 19, 2022//KONRADK_konrad-027/2202211001/Credit:KONRAD K./SIPA/2202211004

 


Billet du lundi 20 mai 2024 rédigé par Jean-Philippe Duranthon membre fondateur et membre du Conseil d’administration de Geopragma.

Les historiens n’ont pas beaucoup aimé la drôle de guerre de 1939 ; apprécieront-ils la drôle d’économie de guerre dans laquelle nous vivons aujourd’hui ?

1/ Voilà deux ans qu’en inaugurant en juin 2022 le salon Eurosatory Emmanuel Macron a déclaré que la France était « entrée dans une économie de guerre ». Depuis, les cadences de production des armes n’ont pas été accrues à hauteur des espoirs affichés, les différentes entreprises des chaînes d’approvisionnement peinant à trouver les moyens humains et financiers permettant de changer brutalement de rythme. Mais la volonté politique est constamment réaffirmée et le ministre des armées n’a pas hésité à menacer les industriels de « réquisition », cette menace débouchant sur la publication d’un décret[1] : mais la publication d’un texte suffira-t-elle à résoudre les problèmes ?

L’Europe fait chorus. Toute occasion est bonne à Ursula von der Leyen pour rappeler que l’Union Européenne doit disposer de moyens militaires puissants, et les menaces de désengagement de l’OTAN exprimées par Donald Trump renforcent ce souhait. Aussi la Commission a-t-elle, le 5 mars dernier, présenté pour la première fois « une nouvelle stratégie pour l’industrie européenne de la défense pour préparer l’Union à toute éventualité en la dotant d’une industrie européenne de la défense réactive et résiliente[2] », dite EDIS[3], susceptible de déboucher sur un « programme européen pour l’industrie de défense », dit EDIP. Des plans, des acronymes, bientôt des délibérations : suffiront-ils à surmonter les difficultés ?

2/ Le problème est qu’en même temps, la France et l’Europe poursuivent une politique qui rend chaque jour plus difficile le financement des entreprises concernées, celles qui, selon l’expression consacrée, forment la « base industrielle et technologique de défense » (BITD[4]). De nombreux rapports officiels, en particulier de la Cour des Comptes ou du Sénat[5], ont fait état d’une « frilosité bancaire » qui trouve son origine dans des règlements européens et leurs transpositions nationales.

L’imagination normative bruxelloise a en effet trouvé dans les problématiques ISR et ESG[6] de nouveaux champs d’excellence, à travers de nombreux dispositifs dont les principaux sont la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), la Sustainable Finance Disclosure Regulation (SFDR), la « taxonomie verte » accompagnée de ses labels, et les conditions mises pour bénéficier des avantages des « obligations vertes »[7]. Ces textes, dont la respectabilité des intentions ne peut être mise en doute, ne traitent pas spécifiquement des questions de défense mais obligent les financiers et les investisseurs à classer leurs investissements en plusieurs catégories et à accroître progressivement la part des plus « vertes » d’entre elles ; les activités militaires ne pouvant pas figurer dans les catégories à privilégier au regard des critères choisis, en particulier la transition climatique, les établissements financiers ont tendance à refuser de financer les projets les concernant, afin de ne pas rendre plus difficile le respect des proportions qui leur sont imposées, progressivement de plus en plus contraignantes. Certains, HSBC par exemple, n’hésitent pas à les exclure par principe. De même la BEI (Banque européenne d’investissement) s’interdit de financer des projets dans les secteurs de la défense et de la sécurité, alors même qu’aucun texte de l’oblige à agir ainsi. La Fédération Bancaire Française (FBF) ne nie pas cette « frilosité bancaire » et, pour compenser les effets sur les entreprises de la Défense de la réglementation européenne, évoque la possibilité d’un régime d’ « exception stratégique » ou la création d’« obligations de souveraineté » inspirées des green bonds.

Cette analyse vaut dans on contexte marqué par le fait que, depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, 78 % des achats réalisés dans le domaine de la défense par les pays de l’Union Européenne proviennent de l’extérieur de l’Union et en particulier, pour 63 %, des États-Unis.

Il n’y a donc pas de temps à perdre. Mais la cohérence entre le soutien affiché à l’industrie de défense et les choix communautaires n’est pas évidente.

3/ On aurait pu penser que, dans sa nouvelle stratégie de défense dite EDIS, la Commission se saisirait du problème. Or il faut attendre la page 29 (sur 36) du document pour que le problème soit abordé, et il l’est en des termes qui témoignent d’une grande naïveté ou d’une étonnante indifférence : « Le fait que certaines activités industrielles dans le domaine de la défense n’aient jusqu’à présent pas été incluses dans la taxinomie environnementale de l’UE ne préjuge pas des performances environnementales des industries de la défense et ne devrait donc pas avoir d’incidence sur leur accès à des financements. » La Commission ne s’interdit pas d’écrire à côté que « L’industrie de la défense améliore la durabilité, eu égard à sa contribution à la résilience, à la sécurité et à la paix. » (A ce compte-là un facétieux aurait pu écrire que se doter d’une armée puissante réduit les risques de conflit, donc de destruction d’espèces vivantes, notamment humaines, et contribue par conséquent à la préservation de la biodiversité). Une façon originale de faire semblant de ne pas voir le problème.

Plutôt que s’attaquer à celui-ci la Commission préfère faire appel aux mêmes recettes que d’habitude, c’est-à-dire

– demander aux Etats-membres de s’associer pour concevoir et produire ensemble leurs armes ;

– favoriser les achats d’armes au niveau communautaire plutôt que national ;

– mettre en place des mécanismes bureaucratiques (fonds de soutien aux projets de mutualisation et instances de discussion/concertation/harmonisation) pour gérer l’ensemble.

Tout cela donne l’impression que l’objectif n’est pas tant l’efficacité de la politique proposée que la possibilité de la mettre en œuvre au niveau communautaire.

L’Europe aurait tout intérêt à développer ses capacités, militaires ou autres, en s’appuyant sur ses champions actuels, en les aidant à accroître leur efficacité et à conserver leur excellence technologique. Elle préfère n’être qu’une grosse machine d’aspiration des compétences nationales, de redistribution entre les États et d’édiction de normes, quitte à ce que celles-ci accroissent les coûts et fragilisent les entreprises.

Il s’agit vraiment d’une drôle d’économie de guerre. Et ce n’est vraiment pas drôle.

19 mai 2024

Jean-Philippe Duranthon, Membre fondateur et membre du conseil d’administration de Geopragma


[1]https://www.legifrance.gouv.fr/download/file/pWdeY48hV40FEZB4C3XyDEz_YKvnMt_Q79svGv-m-Rk=/JOE_TEXTE

[2] https://defence-industry-space.ec.europa.eu/document/download/7b45e1f7-33f7-4f28-bcd8-70be10d213af_en?filename=JOIN_2024_10_1_FR_ACT_part1_v2.pdf

[3] EDIS = European Defence Industrial Strategy, EDIP = European Defence Industrial Programme.

[4] Si vous préférez parler bruxellois, utilisez l’acronyme EDTIB pour European Defence Technological and Industrial Base. On estime généralement que la BITD compte 4000 entreprises et 200 000 personnes et qu’elle génère 15 Md€ de chiffre d’affaires ; la Commission européenne chiffre à 500 000 personnes l’effectif de l’EDTIB et à 70 Md€ son CA.

[5] Voir en particulier le rapport déposé le 24 mai 2023 par Pascal Allizard et Yannick Vaugrenard, « Renseignement et prospective : garder un temps d’avance, conserver une industrie de défense solide et innovante » :  https://www.senat.fr/notice-rapport/2022/r22-637-notice.html. Voir aussi l’avis présenté le 27 février 2024 par Cédric Perrin sur la proposition de loi relative au financement des entreprises de l’industrie de défense française : https://www.senat.fr/rap/a23-363/a23-3631.pdf

[6] ISR = investissement socialement responsable ; ESG = critères environnementaux, sociaux et de gouvernance.

[7] Ou green bonds.

Comment l’Europe du Sud a préparé sa propre submersion

Comment l’Europe du Sud a préparé sa propre submersion

par Tawfik Bourgou* – CF2R – publié le 16 mai 2024

https://cf2r.org/tribune/comment-leurope-du-sud-a-prepare-sa-propre-submersion/


*Politologue. Maître de Conférences habilité à diriger des recherches, Université Jean Moulin Lyon 3. Membre du Conseil Scientifique du CF2R

 

 

La création d’un « Hot Spot » en Tunisie et la labellisation de pays « sûrs » mises en œuvre par les pays européens, ou ceux de l’Union européenne, ne sont qu’un indicateur des impacts négatifs et dévastateurs des politiques occidentales dans sa proche périphérie au cours des treize dernières années. En agissant à la remorque des États-Unis, les Européens ont créé les conditions de leur propre submersion. Car en effet, s’il n’y avait pas eu ingérences destructrices dans la proche périphérie de l’Europe, les « Hot spots » n’auraient jamais été nécessaires.

Ce tragique aboutissement s’explique par une suite de fautes stratégiques commises par les occidentaux en dépit du bon sens, qui ont produit un effet boomerang auquel ne croyait pas les auteurs des ingénieries dévastatrices. Cet aboutissent augure d’un épisode encore plus dangereux pour l’Europe du Sud.

Immigrations massives déjà à l’œuvre, terrorismes, arrivée au pouvoir dans les pays de la périphérie des islamistes proches des Frères musulmans notoirement anti-occidentaux… tous ces évènements sont, au moins partiellement, les contrecoups de mauvaises politiques occidentales, principalement américaines, dans la proche périphérie de l’Europe, spécialement sur son flanc sud et sur sa frontière orientale – au Moyen-Orient, du Liban au le croissant fertile, jusqu’à la frontière de l’Iran.

Tout au long d’une dorsale qui va du Golfe arabo-persique jusqu’à la Mauritanie, on assiste à une suite de déflagrations dues à des ingérences souvent volontaires, mal calculées, et mal maitrisées. Certaines répondaient à une stratégie d’homogénéisation d’espaces que les « grands » stratèges occidentaux ne connaissaient même pas, ou à peine à travers de simples lectures de vulgarisation. Ce fut le cas au lendemain des évènements de 2010-2011, lorsque, sous influence des Frères musulmans, les États-Unis entreprirent de créer une zone contrôlée par la confrérie de l’Égypte à la Tunisie, supposé faire jonction symboliquement avec la Turquie de l’AKP.

A l’arrière de ce corridor qui n’a jamais pu se concrétiser, on observe un espace se caractérisant par des guerres, de destructions d’États, l’affaiblissement de sociétés et de remparts politiques annonçant une possible submersion de l’Europe du Sud à brève échéance.

Des fautes stratégiques certes, mais aussi certains agissements calculés ont produit ces effets dévastateurs et ont conduit à affaiblir durablement des alliés et à faire disparaitre d’anciens supplétifs et vassaux.

Pendant que les regards sont dirigés vers l’Ukraine et le Moyen-Orient, une montée des troubles subsahariens est en train d’avaler l’Afrique du Nord et le Maghreb, en particulier deux pays situés à quelques encablures de l’Europe : la Libye et la Tunisie. Les ingérences calculées, entre 2010 et 2024, sont l’action la plus immorale de l’histoire diplomatique et militaire de ces vingt-cinq dernières années. Elles sont à la source d’un dangereux processus qui va impacter l’Europe du Sud.

Dans ce processus, actions volontaires, faiblesses et vulnérabilités se sont combinées et se sont renforcés. Certaines sont dues à d’anciennes situations locales, mais le détonateur a été les désastreuses actions américaines menées entre 2003 et 2024 dans la proche périphérie de l’Europe du Sud. Ces ingérences, menées au nom de la « démocratisation », entre 2010 et 2024, ont abouti à des désastres économiques, politiques, sociaux et menacent de faire disparaitre plusieurs pays. « State Building » et « Democracy Building » ont engendré des zones grises, l’apparition de mafias, le développement des trafics de drogues et d’êtres humains, une dégradation des conditions de vie des populations et l’apparition de dictatures ouvertement anti-occidentales. Un désastre régional passé sous silence.  

Ces actions ont également entrainé une fragilisation de l’Europe Sud. L’Italie, la France, l’Espagne, feignent de ne pas voir les signes avant-coureurs d’un effondrement possible de la Tunisie, affaiblie par le jeu des États-Unis, du Qatar, de la Turquie, de l’Algérie et des milices libyennes. Son affaiblissement est surtout dû à la montée vers le nord des troubles subsahariens. La Tunisie est aujourd’hui confrontée à une invasion venant du sud qui remonte vers la côte méditerranéenne, en forçant tous les passages vers la Tunisie, via ses frontières avec l’Algérie et la Libye.

Nous assistons de facto à la submersion de l’Afrique du Nord par les migrants subsahariens fuyant les troubles politiques et ethnoreligieux de leurs pays d’origine. Le phénomène s’est accéléré en Tunisie ces dernières semaines, ce qui montre un délitement de tout le système frontalier. Plus rien ne peut bloquer la montée vers le nord des populations provenant d’un bassin démographique subsaharien de quelques centaines de millions. Si la Tunisie cède, cette masse humaine se déversera sur les côtes de la Méditerranée du Sud, face à la Sicile.

C’est désormais une question de temps. On observe que rien n’arrête désormais le passage des migrants remontant du Niger, du Soudan, de la Côte d’Ivoire, de Cameroun.

A l’est, l’Algérie, n’entrave pas leur passage à travers son territoire vers la Tunisie, et les milices libyennes le facilitent même, à l’Ouest, en lien avec les mafias tunisiennes.

Pour avoir affaibli la Tunisie et la Libye, pour avoir indirectement participé à la destruction de leurs économies, les États-Unis, mais surtout les pays d’Europe du Sud, se trouvent désormais face à une digue qui menace de lâcher, à un flux humain qui peut les impacter immédiatement et durablement. Un mouvement migratoire de même niveau, sinon plus important, que celui qui menace les Etats-Unis à partir du Mexique.

Six fautes stratégiques occidentales expliquent le naufrage actuel et annoncent une prochaine déflagration de dimension mondiale.

 

  1. Un pacte faustien avec l’islam politique

Le premier acte de cette longue suite de fautes stratégiques a certainement été le pacte signé avec les moudjahidines afghans il y a environ quarante-cinq ans, par l’intermédiaire des Saoudiens et des Pakistanais. Les États-Unis croyaient naïvement, rééditer ce qu’ils avaient déjà fait dans les guerres asiatiques qui consistait à se rapprocher de groupes armés luttant contre le même adversaire, et à leur fournir les moyens d’augmenter l’efficacité de leur action contre leur ennemi commun. On se rappellera longtemps de la tirade de Brzezinski s’adressant aux rebelles afghans leur affirmant qu’ils se battaient pour Dieu. A l’époque il n’avait pas précisé de quel Dieu il s’agissait.

Le résultat a été un pacte faustien avec tous les islamismes et surtout une appétence particulière pour les montages d’actions de guerres hybrides à la périphérie de l’URSS. C’est à la faveur de cet épisode qu’on découvre un modèle d’intervention qui sera par la suite dupliqué sur d’autres théâtres : une troupe combattante hétéroclite, un pays qui finance la guerre et un pays frontalier de la zone de conflit par lequel transite la logistique et qui, via ses élites au pouvoir, est autorisé à prélever sa dime. Une corruption s’installe ainsi, profitant de la zone grise toute proche. L’armée pakistanaise a été un des acteurs qui a le plus profité matériellement de la proximité de la guerre soviéto-afghane (1979-1989). A parti des années 2010, le parti tunisien Ennahdha a profité lui aussi de la manne qui passait par le sud de la Tunisie en direction de rebelles libyen de l’islamiste terroriste Abdelhakim Bel Haj, ancien pensionnaire de Guantanamo, grimé en démocrate pour les besoins de l’accommodement washingtonien avec l’islam politique. Ces bases-arrières de logistique et de renseignement se muent toujours en zones mafieuses et finissent toujours par gangrener tout un pays. La Tunisie est un exemple de plus.

L’implantation de mafias sur la frontière tunisienne est due à l’afflux de fonds et de matériels payés par le Qatar sur demande américaine et avec l’aide de pays européens. La fin de la guerre directe en Libye a laissé place à un système criminel qui a démoli l’économie du sud de la Tunisie, qui l’a intégrée dans les réseaux de l’immigration clandestine, dans l’économie du terrorisme et, plus récemment, dans celles du trafic des drogues dures qui submergent le pays depuis le golfe de Guinée.

L’Arabie saoudite et le Pakistan furent les premiers acteurs de ce modèle que les États-Unis vont dupliquer ensuite en Afghanistan avec l’État taliban. Ce sont les mouvements armés par Washington à l’occasion de ces guerres hybrides, qui sont au moins partiellement, derrière les attaques d’Al-Khobar (1996) de l’USS Cole (2000) et du 11 septembre 2001. Pourtant, cette méthode sera réutilisée en Syrie pour démolir le régime de Bachar Al Assad. La Jordanie et la Turquie ont en cette occasion servi de bases-arrières, les riches régimes du Golfe ont financé l’opération et la Tunisie a fourni la chair à canon. Ce pays a ainsi été offert aux islamistes par l’administration Obama. Mais ce mode d’action a échappé à ses créateurs et s’est reproduit à l’infini, notamment au Sahel où il vient de se reconstituer après les départs de la France et des États-Unis et commence à avancer dans le sillage des vagues migratoires subsahariennes vers l’Afrique du Nord et spécialement la Tunisie.

Sans le pacte faustien avec l’islam politique djihadiste, il n’y aurait pas eu le 11 septembre 2001, ni les attaques de Paris et de Nice. Ce modèle s’est retourné contre ses initiateurs, ainsi que l’illustre le chaos régnant au Yémen, au Soudan, en Libye, dans le Sahel et au Mali. Son prolongement vers l’espace occidental ne saurait tarder et contribuer à son effondrement

 

  1. Une destruction des États et leur confessionnalisation

La seconde faute stratégique a été la destruction de l’Irak par l’administration Bush junior. Cette guerre d’invasion a eu un double effet dévastateur de dimension planétaire. D’abord elle a rompu l’équilibre sunnites-chiites au Moyen-Orient, rendant possible ce qui n’était pas envisageable par les naïfs stratèges de la Maison Blanche : une jonction entre acteurs chiites et sunnites dans le combat contre l’Occident.

Depuis le 7 octobre 2024, le monde occidental découvre que le Hamas se coordonnait avec les Houthis et l’Iran chiite. Or, il était connu depuis 1979, que les Frères musulmans étaient une référence, au moins institutionnelle, pour la République Islamique et que depuis lors, leur coopération n’a jamais cessé.

Ainsi, quand Morsi prend le pouvoir en Égypte avec l’assentiment du couple Obama-Clinton, il entreprend de se rapprocher de l’Iran. En rompant cet équilibre Bush et ses stratèges ont créé une situation inédite au Moyen-Orient : la disparition d’un État arabe assurant un équilibre régional. En octroyant le rôle de puissance tutélaire à la Turquie, l’administration Obama va accentuer la mainmise de la confrérie sur les rouages du monde arabe, amenant d’ailleurs certains pays arabes du Golfe à chercher d’autres alliances et éviter ainsi le huis clos avec Washington. Sous influence des Frères musulmans depuis 2003 au moins, les administrations américaines successives se sont lourdement trompées de supplétif local.

La guerre en Irak a ainsi provoqué une onde de choc planétaire et symbolique : une guerre d’ingérence déclenchée au nom de loufoques motifs aboutissant à la multiplication de conflits régionaux. Ce conflit a créé un précédent, car il a vu une puissance majeure, les États-Unis, piétiner le droit international. Les analystes de la guerre en Ukraine soulignent que, délibérément oublieux de leur histoire, les États-Unis reprochent la même chose aux Russes. Surtout, la quasi-disparition de l’Irak a ouvert la porte à l’Iran, à la destruction de la Syrie et, par ricochet à celle du Liban. L’actuelle guerre secrète d’ingérence au Soudan va ouvrir un nouveau chapitre dangereux : la montée vers le nord de plus de 2,2 millions de personnes que l’Égypte ne pourra pas endiguer.

 

  1. Détruire un État et l’offrir en prébende à l’ennemi d’hier

C’est là un autre aspect des fautes stratégiques majeures des Occidentaux. Au départ l’impact devait être symbolique, mais il a finalement provoqué des bouleversements de dimension géopolitique. L’Occident, les États-Unis, feignent de l’ignorer. Cependant les effets de la déstabilisation de l’Afrique du Nord seront dévastateurs à très court terme pour les pays de l’Europe du Sud, principalement pour l’Italie. Historiquement, c’est vers 2003-2004 que les stratèges de la Maison-Blanche entreprennent de transformer la Tunisie – contre l’avis de son peuple d’ailleurs – dans une nouvelle action de pompier-pyromane.

A l’époque, se basant sur des indicateurs (taux d’alphabétisation, participation des femmes à la vie économiques, IDH, etc.), certains milieux washingtoniens décident de faire de la Tunisie le laboratoire central de leur stratégie transformationnelle de démocratisation. Ils initient alors des contacts avec les « opposants » au régime par l’entremise de Londres.

Les Britanniques englués dans leur Londonistan, voulant se débarrasser de leurs encombrants islamistes dans le sillage des attentats de Londres (2005), entreprennent alors de jeter des ponts entre les Frères musulmans tunisiens, qu’ils accueillent et protègent sur leur sol, et les services américains.

Après sa prise de fonction Obama, réactive cette action mais pas dans le même objectif que l’administration Bush. Les Sémocrates n’apprécient que modérément les États issus de la décolonisation, notamment l’État tunisien bourguibiste construit sur le modèle français. A la recherche d’un nouveau pacte avec les islamistes pour sortir d’Irak et d’Afghanistan, le couple Obama/Clinton, profite des troubles sociaux en Tunisie pour pousser plus en avant le projet d’un laboratoire nord-africain d’accommodement de la démocratie et de l’islam des frères musulmans.

C’est ainsi que lors de la réunion de Paris, en février 2011, en raison des troubles en Égypte, qu’il fut convenu de livrer la Tunisie à la nébuleuse islamiste qui n’a jamais eu pour intention d’appliquer les idées démocratiques.

Le projet de la « Democracy Building » dans sa version obamienne va avoir pour premier effet le démantèlement du système sécuritaire et du renseignement tunisien, ce qui aura pour conséquence l’afflux de djihadistes en Tunisie, les débuts d’une immigration clandestine – de plus en plus massive – vers l’Europe, et l’enracinement d’une mafia aux frontières du pays en lien avec la zone sahélo-saharienne.

La Tunisie connait alors des vagues d’attentats terroristes, parfois perpétrés par des Algériens ; puis l’Europe connaitra des attaques venant de Tunisie. En détruisant l’État tunisien et son système sécuritaire – parfois avec le consentement d’officines et de services de renseignement -, l’Occident rompt un premier rempart entre ses côtes et l’espace subsaharien où se joue aujourd’hui son propre avenir. Plus aucun État tampon ou rempart ne sépare l’Europe du Sud du plus grand bassin migratoire au monde.

Les tentatives de l’Italie de Georgia Melloni sont vouées à l’échec. Ses accords ont été conclus avec un régime faible à l’économie effondrée qui n’a aucune stratégie de protection de ses frontières, largement vassalisé par l’Algérie dont l’objectif est désormais de faire pression sur l’Europe via la Tunisie, quitte à la démolir. L’Algérie agit avec la Tunisie comme agissait jadis Hafez El-Assad contre l’Occident, via le Liban.

Quant à la Libye, sous la férule des turco-qataris, elle pousse, bénéficiant de la mansuétude américaine, des milliers de subsahariens vers la Tunisie pour faire chuter le régime de Saied et rétablir le régime les Frères musulmans, quitte à submerger l’Europe du Sud.

 

  1. Faire des guerres par convenance sans intérêt politique et sans solutions institutionnelles

La guerre de Libye fût certainement la guerre la plus bête et la plus dévastatrice. C’est celle qui a permis la naissance d’États-milices et de proto-États dans un espace qui va de la Mauritanie à la Somalie. Ce conflit, financé par le Qatar, est la principale cause de l’effondrement de l’ensemble du système sahélo-saharien. Œuvre des lubies de quelques aventuriers se rêvant en Lawrence du XXIe siècle, cette guerre a été plus dévastatrice que ne laissent entrevoir ses stigmates sur le théâtre libyen.

En intervenant en Libye, pour y installer les Frères musulmans sous la férule du Qatar et de la Turquie, l’administration Obama, mais aussi la France de Sarkozy ou le Royaume-Uni de Cameron ont fait preuve d’une méconnaissance totale de la défiance locale vis-à-vis des Frères musulmans et du rôle néfaste de la Turquie. Celle-ci a directement utilisé l’espace tuniso-libyen pour réduire la présence des pays européens dans le bassin occidental de la Méditerranée et pour créer une continuité avec sa partie orientale, s’ouvrant ainsi l’accès vers l’espace sahélien et l’Afrique subsaharienne qui les intéressaient économiquement.

Cependant, la guerre en Libye a provoqué l’effondrement de tout le système frontalier et l’effacement de la limite entre les espaces arabe, maghrébin, berbère et subsaharien. En intervenant en Libye, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ont cassé une limite historique. Une sorte de réédition en Libye, de la faute américaine commise en Irak qui a cassé la frontière historique et symbolique entre Perses et Arabes. C’est là une des explications de l’effondrement maghrébin en cours et de la prochaine submersion de l’Europe du Sud.

Le contrôle des frontières va passer des mains des États à celles des mafias et des ONG au financement parfois douteux et qui profitent de l’immigration massive se dirigeant vers l’Europe. L’intervention occidentale en Libye a permis la fusion des problématiques des mafias africaines et de l’immigration, de la traite des personnes humaines, de la drogue et de la prostitution, et des ONG occidentales agissant dans le domaine des secours en mer ou à terre. Ces dernières, comme les institutions onusiennes – notamment le HCR – sont devenues des supplétifs des réseaux criminels, politiques – et à terme terroristes – agissant à travers « l’industrie de l’immigration massive ».

Quatorze après cette intervention, la Libye est une zone grise où se prépare en partie la prochaine vague en direction de l’Europe du Sud, malgré les accords italo-libyens. En détruisant la Libye, le trio interventionniste a contribué à casser durablement la Tunisie. La frontière sud du pays, celle avec la Libye, est historiquement celle d’où sont venues certaines des invasions les plus destructrices qu’a connu la Tunisie et qui restent dans les mémoires collectives, notamment l’invasion hilalienne. C’est en partie par cette frontière contrôlée par les milices sous influence du Qatar et de la Turquie que remontent les vagues subsahariennes actuelles – notamment soudanaises – et qui menacent à brève échéance de faire imploser le pays. La mauvaise lecture française de l’intervention en Libye est un des facteurs explicatifs de son réengagement dans l’espace sahélien, de son échec politique et de son retrait massif. Mais là aussi, comme en Afrique du Nord, le rôle des États-Unis vis-à-vis de la France n’a jamais été neutre.

 

  1. Éliminer ses propres amis et alliés des espaces périphériques et des jeux régionaux

Depuis 2001, pour des raisons multiples, dans le cadre de la guerre contre le terrorisme (GWOT), les États-Unis se sont estimés plus légitimes pour intervenir dans certaines zones en raison de la nature de l’environnement qu’ils croyaient maitriser intellectuellement, dans le domaine de la guerre contre le terrorisme. En réalité, leur lecture des situations locales était partiellement fausses, notamment celles des lieux où seraient nées certaines des tentatives d’attaque contre les États-Unis, dont celle qui aboutit au 11 septembre 2001.

Alors que ces attaques ont été planifiées depuis l’espace afghano-pakistanais et menées par des Moyen-orientaux, durant des années l’administration Bush s’est obstinée à en situer l’origine entre l’Irak, le Maghreb et la Libye. Les États-Unis voulaient éviter – de se fâcher avec le Pakistan en raison de son importance dans l’acheminement des moyens nécessaires à leur présence en Afghanistan. Bien avant la guerre en Irak, l’administration Bush avait maladroitement tenté d’intégrer le Niger dans une sombre affaire, fabriquée de toutes pièces, pour prouver l’existence d’un trafic d’uranium entre le ce pays et l’Irak. Ce mensonge faisait fi des dénégations françaises, toutes fondées sur des renseignements fiables.

En incluant la zone MENA (Middle-East and North Africa) et l’espace sahélo-saharien dans le champ de leur guerre contre le terrorisme, les États-Unis y ont renforcé leur présence et leur rôle. De Djibouti au Burkina-Faso, ils ont alors commencé à réactiver un modèle de relations avec la France, typique de ce que fut l’alliance limitée, intéressée et piégeuse, durant la guerre d’Indochine. 2010 crée l’opportunité d’une implication plus forte des Etats-Unis dans pays et dans des espaces jusqu’alors en lien avec l’Europe et principalement avec la France. Dès lors, l’idée n’est pas l’intervention directe, mais un renversement des élites en s’appuyant sur des segments anti-européens, anti-français – essentiellement islamistes et nationalistes arabes – ou ethnicistes africanistes.

Négligeant la proximité géographique avec l’Europe, ainsi que la présence d’importantes diasporas de ces pays dans l’espace européen, les États-Unis, aidés dans certains cas par des think tanks, des « intellectuels » proches de la mouvance Frères musulmans et les mouvances ethnicistes africanistes, vont pousser, volontairement ou involontairement, le départ de la France et la fin de l’influence européenne dans cette vaste zone. Plusieurs pays européens, notamment l’Allemagne à travers certaines de ses fondations, ont participé à cet agenda américain. L’intermède de la guerre au Mali et la présence militaire française n’ont pas ralenti cette mise à l’écart et le remplacement des élites. Paradoxalement, bien que promues par Washington, elles seront les plus promptes à inviter la Chine et la Russie. Cela a été le cas en Afrique subsaharienne comme en Tunisie. Les Frères musulmans, dès leur arrivée au pouvoir, en allégeance totale vis-à-vis de l’axe Doha-Ankara-Washington, ont entrepris de démanteler l’influence de l’Europe et de la France, et sont mis à l’heure turque, tout en tissant des liens avec Pékin. De fait, la fin de la présence militaire française, facilitée indirectement par Washington, a créé un vide que les Américains se sont montrés incapables de remplir malgré le recours à la société de mercenaires Bancroft.

La présence économique européenne et française n’a pas été et ne pourra jamais être compensée par les États-Unis, la Chine ou la Russie, car Paris et Bruxelles y conduisaient une forme d’intervention étrangère aux génotypes de ces trois puissances.

L’échec d’une solution politique en Libye, l’implosion totale du Soudan, le départ des Français du Mali, du Niger et bientôt du Tchad plongent cette zone dans une situation chaotique : une combinaison djihadisme, de trafics de drogue et d’ immigration massive est déjà à l’œuvre. La jonction possible avec la guerre en Ukraine ou avec les troubles du Moyen-Orient, aujourd’hui hypothèse théorique, pourrait prendre forme à l’approche de l’été 2024.

 

  1. Faire des plus faibles les gardiens des verrous continentaux

L’ampleur de la déflagration qui se prépare amènera fatalement les Occidentaux, spécialement les pays de l’Europe du Sud, à intervenir, à brève échéance dans les pays de la rive sud de la Méditerranée. Où l’on observe, d’ouest en est, la montée d’une vague migratoire qui devient un outil entre les mains de ceux qui de près ou de loin veulent provoquer l’effondrement des États pour exercer une pression sur l’Europe du Sud. Ce qui se joue dans l’espace sahélo-saharien, en Libye et à aux frontières de la Tunisie, c’est simplement la paix civile dans la péninsule italienne et en France.

L’état d’Afrique du Nord le plus ciblé en raison de son affaiblissement, mais aussi en raison de l’enracinement des mafias de l’immigration clandestine sur son territoire et leur infiltration dans son administration, c’est la Tunisie. Le pays est aussi une cible des islamistes qui tentent de déstabiliser le régime Saeid depuis les frontières sud du pays. En 2021, le chef des islamistes tunisiens avait menacé l’Europe de vagues migratoires majeures, si elle venait à reconnaitre le coup d’État du 25 juillet 2021. Cette menace a déjà commencé à prendre forme en partie par l’entremise des milices de l’ouest libyen sous influence turco-qatarie. La perte du pouvoir en Tunisie a en effet privé les Frères musulmans du seul pays arabe qu’ils se targuaient de diriger. Elle prive également Washington du seul laboratoire d’accommodement de l’islam et de la démocratie, pourtant totalement et irrémédiablement incompatibles.

Afin de faire face à cette situation, entérinant le fait qu’ils ont perdu tout levier contre les pouvoirs africains pourvoyeurs de vagues migratoires, les pays d’Europe du Sud, spécialement l’Italie, se sont lancés dans une série d’accords pour créer des centres de rétention en hors d’Europe. Leur choix s’est porté sur la Tunisie largement détruite par l’interventionnisme américain et par une administration corrompue, elle-même relais des mafias subsahariennes de l’immigration clandestine. Ainsi, l’accord italo-libyen s’est mué en une pression migratoire contre la Tunisie. Les milices libyennes, dans le cadre de l’accord avec l’Italie, redirigent les flux de migrants vers la Tunisie pour la déstabiliser et provoquer son effondrement. Un aspect qui semble avoir échappé aux stratèges européens. D’autres proviennent d’Algérie, pays qui, dans une volonté de vassaliser la Tunisie, pousse chaque jour vers son territoire de nouvelles vagues de migrants.

L’Italie feint aussi de ne pas voir que depuis 2011, l’État tunisien a perdu le contrôle de la gestion des flux migratoires sur son sol. Le HCR est devenu de facto le gestionnaire de l’immigration transitant par ce pays. C’est là le résultat des conseils prodigués par l’Union européenne, l’Autriche et l’Allemagne. Cela n’empêche pas l’UE de reprocher à la Tunis sa perte de contrôle sur son sol… à laquelle elle a directement contribué !

De plus, le HCR, contre tous les usages et la coutume internationale, en total contradiction avec son statut et en violation de la souveraineté de l’État tunisien qui l’accueille, sous-traite son action à une ONG dirigée par un de ses ex-employés, le CTR, organisme à la gestion opaque, qui vit de la manne européenne. Un criant conflit d’intérêt, une corruption à peine dissimulée doublée d’un pillage des fonds versés par les contribuables européens.

*

Nous touchons là aux deux limites du plan européen qui sera à brève échéance un échec et qui va se traduire par le début d’une submersion massive.

La première limite c’est de rendre un pays, la Tunisie, responsable de la croissance démographique exponentielle de l’Afrique et de l’incurie des régimes subsahariens. Faire pression sur un pays en effondrement économique pour tenir une digue quand l’activité la plus lucrative de l’économie locale est la fraude et le contournement des actions de l’État, c’est tout simplement agir en amenant les réseaux criminels à créer de nouveaux marchés de contournement du « Hot Spot ». C’est aussi hâter l’émergence d’un système où vont se combiner toutes les fraudes possibles au détriment de l’État local et de l’Europe elle-même.

La seconde limite, c’est la volonté occidentale de préserver les États subsahariens quitte à démolir la Tunisie et à en faire une Somalie. Les pays africains bénéficient d’une mansuétude à laquelle le wokisme et l’afrocentrisme ne sont pas étrangers. L’Europe fait payer à la Tunisie ses fautes du passé en fermant les yeux sur les agissements des États subsahariens qui poussent leurs populations à partir vers l’Europe ou tout simplement à aller s’implanter de force en Tunisie, créant ainsi une situation de de quasi colonisation. En créant un « Hot Spot » en Tunisie, l’UE fait semblant de ne pas voir cette réalité, laquelle a déjà abouti à une explosion des tensions interethniques et à une dangereuse détestation de l’Europe et de l’Occident.

Le six fautes stratégiques que nous venons de décrire, au moins partiellement, viennent clore le chapitre des ingérences occidentales via des projets de démocratisation ou des actions militaires menées par pure convenance, sans aucun bénéfice pour les populations locales. Le chapitre « démocratisation » est définitivement fermé dans le monde arabe. C’est un échec total des États-Unis. Mais y croyaient-ils eux-mêmes ? Il est permis d’en douter profondément. En agissant avec autant de légèreté, les Américains et certains de leurs alliés, ont ouvert la boite de Pandore qui risque de provoquer à terme la déstabilisation de l’Europe du Sud.

“Commémorations et Motivations” (Mai 2024) – Lettre d’information ASAF

Commémorations et Motivations” (Mai 2024)

Lettre d’information ASAF – publié en mai 2024

https://www.asafrance.fr/item/commemoration-et-motivation.html


L’année 2024 s’annonce riche en cérémonies commémoratives importantes puisque la France fêtera le 80ème anniversaire des Débarquements de Normandie et de Provence et nous avons célébré le 70ème anniversaire de la bataille de Dien Bien Phu, le 7 mai 1954, qui a signé la fin de la guerre d’Indochine.

"Commémorations et Motivations"  (Mai 2024)

L’année 2024 s’annonce riche en cérémonies commémoratives importantes puisque la France fêtera le 80ème anniversaire des Débarquements de Normandie et de Provence et nous avons célébré le 70ème anniversaire de la bataille de Dien Bien Phu, le 7 mai 1954, qui a signé la fin de la guerre d’Indochine.
Ce conflit en Extrême-Orient a certes moins marqué les esprits que les combats qui ont libéré la France de l’occupation nazie.

Mais au fait, quelles motivations avaient donc ces volontaires pour se battre avec autant d’ardeur et de courage à plus de 10.000 kms de la Mère-Patrie ? Et sans le soutien moral d’une population majoritairement indifférente à cette guerre de 9 ans qui a pourtant fait plus de 80.000 morts de notre côté dont 29.000 enfants de France.

Ces fils de France se sont battus avec courage et détermination pour une cause qui n’était pas une menace directe pour leur Patrie.
On pourrait en dire autant de toutes les interventions que la France aura menées depuis lors tant sur le continent africain qu’au Moyen-Orient.

L’Armée est une institution, peut-être la dernière sinon la seule, à pouvoir tout exiger d’un subordonné. Et pour ce faire, ses chefs doivent obtenir la confiance totale des soldats sous leurs ordres. Cette confiance leur confère alors une autorité indubitable dès lors que l’homme est au cœur de leurs préoccupations.
Le général Philippe de Villiers, ancien CEMA, l’a remarquablement expliqué lors d’une conférence qu’il a donnée le 14 mars dernier à Bordeaux devant des chefs d’entreprise. Pour lui « toute autorité est un service » de sorte que le chef comme le dirigeant d’entreprise doit apprendre ou réapprendre à « remettre le souci de la personne au centre de ses préoccupations personnelles comme professionnelles ».

On peut en conclure que, quelles que soient les missions ou les lieux d’intervention où les Armées sont amenées à intervenir, le soldat français se révèle un véritable et redoutable combattant s’il est bien commandé.
La crise d’autorité actuelle n’a donc pas cours au sein de l’institution militaire.
Et cette autorité qui est enseignée aux futurs chefs dans nos écoles militaires a pour corollaire une exemplarité sans faille de leur part.
À méditer.

Colonel (h) Christian Châtillon
Délégué National de l’ASAF
Conférence du Général de Villiers : https://youtu.be/x6khPUF8PWE?si=TWPLON_1MgoOZnSU

Le non-humain dans les guerres

Le non-humain dans les guerres

Soldiers from the U.S. Army Explosive Ordnance Disposal unit interact with visitors at a Career Expo held at the FIRST Robotics NYC Championship at the Fort Washington Armory in New York on Sunday, April 8, 2018. The expo enables participants to speak with companies and professional organizations giving a real-world look into science and technology as used in the business world and their career opportunities. ( Richard B. Levine) Photo via Newscom/lrphotos114897/ /1804091802

par Dylan Rieutord – Revue Conflit – publié le22 mai 2024

https://www.revueconflits.com/le-non-humain-dans-les-guerres/


L’autommatisation et la robotisation sont de plus en plus présentes dans les guerres. Cela modifie la façon de combattre mais aussi le rapport de l’homme au combat.

Dylan Rieutord est chercheur spécialiste en robotique militaire. Diplômé en relations internationales, il bénéficie également d’une expérience militaire. Consultant et analyste pour Nova Verse, il publie depuis des années sur la robotisation du champ de bataille. 

L’automatisation, la connectivité, les algorithmes s’incarnent de plus en plus et quittent progressivement le domaine de l’invisible pour prendre part au quotidien dans la vie humaine et se répandre dans le tissu sociétal dans son ensemble. Drones, robots, internet des objets, et villes intelligentes sont à la fois les incarnations et les émanations de cette technologie qui irrigue la quatrième révolution industrielle. Ce sont les assistants et compagnons IA, ou bien les robots ménagers et transporteurs, c’est autant de points d’accès qui maillent les territoires avec des capacités non plus seulement passives, faisant de ces avatars et réceptacles de la donnée, au premier rang desquels la ville, des acteurs en puissance. Ces nouveaux acteurs créent un rhizome numérique inédit. Les modèles subjectifs de pouvoir doivent nécessairement muter vers un modèle qui intègre la technopolitique, « un concept qui capture les formes hybrides de pouvoir intégrées dans les artefacts technologiques, les systèmes et les pratiques »¹. C’est la raison pour laquelle le concept de géopolitique de l’ultra-humain prend tout son sens. Il prend en compte pour la première fois dans l’approche géopolitique le non humain ainsi que ses interactions avec l’environnement et la composante humaine. Nous l’utiliserons ici en choisissant le prisme militaire.

L’accès fondamental à l’énergie

Comme pour toute technologie, des ressources socles sont nécessaires. En ce qui concerne celles qui participent de l’ultra humain, quatre sont impératives. Des terres rares, des algorithmes, de l’énergie et de la connectivité. À mesure que la technologie progresse vers plus de maturité et repousse les limites techniques de l’état de l’art, un paradoxe croissant inquiète. Réorienter les dépendances aux matières fossiles vers des solutions hybrides ou électriques est-il si pertinent ? Ces dernières nécessitent des composés produits à 85% par la Chine. Les armements, capteurs, et besoins en connectivité que nous pouvons voir actuellement en Ukraine fonctionnent tous sur batteries et font exploser les besoins énergétiques pour mener la guerre.

Des choix stratégiques vont s’imposer aux armées, car il est illusoire, en tous cas aujourd’hui, de vouloir mener des guerres en s’appuyant uniquement sur des sources d’énergie dites alternatives.

L’électrification du champ de bataille comprend la génération de la puissance, son stockage, sa gestion, et enfin, sa distribution. Selon cette approche de l’énergie, nous pouvons proposer des pistes de réflexion.

Tout d’abord, harmoniser les standards. Les combattants possèdent de nombreux outils et capteurs utilisant bien souvent des batteries différentes, avec des formes et des masses différentes. Le constat est le même pour les véhicules ce qui amène à penser qu’il faut rationaliser et centraliser le système de génération de la puissance. Il faudrait également intégrer l’électrification comme une composante clé de tout système, induisant alors nécessairement une architecture ouverte, de quoi permettre le transfert de puissance selon l’effet à obtenir sur le moment. Cette approche systémique est bénéfique puisqu’elle réduira l’empreinte logistique des services de l’énergie opérationnelle, apportera plus de furtivité au besoin et réduira les signatures thermiques d’ensemble (postes de commandement). Un effort conséquent doit être mené dans la veille et le suivi de la situation électrique. Les déperditions d’énergie, le suivi de la consommation et son optimisation sont des variables affectant considérablement le rendement final. Peut-être qu’une solution globale pourrait améliorer les quatre pans de l’électrification du champ de bataille avec le concept des « power grids ». Ces grilles fictives qui n’existeraient que sur la cartographie terrain seraient dans les faits des plots énergétiques réticulaires permettant la génération, le stockage et la distribution, ponctuelle ou soutenue d’énergie à des éléments qui s’y raccrocheraient.

La géopolitique ultra humaine, qui va littéralement au-delà de l’humain, intègre le non humain, comme acteur, au même titre que l’humain. S’il est aisé de comprendre le non humain à travers ses matérialisations diverses, la ville est moins évidente. Elle devient un acteur majeur dans la bataille en tant qu’entité technopolitique connectée. La démographie et la grammaire de la Guerre aidant, la ville est un champ de bataille potentiel à tout instant dans un conflit. Cet espace interconnecté aux territoires et à d’autres villes, génère un espace de réverbération électromagnétique. Tout acteur, qu’il soit humain ou non humain, pourrait interagir par rebond ou ricochet au sein de la ville, être un acteur ou une cible. La ville incarne une fusion des mondes avec des interactions cyber-objets pour finalement devenir un conteneur « hyper ».

Les zones blanches ou lacunaires se réduisent sur la planète. Ces zones où la connectivité n’existe pas ou est difficile pour certains types de communication reculent face aux constellations Starlink et autres concurrents. La démocratisation de ces systèmes qui permettent une connectivité illimitée partout sur le globe (à l’exception de certains pays pour des raisons géopolitiques) est encore à venir, mais promet de nouvelles approches en liaison de données. La start-up française Ternwaves et sa golden modulation en est le plus bel exemple. La technologie 4G était capable de soutenir de l’ordre de 60 000 objets connectés au km², la 5G en soutient près d’un million. Les projections pour la 6G qui multiplierait par dix les débits porteraient le nombre jusqu’à dix millions d’objets au km². Dans le cas où cette connectivité serait tout de même impossible, pensons par exemple à du brouillage, de la saturation d’onde ou autres, les algorithmes seront des palliatifs.

Le mirage de l’autonomie

L’intelligence artificielle n’existe pas au sens strict du terme. Il s’agit dans les faits d’algorithmes conférant de plus en plus d’automatisation qui ne doit pas être confondue avec l’autonomisation. L’autonomie est un mirage dans lequel beaucoup s’engouffrent, oubliant que même un soldat n’est pas autonome seul. Il fera appel à une complémentarité de compétences, demandera de l’aide. Pour autant, cela évolue très vite, et les algorithmes permettent entre autres aujourd’hui de se déplacer dans en environnement contesté, d’acquérir une cible prédéfinie et de la suivre voire de déclencher le feu. Les discussions éthiques et juridiques freinent l’utilisation en condition réelle de cette dernière capacité, mais pour combien de temps ? Les Ukrainiens pressent pour obtenir des systèmes d’armes létaux « autonomes ». Comment l’humain, à l’échelle d’un combat à la vitesse de la lumière (fibre optique, calcul de processeur) peut-il rester compétitif ou tout simplement en vie ? Il ne peut que s’augmenter, ou laisser place à d’autres moyens combattants.

Les apports du concept dans l’analyse des conflits contemporains et futurs

La géopolitique ultra humaine appartient à l’école réaliste des Relations internationales. Si les algorithmes et la robotique notamment permettent de redistribuer les marqueurs de puissance comme ceux que nous pouvions entendre traditionnellement, ils renforcent la tendance à la « guerre hyper », cette façon de faire la guerre en intégrant les algorithmes et des technologies de pointe qui induisent une boucle OODA (Observe-Orient-Decide-Act) que l’Homme ne peut suivre. Longtemps, les concepts de battlespace, de multimilieux ou bien de champs ont illustré la conceptualisation de l’espace de bataille. La géopolitique de l’ultra humain propose de recentrer l’attention sur le « qui » fait la guerre c’est-à-dire, un élément intangible, peu importe l’évolution technologique, l’Homme.

Le caractère de la Guerre a toujours évolué au gré des apports de la science, sa nature, elle, demeurera toujours humaine.

Les conflits contemporains cherchent à préserver l’humain, tout en le massifiant par des substituts non humains. La notion de haute intensité est séduisante pour le politique et les implications économiques sous-jacentes. Pour autant, elle n’a jamais été pertinente en tant qu’outil d’analyse. Par opposition à la faible intensité, concept américain développé dans les années 1960 pour qualifier tout conflit qui n’aurait pas lieu entre des armées régulières et qui centre l’analyse sur une échelle d’intensité graduelle et la question matérielle, la haute intensité mobilise toute une société, un pays, pour une lutte à mort d’un système.  Ces concepts sont partiels et relatifs, ils ont le mérite de qualifier rapidement un conflit pour que nous puissions comprendre les modes d’action et les risques derrière, mais ils servent davantage le politique que l’analyste ou la géopolitique. L’ultra humain permet des postures permanentes, de la saturation à des niveaux jamais encore atteints. C’est aussi l’avènement de la blitzdaten (conquête éclair pour le contrôle de l’onde électromagnétique) permettant la mise en réseau et l’emploi du non humain ainsi que des interfaces nécessaires avec les éléments humains, et de la droneskrieg, les raids fulgurants de drones.

Soldat augmenté, place de l’homme réattribuée, mais en même temps, hypervélocité et traque individualisée, sont les questionnements induits par la massification de systèmes automatisés sur le champ de bataille.

L’hyper guerre génère donc pour l’être humain une hyper létalité. C’était déjà le cas dans le milieu urbain, mais les récents conflits montrent qu’en environnement ouvert, le risque de rapidement succomber à une attaque par drone est exacerbé. Nous pourrions voir ainsi prochainement la multiplication de poches sur le terrain dénué de soldats humains, des no man’s land, préférant l’usage du non humain.

Par l’utilisation de moyens « technocides », des corridors sans technologies possibles généreraient, eux, des no tech’s land. Alors que les Chinois intègrent dans leurs plans d’armement le concept des Three No’s, pour nobody, no see, no hear, nous proposons ici le H3O, les trois O de la réalité hyper. L’omniprésence permet l’omniscience qui conduit à l’omnipotence. L’hyper guerre induit l’hyper létalité, mais la réciproque n’est pas systématique. Nous définissons l’hyper létalité selon quatre critères, la létalité au sens strict, c’est-à-dire l’aptitude et la capacité à détruire. Toutes les armées cherchent à démultiplier leur létalité en réduisant leur « killchain ». La surface de risque pour l’individu augmente à mesure que les données et les algorithmes évoluent dans les villes et en réseau augmentant le risque de la mort. La dilatation de l’espace de bataille en raison des portées d’acquisition des machines, des frappes dans la profondeur ou de la militarisation de tous les champs est le second point. Ensuite, la compression du temps est facilement compréhensible. Traitement à la vitesse de la machine, et multiplication des données en sont les principaux responsables. Enfin, la technologie peut être un catalyseur, à travers ses émanations les plus mortifères pour l’humain, comme avec des armes de destruction massive 2.0 ou bien la géo-ingénierie qui se développe dans un mutisme international et qui attend patiemment de se militariser.

Avec tous ces outils à disposition, la géopolitique de l’ultra humain offre une grille de lecture complète pour s’intéresser aux conflits et à la Guerre lorsqu’ils intègrent le technopolitique. Le sujet de l’humain est bien connu, celui du non humain moins. À commencer par un chaos général d’un point de vue sémantique qui trompe le débat et génère des passions fantasmées. Le pendant non humain de l’Homme est le robot. C’est sur sa définition que cet article se conclura.

Un robot (robota, travail, corvée, serviteur) est une plateforme inhabitée (re)programmable mobile terrestre. Il possède la capacité d’interagir avec un environnement déstructuré administrant la vie humaine. Il déporte et démultiplie le soldat et ses sens. C’est un système d’arme qui agit de façon indépendante ou en réseau. Son autonomie décisionnelle paramétrable détermine la nature du lien avec son opérateur éventuel.

Un drone (bourdon en anglais) est une plateforme inhabitée (re)programmable opérant en milieu fluide, c’est-à-dire dans les airs, l’espace extra-atmosphérique et par extension, le milieu marin. Il produit des effets dans son environnement, projette des capacités en tant que système d’arme opérant de façon indépendante ou en réseau. Son autonomie décisionnelle paramétrable détermine la nature de la station et du lien éventuels avec son opérateur qui le contrôle. S’il venait à pouvoir opérer sur terre (multimilieux), il serait alors considéré comme un robot amphibie ou aéroterrestre du fait de sa réversibilité et son accession au territoire régissant la vie humaine.

¹ Hecht, Gabrielle, « Entangled Geographies: Empire and Technopolitics » in the Global Cold War (Inside Technology), The MIT Press, 352p, 2011.